Touristes et pèlerins allemands à Verdun durant l’entre-deux-guerres
p. 311-322
Texte intégral
1L’historien Antoine Prost écrit à propos de Verdun que pendant la bataille, la ville devient en quelque sorte « un lieu à la mode », où il faut être allé et être vu : le président de la République Raymond Poincaré s’y rend à six reprises en 1916, et des témoins relatent que des hôtes de marque, des académiciens, sont invités à déjeuner par Pétain au quartier général de Souilly1. De fait, dès 1916, les hommes de pouvoir investissent Verdun d’une valeur symbolique telle qu’elle ne se démentira plus jamais par la suite : Verdun est le lieu où se joue le destin de la France. C’est ainsi que s’y succèdent hommes politiques et journalistes, qui multiplient les photographies et articles sur la bataille des batailles. Verdun occupe ainsi les colonnes de l’Illustration durant plus d’un an. Après l’Armistice, la cité meusienne devient tout naturellement lieu de pèlerinage et site touristique. En 1920, la commission « touristique » de la ville choisit de créer une journée commémorative qui ne se réfère ni à celle du début de l’offensive, ni celle de la reprise du fort de Douaumont, dates jugées trop hivernales. Juin est choisi pour des raisons de « tourisme du souvenir ». Durant l’entre-deux-guerres, un véritable socle mémoriel se met en place sur le champ de bataille de Verdun, haut-lieu de l’héroïsme du soldat français. Seule la France, la France victorieuse, a droit de cité, ce qui tendrait presque à faire oublier qu’ici aussi, des soldats allemands se sont sacrifiés pour leur patrie. Dans ce contexte, comment se déroule le tourisme allemand dans des lieux voués au mythe français le plus ancré de la Première Guerre mondiale ?
La difficile construction d’une mémoire allemande de Verdun
2Sur les champs de bataille et dans la ville de Verdun, l’espace mémoriel est exclusivement français. Dans ce contexte, comment les Allemands peuvent-ils rendre hommage à leurs soldats, qui ont eux aussi fait preuve d’héroïsme, ont souffert et se sont sacrifiés pour leur pays sur le même sol ?
Un espace mémoriel exclusivement français
3Certains édifices en particulier suscitent les remarques les plus intéressantes des voyageurs : le monument à la victoire, édifié au cœur de la cité entre 1920 et 1929, la Tranchée des Baïonnettes, inaugurée en 1920, et l’ossuaire de Douaumont, construit entre 1919 et 1932. Du premier émane une signification mémorielle victorieuse et héroïque, de par sa situation géographique, ses dimensions massives et la symbolique émanant de ce guerrier victorieux apaisé. Les Allemands visitant Verdun ne peuvent pas manquer cet imposant édifice élevé en plein cœur de la ville : leurs commentaires prouvent qu’ils sont manifestement très impressionnés par celui-ci. Un ancien combattant de Verdun, Fritz Günther, a raconté dans un livre paru en 1935 son « retour aux champs de bataille », ainsi que sa découverte de la ville : selon lui, « le monument le plus impressionnant est le monument à la victoire et aux soldats de Verdun »2. Il souligne le caractère héroïque du monument par une analogie entre la révolte gauloise contre l’envahisseur romain et la défense de Verdun contre les Allemands.
