L’hôtellerie suisse à l’épreuve de la Première Guerre mondiale : la crise comme moteur de rationalisation
p. 185-195
Texte intégral
1Si la Suisse a été épargnée par la Première Guerre mondiale, le conflit n’en a pas moins eu un impact dévastateur sur son hôtellerie. Avec le déclenchement des hostilités, le trafic international des voyageurs se tarit brutalement et les touristes désertent les établissements du pays1. En 1913, année considérée comme mauvaise par les acteurs du secteur, quelque 3 445 000 touristes étrangers avaient séjourné dans les hôtels helvétiques ; ils ne sont plus que 811 000 en 19152. Dans les années qui suivent, leur nombre augmente progressivement, mais reste nettement en-deçà du niveau d’avant-guerre. L’augmentation du volume du tourisme domestique, quoique significative, est loin de compenser cette perte. Pour l’hôtellerie, cette drastique réduction de clientèle est d’autant plus catastrophique que le secteur était déjà en surcapacité et fortement endetté avant la guerre3. Certes, la crise n’affecte pas uniformément le secteur. Les hôtels situés dans les villes ne sont pas forcément touchés. Toutefois, la plupart des établissements dépendant exclusivement du tourisme se retrouvent très vite au pied du mur, menacés de faillite.
2L’État ne reste pas sans agir face à cette menace. En 1915, soucieux d’éviter un effondrement du secteur, le gouvernement fédéral prend des mesures protégeant les hôteliers de leurs créanciers. Il bride en outre le marché, en interdisant la construction de nouveaux hôtels. Durant le conflit, la présence de l’armée, alors mobilisée, ou de soldats étrangers internés, permet par ailleurs à certains établissements de séjour de tirer leur épingle du jeu. De leur côté, les hôteliers cherchent à s’adapter aux nouvelles conditions du marché4. La Revue suisse des hôtels (RSH), l’organe de presse de la Société suisse des hôteliers (SSH), l’association nationale de la branche, laisse transparaître les démarches effectuées dans ce sens. En obligeant les hôteliers à améliorer le rendement de leurs entreprises pour surmonter la crise, la Première Guerre mondiale donne lieu à un mouvement général de rationalisation qui transforme le secteur5. La présente contribution est centrée sur deux facettes de ce phénomène, à savoir la modification des pratiques culinaires et l’émergence d’une réglementation des prix à l’échelle nationale6.
La Première Guerre mondiale et la réforme de la cuisine hôtelière
3Face aux difficultés financières auxquelles ils sont confrontés en raison de la guerre, les hôteliers cherchent à réduire le plus possible leurs coûts. En l’occurrence, les frais de cuisine constituent l’un des postes de dépense les plus importants. Juste avant le déclenchement du conflit, ceux-ci représentaient en moyenne plus de 44 % des coûts d’exploitation, loin devant les salaires (12 %), selon les statistiques livrées par la SSH à l’occasion de l’Exposition nationale de 19147.
4Des possibilités d’économie existaient donc. Le contexte géopolitique rend l’enjeu encore plus brûlant. Il s’agit non seulement pour les hôteliers de limiter les frais, mais également de contribuer à une lutte nationale contre le gaspillage des ressources alimentaires. La bonne image du secteur auprès du grand public en dépend. De fait, en août 1914 déjà, alors que la guerre n’a pas un mois, la présence de nombreux voyageurs étrangers dans les hôtels des villes suisses suscite des craintes quant au ravitaillement du pays8. Dans certains journaux paraissent des avis invitant la grande hôtellerie à s’abstenir désormais de servir les longs et fastueux menus qui faisaient sa réputation. Pour la rédaction de la RSH, cette injonction s’avère superflue : accomplissant leur devoir de citoyens, les hôteliers ont réduit d’eux-mêmes le train de vie de leurs établissements. À ce double enjeu, à la fois financier et patriotique, s’ajoutent des considérations d’ordre médical. Sous l’influence des théories hygiénistes, et suivant l’exemple des diètes en vigueur dans certains établissements de soin, des démarches visant à alléger les repas d’hôtels, jugés néfastes pour la santé, car trop riches, avaient été entreprises au début du XXe siècle. En 1911, la SSH avait elle-même édité, sans cependant rencontrer un grand succès, un livre de recettes préconisant l’utilisation de plus de légumes et la diminution de la quantité de viande servie9. En mettant la réduction des dépenses de cuisine à l’ordre du jour, la Première Guerre mondiale donne une nouvelle impulsion à ce mouvement de réforme. Tout au long du conflit, la pression, aussi bien interne qu’externe, à la réorganisation de la cuisine d’hôtel est donc bien réelle. Ce processus transparaît dans l’organe de presse de la SSH.
