La Dauphiné Leave Area : une armée au service de ses soldats ?
p. 85-96
Texte intégral
1Cette phrase extraite du Dauphiné Doughboy2 pourrait être celle d’un simple touriste émerveillé par son voyage (et ce ne serait pas totalement faux) pourtant, il s’agit de l’extrait d’une lettre de remerciements écrite par un soldat américain permissionnaire en Dauphiné, à l’association qui avait organisé son repos, sa « permission ». Comment se fait-il qu’en cette période de guerre un soldat américain se comporte comme un touriste sans que ce soit incongru ? Pour l’armée américaine, organiser le « ravitaillement moral » de son contingent est une prérogative importante, imaginée dès son arrivée en France, en association avec la Young Men’s Christian Association (YMCA). En janvier 1918, la promulgation du General Order n°6 sera l’aboutissement de cette démarche3. Il définit qu’après quatre mois de service, le soldat dispose de sept jours de repos, dans une zone prévue et aménagée par l’armée et la YMCA.
2Après la déclaration de guerre faite à l’Allemagne le 6 avril 1917, les États-Unis mettent fin à leur neutralité. Pour le Président Wilson, la guerre est un mal nécessaire pour le retour à la paix et l’instauration d’un nouveau modèle diplomatique axé sur la démocratie : la future Société des Nations. Le défi est de taille pour le général Pershing à la tête de l’American Expeditionary Force (AEF) en Europe. Il doit créer de toute pièce une armée de masse adaptée aux débuts de la guerre industrielle, bien loin de l’armée de métier aux effectifs réduits dont il dispose4. Dès juin 1917, environ 14 000 hommes accostent à St-Nazaire5. À la fin du conflit, le contingent en France sera composé de deux millions d’hommes, soit autant de troupes susceptibles de bénéficier du General Order n°6 accordant une permission en France6.
3Parmi les régions françaises retenues pour accueillir les « Sammies », une se distingue par son potentiel touristique : la Dauphiné Leave Area, la zone de permission du Dauphiné. Dans un ouvrage publié en 1928, James Sprenger et Franklin Edmonds, à la tête de l’organisation des zones de permission de la YMCA78, admettent à son propos : « il est couramment admis qu’aucune autre zone de permissions n’a offert autant de possibilités de divertissements, mais c’est également la zone qui a connu le plus de problèmes »⁸. Une histoire méconnue s’est donc écrite en Dauphiné, qui a vu le débarquement d’un flot renouvelé de permissionnaires américains. Nous nous proposons de comprendre comment l’armée américaine et la YMCA se sont organisées pour subvenir aux besoins des soldats, s’occuper de leur quotidien et tirer avantage du potentiel touristique du Dauphiné, alors même que le conflit faisait rage.
La Création de la Dauphiné Leave Area
L’Isère pendant le conflit
4Située dans le sud-est de la France, l’Isère est à la veille du premier conflit mondial un territoire agricole peuplé de plus de 500 000 habitants. C’est aussi une région qui connaît un nouvel essor industriel amorçant une vague de migrations des zones montagneuses vers les zones urbaines. La Houille blanche, l’énergie tirée de la force hydraulique, est un des atouts indéniables d’un département au fort potentiel industriel. Entre montagnes et stations thermales, le département ne manque pas d’atouts pour attirer les vacanciers et leur proposer des lieux de ressourcement. Même en temps de guerre, comme le rappelle la journaliste Marie Lera en 1918, « le tourisme est, pour les habitants de ce pays privilégié, une source inépuisable de profits. À la déclaration de guerre, toutes les villégiatures avaient cessé. À l’été 1915, la situation s’améliora, et la saison de 1916 fut excellente : tous les hôtels étaient pleins »9.
Une création de l’armée et de la YMCA
5La YMCA est une association chrétienne fondée à Londres en 1844. Depuis, elle essaime dans le monde occidental. À l’origine, son objectif est de favoriser la rencontre entre les chrétiens. Par la suite, l’association s’est donnée pour mission de contribuer au développement personnel des individus, tant sur le plan physique et intellectuel que spirituel. Cette œuvre est symbolisée par son emblème, le triangle à trois bandes rouges : pour signifier la prise en compte de l’esprit, du corps et de l’âme. « Interconfessionnel, indépendant de l’Église et ouvert aux jeunes », ce mouvement offre au soldat un soutien et un réconfort moral10.