4Sur l’ancien champ de bataille, les différents monuments, bien que destinés à commémorer le courage et le sacrifice des soldats français, n’évoquent aucun triomphalisme. Les Allemands en sont parfaitement conscients : ceci apparaît dans les commentaires qu’ils émettent à propos de la Tranchée des baïonnettes. On peut affirmer que pendant très longtemps, presque tous les visiteurs ont cru à la légende des soldats français enterrés debout, baïonnette au canon, y compris les Allemands : différentes sources l’attestent. Par exemple, dans un guide touristique consacré à l’ancien front de l’Ouest, et paru en 1932, un paragraphe est consacré à cet épisode. La Tranchée des baïonnettes est pour l’auteur de ce guide « le monument le plus particulier »3 des champs de bataille de Verdun, car il « possède sa propre histoire »4. De la même manière, Fritz Günther considère ce lieu comme « le monument le plus impressionnant »5, sur les champs de bataille, en raison de la légende qui lui est attachée, et qui en fait, selon lui, un lieu de pèlerinage : « depuis l’érection de ce monument, il est devenu un véritable lieu de pèlerinage, aussi pour les soldats allemands, qui reconnaissent l’héroïsme du défenseur français »6. » Ce genre de description est le plus courant. Malgré tout, chose intéressante, il existe aussi en Allemagne des personnes qui considèrent le monument et sa légende avec clairvoyance. Un officier allemand, le colonel Schleicher, qui n’a pas combattu à Verdun, s’y rend en 1931. À propos de la Tranchée des baïonnettes, il note : « Je tiens tout cela pour une légende plus ou moins pieuse et crois que l’imagination a ici largement joué »7 Il ajoute ironiquement qu’il s’agit certainement de berner les étrangers. D’autres prennent l’affaire plus à cœur et s’insurgent contre ce « pieux mensonge »8.
5Le dernier des principaux monuments qui suscitent le plus de réactions est l’ossuaire de Douaumont. C’est un monument de nature funéraire et religieuse, qui recèle les restes de soldats français et allemands : c’est en ce sens que les visiteurs allemands s’indignent que le monument ait été « accaparé » par les Français. Cela apparaît très clairement dans le récit de deux Allemands, Maxim Ziese et Hermann Ziese-Beringer, où l’on peut lire :
« Ici, dans ces cercueils, des soldats allemands, des frères allemands gisent […] avec l’ennemi. Contre cela, il n’y a rien à dire, la mort réconcilie ceux qui autrefois étaient ennemis. Mais quelque chose doit être dit contre ce que l’on a inscrit dehors. Il est écrit :
“Passant, qui que tu sois,
Entre et salue bien bas
Les restes des héros
Qui sont morts pour ton salut.”
[…] Si l’on ne sait absolument rien de ces soldats inconnus, dans les caisses, il reste pourtant une certitude : une grande partie des morts qui sont inhumés ici dans la terre peuvent tout autant être des Allemands que des Français, d’après l’endroit où ils ont été trouvés ! Il n’est même pas d’argument imaginable qui permette de nier que dans ces cercueils, beaucoup d’Allemands doivent reposer, sur lesquels on laisse flotter le drapeau tricolore, et que l’on a déclarés soldats français sans hésiter – morts pour le salut de la France ! »9
6Dans la mesure où les Français ont laissé flotter le drapeau tricolore au fronton de l’ossuaire provisoire, donc aussi sur les restes de soldats allemands, on peut parler d’accaparement de la totalité de l’espace mémoriel au prétexte de l’anonymat : pour les auteurs de l’ouvrage, c’est un véritable affront. Grâce aux images d’archive, on notera que le drapeau ne sera ensuite pas accroché sur l’ossuaire définitif, inauguré en 1932. La physionomie spécifique donnée par les Français à la zone mémorielle contribue, aux yeux des Allemands, à diffuser une lecture fausse de l’Histoire. Le monument du Mort-Homme, situé sur la rive gauche de la Meuse, est particulièrement impressionnant. Il porte l’inscription « Ils n’ont pas passé » : les Allemands ne furent-ils vraiment jamais en possession de cette hauteur, comme cela est affirmé ? Aussi ressentent-ils qu’ils n’ont pas leur place dans l’espace mémoriel verdunois, aménagé par les Français :
« Il n’y a pas de monument pour nous. Nos morts et nos souffrances, nos succès […] laissèrent à peine une trace sur le sol sur lequel des millions de soldats sacrifièrent leur vie. Pas une seule pierre témoigne ici de leurs actes, seuls quelques champs qui s’étendent terriblement loin, ils sont appelés cimetières, témoignent de leur destin. »10
7Vaincus et humiliés par le traité de Versailles, les anciens vaincus ne peuvent édifier des monuments commémoratifs triomphants : ils se contentent donc de leurs cimetières et veulent voir dans certains édifices français une symbolique double.
Quels monuments pour les Allemands à Verdun ?
