Le tourisme et la Grande Guerre dans les Vosges, 1918-1939 : enjeux, stratégies, spécificités
p. 353-365
Texte intégral
1Depuis le traité de Francfort signé en mai 1871, la ligne de crête des Vosges1, la fameuse « ligne bleue » de Jules Ferry, a constitué une frontière séparant la France et l’Allemagne. Le touriste venant en villégiature à Gérardmer ou en cure dans les stations thermales de la Plaine vosgienne tenait à voir cette frontière, les casques à pointe des gardes-frontière allemands, et pas seulement la vue grandiose qui s’offrait depuis les sommets vosgiens sur la terre annexée : l’Alsace2.
2La paix revenue en novembre 1918 met fin à cette situation, elle ouvre aussi des perspectives nouvelles pour l’avenir du tourisme dans la région. Cette question a d’ailleurs été discutée, avant même la fin de la guerre, de part et d’autre de la frontière. Du côté allemand, elle a fait l’objet d’un rapport présenté au Congrès des clubs de tourisme à Weimar en septembre 1918, le but étant de faire des Vosges le rendez-vous préféré des touristes allemands, en d’autres termes de rapprocher les habitants de l’Alsace-Lorraine et ceux des autres régions de l’Empire3. Du côté français, on a vu, dès 1916, l’abbé Émile Wetterlé, ancien député au Reichstag et à la Chambre d’Alsace-Lorraine, mettre son talent oratoire au service de la propagande française. Dans une conférence, il dénonçait les dégâts commis par les « Germains » dans les Vosges depuis 1914. Ils ont, disait-il, détruit des villages charmants dans la vallée de Munster, criblé d’obus l’hôtel de l’Altenberg, situé à proximité du col de la Schlucht. En un mot, cette région frontière, qui, si souvent déjà, a été le théâtre de guerres, a payé, une fois encore, « un écrasant tribut aux rivalités franco-allemandes ». Au lendemain du conflit armé, il s’agira de « se remettre courageusement à l’œuvre pour reconstruire ses coquets villages et rendre à ses paysages leur gracieuse silhouette »4. « Le jour où les Vosges ne seront plus une frontière », ajoutait Wetterlé, les Français viendront en Alsace pour faire « un pieux pèlerinage sur la terre reconquise », y « visiter les champs de bataille et les tombes glorieuses ». Et l’abbé de présenter tout un programme en vue du développement du tourisme sur le versant oriental du massif vosgien5. Longtemps avant l’Armistice, le Touring-Club a pris contact « avec nos chères provinces » ; l’Armistice une fois signé, il met tout en œuvre pour associer « nos frères retrouvés » au développement du tourisme national, avec le soutien du Commissaire général de la République à Strasbourg6. En Lorraine, on voit l’écrivain Maurice Barrès poursuivre sa propagande nationaliste antigermanique. C’est à lui qu’a été confiée la rédaction de l’ouvrage La Lorraine dévastée, vendu au profit de « L’Aide immédiate en Lorraine délivrée », et qui s’inscrit dans la série « La France dévastée », financée par le Comité France-Amérique7. Le Touring-Club de France et l’Office National de Tourisme patronnent cette action ; le premier a pour slogan : « Tout Français se doit de travailler à l’accroissement de la prospérité de notre pays par le tourisme. […] Demain, TCF voudra dire : Tout Citoyen Français »8.
3Ce travail préparatoire, fait avant et dès la fin du conflit, montre les enjeux du tourisme dans la France de 1918. Dans les Vosges, la situation est particulière : il s’agit de faire cesser l’état de choses créé par l’annexion de l’Alsace et la Moselle en 1871, de mettre sur un pied une organisation commune de tous les acteurs de cette activité dans l’est du pays, de travailler ainsi plus efficacement à la reconstruction dans une région qui, située sur le front, a été dévastée, de faire du tourisme un ressort puissant de l’économie locale, d’entretenir le souvenir de la guerre. Comment l’« industrie du tourisme », devenue grande cause nationale, s’organise-t-elle dans les Vosges d’après-guerre, dans le cadre de la restructuration que cette activité connaît à ce moment-là ? Quelles initiatives sont prises et de quels moyens se sert-on pour en assurer le succès ? Quelle place la mémoire de la guerre occupe-t-elle dans le développement du tourisme dans cette région du front ? Telles sont les questions auxquelles les pages qui suivent se proposent d’apporter quelques éléments de réponse.