6S’engageant suivant cette logique dans la Première Guerre mondiale, la YMCA américaine s’implique tout particulièrement dans les foyers du Soldat, initiative française conduite par Emmanuel Sautter, membre de la YMCA européenne. À la déclaration de guerre américaine en 1917, l’effort est encore accru. La création des Leave Areas se fait en collaboration étroite entre l’armée et la YMCA, influencée par les hommes et les méthodes de la YMCA des États-Unis11. L’armée est chargée de la logistique (transports, logement, repas, surveillance, poste, santé) tandis que les secrétaires de la « Y » organisent les divertissements, les sorties culturelles, le sport, le service religieux (tout cela en accord avec le programme du triangle aux trois bandes) et s’attachent à recréer une petite Amérique dans chacune des villes sélectionnées. Durant la période, ils seront ainsi 1 244 375 militaires américains à bénéficier de ce système12. Dix-neuf zones de permission sont créées, réparties sur 39 villes13. La première zone à être inaugurée, le 15 février 1918, est la Savoie Leave Area avec les villes d’Aix-Les-Bains, Chambéry et Challes-les-Eaux, un choix réalisé par la YMCA après des prospections et des conseils de l’Office National du Tourisme14.
Grenoble, Uriage-les-Bains et Allevard-les-Bains, trois villes à l’heure américaine
7Lorsque le 27 octobre 1918, les 1 200 premiers permissionnaires débarquent à la gare de Grenoble au son de la musique américaine, les habitants sont interloqués1516. Les journaux donnent une vision patriotique de l’événement. Gardée secrète, cette arrivée connaît rapidement un accueil enthousiaste de la part des Grenoblois. Ce sont au total 39 099 soldats et officiers qui visitent la zone1718. La Dauphiné Leave Area est la quatrième zone créée après la Savoie, la Bretagne et l’Auvergne. Elle reste active jusqu’au 6 mai 19191⁸. Les Américains espèrent obtenir 3 000 lits dans le département19. Du fait de la présence de réfugiés, l’accueil sera réduit à 2 412 lits. On peut donc estimer une présence hebdomadaire d’environ 1 600 permissionnaires.
8Administrée par David D. Lee pour la YMCA et le Major J. C. Mc Cullough20 pour l’armée américaine, l’installation est facilitée par le relais de l’Office National du Tourisme en Isère et du Touring Club de France. À Grenoble, un comité est composé de la municipalité, du Syndicat d’initiative, de la Compagnie PLM et d’un représentant des hôteliers de la ville21. L’enjeu est triple pour les accueillants : soigner les relations franco-américaines, gérer une manne financière d’ampleur, et réaliser par l’intermédiaire de ces soldats vacanciers une promotion du territoire à l’international.
9Grenoble, Uriage-les-Bains et Allevard-les-Bains sont choisies22. Reliées à Grenoble par le tramway et le train, ces deux stations thermales renommées disposent d’un complexe hôtelier moderne, au cœur du massif de Belledonne. Pour la distraction des permissionnaires, les casinos sont sortis de leur sommeil et deviennent des salles de réunions, de jeux, de spectacles ou de bals. Les deux sites disposent d’installations sportives pouvant accueillir basket, baseball, tennis, athlétisme. De nombreux concours sont organisés, et les sports alpins sont proposés23.
10Comment s’organisent les Américains au sein de cette zone ?
11Pour le logement des permissionnaires, onze hôtels sont loués à Grenoble, huit à Allevard et quatre à Uriage24. Au début de son installation, l’armée négocie le prix avec les hôteliers. Les chambres sont payées par l’armée de 12 à 14 francs par jour avec trois repas et un bain25. Pour son personnel et ses activités, la YMCA et l’armée occupent à Grenoble onze bâtiments, dont deux spécifiquement dédiés à l’accueil des permissionnaires : la Wet et la Dry Canteen. La première propose une restauration, avec vente de sandwichs, de repas légers, et de boissons sans alcool. La deuxième concentre surtout les activités récréatives (cinéma, théâtre et spectacle)26. Les deux proposent une salle de lecture et d’écriture. La Wet annonce en février 1918 recevoir environ 700 soldats par jour et totalise un bénéfice d’environ 23 500 francs en février. L’armée ne manque pas non plus d’activités. Son service des postes tourne à plein régime, expédie quotidiennement 20 000 courriers. Le service de santé annonce, en janvier 1919, avoir vu passer plus de 35 000 hommes entre les trois villes de la zone. La YMCA est majoritaire avec ses 66 « secrétaires » dont 37 femmes27. L’armée compte 17 officiers et deux soldats blessés affectés à son service des postes28. Non compris dans ce chiffre, il faut noter en Isère la présence originale d’un Service chimique de guerre américain, installé au sein de l’usine de chlore liquide de Pont-de-Claix pour la production de gaz de combat. Peu développé, le service produira 2 000 cylindres jusqu’à l’armistice29.