5C’est un médecin, Franz Hermann Keller, qui est l’auteur du premier article de fond consacré par la RSH à la question culinaire après le début de la guerre10. Il se réjouit que le conflit mette enfin un terme aux excès gastronomiques fatals à l’organisme qui avaient cours dans les hôtels et les sanatoriums. Même en ne proposant plus, à l’avenir, qu’un seul plat de viande par repas, les cuisiniers suisses seraient en mesure de satisfaire leurs hôtes les plus exigeants. Tous les hôteliers ne partagent pas cette vision positive. Certains craignent que les touristes, dans leur majorité en bonne santé et amateurs de bonne chère, ne se détournent de la Suisse11. Combler avec un seul plat de viande l’appétit de voyageurs souvent sportifs pourrait en outre se révéler plus coûteux que servir deux plats plus modestes. Néanmoins, sur le principe, la nécessité d’une réforme au moins temporaire de la cuisine d’hôtel semble largement admise dans l’hôtellerie. Si les repas allégés ne sont pas rendus obligatoires au sein de la SSH, comme le demandait la Société des hôteliers de Lucerne12, une rubrique répertoriant des menus « réduits » fait son apparition dans la RSH13. En août 1916, c’est au tour d’un professionnel de la table, Arthur Anderegg, chef dans un palace lémanique et ancien enseignant à l’École hôtelière de Lausanne, de s’intéresser aux transformations que traverse la cuisine. Il ne ménage pas ses critiques à l’encontre des menus d’avant-guerre.
6Selon lui,
« C’était le gouffre de l’hôtelier : [l]es marchandises n’étaient pas estimées à leur juste valeur, la préparation intense ne permettait pas aux cuisiniers de faire bien les choses et d’avoir l’œil à tout, l’économie était une chose peu observée comme tant d’autres. »14
7Soucieux de soigner leur réputation gastronomique, mais dans l’impossibilité d’augmenter leurs prix, les hôtels peinaient à dégager des bénéfices. Les petits établissements se trouvaient parfois contraints d’utiliser des marchandises de piètre qualité. Dans les hôtels de luxe, les clients dédaignaient toujours plus ces repas de table d’hôte, réclamant des formules à la carte. Dans ces conditions, Arthur Anderegg, qui propose une série de menus réformés de son cru, se félicite des transformations induites par la guerre.
8Même pour le partisan convaincu d’une cuisine simplifiée qu’est Anderegg, les contraintes liées au conflit finissent toutefois par se faire sentir. En janvier 1917, certaines denrées étant devenues rares et ayant atteint des prix exorbitants, il constate que composer des menus de qualité est tâche ardue15. À partir de mars 1917, pour éviter une disette, l’État entreprend de rationner certaines denrées16. Entre mars et juin, il est en théorie interdit de consommer de la viande deux jours par semaine et plus d’une fois par repas. Dans le même temps, l’inflation fait rage, le prix des matières premières de l’hôtellerie allant jusqu’à doubler par rapport à l’avant-guerre17. La limitation de la consommation de viande suscite de vives réactions dans la RSH18. Les privés étant soumis à des règles moins strictes que les hôtels, la mesure est perçue comme une injustice. Véhiculant l’image d’une hôtellerie excessivement luxueuse, elle fait figure d’affront au secteur. En juillet, Arthur Anderegg fait le bilan de la situation. Son exposé témoigne de l’aggravation survenue depuis le début de l’année 1917. Il note :
« Espérons que cette crise prendra bientôt fin [,] sinon nous en serons non seulement réduits à une bonne cuisine économique, mais il faudra nous estimer heureux de pouvoir servir encore quelque chose sur la table ou plus justement d’avoir encore quelque chose à mettre dans la casserole. »19
9Arthur Anderegg conseille désormais de chercher à réduire d’autres postes de dépenses. La concurrence des hôtels servant des plats trop riches et trop abondants par rapport à leur prix de pension fragilisant de plus en plus le secteur, Anderegg plaide pour une réglementation des menus, par classe d’hôtel. Dans cette optique, il propose une série de menus-types, auxquels les établissements devraient se tenir. L’idée fait son chemin. Début 1918, les dirigeants de la SSH décident ainsi que les établissements avec des prix minima inférieurs à 12 francs ne doivent plus servir d’entrée au déjeuner et au souper, mais un menu composé d’une soupe, d’un plat garni et d’un dessert. Face à une vague de protestations, ils doivent cependant revenir sur leur décision20. En définitive, seul le nombre de plats que peuvent comporter les différents repas de la journée est arrêté21.
