Conclusion
p. 435-436
Texte intégral
1Un siècle après la fin des hostilités, la Première Guerre mondiale continue de susciter l’engouement du public. L’éclairage offert par le Centenaire n’est évidemment pas étranger à cet engouement. Pour l’historien, cette demande sociale est une véritable aubaine puisqu’elle a permis de mettre en chantier de multiples travaux de recherche. De nombreux pans méconnus du conflit ont ainsi été explorés. Cet ouvrage s’inscrit parfaitement dans cette démarche en souhaitant apporter sa pierre à la compréhension générale du conflit. Notre ambition était d’initier une réflexion collective autour d’un vide historiographique que déplorait déjà, au milieu des années 1990, John Walton. Parce qu’on pensait sa pratique impossible au cours du conflit, le tourisme était naturellement délaissé par les chercheurs. Cet ouvrage confirme, au contraire, que le lourd contexte militaire n’a pas totalement détourné les touristes de leurs préoccupations et ce, en dépit de la pression sociale exercée par l’impératif patriotique d’Union sacrée. Une telle persistance prouve bien l’enracinement de la pratique chez les élites. Mais la guerre a également ouvert de nouveaux horizons, éveillant la curiosité de ceux qui n’avaient pas accès à cette pratique avant-guerre. Les impératifs de production liés à l’industrie de guerre offrent ainsi aux ouvriers, et aux ouvrières, des revenus qui sont pour partie dépensés à découvrir les plaisirs de la villégiature. La permission vécue à des milliers de kilomètres de chez eux, permet aussi aux soldats de découvrir le monde. L’imagerie véhiculée par les cartes postales et par les photographies assure, de son côté, la promotion des territoires. Enfin, la médiatisation mondiale du conflit permet de motiver des millions de touristes qui viendront voir par eux-mêmes, une fois le conflit terminé, le champ de bataille.
2La Première Guerre mondiale ne constitue donc pas une parenthèse au tourisme. En bouleversant profondément les flux et les pratiques, elle pose au contraire les bases du tourisme de l’entre-deux-guerres, tout en s’appuyant sur les évolutions qui émergeaient déjà à la Belle-Époque. Une première massification touristique était en effet survenue au cours du dernier quart du XIXe siècle. Les réseaux de transport s’étaient alors améliorés, particulièrement grâce à la densification du réseau des lignes de chemin de fer. Les congés payés s’étaient également généralisés au début du XXe siècle en Suisse, en Autriche et en Islande, et étaient proposés, dans de nombreux pays, à l’initiative de certaines entreprises privées1. Il serait donc réducteur de considérer que la Grande Guerre est l’unique responsable de la bonne santé du tourisme européen de l’entre-deux-guerres. En revanche, il est indéniable que les bouleversements sociaux engendrés par le conflit ont des conséquences majeures sur les pratiques touristiques. La « fin » des rentiers, minés par l’érosion fiduciaire du capital2, oblige les stations balnéaires et thermales à faire évoluer leur modèle. Les flux touristiques sont également bouleversés. Une partie des habitués ne vont désormais plus dans leurs lieux de villégiature à l’image des Allemands et des Austro-Hongrois qui visitent moins la Côte d’Azur, ou des Italiens qui remplacent les Austro-Hongrois à Opatija… Enfin, de nouveaux lieux touristiques ont émergé grâce aux champs de bataille qui deviennent une véritable attraction au sortir de la guerre, même s’ils seront remplacés, dans l’intérêt du public et des acteurs touristiques, par les lieux de commémoration et de souvenir.
3Un tel ouvrage semble également de nature à renouveler nos questionnements sur l’historiographie de la Première Guerre mondiale que l’on qualifie de « totale » : les États et leurs populations sont censés tout mettre en œuvre pour remporter la victoire. Une telle réflexion interroge d’autant plus lorsqu’on lui applique les logiques des comportements touristiques définis par Rachid Amirou en 19953. En temps de paix, la logique de distinction, qui souligne la différenciation sociale à la Thorstein Veblen, s’interpénètre avec une logique plus communielle qui gomme les différences sociales pour fonder un simulacre de société idéale4. Cet état d’esprit ne correspond pas à un contexte de guerre. Pour d’autres, les touristes formeraient une communauté fondée sur l’égoïsme, l’accaparation, voire le gâchage des ressources5. Formeraient-ils une microsociété antipatriotique, ou du moins apatriotique (en-dehors de la patrie), en constante augmentation chaque année ?
4Les choses sont sans doute plus complexes. Ne faudrait-il pas, au contraire, envisager la pratique touristique comme une soupape nécessaire qui permettrait à une partie de la population de s’échapper, quelques instants, du lourd climat du conflit pour, peut-être, mieux le supporter ? Le tourisme remet-il en cause le concept de guerre totale ? Est-ce une simple entorse, indispensable à son application ? Ou, selon les individus, les périodes de l’année, le déroulé de la guerre, chacun adapte son comportement vis-à-vis de ses intérêts ? Le concept de guerre totale mérite d’être réexaminé à la lumière du tourisme et, de manière générale, à partir des comportements collectifs des civils et des militaires. Ce questionnement, qui reste à ce stade sans réponse, prouve à quel point l’histoire du tourisme et de la Première Guerre mondiale reste encore à écrire. Loin de nous nous l’idée de considérer cet ouvrage comme une fin, bien au contraire. Ce travail souhaite poser les bases de futurs travaux qui permettront d’affiner encore davantage les comportements touristiques pendant et après le conflit, en explorant notamment des parties du globe qui n’ont pas été abordées.
Notes de bas de page
1 Sur ce point, on peut consulter une courte synthèse dans VINCENT, Johan « Bretagne et congés payés : 1936, l’invention d’un nouveau marché touristique ? », in LE GALL, Erwan, et PRIGENT, François, C’était 1936. Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Goater, 2006, p. 239.
2 PIKETTY, Thomas, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
3 AMIROU, Rachid, Imaginaire touristique et sociabilité du voyage, Paris, PUF, 1995.
4 VINCENT, Johan, « Se confronter aux habitants du paradis », Articulo – Journal of Urban Research, n°4, 2008, en ligne, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/articulo.782.
5 Pour un aperçu de ces critiques vis-à-vis du tourisme, on peut s’orienter, parmi une large bibliographie sur le sujet, vers DELISLE, Marie-Andrée, et JOLIN, Louis, Un autre tourisme est-il possible ? Ethique, acteurs, concepts, contraintes, bonnes pratiques, ressources, Québec, PUQ, 2007 ; TEBBAA, Ouidad et BOUJROUF, Said (dir.), Tourisme et pauvreté, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2011 ; CELIMENE, Fred, et ROUMEAU, Rénalto, « Développement durable et altruisme », in LOGOSSAH, Kinvi, et SALMON, Jean-Michel, Tourisme et développement durable, actes du colloque du Ceregmia, Saint-Denis, Éd. Publibook, 2005, en particulier les p. 68-70.
Auteurs
Chargé de cours à l’Université Catholique de l’Ouest – Bretagne-Sud et membre du comité de rédaction d’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne. Auteur de plusieurs travaux sur la Première Guerre mondiale, il a notamment codirigé, avec Yann Lagadec, l’ouvrage Les Morbihannais à l’épreuve de la Grande Guerre (Département du Morbihan, 2017).
Écrivain et chercheur associé au TEMOS (FRE CNRS 2015, Université de Bretagne-Sud). Titulaire d’un doctorat d’histoire contemporaine, il est spécialiste de l’histoire du tourisme. Il a notamment publié L’intrusion balnéaire. Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (PUR, 2008).
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