Le quotidien du soldat au sein de la zone
L’arrivée du soldat : les enjeux du projet
12Occuper les esprits, éloigner les soldats de la tentation des débits de boissons et de ses « Mam’zelles », proposer un encadrement éducatif, sportif, religieux et culturel, tels sont les enjeux de l’opération. Dans une relative liberté, le permissionnaire peut profiter d’un dispositif conçu pour son seul plaisir. La YMCA occupe un rôle prépondérant dans ce dispositif, elle est le bras armé de l’AEF dans le domaine du divertissement. L’illustration la plus probante se trouve dans les brochures distribuées aux permissionnaires30:
« POURQUOI ÊTES-VOUS ICI ? Vous êtes ici parce que l’Amérique est fière de vous. Votre gouvernement vous a envoyé en France pour une tâche difficile. Vous l’avez fait. Vous avez couvert de gloire votre pays et vous-même […] MAINTENANT L’ONCLE SAM VEUT QUE VOUS PROFITIEZ. Vous avez gagné le droit à une saine détente et un véritable amusement. ALLEZ-Y ».
13Ou encore dans les journaux édités par la YMCA :
« La YMCA américaine est ici pour vous accompagner. Dans ses différents foyers de cette zone, elle a créé quelque chose qui ressemble à la maison […] Trois fois bienvenue à vous les hommes en kaki ! Bon vent ! Bonne santé ! ET PASSEZ DES VACANCES ROYALES DANS LA ZONE DE PERMISSION DU DAUPHINÉ ! »31.
14Si l’établissement des permissions du côté français est le fruit d’un long cheminement, cette décision est immédiatement prise du côté américain. Cette armée prend vraiment soin de ses soldats, à en croire le Major Mc Cullough en charge de la zone : « Ici, c’est une zone de permission. Elle a été créée pour votre seul plaisir et votre divertissement. Aucun gouvernement n’a jamais été aussi attentionné envers ses soldats que le vôtre »32. Force est de constater que la YMCA s’est muée en un véritable tour operator et bureau d’informations touristiques locales. Les permissionnaires en recherche d’informations peuvent se rendre aux différents établissements du YMCA. Le Dauphine Doughboy recense les demandes faites au personnel de la Dry Canteen : « Mademoiselle, une information, est-ce que le circuit pour le Museum est déjà parti ? » ou encore « Excusez-moi Madame, y-a-t-il un spectacle ce soir ? »33
Organisation d’une permission
15Le soldat n’est pas livré à lui-même dans l’organisation de son séjour. À partir de la Dry canteen, la YMCA organise onze excursions et visites différentes par semaine. On peut résumer le programme ainsi : Envie de culture ? La YMCA organise trois fois par semaine une visite au Museum de Grenoble, aux Cryptes Saint-Laurent et au Palais de Justice. Une visite de la galerie d’art de la ville est également proposée deux fois par semaine, ainsi que des découvertes du centre-ville 34. Envie d’évasion ? La YMCA propose trois fois par semaine de découvrir la Bastille, les cuves de Sassenage, les villages de Corenc et Pont-de-Claix. Des visites sont également prévues une fois par semaine au château de Vizille ainsi qu’une découverte des Alpes avec le train de la Mure35. Envie de découvrir l’industrie locale ? Des visites spéciales des entreprises ont été imaginées (c’est une des spécificités de la Dauphiné Leave Area36) pour découvrir trois fois par semaine l’industrie du papier à Lancey, la faire connaître (et pourquoi pas exporter la technologie de l’hydroélectricité) et une fois par semaine la manufacture de gants à Grenoble et l’élevage de poissons à Vizille. Envie d’aventure ? C’est là surement le point fort de la zone. En fonction des conditions météorologiques, de nombreuses randonnées et excursions en direction du Vercors, de la Chartreuse et du monastère de la Grande Chartreuse sont programmées37. Ces sorties sont accompagnées par un guide local, membre du Club alpin français, ou par un secrétaire du YMCA38.