8Les Allemands sont les seuls ennemis de la France qui reposent dans son sol, du fait de la position des fronts : les autres étrangers sont d’anciens alliés, y compris les volontaires de l’empire austro-hongrois qui ont rejoint le camp de la France. Le gouvernement français est tenu de respecter l’article 225 du traité de Versailles, en vertu duquel les anciens belligérants s’engagent à entretenir les tombes qui se trouvent sur leur territoire. Les familles des victimes peuvent néanmoins demander, après la loi du 31 juillet 1920, à récupérer les corps, afin de les inhumer, dans la plupart des cas, dans des caveaux familiaux : à la fin de 1925, environ 22 000 Allemands sont ainsi exhumés et rapatriés. Deux ans plus tard, par la loi du 28 juin 1922, la France reconnait aux morts allemands le droit au repos éternel.
9Après maintes tensions et altercations, un accord est passé entre les deux pays en 1925, qui prévoit que la construction des cimetières incomberait à l’Allemagne, alors que leur entretien serait à la charge de la France. En rassemblant les petits cimetières épars, les Français créent d’immenses champs de tombes, certes entretenus avec soin, mais dépourvus de plantations et de barrières protectrices : le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (Association Populaire Allemande pour l’Entretien des Tombes Militaires), né de la réunion de plusieurs associations privées créées en Allemagne après la guerre pour prendre soin des tombes militaires, se charge d’adoucir ces tristes paysages en plantant des haies, des arbres et de l’herbe. 209 cimetières allemands sont ainsi aménagés sur le territoire français au cours de l’entre-deuxguerres. À Verdun, les cimetières allemands, au nombre de 30 (dont 7 seulement sur la rive gauche), sont délibérément placés en-dehors des champs de bataille, dans un rayon de 20 à 25 kilomètres autour de la ville.
10Les visiteurs amers cherchent dans certains monuments bien français un signe, un message qui pourrait être interprété dans le sens de ce qu’ils viennent chercher. En fonction des sources, on distingue deux types de monuments (au sens large) qui témoignent, ou pourraient témoigner, de la présence germanique dans la zone mémorielle verdunoise. Il s’agit, premièrement, du monument concret que représentent les cimetières allemands, bien qu’assez éloignés de la zone rouge, à une exception près ; deuxièmement, de quelques monuments français sur les champs de bataille, que certains Allemands veulent « ambivalents ».
11Dans l’ancienne zone des combats, le seul véritable monument aux morts allemand se trouve dans le fort de Douaumont : le 8 mai 1916, une violente explosion se produit à l’intérieur du bâtiment, occupé depuis le 25 février par les Allemands. Des 800 à 900 soldats qui périssent dans l’explosion, 679 sont enterrés dans une casemate du fort. Cet unique cimetière allemand de la zone rouge devient une étape essentielle des circuits de visite : dans le guide touristique du Dr Harboe Kardel, l’événement figure en bonne place. L’occasion est excellente pour rappeler l’héroïsme des soldats allemands de Verdun, qui méritent qu’on leur rende hommage : Douaumont est ainsi devenu un « monument au courage valeureux » des soldats11. Les cimetières en général sont le seul indicateur concret de la présence allemande à Verdun après la guerre : néanmoins, le fait qu’ils aient été aménagés relativement loin de l’ancien théâtre des opérations n’est pas de nature à apaiser les rancœurs.
12En dehors des cimetières, considérés comme des monuments aux morts, les Allemands ne possèdent aucun édifice qui puisse constituer le support d’une action commémorative à Verdun. Quelques visiteurs voient dans certaines constructions françaises le symbole de la présence allemande à Verdun, et d’un hommage à leurs morts. Deux monuments français en particulier sont considérés comme ambivalents par les visiteurs allemands, qui y voient des monuments aussi bien français qu’allemands. Le premier est l’ossuaire de Douaumont : du fait qu’il recèle des ossements allemands, celui-ci peut tout à fait constituer un monument franco-allemand. Les inscriptions figurant sur l’édifice n’interdisent pas cette réflexion. Le second est la sculpture du Lion de Souville, qui matérialise le point maximal de l’avancée allemande sur les champs de bataille : « nulle part nous ne fûmes plus proches du but de l’attaque qu’à cet endroit ! » 12, note dans son guide le Dr Harboe Kardel. C’est ce champ de bataille, sans Allemands, que découvrent durant l’entre-deux-guerres de nombreux touristes allemands.