Une nouvelle organisation du tourisme dans l’est du pays : le retour à la France de l’Alsace et la Moselle
4En 1918, l’enjeu économique lié à l’essor du tourisme dans l’économie d’après-guerre n’apparaît clairement qu’aux esprits les plus perspicaces, qui s’efforcent de sensibiliser leurs compatriotes sur cette question. En Alsace, le message passe assez rapidement ; dans le département des Vosges, en revanche, une certaine inertie semble paralyser le mouvement. C’est pourquoi le syndicat d’initiative d’Épinal lance un appel : une autre guerre va commencer, explique-t-il, une guerre économique dans laquelle le tourisme peut et doit jouer un rôle primordial9. Pour relever ce défi, la France cherche à rendre l’organisation de son tourisme plus efficace10. Se montrant déterminés à œuvrer en ce sens, les dirigeants des groupements touristiques de Lorraine et d’Alsace forment la Fédération des syndicats d’initiative de l’Est de la France, dite des Vosges, constituée après la réintégration politique et administrative de la Moselle et de l’Alsace. Strasbourg en devient le siège social. Rapidement, un certain nombre de syndicats d’initiative ont été créés en Alsace, puis leurs présidents se sont réunis à Strasbourg pour créer l’Union intersyndicale d’Alsace. Parce que l’on considérait qu’il y avait une « communauté d’intérêts » entre la Lorraine et l’Alsace, il a ensuite été décidé de fusionner l’Union des syndicats Vosges-Alsace et celle des syndicats Vosges-Lorraine, après que cette dernière eut déjà fait corps avec le Syndicat d’initiative des Vosges et de Nancy, créé en 1903 dans la Lorraine non annexée. C’est cette dynamique qui permet, dès 1919, la naissance de la Fédération des Vosges11.
5Le but plus symbolique de cette grande organisation de l’Est est d’« effacer définitivement l’idée de frontière qui s’attachait à la chaîne des Vosges »12. Pour favoriser la coopération entre les populations des deux versants des Vosges, les syndicats d’initiative organisent une rencontre sur le sommet du Hohneck, là où le « Régiment du Diable », le mythique 152e R.I., a résisté à l’ennemi. Le 6 août 1922, des Vosgiens du versant lorrain se retrouvent avec des groupes venus de toute l’Alsace. « On fraternisera dans l’air pur des Vosges redevenues toutes françaises », pouvait-on lire dans le programme de cette journée13. Le Club Vosgien, né en 1872 en Alsace, sera, lui aussi, l’un des artisans actifs de cette dynamique14. Il mise sur les nombreux atouts de la région « rétablie dans son unité historique par le retour à la France des départements recouvrés », entre autres sur ses « souvenirs historiques ». La tâche s’avère toutefois importante : il s’agit, d’une part, de rattraper le « retard » pris pendant la période de l’annexion ; d’autre part, de réparer les dommages dans les zones de combats. Le bulletin du Club précise en 1923 que :
« Durant la guerre, l’Alsace est épargnée, mais les Vosges subissent le choc de l’interminable bataille qui se prolongea durant des années pour la possession de leurs sommets […]. Là encore, tout est à refaire, avant que le touriste, attiré par ces anciens champs de bataille, puisse s’arrêter, séjourner et par là-même devenir une source de profits pour le pays. »15
6Mais pour « attirer et retenir les touristes et les voyageurs », les Américains notamment16, il faut aussi maintenir un taux de change favorable, combattre par une intense propagande « la légende de l’Allemagne bon marché », organiser des circuits automobiles, tirer parti des chemins de fer d’Alsace et de Lorraine, de la « route des Vosges », créée durant la guerre, généraliser la taxe de séjour afin de pouvoir financer les aménagements qui s’imposent. Tel est le programme préconisé en 1923 par les dirigeants du Club Vosgien qui doivent faire face à un double problème : le manque de fonds et l’inertie d’un trop grand nombre de syndicats d’initiative17.
