Conclusion
p. 255-265
Texte intégral
1Cet ouvrage s’est efforcé de donner une vision d’ensemble de la problématique des langues dans le système éducatif public marocain en s’intéressant à plusieurs niveaux : celui de la sphère politique ; celui de la société civile et des médias ; celui plus développé et novateur des pratiques et des représentations des acteurs de l’école à l’intérieur de neuf établissements scolaires, à travers un travail d’immersion ethnographique dans ces établissements. Ce sont spécifiquement les relations entre les langues, les conceptions du savoir, et les mondes de références qu’elles incarnent et véhiculent au sein du système éducatif national, qui ont été interrogés et explorés, ainsi que la multiplicité de leurs enjeux politiques, sociaux, culturels et identitaires.
2Cette conclusion propose une synthèse des axes principaux qui se dégagent de l’ensemble des analyses élaborées dans les différents chapitres, ainsi que des pistes de réflexion et d’ouverture possibles pour des recherches ultérieures.
Langues et enjeux nationalistes en contexte de mondialisation de l’éducation
3Il apparaît dans l’ensemble de cet ouvrage que la question de la définition, de la perpétuation et de la protection de l’identité nationale, de la nation et de la tradition est centrale dans les manières dont les langues dans l’enseignement public marocain sont investies, tant dans les sphères politiques et sociales que jusqu’à l’intérieur des salles de classe, dans les modalités d’enseignement des langues, dans les appropriations et les relations individuelles et émotionnelles des acteurs de l’école face aux langues. Il n’est bien sûr pas question ici de sous-entendre que seul le système éducatif national marocain est touché par une telle problématique. Il serait notamment intéressant de développer la comparaison là-dessus avec d’autres pays arabes, comme nous avons pu l’entrevoir à de nombreuses reprises.
4Pour autant, plusieurs aspects de cette problématique se combinent de manière spécifique dans le système éducatif du Maroc et l’y rendent particulièrement aiguë. De forts enjeux nationalistes et identitaires investis dans les langues se sont enracinés dans son histoire coloniale, face à la violence culturelle imposée par la France coloniale à travers son système d’éducation ségrégatif du point de vue linguistique ; puis dans son histoire postcoloniale, suivant les aléas d’une politique d’arabisation de l’éducation inachevée parce que tributaire des fluctuations des enjeux politiques, géopolitiques et sociétaux, ainsi que de l’évolution des relations avec les autres pays arabes et leurs propres idéologies linguistiques, notamment autour de la structure diglossique de la langue arabe.
5Ces mêmes enjeux se nouent dans le rôle central donné à la langue arabe comme élément fondateur de la nation marocaine, rendu indissociable de la religion islamique et de l’identité arabo-musulmane ; dans le rôle restreint et ambivalent conféré à la langue amazighe dans une société où l’identité amazighe continue à faire débat ; dans le rôle central officieux et ambigu que conserve la langue française dans la société, l’économie et le marché de l’emploi marocains ; dans un contexte de mondialisation où les systèmes d’éducation sont de plus en plus évalués à l’aune de critères internationalisés qui tendent à discréditer les fonctionnements éducatifs nationaux et les langues nationales non réputées mondialisées au nom de l’efficience, de l’économie de marché et de la modernité.
6Dans les discours et les pratiques, cette dimension identitaire et nationaliste met en tension et/ou en opposition permanente ce qui est érigé comme des valeurs sociétales, voire civilisationnelles, dichotomiques : identité et altérité ; tradition et modernité ; national et international ; protectionnisme/fermeture et libéralisme/ouverture. On retrouve cette dichotomie dans les positionnements antagonistes aussi bien au niveau de l’État dans les sphères décisionnaires, au Palais royal, dans les partis politiques au gouvernement, au ministère de l’Éducation nationale (première partie) qu’au niveau de la société civile, dans les médias, chez les employeurs, les intellectuels, les diplômés et les étudiants (deuxième partie) et parmi les acteurs de l’école, administratifs, inspecteurs, enseignants, élèves et familles à l’intérieur et à l’extérieur des établissements scolaires et des salles de classe (troisième et quatrième parties).
7Les différentes langues en présence sont brandies dans les discours comme les étendards de ces valeurs civilisationnelles antagonistes et se retrouvent emmurées dans des idéologies qui les enferment dans des rôles, des fonctions, des statuts et des mondes de références figés, coupés les uns des autres, tout en étant chargés d’ambivalence.