16Le YMCA verse également dans le tourisme militaire. Il organise la visite de fort Barraux qui a vu l’internement d’officiers allemands, avec pour guide un Diable Bleu39. La YMCA capitalise même dans ce domaine-là, en vendant en plus des tickets de train, des livres et des « casques allemands et croix de fer ; baïonnettes françaises et casques de Tommy; appareils photo, montres, jumelles et même des revolvers » 40. Enfin, pour dresser un portrait complet de ce programme, il faut souligner l’importance des spectacles et des animations nocturnes. Uriage fait figure de proue en ce domaine. Du 27 novembre 1918 au 1er avril 1919, 108 spectacles se sont tenus au sein de son casino occupé par la YMCA. Elle devient la seconde ville de France en matière de production de spectacles parmi toutes les Leave Areas41. Uriage reçoit, comme Grenoble et Allevard, les compagnies militaires qui sillonnent le territoire national. À ces spectacles, il faut ajouter parades, bals, soirées costumées, conférences, films et concerts.
Permissionnaires au rapport
17Que pensent les permissionnaires de leur séjour ? L’accueil semble chaleureux. Le Dauphine Doughboy, soucieux d’envoyer le message le plus rassurant possible aux familles américaines et aux donateurs de l’œuvre, se fait l’écho de commentaires enjoués. Sur Allevard, le première classe Ben Schwarz apprécie tout particulièrement les randonnées et les bains ouverts alors que la station ne fonctionne pas pour le public habituel :
« Je passe mes vacances à Allevard cette semaine et je veux dire que je passe un moment inoubliable. Les randonnées que nous faisons tous les jours, matins et après-midi, sont superbes […] Pour le confort, mon hôtel est comparable aux meilleurs de Paris ou de Lyon. Le bain minéral que nous avons ici vous revigore et vous donne la sensation d’être un nouvel homme »42.
18À Uriage, le Caporal Henry E. Stamm revient sur l’importance du programme à sa disposition :
« Oui, on m’a envoyé à Uriage, une station estivale au pied des Alpes, et j’en suis très heureux. Ici la « Y » y occupe son meilleur bâtiment et offre le meilleur service. Un énorme bâtiment est utilisé, assez large pour contenir un fumoir, une salle de repas, un comptoir de renseignement, un billard, un hall, une salle de jeux, une salle de bal, une salle de lecture et d’écriture, et une scène avec un spectacle tous les soirs. Durant la journée, une des dames du « Y » vous amènera au Château construit au Xe siècle [sic Uriage]. Après le dîner vous pourrez aller visiter une petite ville et son Château dans lequel la Révolution française a commencé [sic Vizille]. Des bals sont organisés les après-midis »43.
19La presse locale soucieuse de promouvoir un sentiment de fraternité envers l’allié américain, publie une lettre adressée au journal remerciant l’hôte de son accueil chaleureux :
« Pendant notre séjour, hélas trop court, nous avons été reçus royalement : notre YMCA nous a bien divertis. Vous, Madame Pierre Vaillant, vous Mme et Mlle et M. Xavier Drevet, vous nous avez montré de bien belles choses à travers votre ville, monuments, palais de justice, musées, etc. ; dans notre langue, vous nous avez donné des explications intéressantes et instructives sur votre pays et sur le séjour du glorieux et mémorable général Lafayette en Dauphiné. »44
20À leur début, les permissions instaurées par l’AEF ne sont pas vues d’un bon œil par les soldats. Les rumeurs parlent de contraintes d’horaires et d’obligations strictes. Mais rapidement, la relative liberté et la diversité du programme feront taire les critiques. En Isère comme ailleurs, les efforts de la YMCA sont récompensés par les appréciations positives de ces « vacanciers ». Dans ces différentes zones, les permissionnaires apportent un regain d’activité, une animation, un enthousiasme. Leur présence réveille ces zones touristiques en somnolence.
Soldat et Civil
Permissionnaires et secrétaires YMCA
21Dans une note destinée aux permissionnaires, le lieutenant E.J. Winslett détaille sa vision du travail du personnel de la YMCA. Leur mission est d’accompagner le soldat. La présence féminine américaine est particulièrement appréciée par les permissionnaires. Ils en font grand cas dans les colonnes du Dauphine Doughboy. Elles sont un petit bout d’Amérique, parlent leur langue, partagent leur culture… Comme toujours, leur rôle ne se limite pas à une simple présence puisqu’elles assurent des missions essentielles au fonctionnement comme logisticiennes, guides d’excursion, cuisinières, directrices…
22Si les infirmières, les Nurse de la Croix Rouge, pansent les plaies du soldat, les « Y » girls pansent l’âme du militaire, et soignent le moral des permissionnaires. Leur présence, dans la chaste position de mère ou de sœur, est un réel soutien comme le rappelle le soldat Joseph L. Aranach dans les colonnes du Dauphine Doughboy : « Les femmes du « Y» garderont toujours une place dans mon cœur, détrônées seulement par ma chère et tendre femme restées au pays. Les divertissements qu’elles apportent aux gars, comblent le vide qui nous sépare de ceux restés à la maison »45. Elles apportent également ce soutien auprès des convalescents. Une de leurs missions est la visite des blessés américains à l’hôpital de Grenoble. En ces lieux, elles apportent une présence réconfortante à ces soldats en terre étrangère. Le soldat convalescent H. La Bonte souligne à ce propos : « Mademoiselle Thomas m’a rendu visite tous les jours, et m’a amené des cookies et du chocolat. [...] Croyez-moi, c’était comme-ci j’étais à la maison »46.