Initiatives en faveur du « mouvement touristique »
7Malgré ces difficultés, le « mouvement touristique » est favorisé en Alsace et en Lorraine par un certain nombre d’initiatives. Dès la fin de la guerre, le Touring-Club de France a entrepris des démarches afin que, dans les régions dévastées, « quelques sites particulièrement illustrés par la vaillance de nos soldats » soient « classés et conservés comme des monuments patriotiques destinés à perpétuer l’héroïsme de nos armées et la souffrance des villes martyres » 18. Il a demandé et obtenu du Commissaire général de la République et du général Hirschauer, gouverneur de Strasbourg, la concession temporaire des champs de bataille, abris, blockhaus, observatoires et baraquements qu’il lui semble bon « de préserver d’abord, de conserver et de faire garder ensuite »19.
8Les Alsaciens manifestent la volonté de réaliser ces travaux d’aménagement « avec la plus grande célérité ». Cette tâche ne peut toutefois être menée à bien sans la collaboration des autorités civiles et militaires, de l’administration des Eaux-et-Forêts, dont les agents assureront le gardiennage des sites, des Services des travaux de reconstitution, des délégués du TCF et des syndicats d’initiative, réunis à Strasbourg le 29 mai 1919. Cette synergie a permis assez rapidement de faire classer quelques points qui jalonnent la « Voie sacrée des Vosges » du sud au nord. Un certain nombre de camps, d’abris blindés, de postes de commandement ou de secours, de grottes, seront préservés, aménagés et gardés, soit par d’anciens combattants, soit par des hôteliers dont les hôtels ont été démolis, soit par des propriétaires ou des riverains. L’Office National de Tourisme a, de son côté, sollicité le ministère de la Guerre pour que soit formé un « corps de guides-interprètes » composé d’officiers ayant combattu dans les Vosges, et qui, après avoir passé un examen, recevront un diplôme et un insigne officiel remis par l’ONT20.

9Pour stimuler le mouvement touristique dans les Vosges, la Fédération des syndicats d’initiative de l’Est participe, dans les années vingt, aux grandes manifestations nationales telles que l’Exposition des arts décoratifs de Paris ou l’Exposition de Grenoble en 192521. Le syndicat d’initiative d’Épinal, qui est d’un dynamisme exemplaire, organise en juillet 1924 le 2e Congrès national excursionniste, dont les participants découvrent les grands sites des Vosges et quelques champs de bataille. Dans son compte rendu, l’avocat F. de Laget, délégué de Marseille, évoque, pour cette « partie sérieuse » du programme, l’arrêt au col de Sainte-Marie-aux-Mines ; et à propos du Haut-Koenigsbourg [Sélestat], devenu un symbole de la reconquête de l’Alsace, le Marseillais écrit : « Belvédère de toute beauté que ce merveilleux château où flottent maintenant nos trois couleurs, plus haut que l’aigle impérial humilié »22.
Une littérature au service du tourisme des champs de bataille
10Le développement d’un tourisme censé contribuer à la mémoire de la guerre est impensable sans une information qui facilite la venue du visiteur, l’accès aux différents sites, leur découverte et leur compréhension. Aussi voit-on naître, dans les années de l’après-guerre, une riche littérature spécialisée répondant à ce besoin. On connaît la série des Guides des champs de bataille édités par Michelin : dès 1921, on en recense près d’une trentaine pour toute la France, et parmi eux les deux volumes intitulés L’Alsace et les combats des Vosges (1914-1918). Mais on ne saurait oublier le Guide rouge, car il fait une place à la mémoire de la Grande Guerre. Ouvrons par exemple l’édition de 1932/1933 des Vosges. Alsace-Lorraine. Les sites où se sont déroulés des combats figurent dans les programmes de voyage de plusieurs jours, de même que dans les itinéraires, et font l’objet de commentaires plus ou moins développés selon leur importance. Ainsi le Vieil-Armand est-il décrit avec plus de détails que le Linge, la Fontenelle ou la Chipotte23.