8L’arabe est enfermé dans sa sacralité intouchable, la tradition et le passé glorieux sans être pour autant investi et développé réellement comme une langue possible de la modernité. L’amazigh est enfermé dans son rôle de « langue-patrimoine » ou « langue-musée ». Le français est enfermé dans ce qu’il représente de colonisation, de risque d’acculturation et en tant que symbole d’une élite francophone acculturée et manipulatrice, tout en étant prôné comme une langue d’accès à la mondialisation et à la modernité.
9Seuls l’anglais et l’espagnol – du moins dans les régions autrefois sous protectorat français – ne sont pas politiquement et idéologiquement chargés d’enjeux identitaires ambivalents, l’anglais surtout étant investi comme la langue de la mondialisation. Or, encore actuellement, malgré les aménagements prévus dans les nouveaux curricula depuis 2020-2021, il ne semble pas y avoir une volonté politique avérée et persévérante de mener une entreprise de concertation, de médiation et de réconciliation entre ces mondes de références clivés dans lesquels les différentes langues sont enfermées. Au contraire, il semble plutôt que ces idéologies sont souvent sciemment utilisées et dramatisées dans les luttes politiciennes pour mobiliser l’assentiment des foules.
10Des conséquences néfastes pour le système éducatif national en résultent. Les réformes sont imposées de manière précipitée, sans concertation ni débat public ; sans préparer les acteurs du terrain à les mettre en place ; souvent sans s’efforcer d’emporter leur adhésion, ni celle des familles, ni celle d’une grande partie de la société civile. Non seulement cette précipitation paralyse en partie le fonctionnement du système, mais, en plus, elle cristallise les rancœurs politiques et sociales, les clivages et les crispations.
11En effet, la problématique identitaire se double d’une problématique sociale dans la mesure où les acteurs de l’école publique vivent les langues aussi intérieurement comme les vecteurs d’une discrimination sociale qui les touche individuellement selon la ou les langues dont ils sont les locuteurs et selon la maîtrise qu’ils en ont, ce qui a des conséquences émotionnelles, relationnelles, sociales et professionnelles. Cela attise une forme de contestation politique et sociale qui se fait progressivement de plus en plus entendre. En effet, l’aménagement linguistique dans l’éducation est compris par beaucoup de ces acteurs comme une forme de complot destiné à garder le peuple uniquement arabophone dans l’ignorance et à lui barrer toute possibilité d’ascension sociale. Les responsables de ce complot ne sont pas explicitement nommés publiquement mais sont désignés comme une entité abstraite, le tahakkoum ou l’élite francophone, puissance dirigeante autoritaire acculturée, voire au service de puissances étrangères.
12Or, de tels enjeux identitaires, nationalistes et leurs répercussions sociétales sont également à l’œuvre dans les conceptions du savoir scolaire, les modalités de littératie et les pratiques d’enseignement de l’école publique marocaine qui les véhicule et les transmet à l’intérieur des salles de classe.
Un savoir scolaire et une forme de littératie identitaires
13Le système éducatif national marocain est lui aussi pris dans un dilemme pédagogique dichotomique entre, d’un côté, des critères d’enseignement, de réussite scolaire et de compétences valorisés comme relevant de l’identité, de la culture et de la tradition et, de l’autre, des critères internationaux décrits comme efficients et modernes. À nouveau ici, il ne s’agit pas de dire qu’il s’agit d’une spécificité marocaine puisque, comme nous l’avons vu à diverses reprises, la sociologie des curricula depuis Durkheim (1922) démontre qu’une des fonctions de tout système éducatif national consiste à s’efforcer d’assurer la continuité de l’identité sociale et nationale. Ce dilemme est bien plus aigu encore dans les pays en situation postcoloniale (Lange et Henaff, 2015) qui à la fois aspirent à réhabiliter et faire revivre leurs traditions précoloniales, recouvrer une identité, une culture et une authenticité jugées perdues, corrompues, voire anéanties par l’occupation coloniale, tout en s’efforçant de suivre dans le même temps le modèle mondialisé de développement qui valorise des performances scolaires pragmatiques et utilitaires.