Permissionnaires et Français
23Si le contact entre Américains et Dauphinois (autorités locales, hôteliers, acteurs du tourisme) s’est établi dès les prémices de l’installation américaine, ce lien s’est maintenu en soutien d’une YMCA au fonctionnement autonome. Il s’affiche clairement lorsque le Syndicat d’initiative de Grenoble édite et fournit gratuitement au YMCA 5 000 brochures en anglais sur Grenoble et ses environs47. Puis, lorsque la section iséroise du Club alpin français encadre une douzaine de randonnées au départ de Grenoble et fournit à la YMCA renseignements, programmes et itinéraires pour qu’elle puisse organiser ses propres excursions48.
24Ce lien est également visible à travers le rôle du Comité dauphinois d’action franco-américaine. Se trouvent rassemblés là une grande partie de la haute société grenobloise, des universitaires, des grands patrons (Aimé Bouchayer et M. Raymond), des représentants des institutions locales (mairie, préfecture, chambre de commerce, armée française et ambassade américaine), de grandes sociétés de tourisme local (Club alpin français, Syndicat d’initiative de Grenoble et du Dauphiné, Société des touristes du Dauphiné) ainsi que des concitoyens anglophones. L’enjeu est d’accompagner la YMCA dans sa mission mais aussi de créer une rencontre entre deux peuples au sein des villes, alors que les interactions sont limitées. Dissiper les incompréhensions, tenter de faire tomber les barrières entre Français et Américains s’avère une action nécessaire.
25Pour cela, deux initiatives sont mises en place. Les soirées franco-américaines proposant des animations « musicales et récréatives » hebdomadaires, où se produisent artistes français et américains, mêlant quelques centaines de ressortissants49. Puis les « French homes » qui permettent aux soldats et aux officiers américains d’être à tour de rôle reçus au sein d’un foyer français. Si l’on ne connaît pas le nombre de permissionnaires ainsi reçus, on sait qu’en mars 1919, 36 familles grenobloises, parmi les plus aisées de la ville, se sont inscrites pour accueillir des Américains50.
26Si des contacts entre Français et Américains existent, ils restent tout de même peu nombreux. Les permissionnaires profitent d’abord des services mis à leur disposition par la YMCA. On en trouve l’illustration la plus probante sur le plan religieux. Même si un emplacement leur est réservé en l’église St-Louis et en celle d’Uriage, la majeure partie du service religieux est pris en charge par la YMCA, en application du fameux triangle rouge, emblème de l’organisme (corps, esprit, âme). Grâce à un aumônier de l’armée américaine et aux secrétaires de la « Y », l’association organise trois services le dimanche à Grenoble, deux à Allevard, et un à Uriage. À cela s’ajoutent des conférences et des études de textes.
27Le dispositif américain fournit donc aux soldats hébergement, restauration, distraction et religion, mais limite ainsi les contacts avec la population. Il est pourtant un domaine auquel la YMCA n’a jamais tenté de répondre, et pour cause, c’est celui de la sexualité des permissionnaires.
Permissionnaires et prostituées
28La position américaine, celle du général Pershing, est claire sur le sujet : pour lutter contre le péril vénérien, le seul remède est la continence51. Cela se traduit dès décembre 1917 par le placement off limits des maisons de tolérance françaises, provocant de manière indirecte l’augmentation de la prostitution clandestine. Ainsi, à Grenoble comme ailleurs, l’arrivée des Américains s’accompagne de prostituées attirées par l’appât du gain. Et cela au grand dam du maire, du préfet et du commissaire, qui font rapidement part aux autorités américaines de leur inquiétude vis-à-vis de la moralité dans la ville. Hypollite Müller, conservateur du Musée dauphinois, raconte des scènes de rue :
« Les Américains sont assaillis par des gamins qui leur disent “good naït” [sic] bonne nuit, et les emmènent au domicile des femmes qui emploient cet ignoble moyen, pour racoler les soldats américains qu’elles savent munis de beaucoup d’argent »52.