Des touristes allemands très présents
13Il faut attendre plusieurs années après la fin de la guerre pour qu’un tourisme allemand des champs de bataille puisse s’instaurer. Les visiteurs découvrent alors avec étonnement que ce lieu sacré a développé une industrie touristique lucrative.
L’essor d’un tourisme allemand des champs de bataille
14Après la guerre, le tourisme des champs de bataille prend son véritable essor et s’ouvre à un « public » plus large. Ce sont les Britanniques qui amorcent le phénomène, dès que l’accès aux zones rouges est autorisé : l’agence Thomas Cook propose ce type de voyages, puisqu’elle a déjà organisé des visites sur les champs de bataille de la guerre de Sécession13. Les voyageurs en provenance d’Allemagne sont rares pendant la première moitié des années vingt, notamment en raison des tensions dans les relations franco-allemandes et des problèmes monétaires très importants qui frappent le pays. Dans la mesure où de nombreux Allemands ne peuvent financer leur déplacement pour aller sur les tombes militaires, le VDK s’en charge à leur place. L’association est en relation avec des photographes en France, qui lui envoient des clichés des tombes et des rapports concernant leur état, qu’elle publie par ailleurs régulièrement dans son journal à partir de 192114.
15Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié des années vingt que les voyageurs allemands se font plus nombreux : la détente amorcée par l’ère Briand-Stresemann (1926-1929) en est l’une des explications. La littérature concernant le tourisme des champs de bataille s’accroit en conséquence : le nombre de récits et de reportages de voyage augmente considérablement, et en 1929, le Guide Michelin est traduit en allemand, car « une bonne partie de notre clientèle étrangère le souhaite », trouve-t-on dans la préface15. La demande concerne surtout le site le plus visité, Verdun : la firme fait donc traduire en 1929 le guide Verdun – Argonne – Metz, paru initialement en 1926, sous le titre Verdun – Argonnen16. Ce phénomène est à l’origine du développement étonnant d’une industrie touristique lucrative, qui choque énormément les pèlerins. L’exemple de Verdun est particulièrement saisissant.
L’industrie du tourisme à Verdun
16Nombreux sont les visiteurs qui relatent leur voyage et évoquent l’activité touristique à Verdun après la guerre. À leur arrivée, les voyageurs trouvent à se loger dans l’un des hébergements que recèle la ville : hôtel ou pension chez l’habitant, c’est selon la disponibilité. Les Allemands ne s’attendent pas à être si bien accueillis, ni à trouver une ville « vivante ». Beaucoup pensent que Verdun est restée une ville morte, sombre, et en grande partie encore en ruines. C’est grâce au tourisme que la ville s’est relevée, comme le note l’écrivain et journaliste Ernst Glaeser : « devant un hôtel […] se trouve une auto. Un panneau indique la route : forts de Tavannes – de Vaux – de Douaumont – Mort-Homme… Verdun vit aujourd’hui de ces noms »17. Certains touristes pensent néanmoins que Verdun devrait demeurer une sorte de lieu sacré, interdit à toute autre activité que le recueillement. La prise en charge des visiteurs a été pensée de manière à ce que chacun puisse se rendre facilement sur l’ancien théâtre des opérations et s’y retrouver. Des sociétés de transport proposent des circuits des champs de bataille en autocar, ou bien la location de véhicules privés. Il semble que la majeure partie des visiteurs se soit rendue aux champs de bataille par ce moyen. À l’instar d’Ernst Glaeser, de très nombreuses sources le mentionnent.