11Michelin ne doit pas nous faire oublier les ouvrages et les revues publiées par les organisations régionales du tourisme. En 1920, est édité à Strasbourg, sous le patronage du Club Vosgien, un guide touristique ayant pour titre Les Vosges et l’Alsace dont le but est de faire connaître ou mieux connaître la région reconquise aux nombreux touristes qui, dès le début des années 1920, viennent en Alsace. La Fédération des syndicats d’initiative des Vosges fait paraître, en 1926, un guide intitulé Les Vosges. Stations thermales et climatiques, qui, pour chacune des localités touristiques, conseille des promenades : aux hôtes séjournant aux Trois-Épis, il recommande une visite aux champs de bataille du Linge ; à ceux qui ont choisi Lapoutroie ou Le Bonhomme, une randonnée à la Tête des Faux ; à ceux qui fréquentent le Ballon d’Alsace, une excursion passant par la route construite en 1917 entre Sewen et le Ballon24. La même Fédération inaugure, en 1927, la série Les Vosges pittoresques. Le fascicule de 1929, consacré à Guebwiller – Soultz – Le Grand Ballon, est illustré de 89 vues : il décrit les itinéraires menant à certains champs de bataille, dont le Vieil-Armand, mais dit aussi quelques mots sur le sort qu’ont connu les villages durant la guerre. Ainsi, Watwiller, petite station thermale, a été « gravement atteinte » par les bombardements de 1915 ; ici, la reconstruction s’est opérée rapidement. S’agissant de Soultz-Vieil-Armand, les vestiges de la guerre sont mentionnés avec quelques détails, de même que le monument national alors en construction25.
12Grâce à des initiatives locales, sont également proposés des guides ou des brochures se concentrant sur des points plus limités. À Thann, par exemple, paraît en 1924 Voyage autour du Grand Ballon26, qui parle du « front de bataille durant la guerre 1914-1918 » ; à Raon-l’Étape, du côté lorrain, un guide expliquant les actions qui se sont déroulées sur l’ancien front de guerre27. Raon a été détruite à l’arrivée des troupes allemandes en septembre 1914, et pendant quatre ans, la vallée voisine de Celles a été occupée par les deux armées. Ce guide rappelle les combats de la Chapelote où le visiteur peut découvrir un site où la guerre des mines, atteignant un paroxysme, a provoqué de « formidables » destructions : il conduit aussi le lecteur sur le champ de bataille de la Chipotte, aux portes de Rambervillers, où, en septembre 1914, les troupes allemandes ont été stoppées dans leur progression.
Carte postale des années 1920, représentant un taxi qui amène des visiteurs sur le site de la Bataille du Linge

(coll. privée)
13Dans les années 1930, c’est également par le truchement de la radio que l’on s’adresse au public. En janvier 1939, le Centre du Grand Tourisme organise, à Munster, un « radio-reportage » en faveur du tourisme dans les Hautes-Vosges. Sont interviewés le maire et le président de la section locale du Club Vosgien. Ce dernier explique :
« Se trouvant dans la zone rouge pendant la guerre, notre secteur était ou détruit par les champs de bataille ou sillonné de barbelés, de tranchées et d’abris. Les 500 km environ de sentiers étaient à refaire et à jalonner par près de 1500 plaques indicatrices et à démarquer avec des couleurs. Tout cela est refait actuellement, même perfectionné. »28
De Munster à Vittel : tourisme et mémoire de la Grande Guerre dans les Vosges
14Au lendemain de la guerre, des visiteurs venus du monde entier se sont rendus sur les champs de bataille du front français, de Dunkerque à Belfort. Les Américains se distinguaient par leur empressement. Mais combien ont fait ce pèlerinage de mémoire dans les Vosges, où des unités alliées avaient combattu ? Il reste aujourd’hui difficile de le dire. La presse locale nous livre toutefois quelques indices. En 1919, les responsables du syndicat d’initiative d’Épinal insistaient sur la nécessité d’exprimer sa gratitude aux peuples qui avaient soutenu la France dans sa lutte :
« Nous avons maintenant un sol glorieux, fertilisé par le sang le plus pur de nos soldats, et sous notre terre dorment les enfants et les fils de toutes les parties du monde. Préparons-nous à recevoir dignement les familles françaises ou étrangères qui pieusement viendront s’incliner sur les tombes des chers disparus et admirer nos panoramas vosgiens, témoins si paisibles de luttes si acharnées. »29
15Après cette première période durant laquelle le pèlerinage semble se conjuguer de façon si ambivalente au tourisme, les champs de bataille attirent toujours de nombreux visiteurs, mais le contexte a changé. Pendant les « Années Folles » et dans les années trente encore, en dépit de la dépression, l’invitation au voyage est permanente. Pour les Parisiens ou les visiteurs étrangers qui séjournent à Paris, les compagnies de chemins de fer, en l’occurrence la Compagnie des chemins de fer l’Est et la Société auxiliaire de transports automobiles ainsi que la Compagnie des chemins de fer d’Alsace et de Lorraine30, font une publicité régulière pour assurer la promotion de leurs offres. S’agissant des Vosges, elles proposent des voyages circulaires permettant, entre autres, de découvrir « le célèbre parcours de la Route des Vosges » et de visiter des grands sites de la guerre. Mais, comme le montrent leurs annonces, grande est la concurrence ! Les Vosges ne sont qu’une destination dans un choix qui ne cesse de s’élargir, notamment en direction de l’est de l’Europe31. En Lorraine et en Alsace, des compagnies locales organisent des services d’autobus ou de taxis grâce auxquels le touriste peut se rendre sur les champs de bataille situés sur des itinéraires circulaires.