14Cet ouvrage a mis au jour les singularités des formes que prend ce dilemme dans le système d’enseignement marocain, en combinant les apports de la littérature anthropologique sur les transformations des conceptions du savoir dans l’enseignement islamique au contact du développement progressif d’une institution scolaire centralisée d’État, et le travail ethnographique mené à l’intérieur des établissements et des salles de classe. Cette combinaison a permis de mettre en lumière un aspect rarement abordé et documenté dans les recherches portant sur l’école, à savoir l’importance de l’influence de l’histoire culturelle, religieuse et sociale du pays sur l’évolution, la superposition et l’intrication de conceptions du savoir différentes, voire contradictoires, à l’intérieur de son système éducatif national.
15En effet, ces conceptions du savoir sont loin d’être figées, unifiées et homogènes. Les critères mondialisés de performance scolaire prônés par les directives administratives technicistes sont en décalage avec ce que les acteurs de l’éducation sur le terrain – en premier lieu les enseignants – valorisent et transmettent comme savoirs et comportements éducatifs exemplaires. L’hypothèse est proposée que ces acteurs sont en grande partie imprégnés de l’héritage culturel et religieux et du prestige toujours vivace de l’enseignement islamique. Ce qui se passe à l’intérieur des salles de classe est donc non seulement le produit des interactions au sens de Goffman et des manières qu’ont les acteurs d’interpréter et d’incarner les directives institutionnelles, mais c’est aussi le produit de la confrontation et/ou de l’entrelacement entre ces directives et le prestige que représente cet héritage pour ces acteurs.
16Ont ainsi pu être identifiées des composantes récurrentes de ce qui est valorisé comme savoir et comme postures relationnelles dans les salles de classe entre enseignant et élèves, à savoir notamment : une forme d’élitisme qui privilégie un rapport individualisé entre l’enseignant et quelques élèves révérencieux et dévoués plutôt qu’un rapport au collectif de la classe dans la perspective d’une éducation destinée à tous ; des modalités de transmission où l’enseignant est l’unique détenteur du savoir, ne souffrant ni l’interrogation ni une véritable prise de parole personnelle et individuelle des élèves ; une pédagogie centrée sur la mémorisation et la récitation ; une forme de littératie qui passe par la lecture-récitation dans laquelle le sens du texte est moins important que son incarnation-célébration dans une lecture fluide et véloce à voix haute ; un savoir qui, pour être légitime, contient une forme d’ésotérisme et d’inaccessibilité et qui fonde son autorité sur l’écrit et une chaîne de transmission textuelle qui fait autorité.
17On identifie ainsi trois strates de conceptions du savoir qui se superposent, se confrontent et s’entrelacent à l’intérieur des pratiques d’enseignement de l’école publique marocaine : la conception du savoir islamique de l’enseignement traditionnel (en prenant la tradition au sens d’héritage culturel et social, sans, bien entendu, y ajouter aucune connotation dépréciative) ; une conception du savoir identitaire et patriotique, ou nationaliste, élaborée par les mouvements nationalistes sous le protectorat et progressivement développée et institutionnalisée après l’indépendance ; une conception du savoir mondialisée, dite moderne, issue des critères internationaux qui valorisent des compétences et des performances orientées de manière utilitaire sur la rentabilité professionnelle et économique de l’économie de marché mondiale.
18Pourtant, cette dernière conception surtout présente dans les textes officiels, les déclarations des acteurs politiques décisionnaires, ainsi que parfois dans les discours de certains enseignants de façon négative ou positive, est quasiment absente des pratiques d’enseignement auxquelles j’ai assisté ou alors sont interprétées de telle sorte à être adaptées et mêlées aux deux autres conceptions qui sont clairement les plus intériorisées et valorisées par les enseignants, surtout ceux qui enseignent l’arabe et le français.
19D’autre part, en s’inspirant de la théorie des « littératies multiples » de B. Street qui distingue entre « maktab » et « commercial literacy », il a été possible d’identifier une autre forme de littératie présente dans les cours d’arabe et de français à l’école publique marocaine, celle de littératie identitaire, qui est fort éloignée de celle théorisée et standardisée par les critères internationaux. Les modalités de cette littératie identitaire consistent à développer des compétences face à l’écrit visant à développer chez les élèves non seulement des discours, mais aussi un sentiment fortement intériorisé d’appartenance collective patriotique, nationaliste et religieuse. C’est le cas, comme nous l’avons vu, de l’enseignement de la langue arabe qui la construit comme le medium lyrique, épique, exalté et idéel d’un monde de célébration du passé glorieux précolonial du Maroc et du monde arabe dans sa globalité. C’est également le cas, à rebours, de l’enseignement de la langue française. Tandis que les cours d’arabe véhiculent une identité sur la défensive vis-à-vis de l’Autre non-arabe et non-musulman et de ses intrusions coloniales, politiques, sociales, économiques et culturelles potentielles, la langue française est construite par l’école comme le symbole ou l’émanation de cet Autre et mise à distance en tant que telle. Elle est enseignée comme une langue littéraire, technique et grammaticale, décrochée de la réalité, une langue dévitalisée, rendue inaccessible, incompréhensible et terrifiante, alors même que les élèves ont conscience qu’ils ont besoin de la maîtriser pour réussir leurs études supérieures et s’insérer plus tard sur le marché de l’emploi qualifié. Cette inaccessibilité accentue son altérité et le caractère menaçant qu’elle incarne comme étant la langue de l’Autre.