10La détérioration des conditions d’approvisionnement pousse non seulement les hôteliers à revoir la composition de leurs menus, mais aussi à reconsidérer le système de restauration. A l’époque, la table d’hôte, déclinée selon différentes variantes, est encore « l’usage en vigueur » dans une grande partie des établissements de séjour22. Pour certains, à l’image de l’hôtelier genevois qui lance le débat dans la RSH, ce principe favorise beaucoup trop les gloutons, qui peuvent ainsi se nourrir à discrétion, pour un prix ridiculement bas23. L’introduction du système à la carte permettrait de mieux répondre aux attentes des clients, de calculer précisément le coût de revient des plats et d’établir un prix de vente mieux adapté. Cette prise de position suscite une réaction d’Arthur Anderegg24. Aux yeux du chef du Grand-Hôtel de Caux, le problème posé par les gros mangeurs peut être simplement résolu en servant le repas de table d’hôte directement sur plat. Quant à la question du prix de revient, Anderegg réfute catégoriquement l’idée que le système à la carte revienne moins cher à l’hôtelier. En travaillant sur la base des menus réformés, un bon cuisinier est, d’après lui, tout à fait à même de préparer et de faire servir un repas de table d’hôte sans qu’il n’y ait aucun gaspillage. Certes, Anderegg convient que le service à la carte rapporterait plus à l’hôtelier. Il le juge adéquat dans les restaurants et les hôtels de luxe. Pour les établissements plus modestes, son introduction se heurterait à des difficultés trop importantes. Preuve que la question fait débat au sein de la SSH, plusieurs membres se manifestent dans la RSH25. A la même époque, des hôteliers de l’Oberland bernois et de l’Arc lémanique, dont les établissements appartiennent souvent aux catégories les plus élevées, passent au système à la carte, en abrogeant le prix de pension26. Cette mesure va trop loin pour la SSH. Si l’association est parfaitement ouverte à la suppression de la table d’hôte, elle s’oppose en revanche absolument à celle du prix de pension27. Si ce type d’arrangement tarifaire venait à être aboli, les hôtes suisses, en général moins fortunés que les étrangers, déserteraient selon elle en masse les hôtels pour des pensions ou des logements particuliers.
11En bouleversant la composition des menus et en favorisant l’émergence de nouveaux modes de service, la Première Guerre mondiale influence de façon non négligeable le métier de cuisinier. « Autant l’on exigeait auparavant un chef capable de faire une bonne cuisine, autant de nos jours l’on exige un chef de cuisine économe », remarque Arthur Anderegg28. Du fait des restrictions d’approvisionnement, seuls les cuisiniers disposant de bonnes connaissances à la fois pratiques et théoriques peuvent être à la hauteur. Là où le service sur plat ou le système à la carte sont introduits, ils requièrent par ailleurs un personnel plus qualifié ou plus nombreux et rendent souvent nécessaire une adaptation des équipements (installation de tables chaudes, suivant la configuration des lieux, remplacement de certaines pièces de vaisselle ou des plateaux de service). De manière générale, la complexification de la cuisine d’hôtel donne une importance accrue à la question de la formation professionnelle. Cela est d’autant plus le cas que les cuisiniers suisses, qui jouissent d’une bonne renommée à l’étranger, ont tendance à s’expatrier. La SSH, dont l’école offrait déjà un cours de cuisine depuis 1910, ne reste pas inactive dans le domaine. De fait, l’association s’efforce, en collaboration avec l’Union Helvetia, le syndicat des employés de l’hôtellerie, d’uniformiser les apprentissages de cuisinier et de sommelier. Dans les colonnes de la RSH, Albert Mennet-Studer, directeur d’hôtel et membre de la commission de l’École hôtelière, se fait le héraut d’une réforme en profondeur du système29. Selon lui, les apprentis devraient faire l’objet d’un processus de sélection plus pointu. Pour que les maîtres soient motivés à encadrer rigoureusement leurs pupilles, ils pourraient être intéressés aux bénéfices de la cuisine. En l’occurrence, Mennet-Studer place ses espoirs dans le projet de loi fédérale sur les arts et métiers alors en gestation sur le plan fédéral. Dans tous les cas, l’apprentissage ne devrait, d’après lui, constituer que la première étape de la formation d’un cuisinier. Après quelques années de pratique, la réussite d’un second examen lui vaudrait le titre d’ouvrier. Enfin, une troisième épreuve l’élèverait au rang de chef ou de professeur de cuisine.