17À leur arrivée sur des sites comme les forts de Vaux et de Douaumont, les touristes sont guidés à l’intérieur par un soldat, vétéran si possible, qui commente le parcours. Des guides touristiques et des cartes des champs de bataille sont également en vente pour les visiteurs qui désirent voyager et découvrir les sites seuls, « afin que l’on ne rate rien des curiosités touristiques », note ironiquement Fritz Günther18. Les étrangers viennent aussi, bien entendu, avec les guides qu’ils ont achetés dans leur pays : en Allemagne, le pendant du guide Michelin est le guide Baedecker. Par exemple, dans un guide paru en 1932, il est adjoint un « Petit aide mémoire pour la France » qui fournit des informations sur les démarches à accomplir pour venir en France, comment s’y rendre, combien de temps y rester, combien coûte un repas français en moyenne… De même, il déconseille de parler politique avec la population et indique quels mots et expressions à employer pour se débrouiller en France.
18Pour finir, des marchands de souvenirs vendent toutes sortes d’objets qui rappellent les champs de bataille de Verdun. Encore une fois, nombreux sont les récits qui les évoquent : crayons, vases, douilles taillées… Certains visiteurs s’en offusquent, arguant d‘un manque de piété. Une famille allemande est particulièrement choquée de découvrir que l’on vend des obus explosibles en chocolat :
« Dans un café, un grand obus avec une amorce est exposé – avec du chocolat rempli de pâte d’amande. De petites bombes se trouvent là, entourées d’un ruban de satin. […] Nous nous sentons indiciblement tristes et amers. Nous pensons aux morts qui reposent non loin de cette ville dans des ossuaires et des tombes, à tous ceux qui, quelque part encore, pâlissent au soleil ou sont dissimulés dans les marécages silencieux des entonnoirs. Nous pensons à toutes les souffrances qu’ils ont endurées. Et maintenant de toute cette souffrance, de tout ce sang, de toutes ces larmes, un commerce est fait, et certainement pas un mauvais… »19
19Dans un autre registre, l’on peut acheter, pour vingt francs, de « la terre sacrée de Verdun », placée dans une borne en terre cuite et enfermée dans un écrin.
La dichotomie entre touristes et pèlerins
20Les évènements sanglants de Verdun ont été particulièrement propices à l’émergence et au développement d’une activité pour le moins lucrative. Certains visiteurs en sont extrêmement choqués et considèrent ceux qui pratiquent un tel commerce avec le même mépris que les profiteurs de guerre d’autrefois, alors que d’autres sont consommateurs. Ceci révèle, entre autres, la dichotomie qui existe entre touristes et pèlerins des champs de bataille.
21Durant l’entre-deux-guerres, une certaine tension règne parmi les visiteurs des sites de mémoire. Qu’ils soient Français, Allemands ou Américains, leur comportement suscite parfois des réactions indignées des pèlerins encore marqués par la souffrance.
Vers une « trivialisation » des lieux de mémoire ?
22Selon l’historien David Lloyd, la dichotomie existant entre pèlerins et touristes des champs de bataille est le prolongement de la division du temps de guerre entre le front et l’arrière. De la même manière, les anciens combattants identifient les touristes d’alors aux profiteurs de guerre d’autrefois.
23La menace représentée par le comportement des touristes sur les anciennes zones de combats est un thème récurrent des récits de voyage : les pèlerins y dénoncent le tourisme spectaculaire, macabre. Dans une pièce de théâtre écrite par Hans Chlumberg au début des années 1930, intitulée Miracle à Verdun (Wunder um Verdun), ceci apparaît très clairement. Le ton adopté par le guide donne l’impression de se trouver à la foire, dont le cimetière serait le champ. Tout est présenté comme sensationnel, inédit, et fort en émotions :
« VERNIER [le guide français] : Ladies and gentlemen, comme je viens de l’entendre, vous avez déjà visité un grand nombre de cimetières. Plus grands et plus beaux les uns que les autres…Cependant, meine Damen und Herren, je vous assure qu’un cimetière comme celui-là est à peine inférieur… Car, ladies and gentlemen, ce cimetière n’est pas un cimetière américain ou un cimetière anglais, un cimetière belge, un cimetière français ou un cimetière allemand… Ce cimetière, messieurs, ‘dames, est un cimetière, dans lequel des Français et des Allemands reposent les uns à côté des autres… (Cris d’étonnement)
JACKSON [un Américain] : Tiens ! Ça nous ne l’avions pas encore vu !