20Les pratiques de littératie dans ces deux langues sont proches dans les modalités de lecture-récitation qui célèbrent une langue de haute culture écrite mise à distance dont les formes d’appropriation par les élèves autres que la célébration de la complexité littéraire et grammaticale sont rares. Dans les deux cas, de manières différentes, ces deux langues ne sont pas enseignées afin de former les élèves à se les approprier, les manipuler, les transformer, à être des locuteurs-auteurs autonomes dans ces langues. L’arabe est construit comme le monde de l’identité, de la communauté, de l’entre-soi identitaire ; le français est construit en négatif comme un monde de contre-identité ou d’identité repoussoir.
21Les deux langues sont en quelque sorte traitées et figées en sœurs ennemies : elles sont chacune construites comme incarnant des mondes de références et des cultures en opposition et en compétition, des mondes emmurés dans leur palimpseste réciproque qui s’affrontent à coups de citations culturelles et morales sans jamais entrer en dialogue.
22Par contraste, l’anglais et l’espagnol, les seules langues à être véritablement enseignées comme des langues étrangères, ne sont pas chargées d’enjeux aussi passionnés et sensibles que l’arabe et le français politiquement, idéologiquement, culturellement et émotionnellement1. Les modalités de littératie enseignées relèvent davantage d’une littératie pragmatique proche des critères de performance scolaire mondialisés. Elles ne sont pas traitées comme des langues de « haute culture » écrite mais comme des langues d’usage pragmatique et quotidien qu’on peut comparer avec l’usage des dialectes.
23L’anglais surtout est construit comme une langue d’expression de soi dans laquelle on peut être auteur-locuteur. Il véhicule un monde qui n’est ni normatif ni prescriptif, ne reposant pas sur une autorité écrite à suivre et célébrer. L’espagnol, de son côté, est traité de façon plus ambiguë. Comme pour l’anglais, le monde de références véhiculé par les pratiques d’enseignement est un monde pragmatique, tourné vers la réalité actuelle et pratique. Cependant, dans le même temps, ce monde de références fortement ancré dans le réel est extrêmement encadré dans une approche normative et moralisatrice – sans recours à la religion cependant – qui censure la prise de parole et l’expression d’une position personnelle face à la parole professorale, comme dans les cours d’arabe et de français.
24On peut faire l’hypothèse que des formes d’intrication semblables de conceptions de savoir et de littératie identitaires se retrouvent aussi dans les systèmes éducatifs nationaux d’autres pays arabes. Eickelman (1978) compare l’évolution des conceptions du savoir dans le monde arabe, notamment au Maroc et en Égypte, en montrant comment, à partir des invasions napoléoniennes de la fin du xviiie siècle, le prestige des hauts lieux de transmission du savoir islamique, de leurs modalités de transmission et des statuts des hommes de savoir a été progressivement altéré et diversement transformé par les occupations coloniales. Selon lui, c’est ainsi que le rayonnement de la célèbre mosquée-université Al-Azhar au Caire en Égypte a été délibérément affaibli par le pouvoir colonial et mis en compétition avec des établissements éducatifs offrant une éducation de type européen. Il fait, cependant, l’hypothèse qu’au Maroc, malgré ce même processus, celles de Fès et de Marrakech ont été moins touchées du fait de la politique de gestion indirecte du protectorat français, ce qui, selon lui, aurait permis aux modalités de l’enseignement islamique de rester largement valorisées et mobilisées dans le système éducatif dit moderne (Eickelman, 1978 : 488). Une telle problématique mériterait d’être analysée dans d’autres pays – notamment l’Égypte – en combinant de la même façon ces apports de la littérature et un travail de terrain dans les établissements scolaires et les classes.