16À cette époque, on voit se développer les activités de loisir comme le cyclisme : les adeptes du « vélocipède » gravissent les cimes vosgiennes et, dans des revues sportives, ils publient le récit de leurs escapades, parfois aussi des haltes faites sur les sites de la Grande Guerre32. La randonnée pédestre est devenue, elle aussi, une activité très prisée. Le Club Vosgien diffuse une information abondante, mais à quoi servirait-elle s’il ne s’imposait pas en même temps un travail inlassable qui permet aux randonneurs de sillonner la montagne ? Dans le secteur du Linge (Hohrodberg), par exemple, il ouvre, à la fin des années 1920, quatre nouveaux sentiers. Le bulletin du Club rappelle en 1928 que :
« Cette excursion, présente un attrait tout particulier par le fait qu’elle mène dans des régions très peu fréquentées depuis la guerre, où la nature n’a pas encore pris le dessus sur la désolation du champ de bataille et où la main de l’homme n’a guère pu entreprendre jusqu’à présent des travaux régénérateurs. »33
17Longtemps encore, plus d’un site de la guerre restera « un chaos de barbelés, d’éclats de roches et d’obus, de fortins éventrés », rappelant des « souvenirs glorieux »34.
18Quittons à présent la montagne pour nous rendre dans la plaine des Vosges, où la station de Vittel entretient, à sa manière, la mémoire de la guerre. Le maire, Jean Bouloumié, appartient à une mouvance politique qui cultive les valeurs nationales. Aussi ses hôtes ne peuvent-ils ignorer que Vittel, avec ses hôtels et son personnel médical, a fonctionné de 1914 à 1918 comme un immense hôpital. Ici, l’activité thermale a fortement souffert de la guerre35. Quand Vittel-Journal paraît de nouveau, en 1921, il rend hommage à ses collaborateurs tombés au champ d’honneur, publie un livre d’or des Vittellois tués à l’ennemi, célèbre solennellement le Memorial Day en hommage aux Américains qui ont combattu en France – entre autres dans les Vosges36, inaugure son monument aux morts… Bien d’autres occasions font que la guerre ne peut être oubliée ; par exemple quand une équipe de polo britannique de l’armée du Rhin vient participer à des rencontres sportives37. La station sollicite les curistes quand elle organise des actions humanitaires, comme en 1928 en faveur des enfants de blessés de guerre38.
19Vittel se trouve à deux pas de Domremy, le berceau de Jeanne d’Arc dont le culte s’est intensifié après la déclaration de la guerre. Ouvrons le livre des visiteurs de la maison natale de la « sainte nationale » pour les années 1918-191939. On constate que des pèlerins sont venus de différents pays, des pages entières sont couvertes de signatures de soldats d’unités militaires américaines qui ont combattu dans l’Est de la France. Certains Français tiennent à laisser ici une trace de leur dévotion. « Après la victoire, heureux de venir saluer Jeanne d’Arc », écrit l’un d’eux le 22 avril 1919. Quand une signature est suivie de l’indication « Algérie », on sait que son auteur était un curiste des stations thermales vosgiennes, car, les listes des baigneurs publiées dans les gazettes des stations voisines le montrent, beaucoup de colons venaient s’y faire soigner durant la saison des eaux. Un « admirateur » a noté, en juillet 1919 : « Honneur, gloire et reconnaissance à Jeanne d’Arc, la martyre. » Domremy est, dans le département des Vosges, l’un des lieux les plus visités par les alliés de la France40. Le 25 juin 1921 a lieu une « fête nationale » au berceau de Jeanne la Lorraine : un train spécial a amené de Paris toute une foule de pèlerins et des parlementaires, et des taxis en grand nombre ont été mis à la disposition des curistes de Vittel41.