MAZAS [un Français] : (avec satisfaction) À présent, ces dames et messieurs comprennent aussi pourquoi il est marqué de trois astérisques dans les guides ! »20
24Une sorte de tension règne ainsi sur les champs de bataille, entre le sacré et le profane : elle est due, selon l’historien George Mosse, à la « trivialisation » de ces lieux de mémoire. Les pèlerins, c’est-à-dire en majorité les anciens combattants et les familles des tués, pensent que le sacrifice à la guerre, offert par ceux qui sont tombés sur ces champs de bataille, est sacré, et que la Nation toute entière se doit de respecter ces sacrifices, ainsi que la terre sur laquelle leur sang a coulé. Malgré tout, les touristes outrageants ou au comportement déplacé demeurent une minorité des visiteurs.
25La plupart des civils viennent sur les champs de bataille, non parce qu’il y a quelque chose de particulier à y voir, mais parce que leur nom est associé à leur imaginaire du temps de guerre, qu’ils veulent confronter avec des images concrètes. Aussi la motivation principale des touristes est-elle davantage de s’approcher de la guerre, d’en saisir quelque chose, plutôt que de chercher sur l’ancien théâtre des opérations un spectacle morbide. D’ailleurs, les vétérans le répètent incessamment : seuls ceux qui ont partagé la même expérience peuvent les comprendre. Les visiteurs viennent donc « voir » la guerre, puisque beaucoup ne l’ont vécue qu’à l’arrière. Les horreurs du conflit en découragent beaucoup, mais elles peuvent aussi constituer une raison pour entreprendre le voyage : en effet, l’un des arguments qui déterminent le plus de touristes est que la visite leur donnera une idée de l’atmosphère de la vie et de l’expérience des soldats.
26Les personnes qui viennent à Verdun sont souvent des pèlerins, pour qui voir et parcourir l’endroit où l’un des leurs est tombé, ou retrouver l’endroit où eux-mêmes ont autrefois combattu, revêt une importance capitale.
Un lieu de pèlerinage
27Les familles endeuillées constituent une partie très importante de la communauté des pèlerins : pères ou mères, sœurs ou frères, veuves ou enfants, fiancées, tous ont perdu un être aimé à la guerre. Pour ces personnes, comme pour toutes celles qui n’ont pas été envoyées au front, la guerre est restée un lointain conflit qui leur a arraché des milliers d’êtres chers : elles ne savent pas ce qui s’y passe et les soldats ne leur racontent pas l’horreur lorsqu’ils rentrent en permission, car ils veulent leur épargner inquiétude et souffrance. Ils pensent aussi qu’elles ne comprendraient pas. Après la guerre, les familles des victimes se retrouvent seules avec leur peine et leur souvenir. La mort de masse, qui a touché toutes les couches de la société, a consécutivement déclenché un deuil de masse au cours de l’entre-deux-guerres : l’historien Jay Winter a parlé de « communautés en deuil ». Les populations sont obsédées par la mort, et par leurs morts : l’intense activité commémorative au cours de cette période en témoigne.
28Le pèlerinage sur les lieux où le disparu a vécu et a été tué est apparu à un grand nombre d’endeuillés comme un moyen d’en finir avec la souffrance et la culpabilité d’être vivant, mais aussi comme un moyen de mettre un terme au deuil. Ce pèlerinage est conçu comme un dernier hommage à rendre à leur mort. Malheureusement, tout le monde ne peut pas entreprendre un tel voyage, pour des raisons financières et pour des raisons de distance, surtout lorsqu’il faut franchir la frontière et affronter la barrière de la langue. En Allemagne, lorsqu’un parent veut se rendre sur la tombe d’un soldat, il doit tout d’abord obtenir une confirmation officielle du lieu exact où se situe la sépulture, délivrée par le service des renseignements généraux. Avec cette pièce justificative, il peut obtenir du consulat de France ou de Belgique un visa d’entrée. La démarche n’est donc pas compliquée, mais la première étape est extrêmement restrictive, puisque cela signifie que les familles dont le fils, le père ou le frère n’a pas été identifié, ni retrouvé, ne peuvent obtenir l’autorisation de se rendre sur les lieux où il a été porté disparu.