Identité citoyenne et ambivalence
25Le système éducatif public, à travers les cours d’arabe et de français en tout cas, propose ainsi des formes de citoyenneté et d’identité citoyenne particulières : il semble s’efforcer de former des défenseurs de la patrie et de la nation qui exaltent et célèbrent les valeurs épiques de la nation, de l’Islam, de l’identité maroco-arabo-musulmane ; des jeunes gens pétris de religiosité qui conçoivent le monde comme découpé en mondes antagonistes qui s’opposent à coups de valeurs et de palimpsestes irréductibles. L’identité citoyenne qui s’en dégage semble ainsi être celle d’un bon patriote, bon citoyen/sujet du royaume, bon musulman.
26Ces analyses rejoignent les propos de R. Bourqia qui décrit l’introduction de l’éducation islamique dans l’éducation publique à la place de la philosophie dans les années 1970 comme « un projet idéologico-politique » de l’État pour contrecarrer les mouvements d’opposition, notamment marxistes, en formant « de bons musulmans » (Bourqia, 2017 : 65). Elle décrit l’enseignement islamique tel qu’il est alors conçu comme véhiculant :
« […] un Islam menacé, d’où la réaction de le concevoir apologétique, contenant des vérités intangibles et affirmant que les musulmans représentent les meilleurs êtres sur terre. L’éducation religieuse est ainsi une religion qui fait face à un complot et tout musulman doit la défendre contre ce complot.
Par ailleurs, l’Islam contiendrait toutes les vérités que les sciences prétendent apporter comme connaissances. Les études islamiques au sein des universités vont donner de l’importance à une psychologie islamique, une écologie, une physique… et assurer que l’Islam supplante toutes les sciences2. » (Bourqia, 2017 : 66, termes soulignés par nous)
27Cette description concorde tout à fait avec plusieurs aspects présentés dans le chapitre consacré à l’enseignement de l’arabe et, de manière plus générale, avec une conception du savoir scolaire et des modalités de littératie identitaires. Cela montre que, même si le contexte politique, social et mondial ainsi que les acteurs, les équilibres et les choix politiques et géopolitiques ont changé depuis les années 1970, ce « projet idéologico-politique », continue aujourd’hui d’être mis en œuvre, en tout cas dans les cours de langues observés. Cela souligne combien la temporalité du monde de l’éducation est en décalage avec celle du monde politique et social extérieur dont l’évolution est bien plus rapide et volatile. Le monde de l’école est en partie clos sur lui-même dans la mesure où il vit en quelque sorte à l’écart de son temps. Ce qui lui est extérieur n’a de répercussions à l’intérieur de l’école qu’en décalage, qu’il s’agisse des réformes, de changements de programmes ou de démarches pédagogiques qui arrivent à contretemps auprès d’acteurs qui en sont souvent encore à adhérer aux précédentes et les appliquer.
28En revanche, les enseignements de l’anglais et de l’espagnol semblent s’efforcer de former un citoyen mondialisé, dont il est attendu qu’il soit autonome et performant, notamment sur le marché de l’emploi et dans l’économie internationale. En témoignent les contenus pragmatiques enseignés dans les deux langues, tels que les thèmes relatifs au monde professionnel en espagnol, et les situations d’expression et d’affirmation de soi ciblées dans les cours d’anglais.
29Un des mots qui revient fréquemment dans l’ensemble de ce travail et qui semble caractéristique de la question des langues dans le système éducatif national marocain est celui d’ambivalence. En effet, une forme d’ambivalence est à l’œuvre dans les positionnements et les pratiques langagières de l’ensemble des acteurs rencontrés face à la question des langues dans l’enseignement – et des langues au Maroc en général – aussi bien chez les acteurs politiques, que dans la société civile, chez les enseignants et les élèves de l’école publique. L’arabe fusha est survalorisé sans pour autant être développé de manière à devenir une langue fonctionnelle actuelle ; la darija est dévalorisée tout en étant la langue principale de communication et d’expression de soi ; l’amazigh est à la fois désormais reconnu et valorisé comme langue-patrimoine mais, en même temps, relégué à un statut pour le moins ambigu ou non reconnu ; le français est rejeté comme langue symbole de colonisation et d’acculturation tout en conservant son statut social et professionnel de premier plan ; l’anglais est vécu comme une échappatoire possible mais est aussi parfois teinté de suspicion en tant que langue impérialiste ; l’espagnol est aussi dans un entre-deux complexe.