29Les journaux s’offusquent également, avec une certaine retenue pour ne pas froisser l’allié : « Au moment même où les permissionnaires américains sont nombreux, on se plaint beaucoup de la malpropreté morale qui dépare totalement le soir certaines rues et jardins de la ville »53. Si le phénomène n’a rien de spécifique aux troupes américaines, il est amplifié par la richesse de ces soldats rendant les prostituées « encore plus entreprenantes »54. Allevard est également touchée, la police opère une rafle en mars sur des femmes étrangères « qu’attirait la présence des soldats américains »55.
30Si les autorités américaines se refusent à modifier leur fonctionnement et à se rallier au modèle français prônant une sexualité sous contrôle militaire, le service de santé américain avance son propre modèle : les stations prophylactiques. Une seule est installée à Grenoble. Elle permet au soldat d’obtenir un traitement post-coïtal. Ce système ne se base pas sur le seul bon vouloir du soldat. S’il contracte une maladie mais n’apparaît pas dans les registres de la station, il s’expose à la cour martiale et à une suspension de solde de trois mois. Plutôt que le contrôle, l’armée américaine prône l’autoritarisme et la pénalisation. Cela ne semble pourtant pas porter ses fruits à Grenoble, à en croire l’auteur de Veneral diseases in the American Expeditionary Forces qui distingue la ville comme seconde après Nîmes pour les nouveaux cas de maladies vénériennes56. La situation s’améliore toutefois à partir de février 1919 avec une reprise en main par l’armée américaine, s’exprimant même dans la presse locale par l’entremise du Comité franco-américain afin de rassurer la population :
« En raison des critiques auxquelles a donné lieu l’attitude de certains soldats américains dans les rues et les lieux publics de Grenoble et dont la presse locale s’est fait dernièrement l’écho je tiens, en qualité de Commandant en Chef du Centre de Permissionnaires de Grenoble, à donner l’assurance à la population de la ville que l’autorité militaire américaine se rend parfaitement compte de la situation et est loin de s’en désintéresser. »57
31Chaque semaine à Grenoble, environ 46 traitements prophylactiques sont distribués pour un contingent de 100 permissionnaires58. Ce chiffre semble particulièrement important au vu de ce qui est constaté dans les bases militaires habituellement.
32Le départ des derniers permissionnaires en mai 1919 après six mois de cohabitation ne referme pas encore le chapitre de la Dauphiné Leave Area. En effet, depuis avril 1919, 410 étudiants soldats américains59 se sont inscrits à l’université de Grenoble pour une durée de 4 mois60. Logés dans un lycée, à l’hôtel ou au sein de familles grenobloises, ils bénéficient d’une expérience et d’une attention toute particulière61. Des cours de langue et de culture française leur sont proposés en plus de leur cursus. La part belle est également faite à la géographie nationale et à la spécificité des massifs montagneux dauphinois62. Des professeurs remplacent les guides de la YMCA et organisent de véritables excursions avec visites guidées. Si seulement huit étudiants obtiennent un certificat d’études, tous bénéficient d’une plus grande immersion dans la société que les autres permissionnaires. Pourtant, ceux-ci reproduisent les mêmes schémas, recréant à Grenoble l’organisation d’une université américaine avec ses propres sports et ses propres clubs63. Toutefois, par l’intermédiaire de ces étudiants et de cette expérience inédite, se nourrit l’espoir de promouvoir la région et le tourisme du Dauphiné outre-Atlantique64. The Alpine American, organe de presse des étudiants américains de Grenoble à destination des États-Unis, remplit d’ailleurs ce rôle et devient une véritable vitrine de la vie trépidante d’un étudiant américain en Isère65.
33Au départ des derniers membres du contingent américain en juillet 1919, l’Isère et Grenoble retrouvent un semblant de visage d’avant-guerre. La présence américaine ne laissera pour toute trace que trois plaques commémoratives à Grenoble, Allevard et Uriage, suscitant l’interrogation du passant un tant soit peu curieux. Cent ans après, il est temps de lever le rideau sur cet épisode de guerre si peu connu, qui replace le soldat dans sa dimension humaine. Il n’est pas considéré uniquement comme une machine à exécuter les ordres, mais comme un homme dont on se doit aussi de prendre soin.