29Les récits de voyage permettent de comprendre ce que le pèlerinage représente pour ceux qui l’entreprennent. Il comprend deux étapes capitales : aller sur la tombe du disparu et marcher sur ses pas. Les familles ont besoin de savoir comment est mort celui qu’ils ont perdu, et de voir sa tombe : le fait de voir le lieu où il repose pour toujours leur permet de repartir apaisés. C’est pourquoi ils sont très attachés à l’état des cimetières, et s’intéressent aussi à ceux des autres nationalités. Ils peuvent ainsi se rendre compte si le pays dans lequel la tombe est sise entretient correctement les cimetières de ses anciens ennemis. Pour les familles, voir un nom gravé dans la pierre est très important, car cela distingue le disparu des milliers d’autres. C’est le dernier contact tangible avec la personne qui a motivé le pèlerinage, et le moyen de lui faire ses adieux. De la même manière, voir le nom aide à concevoir la réalité de la perte, et à faire le deuil de l’être aimé. Les familles sont soulagées de constater que les cimetières allemands sont parfaitement entretenus, et que les leurs reposent dans un endroit digne d’eux.
30Peu d’anciens combattants souhaitent quant à eux retourner à l’ancien front, du moins pas avant un certain temps. Contrairement à ceux qui n’ont pas combattu, le véritable but de ce voyage est de revoir, bien des années après, les lieux où ils se sont battus, souvent pour se libérer de leurs souvenirs effroyables. Beaucoup de sources témoignent du fait que les anciens combattants s’attendent à retrouver les lieux de leurs combats tels qu’ils étaient dans leur mémoire. Il s’avère cependant que les paysages de leurs souvenirs ont forcément évolué, dix ou vingt ans après : ainsi, lorsqu’ils se trouvent sur des lieux qu’ils pensent reconnaître, ils sont extrêmement déçus et désappointés. Ils ont l’impression de ne pas avoir combattu au même endroit, ou que les champs de bataille dont ils se souvenaient ont disparu : ils découvrent, au contraire de ce qu’ils se sont imaginé, des paysages de paix, qui leur semblent presque anormaux. Le voyage aux champs de bataille correspond donc paradoxalement à l’espoir de retrouver intacts les lieux où ils ont vécu les pires expériences, sans prendre en compte le fait que cette confrontation se produirait dans une réalité tout autre, celle de l’après-guerre. Pour quelques uns d’entre eux au contraire, revoir après des années les lieux des plus atroces tueries dans un contexte de paix permet d’exorciser le traumatisme, et d’en finir avec les cauchemars, car ils voient ainsi que la guerre est finie pour toujours. Beaucoup de vétérans regimbent cependant devant cette confrontation, et choisissent de ne jamais revenir sur l’ancien théâtre des opérations parce qu’ils pensent que cela n’aura pour effet que de leur rappeler l’horreur : malheureusement, ces hommes ont disparu de l’histoire des pèlerinages aux champs de bataille.
31Depuis la guerre, Verdun attire un très grand nombre de voyageurs, pèlerins et touristes de différentes nationalités. Dans l’imaginaire collectif universel, cette bataille de 1916 incarne le summum de l’horreur et constitue le symbole-même de la Première Guerre mondiale. Pour les Allemands vaincus et humiliés par le Traité de Versailles, la mémoire du conflit demeure à vif durant l’entre-deux-guerres. La guerre et ses conséquences sont bien présentes et créent pour certains le besoin d’aller sur les anciens lieux de combats, non seulement afin de confronter leur imaginaire du temps de guerre à des images concrètes, mais aussi pour tenter de retrouver et comprendre ceux des leurs qui sont tombés au cours de la bataille. Les anciens combattants cherchent davantage à renouer avec leur passé pour en finir avec la guerre.