30De la sorte, aucune langue ne fait l’objet d’un consensus apaisé ou réconcilié, aucune ne peut être investie pleinement et sereinement. Or, au-delà des langues elles-mêmes, une ambivalence semblable frappe les mondes de références qu’elles véhiculent. La tradition, l’identité culturelle et religieuse, la nation et la patrie sont encensées et célébrées mais sont aussi dénigrées comme freinant l’accès à la modernité ; des symboles de modernité comme les nouvelles technologies, la performance et la rentabilité dans l’économie de marché mondiale sont eux aussi à la fois encensés et convoités, tout en étant dénigrés au nom de la protection et de la défense de la tradition. Une telle ambivalence se retrouve également chez de nombreux jeunes gens – élèves, étudiants, diplômés rencontrés – qui eux aussi oscillent de façon permanente entre une sur-exaltation, sur-célébration de soi par opposition avec l’extérieur menaçant et une sur-dévalorisation féroce de soi par comparaison avec l’extérieur attirant. Or, on voit mal comment sortir d’une telle ambivalence qui continue à être véhiculée par l’école publique.
Quelques pistes de réflexion pour l’enseignement des langues à l’école publique au Maroc
31Il ne s’agit pas ici de proposer des recommandations concrètes mais de développer quelques pistes de réflexion qui pourraient avoir quelque utilité à partir des résultats de ce travail. Il est clair que le choix des langues à enseigner et d’enseignement est une véritable question qui ne peut être escamotée. Il n’y a aucune raison que la langue arabe n’ait pas toute sa légitimité comme langue principale d’enseignement, encore faudrait-il pouvoir la dépolitiser, la dés-instrumentaliser, la dés-idéologiser et – au moins en partie – la désacraliser au sens de la libérer de sa sacralité pour qu’elle puisse aussi être appropriée comme un medium d’expression autre que religieux. Il semble clairement impossible dans les faits que la langue principale d’enseignement soit la langue du Coran comme certains acteurs éducatifs le sous-entendent, voire l’affirment. C’est une langue arabe moderne dont l’enseignement national public a besoin.
32Or, c’est évidemment aux spécialistes d’en juger mais il ne semble pas y avoir de raison pour qu’une telle langue moderne ne puisse pas assurer cette fonction d’enseigner les différentes disciplines, tandis que la langue religieuse pourrait être l’objet et le medium d’étude des cours d’éducation islamique. Pour que cela soit possible, encore faudrait-il que l’école publique accepte et fasse accepter que la langue arabe puisse être transformée et aménagée comme une langue d’expression, non seulement en y mettant la volonté politique et pédagogique, les moyens et les ressources humaines nécessaires, mais aussi en cherchant à y faire adhérer la société civile publiquement en mettant au jour et en discutant les tenants et les aboutissants des argumentaires idéologiques.
33Concernant les cours d’arabe, comme ceux de français d’ailleurs, il semble important de ne plus emmurer ces deux langues dans des mondes de références antagonistes. Là encore, il ne semble pas y avoir de raison objective qui empêche d’ouvrir les cours d’arabe sur autre chose que la célébration épique de la grandeur de la nation et la sophistication stylistique et grammaticale de la langue ; qui empêche d’ouvrir les cours de français sur autre chose que la célébration ambiguë de la littérature du xixe siècle de France et la sophistication stylistique et grammaticale de la langue. Dans ce sens, il est sans doute temps de décoloniser ces deux langues. L’une et l’autre, avec leur statut différent, restent figées dans des clivages et des idéologies antagonistes issues des périodes coloniale et postcoloniale. Il n’y a sans doute plus besoin aujourd’hui de conserver une langue arabe douloureusement sur la défensive ni de garder le plus à distance possible une langue française jugée dangereuse. En l’occurrence, c’est en les maintenant dans une telle opposition que chacune d’elle se retrouve mise en péril au Maroc actuellement : la langue arabe finit par être aujourd’hui réellement menacée, faute d’être transformée et adaptée aux contingences du présent ; la langue française est rendue tellement inaccessible qu’elle en devient de fait étrangère et aliénante puisqu’elle est in-appropriable. Il est sans doute temps, dans ce sens, que le système éducatif marocain, voire la société marocaine, se réconcilient avec la langue française, l’acceptent et se l’approprient, non pas comme une langue intrusive de l’étranger colonial mais comme une langue du Maroc, une langue proprement marocaine qui ne dépende plus de la validation de la France, une langue que chacun puisse faire sienne, quels que soient son milieu social, ses croyances, ses revendications identitaires. Si une telle réconciliation et une telle appropriation marocaines de cette langue ne sont pas possibles, est-il vraiment nécessaire de maintenir une telle ambivalence ? Autant alors peut-être mettre en place les moyens nécessaires pour la remplacer véritablement par l’anglais dans les politiques linguistiques éducatives comme l’a fait le Rwanda dans les années 1990 (Pearson, 2014) plutôt que de continuer ainsi à nourrir de tels rapports empoisonnés à la langue française.