De la rationalisation des hôtels à la rationalisation de l’hôtellerie
12La dynamique de rationalisation qui se manifeste dans les cuisines des hôtels suisses, durant la Première Guerre mondiale, s’inscrit dans un processus plus large. Comme l’atteste la lecture de la RSH, tous les aspects de l’hôtellerie sont concernés par cette volonté d’optimisation. Soulignant que « pour cause de concurrence, chaque affaire et entreprise doit être exploitée à un maximum avec des frais réduits au minimum, [et] que, pour augmenter les recettes, l’on doit faire tous les efforts possibles », un directeur d’hôtel montre ainsi, en janvier 1915, l’importance d’un contrôle strict des marchandises30. De l’achat à son emploi au sein de l’hôtel, la circulation de chaque fourniture devrait pouvoir être retracée. De cette manière seulement, l’hôtelier dispose d’une image vraiment fiable de la marche quotidienne de son entreprise. Une autre contribution explique comment dresser soi-même son bilan, sans recourir à un comptable31. Des articles présentent quant à eux la meilleure façon de calculer les coûts de revient d’un établissement hôtelier, à l’instar de ce qui se fait alors déjà de façon systématique dans d’autres secteurs économiques32. De manière générale, les recommandations formulées dans la RSH laissent transparaître les importantes lacunes qui existaient alors sur le plan comptable. La SSH avait déjà pris conscience du problème avant la guerre. Lorsqu’il avait fallu réunir des statistiques sur le secteur hôtelier à l’occasion de l’Exposition nationale de 1914, nombre de petits et moyens établissements de séjour s’étaient en effet trouvés dans l’impossibilité de fournir des chiffres d’exploitation précis. « Chaque hôtel avait ses livres de compte, mais ces livres étaient remplis de la sorte qu’ils ne laissaient aucun indice sur les bénéfices ou les pertes réalisés dans tel ou tel secteur d’exploitation », relève la RSH33. À ce titre, la SSH avait décidé de mettre au point un nouveau schéma de comptabilité à l’intention de ses membres. Ralenti par la guerre, le projet aboutit en 1917. L’ouvrage, disponible tant en allemand qu’en français, se compose d’un texte explicatif et de dix cahiers séparés qui présentent sur la base d’un cas concret les modalités d’un système de double comptabilité original, inspiré du modèle américain.
13Réduire les coûts en rationalisant la conduite de leurs établissements n’est pas le seul moyen pour les hôteliers d’améliorer leur rentabilité : ils peuvent également agir sur les prix. Dans un premier temps, la guerre met à rude épreuve les directives tarifaires que la SSH avait établies à la Belle époque34. Avec la crise, l’observation des prix de haute saison indiqués dans le Guide des hôtels s’avère souvent impossible. Aussi le conseil de surveillance de l’association décide-t-il, en février 1915, de laisser une marge de manœuvre à ses membres35. En dépit du renchérissement, les prix d’hôtels n’en continuent pas moins à baisser de manière incontrôlée. Soumis à une concurrence accrue des établissements de luxe, qui offrent des rabais attrayants, les hôtels plus modestes sont particulièrement sous pression36. L’enjeu tarifaire figure à l’ordre du jour de l’assemblée générale du 26 juin 191537. Interdiction formelle est faite aux hôteliers de descendre au-dessous de leurs prix de basse saison, même si des menus réduits sont servis. Expliquant que, dans sa région, les banques sont disposées à collaborer à l’élaboration d’un tarif contraignant pour tous les hôtels, un représentant de l’Oberland bernois souhaite que la possibilité de généraliser une telle norme soit examinée. Cette proposition fait débat, les difficultés d’établir une réglementation unifiée, valable pour toutes les régions du pays, étant relevées. Elle est renvoyée pour étude aux instances dirigeantes. Par la suite, la SSH ne cesse d’insister sur la nécessité de mener une politique tarifaire rigoureuse. Dénonçant des cas de rabais abusifs, la RSH menace de publier le nom des hôtels incriminés, que leur propriétaire appartienne ou non à la SSH38. C’est dans ce contexte qu’est créée, en décembre 1915, une organisation cartellaire régionale d’un genre nouveau, l’Union pour le développement de l’industrie hôtelière dans le canton des Grisons39. Rassemblant des représentants du gouvernement cantonal, du monde bancaire et du tourisme, elle s’emploie, avec succès, à réguler les prix d’hôtels dans le canton. Ses liens étroits avec l’institut grison d’aide à l’hôtellerie, la Bündnerische Kreditgenossenschaft, fondée l’année précédente, constituent l’une des clefs de sa réussite.