Notes de bas de page
2 Journal d’informations destiné aux permissionnaires en Isère publié et distribué par la YMCA. Rempli de reportages sur le quotidien, il permet de rappeler à chacun les conditions de séjours et de rassurer les familles.
3 SPRENGER, James et EDMONDS, Franklin, The Leave Areas of the American Expeditionary Forces, 1918-1919 : Records and Memories, Philadelphia, John C. Winston Company, 1928, p. 5-6.
4 TURBERGUE, Jean-Pierre (dir.), La Fayette nous voilà : les Américains dans la grande guerre, Triel-sous-Seine, Italiques, 2008, p. 86.
5 KASPI, André, Le temps des Américains : le concours américain à la France en 1917-1918, Paris, Institut d’histoire des relations internationales contemporaines, 1976, p. 75
6 Le General Order n°6 ne prévoit pas à l’origine le logement du soldat. Le General Order n°38 accorde au soldat permissionnaire un statut de travail, obligeant ainsi l’armée à lui fournir le logement, démocratisant ainsi l’accès à la permission.
7 YMCA INTERNATIONAL COMMITTEE, Summary of world war work of the American YMCA, New-York, International Committee of Young Men’s Christian Associations, 1920, p. 172-173.
8 SPRENGER, James et EDMONDS, Franklin, op. cit., p. 21.
9 LERA, Marie, Les provinces françaises pendant la guerre, Paris, Perrin et cie, 1918, p. 146. L’auteur ne précise toutefois pas la part de réfugiés occupant les hôtels.
10 TROCME, Hélène, « Un modèle Américain transposé : les foyers du soldat de l’union Franco-Américaine (1914-1922) », in COCHET, François, GENET-DELACROIX, Marie-Claude et TROCME, Hélène, Les Américains et la France : 1917-1947, Paris, Maisonneuve & Larose, 1999, p. 6.
11 Si le General Order n°6 ne s’adresse pas directement aux YMCA des États-Unis pour encadrer le projet des Leave Areas, ses dirigeants en sont issus.
12 SPRENGER, James et EDMONDS, Franklin, op. cit., p. 32-33, Tabular Summary-Leave Area Departement. Parmi les permissionnaires accueillis, 457 704 le sont pour une semaine, et 786 671 pour une journée ou un week-end.
13 Ibid.
14 Ibid., p. 5.
15 Le Dauphiné du novembre 1918 avance ce chiffre tandis que Le Petit Dauphinois du 28 octobre 1918 parle de 600 permissionnaires. Au vu du nombre total d’Américains reçus, le premier chiffre nous paraît plus probable.
16 Le Petit Dauphinois, 3 novembre 1918.
17 SPRENGER, James et EDMONDS, Franklin, op. cit. Parmi les permissionnaires accueillis, 36 099 le sont pour une semaine, et 3 000 pour une journée ou un week-end.
18 AM Grenoble, 4H46, lettre du Colonel J.S. Battle au maire de Grenoble, 18 avril 1919.
19 Le Dauphiné, 3 novembre 1918.
20 Auquel succède le Lieutenant-Colonel Robert J. Binford et le colonel J.S. Battle.
21 La croix de l’Isère, 14 octobre 1918.
22 Le site de la Motte-les-Bains fut initialement retenu, mais abandonné au bout d’une semaine de service car trop inaccessible.
23 KF YMCA Archives, The Dauphine Doughboy, 8 février 1919 : « Les soldats s’essaient au ski à Uriage » : « Les Doughboys roulaient et dégringolaient dans tous les sens, les skis volaient dans toutes les directions ». Voir également les éditions du 25 janvier 1919, du 15 février 1919 et du 15 mars 1919. À Allevard, la vente du stock des skis de la YMCA à un habitant permis la fondation du Ski Club Allevardin, Le Dauphiné Libéré, 31 décembre 1960.
24 AD Isère, 170 M 1. Le maire d’Allevard parle alors d’une présence journalière de 700 permissionnaires.
25 AM Grenoble, 4 H 46.
26 American Y.M.C.A, Dauphine Leave Area for American Soldiers, Grenoble, Imprimerie Edouard Vallier, 1918, p. 4-5 et KF YMCA Archives, The Dauphine Doughboy, 1e février 1919, 18 janvier 1919, et 15 mars 1919.