34Il semble essentiel d’entreprendre de libérer les langues du carcan idéologique dans lequel chacune est enfermée, non pas en les enseignant comme des langues outils qui seraient neutres, dévitalisés et aculturels, faites uniquement de compétences communicationnelles interchangeables – ce qui, à mon sens, n’existe pas – mais en les ouvrant sur d’autres mondes de références que les mondes délimités par les frontières nationales, voire nationalistes, qui s’arrogent la culture nationale comme une forme de propriété culturelle et intellectuelle et s’efforcent de faire de leurs citoyens des sortes de gardiens du temple linguistique national.
35Le propos n’est pas ici d’enseigner une langue coupée de la ou des culture(s) du ou des pays d’où elle est originaire mais de refondre les programmes et les approches, de sorte que ces cultures et leurs littératures soient rendues attirantes, accessibles, ouvertes, compréhensibles, en dialogue les unes avec les autres plutôt que d’être enfermées dans une forme d’ésotérisme dont l’inaccessibilité est érigée comme preuve de grandeur.
36En quoi le fait de faire sienne une langue étrangère dans de telles conditions d’ouverture qui ne placent pas les langues et leurs mondes de références en compétition les uns avec les autres mais en dialogue, comporterait-il un risque d’acculturation, de mise en péril de sa propre culture et de son identité ? Au contraire, il semble plutôt que ce soit l’oscillation permanente entre la survalorisation et la dévalorisation de sa (ou ses) propre(s) langue(s), de sa (et ses) propre(s) culture(s) et identité(s), dans la comparaison et l’opposition permanentes avec les langues, les cultures et les identités des autres, qui rende acculturé, craintif et replié sur soi, sur la défensive, dans la raideur, le rejet de l’autre et, plus fondamentalement, dans le rejet de soi-même. Il faudrait investiguer de manière approfondie et conceptuelle la notion d’acculturation pour développer de façon étayée une telle analyse, mais on peut proposer ici l’hypothèse que l’ambivalence, en tant que telle, nourrit, voire est elle-même, une forme d’acculturation dans le sens où elle empêche de développer un rapport confiant et serein à soi, à sa culture et donc, au-delà, un positionnement confiant et serein face aux autres et à leurs cultures. C’est ainsi que l’insécurité linguistique se couple d’une insécurité culturelle et identitaire chez les individus, mais aussi de façon plus globale dans le collectif social.
37De telles pistes de réflexion restent forcément abstraites et se heurtent à un problème majeur souligné plus haut. En effet, la tâche ne consiste pas seulement à s’efforcer de déconstruire intellectuellement des discours et des idéologies par la parole et le débat public puisqu’il s’agit de mondes intériorisés émotionnellement par les acteurs, adultes, jeunes gens et enfants. Le travail de déconstruction, d’écoute et de prise en compte de l’ambivalence et des souffrances qu’elle engendre chez les personnes et dans une grande partie de la société est d’autant plus ardu et délicat à mener. Pourtant, il existe un certain nombre de ces acteurs qui ont le désir de sortir de cette ambivalence et de ces perpétuelles transgressions dans lesquelles ils se sentent enfermés. La résistance aux changements se trouve peut-être plus encore et surtout du côté de ceux qui, parmi les politiques, peuvent penser qu’ils n’ont pas intérêt à entamer un tel travail, soit parce qu’il s’agit d’un investissement trop lourd dont ils n’ont pas la volonté et/ou la persévérance, soit parce que cela risquerait de ne pas servir leurs intérêts et de réduire leur emprise idéologique et leur influence auprès de la population.