14Fin 1915, avec la création de l’Union pour le relèvement de l’industrie hôtelière, la régulation des prix d’hôtels est en bonne voie aux Grisons : les prix de pension des hôtels de luxe sont rapidement augmentés, initiant un mouvement de relèvement tarifaire. La SSH pousse les associations hôtelières locales, ailleurs en Suisse, à fonder des organisations semblables. Ces efforts se heurtent aux divergences d’intérêts et aux rivalités prévalant à l’échelle régionale40. La SSH ne s’avoue toutefois pas vaincue. En mai 1916, le conseil de surveillance charge une commission spéciale d’examiner les mesures à prendre. Un nouveau système est imaginé. Dans chaque arrondissement de la SSH, une association regroupant l’ensemble des hôtels et pensions dépendant du tourisme devrait être créée. Ces « organisations de guerre » établiraient une réglementation unifiée des prix et se chargeraient de contrôler son application41. La SSH compte sur le soutien des banques pour obliger les outsiders à suivre les normes tarifaires. Des négociations sont lancées, en coopération avec la Société suisse des cafetiers et restaurateurs, mieux structurée et plus largement implantée que la SSH. Les nouvelles modalités de calcul des prix d’hôtels sont également déterminées. En juin, l’assemble générale plébiscite cette feuille de route. Dans le même temps, plusieurs associations d’hôteliers de l’Oberland bernois plaident pour une réorganisation de la SSH en sections. Selon ce système, les sociétés locales intégreraient directement l’association, renforçant considérablement sa capacité d’action. Des considérations avant tout logistiques conduisent cependant au rejet de cette proposition42. Sur les 969 membres de la SSH gérant un établissement, 477 (plus de 49 %) n’appartiennent pas à l’un des 30 groupements locaux qui existent alors. D’un autre côté, les sociétaires des associations locales ne sont pas tous membres de l’organisation nationale. Par ailleurs, les dirigeants de la SSH craignent d’avoir moins de ressources à disposition si les cotisations passaient par les sections. Enfin, ils sont d’avis que le système de sections donnerait trop d’importance aux intérêts locaux et régionaux. De manière générale, une réforme en temps de crise leur semble dangereuse.
15Début 1917, le conseil de surveillance de la SSH planche, en vue de la préparation d’un nouveau guide, sur une hausse des prix minima. Lors de l’assemblée générale du 15 mai, il propose un supplément de renchérissement de 10 % sur les notes d’hôtels43. Si la nécessité d’un relèvement général des prix est largement admise, ce projet d’augmentation uniforme déplaît. Les Grisons, qui ont déjà revu leurs prix, s’y opposent. Par ailleurs, la mesure est jugée impropre à fonder une politique tarifaire digne de ce nom. Un consensus en faveur d’une réforme globale de l’édifice tarifaire, selon un processus mené à l’échelle nationale, et d’une extension des prérogatives de la SSH se forme. Le principe d’un contrôle strict des prix par l’association centrale est ainsi adopté. Le 1er juin 1917, la commission de régulation de la SSH organise une conférence des hôtels de luxe de Suisse, à laquelle participent 40 établissements. A cette occasion, deux catégories de grands-hôtels sont définies et un prix de pension minimum est établi pour chacune d’entre elles44. Cette décision ouvre la voie à une augmentation générale des prix d’hôtels, les établissements plus modestes étant destinés à élever à leur tour leurs prix dans les mêmes proportions. Le processus de régulation est favorisé, sur le plan régional, par l’émergence de nouvelles organisations cartellaires. Dans l’Oberland bernois, l’Hotelgenossenschaft des Berner Oberlandes, une association du même type que l’Union grisonne, avait été fondée en février. En juillet se constitue, sous la supervision de la SSH, une Association pour le développement et la sauvegarde de l’industrie hôtelière en Valais. Enfin, en Suisse centrale, le Verkehrsverein Zentralschweiz, l’association touristique régionale, parvient enfin, après plusieurs tentatives infructueuses, à établir un schéma tarifaire. Au printemps 1918, la SSH peut éditer un nouveau guide, avec des prix minima revus à la hausse. Le processus n’est toutefois pas encore arrivé à son terme. Le contrôle des prix que la SSH a décidé d’instaurer n’a en effet pas de base statutaire. De même, formellement, l’association n’est pas habilitée à intervenir dans la fixation des prix appliqués par ses membres. Une réforme statutaire s’impose.
