Chapitre XV. L’enseignement de l’anglais : « Real Life Stories »
p. 233-246
Texte intégral
1L’anglais et l’espagnol sont enseignés bien plus tardivement dans le système éducatif public marocain que le français. Les élèves commencent à apprendre l’anglais en troisième année du collège trois heures par semaine. L’année suivante, au lycée, ils peuvent continuer à l’étudier ou choisir de le remplacer par l’espagnol. La répartition horaire est également de trois heures par semaine pendant les trois ans de lycée1. Les élèves passent une épreuve du baccalauréat dans la langue qu’ils y ont étudiée.
2Ce chapitre présente d’abord les discours des enseignants d’anglais sur la langue qu’ils enseignent, comment ils l’investissent personnellement et comment ils perçoivent les enjeux de son enseignement et leurs propres pratiques en classe. Il s’appuie ensuite sur les thématiques des programmes d’anglais, en les comparant avec ceux de l’arabe et du français. Enfin, en miroir des chapitres sur les enseignements de ces deux langues, les analyses des observations de classes permettent d’identifier des caractéristiques récurrentes des pratiques d’enseignement de l’anglais et de proposer des comparaisons.
3Le matériel ethnographique recueilli rassemble les cours de huit enseignants d’anglais (quatre en collège et quatre en lycée) avec lesquels j’ai observé dix classes différentes pendant un minimum de deux séances par classe.
Propos d’enseignants : l’anglais, une langue de liberté accessible à tous qui donne accès à un monde extérieur idéalisé
4Les huit enseignants d’anglais (quatre hommes et quatre femmes) rencontrés se font un point d’honneur à ne parler avec moi qu’en anglais et me demandent souvent si je trouve qu’ils ont « the right English accent ». Proportionnellement il semble qu’un plus grand nombre d’hommes que de femmes enseignent cette langue, contrairement aux autres langues. Trois d’entre eux en collège sont âgés d’une trentaine d’années tandis que les autres ont entre 40 et 60 ans. Ils se disent tous passionnés par la langue anglaise et avoir choisi leur métier par goût.
5Bien qu’ils n’aient jamais l’occasion de parler anglais en dehors de leurs salles de classe, tous s’efforcent d’avoir un contact avec cette langue dans leur vie privée. Comme de nombreux enseignants de français, ils développent leur apprentissage linguistique en autodidactes, dans une démarche qu’ils décrivent comme indépendante de leur travail. Ils y investissent d’importants enjeux personnels et une relation affective forte avec la langue anglaise.
6Brahim, la cinquantaine, écoute la BBC tous les jours, surtout les nouvelles et les émissions musicales, il s’entraîne à répéter une par une les phrases des présentateurs pour prendre le « bon » accent et apprend des tournures de phrases par cœur. Il compose de brefs reportages en anglais sur la guerre en Syrie qu’il enregistre ensuite sur son téléphone et qu’il diffuse auprès de ses amis marocains anglophiles de temps en temps.
7Zineb, trentenaire célibataire, vive et dynamique, me raccompagne en ville dans sa voiture et me confie en rougissant un peu qu’elle aimerait voyager aux Etats-Unis et trouver un mari américain pour être plus libre, avoir autant de valeur qu’un homme et ne plus subir la pression et la surveillance permanentes de sa famille. N’ayant pas assez de ressources financières pour postuler pour un visa, elle se contente de regarder des films romantiques américains ou britanniques sur internet et est fan de Hugh Grant et Julia Roberts dans le film Notting Hill (1999). Comme d’autres enseignants avec d’autres films, elle connaît certaines répliques de ses héroïnes préférées par cœur et s’entraîne à parler comme elles.