38Enfin, un dernier aspect semble majeur pour tenter de réconcilier les adultes et les élèves de l’école publique avec les langues et le savoir scolaire : porter un soin tout particulier à la formation initiale et continue des enseignants. Non seulement il serait bon de la réformer mais sans doute, avant tout, faudrait-il d’abord s’efforcer de donner la possibilité aux concepteurs des programmes, aux concepteurs des manuels et aux enseignants d’identifier et de travailler sur leurs propres représentations du savoir, leurs relations aux langues, aux cultures et à l’identité, plutôt que de leur imposer de façon précipitée des réformes coups de poing auxquelles ils n’adhèrent pas. S’il est clair que beaucoup d’enseignants rejettent ces réformes par conviction, beaucoup d’autres aussi n’y adhèrent pas parce qu’ils n’ont pas les compétences pour les appliquer, parce qu’ils se sentent maltraités et humiliés qu’on leur impose des directives qu’ils ne savent pas mettre en place et qui risquent d’exposer au grand jour leur manque de maîtrise – notamment linguistique – auprès de leurs élèves et de leurs parents.
39R. Bourqia souligne à juste titre les résistances des enseignants à appliquer les standards internationaux (Bourqia, 2017 : 150) et met en avant l’importance de tenir compte des « enjeux politiques et [d]es contextes socio-économiques » (ibid. : 154) dans les évaluations de la performance du système éducatif marocain. Or, au vu de ce qui ressort de ce travail, ce ne sont pas seulement ces dimensions politiques et socio-économiques qu’il est essentiel de prendre en compte dans la formation des enseignants. Il faudrait sûrement aussi identifier et travailler sur ce qui provoque leurs résistances, à savoir non seulement le manque de compétences éventuel qui les expose et provoque ce sentiment d’humiliation, mais aussi les spécificités culturelles des conceptions du savoir auxquelles une majorité d’entre eux sont attachés. Celles-ci sont souvent aux antipodes de celle que s’efforce d’appliquer le ministère dans ses réformes au nom de l’efficience, de la modernité et des performances mondialisées. Si le ministère ne s’attache pas à identifier ce que les acteurs de l’école, à tous les niveaux, valorisent comme savoir et comme relation pédagogique, non seulement sur le terrain mais aussi dans les différentes strates de l’administration scolaire, la mise en place de toute réforme risque de rester fort hasardeuse et difficilement efficace.
40Un tel décalage entre les attentes institutionnelles et ce qui se passe réellement sur le terrain de l’école n’est clairement pas une spécificité propre au seul système éducatif marocain et fait l’objet d’études en sociologie de l’éducation, surtout orientées sur les curricula, dans d’autres pays. Cependant, dans le cas du Maroc, comme vraisemblablement dans de nombreux pays, la situation est d’autant plus aiguë que la question des relations entre les langues, les cultures et l’identité nationale, culturelle, sociale et individuelle reste un terrain miné chargé d’émotions douloureuses.
41Au-delà du Maroc, comment un tel dilemme face aux langues et aux conceptions du savoir se joue-t-il dans les systèmes éducatifs d’autres pays du monde arabe, notamment au Moyen-Orient ? Comment s’y nouent les relations entre l’enseignement des langues, les formes de nationalisme et de construction de l’identité nationale et citoyenne par l’école publique ?
42Au-delà du monde arabe, dans le contexte actuel de mondialisation du savoir et des savoirs, comment, dans d’autres contextes nationaux, les systèmes éducatifs publics participent-ils à construire et développer des formes de nationalismes et une identité nationale et citoyenne ainsi qu’une identité culturelle nationale chez leurs élèves, non seulement à travers les curricula mais aussi dans les pratiques de classe et les modalités d’enseignement du savoir scolaire ? Comment s’y jouent les tensions et le dilemme entre, d’un côté, les traditions locales et nationales des savoirs et des cultures et, de l’autre, les critères internationaux érigés en normes impératives et sans alternatives qui, dans la logique fonctionnelle de l’économie de marché, tendent à homogénéiser, instrumentaliser, marchandiser et dévitaliser, voire dé-culturer, aussi bien les savoirs et les détenteurs de savoirs que les langues, les cultures et les identités ?
Notes de bas de page
1Il est important de souligner à nouveau que l’espagnol, ayant aussi été une langue de colonisation dans les régions du Maroc autrefois sous protectorat espagnol, ne semble pas avoir suscité de telles passions identitaires depuis l’indépendance, en tout cas dans les régions où cette recherche a été menée, autrefois sous protectorat français.
2La fin de cette citation fait écho au récit ethnographique d’ouverture de l’introduction générale de ce travail où justement certains enseignants de sciences du secondaire ne valorisent le savoir scientifique que s’il est validé par l’Islam.
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