« Une grande bataille est engagée en Europe » : la situation du tourisme de mémoire dans les années 1930
20Depuis la fin de la guerre, des organisations de nature très diverses organisent des voyages qui conduisent entre autres sur les champs de bataille des Vosges42. En 1926, le 2e Congrès national excursionniste, qui a lieu à Épinal, a mis au programme de ses excursions le col de Sainte-Marie via Saint-Dié43. Comme ressort de l’activité touristique, la mémoire de la guerre semble toutefois perdre peu à peu de sa force. En 1929, la Fédération des Vosges des syndicats d’initiative propose un voyage d’étude de huit jours ayant pour but de mieux faire connaître la région aux acteurs du tourisme en France : les lieux de mémoire de la Grande Guerre sont absents du programme44.
21Sur le plan local, certaines personnalités s’efforcent de faire vivre la mémoire de la guerre. Citons le curé du village de Ménil-sur-Belvitte situé à deux pas du col de la Chipotte. L’abbé Collé a aménagé un petit musée et suscité des rassemblements annuels avec la participation de représentants des unités de chasseurs qui ont combattu ici en 191445. Les anniversaires organisés par le Souvenir français dans les Vosges font venir des visiteurs de l’Est de la France, surtout et sans doute quelques-uns d’autres régions46, tout comme les inaugurations des monuments de la Fontenelle ou du Viel-Armand ; mais ces manifestations patriotiques, dans le contexte des Années folles, ne doivent pas faire oublier le fait que les Français sont davantage portés vers le pacifisme et la recherche du plaisir, que les plus fortunés trouvent dans l’évasion, dans la découverte de régions plus lointaines.
22Les plaintes des acteurs du tourisme français sont, à cet égard, révélatrices. Ne lit-on pas, en novembre 1930, dans le Bulletin de l’Union des Fédérations des syndicats d’initiative :
« Il y eut pendant dix ans le pèlerinage des champs de bataille, qui fit entrer en France des milliards de devises appréciées, mais depuis deux ans, l’affluence des étrangers diminuent. Aujourd’hui, il est chic d’aller passer ses vacances en Finlande, aux Açores, dans le Tyrol, en Égypte ; demain, on ira aux Indes ou l’on fera son petit Phileas Fogg. »47
23En 1932, s’exprime une fois encore la même inquiétude dans le bulletin de l’Union :
« Après la guerre, la France a connu un afflux de touristes, venus visiter ses sites […] et ses champs de bataille. La guerre s’était chargée – hélas ! – de faire à notre pays une publicité mondiale, payée avec le sang de nos 1 500 000 morts. Les autres nations européennes ont pensé que l’argent apporté par les touristes de l’extérieur serait mieux placé chez elles que chez nous. Elles ont entrepris une propagande internationale (l’Allemagne, en particulier, fait une publicité remarquablement conçue) et sont parvenues à détourner de France les touristes étrangers. » 48
24Cette guerre économique faisait déjà dire, quatre ans plus tôt, au journal Sports des Vosges : « Une grande bataille est engagée en Europe. […] Il ne s’agit rien moins que d’une mobilisation des forces vives du pays pour résister à une attaque brusquée du tourisme étranger. »49
Carte postale de la Maison de Jeanne d’Arc. Cette carte a été postée le 9 juillet 1928

coll. privée
Notes de bas de page
1 Les Vosges représentent un patrimoine naturel et culturel que se partagent pas moins de sept départements : les Vosges, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin (l’Alsace), la Meurthe-et-Moselle, la Moselle, la Haute-Saône et le Territoire de Belfort.