32Quel que soit son statut, pèlerin ou touriste, l’Allemand découvrant le champ de bataille de Verdun après la guerre reste dubitatif face à l’absence de matérialisation du souvenir des combattants de son pays. Combler cette absence nécessitait une volonté que la cérémonie du 12 juillet 1936, première commémoration-pèlerinage auquel des Allemands soient invités, semble amorcer. En 1930, une association républicaine d’anciens combattants, le Reichsbanner, avait déjà prévu d’organiser un voyage de réconciliation à Verdun, pour y rencontrer des vétérans français et leur prouver que la république était solidement implantée en Allemagne. Mais la rencontre n’a jamais lieu, car elle se heurte à de sévères critiques de chaque côté de la frontière. En 1936, à l’occasion des vingt ans de la bataille de Verdun, ce sont les Français qui invitent une délégation de 500 vétérans allemands. À l’occasion de la cérémonie, un serment de paix est prononcé par tous les participants, en français et en allemand. Considérée du point de vue des combattants, ce pèlerinage est un itinéraire de la réconciliation et du recueillement collectif sur un lieu de mémoire commun. C’est en ce sens que se révèle la différence entre le pèlerinage individuel, essentiellement tourné vers le passé, et le pèlerinage collectif, tourné vers l’avenir. Cette tentative de mémoire partagée se disloque quatre années plus tard lorsque les troupes allemandes entrent dans Verdun.
Notes de bas de page
1 PROST, Antoine, « Verdun », in NORA, Pierre, Les Lieux de Mémoire, tome II, Paris, Gallimard, 1986, p. 1760.
2 GÜNTHER, Fritz, Verdun ruft ! Eine Reise in dem Kampfgebiet um Verdun, Sarrebrück, Saarbrücker Druckerei, 1935, p. 45.
3 KARDEL, Harboe, Der Westfront – Führer, Berlin, Verlag Tradition Wilhelm Kolk, 1932, p. 69.
4 Ibid.
5 GÜNTHER, Fritz, op. cit., p. 20.
6 Ibid., p. 22
7 Archives militaires de Munich, HS 2093, Oberst a.D Schleicher, « Stimmungsbilder vom Schlachtfelde von Verdun und aus dem französischen Metz », mai 1931.
8 PROST, Antoine, op. cit., p. 1764.
9 ZIESE, Maxim, et ZIESE-BERINGER, Hermann, Das unsichtbare Denkmal. Heute an der Westfront, Berlin, Frundsberg Verlag, p. 116.
10 BRANDT, Susanne, Vom Kriegsschauplatz zum Gedächtnisraum : Die Westfront, 1914-1940, Baden-Baden, Nomos, 2000, p. 133.
11 KARDEL, Harboe, op. cit., p. 66.
12 Ibid., p. 64.
13 BRANDT, Susanne, « Le voyage aux champs de bataille », Vingtième Siècle n°41, 1994, p. 20.
14 Ibid., p. 21.
15 Ibid.
16 CHAMPEAUX, Antoine, « Les guides illustrés des champs de bataille, 1914-1918 », in CANINI, Gérard, Mémoire de la Grande Guerre. Témoins et témoignages, Nancy, PUN, 1989, p. 344.
17 GLAESER, Ernst, « Die Hauptstadt des Todes », extrait d’un reportage de voyage pour le Frankfurter Zeitung, 1926, cité par WERTH, German, Schlachtfeld Verdun. Europas Trauma, Berlin, Brandenburgisches Verlagshaus, 1994, p. 89-90.
18 GÜNTHER, Fritz, op. cit., p. 44.
19 SCHNEIDER, Betty, Bei den Toten von Verdun, Trèves, Paulinus Druckerei, 1935, p. 53-55.
20 CHLUMBERG, Hans, Wunder um Verdun, cité par WERTH, German, op. cit., p. 97.
Auteur
Directrice de l’Office National des Anciens Combattants et Victimes de Guerre de la Moselle. Titulaire d’un DEA en histoire contemporaine intitulé Verdun dans la mémoire allemande, 1916-1944 (Université Paris-IV Sorbonne), auteure de nombreuses publications, elle a récemment contribué au catalogue de l’exposition « Verdun, la guerre aérienne » (Musée de l’Air et de l’Espace du Bourget, 2016).
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