27 Ibid., 15 mars 1919. On compte ainsi 38 secrétaires du YMCA à Grenoble, 13 à Allevard et 15 à Uriage.
28 Ibid., 22 février 1919, 5 avril 1919.
29 AD Isère, 170 M 1. Une baraque Adrian est installée pour les troupes sans que l’on connaisse leur nombre. CHAMBRUN, Aldebert, et DE MARENCHES, Charles, L’armée américaine dans le conflit européen, Paris, Payot & cie, 1919, p. 237.
30 American Y.M.C.A, To our American boys on leave in France Dauphine Leave Area Grenoble - Allevard - Uriage, Grenoble, imp. Générales, 1918, p. 5.
31 KF YMCA Archives, The Dauphine Doughboy, 18 janvier 1919.
32 Ibid.
33 Ibid., 15 mars 1919.
34 Ibid., 1er février 1919 et 29 mars 1919.
35 Ibid., 8 février 1919.
36 SPRENGER, James et EDMONDS, Franklin, op. cit., p. 21.
37 KF YMCA Archives, The Dauphine Doughboy, 29 mars 1919.
38 Ibid., 22 février 1919, et Le Dauphiné, 17 novembre 1918 et 23 mars 1919.
39 KF YMCA Archives, The Dauphine Doughboy, 5 avril 1919. Le nom de fort Barraux n’est pas mentionné par l’article, celui-ci décrit un fort à 30 km de Grenoble ayant détenu des officiers allemands. Il s’agit selon toute vraisemblance de fort Barraux.
40 Ibid., 15 mars 1919.
41 SPRENGER, James et EDMONDS, Franklin, op. cit., p. 39. Ces spectacles comprennent des « French Vaudeville » (avec acrobates, gymnastes, danseurs, ventriloques…).
42 KF YMCA Archives, The Dauphine Doughboy, 1er mars 1919.
43 Ibid, 1er février 1919.
44 Le Dauphiné, 17 novembre 1919.
45 Ibid., 19 avril 1919.
46 KF YMCA Archives, The Dauphine Doughboy, 22 mars 1919.
47 Archives de l’Office de Tourisme Grenoble-Alpes Métropole, Brouillons de procès-verbaux, 15 janvier 1919.
48 La Montagne, revue mensuelle du Club alpin français, n°135, mars-avril 1919 p. 88. Le Club alpin français encadre également des randonnées à Allevard.
49 Le Dauphiné, 23 février 1919, 6 avril, 16 mars et 25 mai 1919.
50 On compte parmi ces familles quelques célébrités locales, dont le peintre Berthier et le préfet Ténot. Cette liste reste néanmoins éclectique avec des membres des grandes familles grenobloises, des comandants, des médecins, des professeurs, un doyen d’université, des libraires, des banquiers, une institutrice…
51 KASPI, André, op. cit., p. 300.
52 AM Grenoble, 4 H 47.
53 Le Dauphiné, 29 décembre 1919.
54 NOUAILHAT, Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire : 1917-1919, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 130.
55 Le Dauphiné, 2 mars 1919.
56 WALKER, Georges, Veneral diseases in the American Expeditionary Forces, Baltimore MD, Medical Standard Book Co., 1922, p. 182. L’auteur impute cette situation au laxisme des dirigeants de la zone mais également à la difficulté de la surveillance au sein d’une ville aussi étendue que Grenoble.
57 AM Grenoble, 4 H 47, Petit dauphinois, 9 février 1919.
58 WALKER, Georges, op. cit., p. 20.
59 Comité de Patronage des étudiants étranger, Pour nos étudiants Américain, Grenoble, imp. Allier Frères, 1919, p. 32.
60 Le Dauphiné, 16 mars 1919. Voir également The Alpine American : The mirror and forum of the American students at the university of Grenoble, 25 juin 1919.
61 Ibid., 9 mai 1919.
62 Comité de Patronage des étudiants étranger, op. cit., p. 33-36.
63 The Alpine American : The mirror and forum of the American students at the university of Grenoble, 2 mai 1919.
64 Comité de Patronage des étudiants étranger, op. cit., p. 12-31. Une volonté qui transpire des différents discours lors de l’accueil des étudiants et qui est retranscrite par la publication.
65 The Alpine American : The mirror and forum of the American students at the university of Grenoble, 2 mai-25 juin 1919.
Auteur
Ancien attaché de conservation au musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère, travaille actuellement au sein de l’Office de Tourisme Grenoble-Alpe Métropole. Il a notamment contribué à la réalisation des expositions « À l’arrière comme au front, les Isérois dans la Grande Guerre » et « Poilus de l’Isère ». Ses recherches portent principalement sur la présence militaire américaine en Isère.
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