2 ALEXANDRE, Philippe, « Le tourisme dans les Vosges sur l’arrière-plan des relations franco-allemandes, 1871-1919 », in CHAVE, Isabelle (dir.), Vosges. Terre de tourisme. Du siècle de Montaigne à nos jours – 1500-2000, Épinal, CG des Vosges, 2013, p. 95-108.
3 « L’Alsace-Lorraine. – Sous le titre : ‘Projets pour le temps de paix dans les Vosges’ (Straßburger Post du 2 octobre 1918) », Bulletin quotidien de presse étrangère, n° 950, 7 octobre 1918, p. 3. Les Allemands espérant remporter la victoire et conscients de la nécessité de favoriser une meilleure intégration de l’Alsace-Lorraine dans l’Empire, entendaient s’appuyer sur le tourisme pour y réussir.
4 WETTERLE, Émile, « Le tourisme », in Ce qu’était l’Alsace-Lorraine et ce qu’elle sera (9 conférences), Paris, L’Édition française illustrée, 1916, p. 258-259.
5 Ibid., p. 274.
6 « Le T.C.F. en Alsace-Lorraine », Touring-Club de France. Revue mensuelle, 29e année, avril 1919, p. 73-74.
7 BARRES, Maurice, La Lorraine dévastée, Paris, Librairie Félix Alcan, 1919, Préface, p. I-III.
8 Ibid., dos de l’ouvrage.
9 « Vosges. Le tourisme dans nos Vosges. », Le Télégramme des Vosges, 20 mai 1919.
10 « Ministère des Travaux publics. Organisation nationale du tourisme », Sports des Vosges, 30 juillet 1922.
11 « Le mouvement touristique. Alsace et Lorraine », Touring-Club. Revue mensuelle, 29e année, juillet 1919, p. 180.
12 « Pour l’Alsace-Lorraine », Touring-Club. Revue mensuelle, 28e année, mai 1918, p. 57.
13 « Rencontre des membres et des familles des syndicats d’initiative d’Épinal, de Gérardmer et des Vosges à La Schlucht avec les membres des syndicats d’initiative de Guebwiller, Strasbourg, Colmar, Münster, etc., le dimanche 6 août 1922 », Sports des Vosges, 30 juillet 1922.
14 ALEXANDRE, Philippe, « Des hommes et des structures. Du tourisme organisé au tourisme social dans les Vosges (1875-1960) », in CHAVE, Isabelle (dir.), op. cit. p. 82-93.
15 « Le tourisme et l’industrie hôtelière dans la région de l’Est », Club Vosgien. Bulletin officiel, janvier 1923, p. 21-22.
16 « Les touristes américains en Europe », Club Vosgien. Bulletin officiel, janvier 1923, p. 22.
17 « La propagande et le tourisme », Club Vosgien. Bulletin officiel, janvier 1923.
18 « Le mouvement touristique », Touring-Club de France. Revue mensuelle, mai 1919, p. 114.
19 Ibid.
20 « Office National de Tourisme », Touring-Club. Revue mensuelle, juillet 1919, p. 182.
21 « L’activité touristique à Épinal, dans les Vosges et en France », Sports des Vosges, juin 1925, p. 1.
22 « Un an après ! Derniers échos du 2e Congrès National Excursionniste d’Épinal (1924) », Sports des Vosges, juillet 1925, p. 2-3.
23 Vosges – Lorraine – Alsace (Guides Michelin Régionaux), Clermont-Ferrand, Michelin et Cie, 1932/1933, p. XVI-XVII, XXXII.
24 Les Vosges. Stations thermales et climatiques. Centres de villégiature et de tourisme…, Strasbourg, Imp. Paul Testart, 1926, p. 27, 29, 30, 40, 41, 57.
25 Les Vosges pittoresques. Fascicule Guebwiller – Soultz – Grand Ballon Mulhouse, Braun & Cie, 1929.
26 Voir à ce sujet « Voyage autour du Grand Ballon de Guebwiller », Club Vosgien. Bulletin officiel, 15 juillet 1924, p. 189.