16Lors de l’assemblée générale de la SSH du 15 juin 1918, durant laquelle une nouvelle hausse des prix minima est adoptée, un projet de réforme est soumis aux membres45. Afin de mieux représenter les différentes régions touristiques, il est prévu que l’organisation soit divisée non plus en 7, mais en 11 départements. La SSH encouragerait le développement des sociétés locales existantes et la création de nouveaux groupements. L’organisation hiérarchique de l’association serait également simplifiée et ses prérogatives accrues. Le modèle proposé suscite de vives oppositions. Beaucoup jugent en particulier le découpage de l’association en départements dépassé. À une grande majorité, l’assemblée refuse ainsi le projet. Dans les mois qui suivent, plusieurs articles prônent, dans la RSH, l’introduction du système de sections. Ce dernier est présenté comme l’unique moyen de donner à la SSH un ancrage dans le terrain, rendant possible une application effective de ses décisions. Les partisans de cette variante sont entendus.
17À l’occasion d’une assemblée générale extraordinaire, en novembre, une restructuration en profondeur de la SSH est votée46. Les sociétés d’hôteliers locales ou régionales sont appelées à intégrer l’association nationale en tant que sections. Tout membre de la SSH doit, dans la mesure du possible, adhérer à ces organismes. Durant l’année 1919, près de soixante sociétés d’hôteliers rejoignent l’association, dont les membres passent à 1 400, représentant un total de 108 196 lits (plus de 50 % du total national)47. La mue de la SSH lui permet de mener à bien le processus de régulation des prix. En 1919, suite à une nouvelle conférence des hôtels de luxe, l’association détermine en effet un schéma tarifaire valable pour toute la Suisse. Les établissements affiliés à la SSH sont répartis en 11 catégories : pour chacune d’entre elles sont fixés les prix et suppléments minima des différentes prestations fournies. À partir de ce schéma, les membres de la SSH déterminent, en accord avec leur section, les prix destinés à figurer dans le guide de l’association, qui prennent alors une valeur contraignante. Fruits de la guerre, ces dispositions cartellaires s’imposent comme le principal instrument de la politique de crise de la SSH.
Conclusion
18La Première Guerre mondiale plonge l’hôtellerie suisse dans une crise sans précédent. Afin de rester compétitifs, les hôteliers sont contraints d’améliorer la rentabilité de leurs entreprises. La RSH laisse transparaître, autant qu’elle cherche à stimuler, ce processus de rationalisation. La cuisine est l’un des domaines offrant le plus de perspectives d’économies. Très vite, du moins à en croire l’organe de presse de la SSH, des menus réduits remplacent les luxueux repas de la Belle Epoque. Cette adaptation aux contraintes de la guerre rejoint les objectifs des partisans d’une réforme à visée hygiéniste de la cuisine d’hôtel. En plus de modifier les plats proposés, la crise entraîne une remise en question du système de la table d’hôte, qui restait semble-t-il, la forme de service la plus répandue. La guerre donne enfin une importance accrue à la formation professionnelle. Il convient toutefois de ne pas surestimer les changements. La lecture de la RSH laisse percevoir, en filigrane, que tous les hôteliers ne sont pas partisans d’une cuisine allégée. Même durant la dernière partie de la guerre, alors que des mesures de rationnement ont été prises par l’État, certains d’entre eux cherchent à attirer le client avec de copieux repas. Si au niveau régional, des règlements imposant les menus réduits semblent avoir été instaurés, au niveau national seule une composition type des différents repas de la journée est adoptée. Enfin, le caractère durable ou non de la réforme culinaire doit encore être investigué.
19Le processus de rationalisation qui se manifeste dans la cuisine intervient dans d’autres domaines de la gestion hôtelière. Sous l’impulsion de la SSH, il s’exerce également à l’échelle du secteur tout entier. Selon l’organisation rationnelle de l’hôtellerie voulue par l’association, chaque acteur du marché devrait respecter absolument son segment, de sorte à ne pas concurrencer les hôtels d’autres catégories. De la crise de la Première Guerre mondiale, qui de par son ampleur favorise la cohésion et pousse à surmonter les divergences régionales, émerge un nouveau système de réglementation des prix, valable à l’échelle nationale. Ce processus n’est pas linéaire. Au début de la crise, les dirigeants de la SSH entendent laisser les questions de régulation tarifaire aux régions. Des considérations logistiques, ainsi que la peur de voir l’organisation centrale phagocytée par les intérêts régionaux, les poussent à refuser sa restructuration. Une pression venue des membres aboutit finalement à la réforme. La nécessité pour les hôteliers de pouvoir compter sur un organisme capable de négocier avec l’État central, qui commence à aider le secteur, a sans doute encouragé ce renforcement.