27 « Visite au front de guerre (Extrait du Guide de Raon-l’Étape) », Sports des Vosges, août 1925, p. 3-4 ; voir aussi Raon-l’Étape. Vallée de Celles. Centre de tourisme – Chemin de fer de Raon-l’Étape au Donon – Sites pittoresques – Les plus belles forêts de sapin des Vosges – Visiter les curieuses installations allemandes – La Chapelote », Le Pays Lorrain, 1921, [annonce dans la partie non paginée].
28 « La radio au service du tourisme », Les Vosges. Bulletin officiel du Club Vosgien, avril 1939, p. 10.
29 « Vosges. Le tourisme dans nos Vosges », Le Télégramme des Vosges, 20 mai 1919.
30 « Chemins de fer. Société auxiliaire de transports automobiles de l’Est et Chemins de fer de l’Est », La Semaine à Paris. Paris-Guide, 2 mai 1930.
31 Voir par exemple « Chemins de fer d’Alsace et de Lorraine », La Semaine à Paris. Paris-Guide, 25 mars 1927 ; ou encore « Les plus belles excursions en autocars », La Semaine à Paris. Paris-Guide, 1er juillet 1932.
32 Voir par exemple « Les belles excursions. De Strasbourg à Strasbourg par l’Alsace et les Vosges », La Pédale. Revue hebdomadaire de la bicyclette, 11 février 1925.
33 « Chronique de la montagne. Les nouveaux travaux accomplis par la section de Munster », Club Vosgien. Bulletin officiel, 1er septembre 1928.
34 « Communications des sections. Section de Strasbourg-Grendelbruch. Excursion des 9 et 10 juin 1935 », Club Vosgien. Bulletin officiel, 1er juillet 1935.
35 « Échos de la Station », Vittel-Journal, 4 septembre 1921.
36 « Les Français n’oublient pas », Vittel-Journal, 5 juin 1921.
37 « Une équipe britannique de polo à Vittel », Vittel-Journal, 27 mai 1928.
38 « Pour les enfants de nos Blessés de guerre », Vittel-Journal, 19 août 1928.
39 AD Vosges (France), 8 T 28-48.
40 « For our friends und allies », Sports des Vosges, juillet 1927, p. 1-2.
41 « Cérémonie patriotique. Au berceau de Jeanne d’Arc », Vittel-Journal, 3 juillet 1921.
42 Voir par exemple « Studienreise. Semaine des municipalités françaises en Alsace et en Lorraine », L’Écho des communes d’Alsace et de Lorraine, 1er juillet 1921, p. 192-193 ; « La Fédération des syndicats d’initiative de Lorraine-Vosges-Alsace. Assemblée générale annuelle du 11 mars 1933 », Fédération des syndicats d’initiative de Lorraine-Vosges-Alsace. Bulletin officiel, janvier 1934, p. 65-66.
43 « 2e Congrès national excursionniste. Épinal, 20-22 juillet », Sports des Vosges, juillet/août/septembre 1924, p. 2-5.
44 « Voyage d’étude dans les Vosges », Union des Fédérations des syndicats d’initiative. Bulletin officiel, juin/juillet/août 1929, p. 153-155.
45 COLLE, Alphonse, La bataille de la Mortagne. La Chipotte. L’occupation : Ménil et ses environs, Lyon/Paris, Librairie catholique Emmanuel Vitte, 1925.
46 Voir par exemple « Les anniversaires patriotiques. Inauguration du cimetière militaire du Donon. Sur le plateau tragique et glorieux. – Les cérémonies religieuses – Les discours », Le Télégramme des Vosges, 2 septembre 1920.
47 « Aux habitants de nos stations balnéaires et climatiques », Union des Fédérations des syndicats d’initiative, novembre 1930, p. 209-211.
48 « Favoriser le tourisme, c’est accroître la richesse nationale », Union des syndicats d’initiative de France. Bulletin officiel, juin 1932, p. 114.
49 « Une grande bataille est engagée en Europe », Sports des Vosges, juin 1928, p. 1.
Auteur
Professeur émérite de civilisation allemande à l’Université de Lorraine (Nancy), membre du Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire (CRULH) et de l’Académie de Stanislas à Nancy. Spécialisé dans l’histoire culturelle, il est l’auteur d’ouvrages et d’articles consacrés aux relations franco-allemandes, à l’histoire de la Lorraine et des rapports entre Orient et Occident.
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