Notes de bas de page
1 SENN, Henri-Georges, La Suisse et le tourisme, Lausanne, Lib. Payot & Cie, 1918, p. 146-147.
2 RITZMANN-BLICKENSTORFER, Heiner et SIEGENTHALER, Hansjörg (dir.), Statistique historique de la Suisse, Zurich, Chronos, 1996, p. 741.
3 TISSOT, Laurent, « Le tourisme en Suisse ou l’avènement d’un modèle d’excellence (19e-20e siècles) », Le Globe n°144, 2004, p. 103-121.
4 Sur la politique de crise menée par l’État et la SSH, voir NARINDAL, Mathieu, La Société suisse des hôteliers face aux défis touristiques de l’Entre-deux-guerres, mémoire de master, Univ. de Lausanne, 2012.
5 Le terme « rationalisation » est ici purement descriptif. Il ne s’agit pas de s’interroger sur le succès ou le bien-fondé des mesures visant à optimiser le fonctionnement des hôtels et de l’hôtellerie.
6 Dans la présente communication, la réglementation des prix est mise en rapport avec le processus de rationalisation qui intervient durant la Première Guerre mondiale. Pour une analyse de la mise en place en Suisse d’un système de régulation de l’offre hôtelière, avec la participation de l’État, voir NARINDAL, Mathieu, « Limiter la concurrence pour mieux surmonter la crise : la régulation de l’hôtellerie suisse (1915-1952) », in ANDRIEUX, Jean-Yves et HARISMENDY, Patrick (dir.), Pension complète ! Tourisme et hôtellerie, XVIIIe-XXe siècle, Rennes, PUR, 2016, p. 145-154 ; HUMAIR, Cédric et NARINDAL, Mathieu, « Les organisations patronales suisses de l‘hôtellerie et la cartellisation du marché : des premières initiatives locales à l’instauration d’un système national en collaboration avec l’État (1879-1939) », in FRABOULET, Danièle, MARGAIRAZ, Michel et VERNUS, Pierre (dir.), Réguler l’économie. L’apport des organisations patronales. Europe, XIXe-XXe siècles, Rennes, PUR, 2016, p. 95-112.
7 SENN, Henri-Georges, op. cit., p. 142.
8 « Der Krieg und die Hotelindustrie », Schweizer Hotel-Revue/Revue suisse des hôtels (ci-après RSH) n°34, 22 août 1914.
9 La réforme culinaire. Résultats du concours organisé par la Société Suisse des Hôteliers en vue de l’introduction de menus rationnels. Rapport du Jury et collections des menus primés, Bâle, Bureau central de la Société Suisse des Hôteliers, 1911.
10 KELLER, [Franz] H[ermann], « Zur Frage der Ernährunsgreform an den Kurorten », RSH n°51, 9 décembre 1914.
11 Voir par exemple J.A.B., « Zur Frage der Ernährunsgreform in den Kurorten », RSH n°2, 9 janvier 1915.
12 « Extrait du procès-verbal de la séance extraordinaire du conseil de surveillance du samedi 27 février 1917 », RSH n°11, 13 mars 1915.
13 « Reform-Menus », RSH n°11, 13 mars 1915.
14 ANDEREGG, A[rthur], « Nos menus actuels », RSH n°32, 5 août 1916. Voir aussi la suite de sa réflexion, RSH n°35, 26 août 1916.
15 Ibid., n°1, 6 janvier 1917.
16 DEGEN, Bernard, « Rationnement », Dictionnaire historique de la Suisse, en ligne, https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/013782/2010-08-02.
17 Arthur Anderegg effectue une comparaison de prix dans « La table dans le passé, le présent et l’avenir », RSH n°29, 21 juillet 1917.
18 Voir par exemple « Lebenshaltung und angeblich üppige Mahlzeiten in den Hotels », RSH n°12, 24 mars 1917.
19 ANDEREGG, [Arthur], « La table dans le passé, le présent et l’avenir », RSH n°29, 21 juillet 1917.
20 « Extrait du procès-verbal de la séance ordinaire du conseil de surveillance (26 mai 1918) », RSH n°23, 8 juin 1918.
21 « Extrait du procès-verbal de l’Assemblée générale ordinaire (15 juin 1918) », RSH n°26, 29 juin 1918.
22 « La suppression du dîner-table d’hôte et son remplacement par les repas à la carte », RSH n°26, 30 juin 1917.
23 Ibid.
24 ANDEREGG, A[rthur], « La suppression du dîner table d’hôte et l’introduction des repas à la carte », RSH n°30, 28 juillet 1917.
25 S. T. « Zur Abschaffung der Pensionspreise », RSH n°46, 17 novembre 1917 ; W.M. « Zur Abschaffung des Pensions- resp. Einführung des « à la carte»- Systems », RSH n°8, 23 février 1918 ; « Zum « à la carte»- System », RSH n°12, 23 mars 1918.
26 « Abschaffung der Pensionspreise in den Hotels », RSH n°40, 6 octobre 1917.
27 « Zur Frage des « à la carte»- Systems », RSH n°10, 9 mars 1918.
28 ANDEREGG, A[rthur], « La table dans le passé… », art. cit.
29 Voir notamment M[ENNET-STUDER], Albert, « Le relèvement de l’art culinaire en Suisse par l’éducation des apprentis et l’encouragement aux chefs de cuisine », RSH n°15, 14 avril 1917.
30 ROHR, E[mil], « Le contrôle dans l’industrie hôtelière », RSH n°22, 29 mai 1915.
31 « Wie jeder Hotelier seine Bilanz selbst ziehen kann », RSH n°12, 20 mars 1915 et n°13, 27 mars 1915.
32 « Die Kalkulation im Hotelbetriebe », RSH n°13, 25 mars 1916, n°14, 1er avril 1916, n°15, 8 avril 1916, n°16, 15 avril 1916.
33 « Le nouveau schéma de comptabilité », RSH n° 38, 22 septembre 1917.
34 Sur les dispositions cartellaires mises en place durant la Belle époque, voir HUMAIR, Cédric et NARINDAL, Mathieu, « Les organisations patronales suisses… », op. cit.
35 « Extrait du procès-verbal de la séance extraordinaire du conseil de surveillance (samedi 27 février 1915) », RSH n°11, 13 mars 1915.
36 « Quelques réflexions sur l’avilissement des prix », RSH n°24, 12 juin 1915.
37 « Extrait du procès-verbal de l’Assemblée général ordinaire (26 juin 1915) », RSH n°28, 10 juillet 1915.
38 « Sabotage des prix et réclames abusives », RSH n°31, 31 juillet 1915.
39 Sur les organisations cartellaires régionales, voir FELIX, Karl, Preisabreden im schweizerischen Hotelgewerbe. Ein Beitrag zur Erforschung der Kartelle, Luzern, Bucher A.G., 1934, p. 86-99.
40 « De la politique des prix », RSH n°18, 29 avril 1916.
41 « Extrait du procès-verbal de l’Assemblée générale ordinaire (17 juin 1916) », RSH n°27, 1er juillet 1916.
42 « Extrait du procès-verbal de la séance extraordinaire du conseil de surveillance (17 novembre 1918) », RSH n°49, 2 décembre 1916.
43 « Extrait du procès-verbal de l’Assemblée générale ordinaire (18 mai 1917) », RSH n°22, 2 juin 1917.
44 « Extrait du procès-verbal de la séance extraordinaire du conseil de surveillance (samedi 10 novembre 1917) », RSH n°47, 24 novembre 1917.
45 « Extrait du procès-verbal de l’Assemblée générale ordinaire (15 juin 1918) », RSH n°26, 29 juin 1918.
46 « Extrait du procès-verbal de l’Assemblée générale extraordinaire (28 novembre 1918) », RSH n°50, 14 décembre 1918.
47 SSH, Geschäftsbericht 1919, p. 8 et 15. Le nombre total de lits en Suisse utilisé pour le calcul est celui de 1913 indiqué dans RITZMANN-BLICKENSTORFER, Heiner, et SIEGENTHALER, Hansjörg (dir.), op. cit., p. 741, tableau M.3.
Auteur
Titulaire d’un master en histoire de l’Université de Lausanne, auteur et co-auteur de plusieurs articles sur l’histoire économique et sociale du tourisme et de l’hôtellerie, il mène actuellement une thèse sur la politique hôtelière suisse de la première moitié du XXe siècle sous la direction de Laurent Tissot (Université de Neuchâtel).
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