8En général, les enseignants, qui sont dans une démarche d’investissement personnel dans l’apprentissage des langues, n’utilisent pas les mêmes méthodes et supports selon qu’ils apprennent l’anglais ou le français. Pour le français, comme nous l’avons vu précédemment, ils consolident leurs connaissances à travers les livres et la littérature, donc par le medium de l’écrit et surtout de l’écrit littéraire. Pour l’anglais en revanche, ils le développent surtout par les films romantiques et/ou d’actions, les séries et les clips musicaux en accès libre sur internet, voire par la BBC, donc par des moyens audio-visuels. La culture radiophonique de référence pour les hommes est la BBC pour son « British accent from England », l’accent de ses présentateurs étant le modèle par excellence d’une prononciation parfaite de « gentleman ». En revanche, la musique et les films prisés par les huit enseignants sont quasiment tous américains.
9Ces media sont généralement le seul accès qu’ils ont au monde anglo-saxon qui représente pour eux une forme d’évasion de leur quotidien, un monde ou un refuge imaginaire enviable où tout semble plus libre, plus tolérant, sans contraintes, où l’on peut être qui l’on veut et mieux gagner sa vie, voire faire fortune. Cette vision idéalisante d’un monde meilleur libéral et libéré, qui n’est d’ailleurs pas dénuée d’une certaine attirance pour le frisson du danger et du suspens cultivée par les thrillers, les films d’actions et de gangsters, contraste donc fortement avec les motifs d’attraction pour la langue française.
10Il s’agit avec l’anglais d’un rapport plus immédiat à une réalité, certes virtuelle et inaccessible mais actuelle, dans laquelle pouvoir s’identifier ou du moins pouvoir vivre des rêves d’émancipation et des voyages intérieurs. Tandis que les enseignants de français ont une attirance pour un monde plus intellectualisé, érudit, livresque, décroché du présent et de l’actualité, les enseignants d’anglais ont des rêves plus ancrés sur l’immédiat, l’action ou l’aventure, le suspens, la « vraie vie » (« true life »). Cette forme d’idéalisation est d’autant plus forte qu’ils n’ont pas les moyens d’obtenir un visa pour se rendre à Londres ou à New York.
11Les enseignants d’anglais rencontrés sont à l’aise et sûrs d’eux, ils aiment leur métier et le contact avec les élèves qui, disent-ils, aiment la langue anglaise et sont motivés en cours, même ceux qui ont des difficultés. Ils ont également de bons rapports avec les parents d’élèves. Ils comparent souvent les cours d’anglais avec ceux de français et prennent leurs distances avec leurs collègues de français dont ils trouvent qu’ils sont sévères et ne s’adressent qu’aux bons élèves.
12De tels propos rejoignent ceux de Saïd, l’enseignant de français écrivain-poète en arabe souvent cité dans cet ouvrage, qui oppose l’attitude méprisante des enseignants de français à celle encourageante et bienveillante de ceux d’anglais. Saïd, lui-même, bien qu’enseignant de français, insiste sur le soulagement et l’engouement que ressentent les élèves à apprendre l’anglais après ce qu’il appelle « la double frustration quand ils réalisent qu’ils ne maîtrisent rien, ni l’arabe, ni le français ». Buckner (2011) va dans le même sens en montrant que les jeunes Marocains sont d’autant plus motivés pour apprendre l’anglais qu’ils se sentent en échec en français, et souvent aussi en arabe.
13Cette aisance et cette attraction pour l’anglais sont aussi expliquées par les huit enseignants par le fait que ce n’est pas « a colonial language » contrairement au français, ce qui, selon eux, facilite leurs relations avec les élèves et leur famille et bloque moins les apprentissages. De ce fait, ils se retrouvent dans une situation sociale qui n’est pas chargée d’ambivalence et de suspicion, contrairement aux enseignants de français qui se sentent souvent en porte-à-faux avec leur entourage et contraints de clarifier leur position sur l’époque du protectorat, la France et les discours identitaires (voir le chapitre xiii). Les résultats de l’enquête quantitative de Buckner (2011) auprès de 500 jeunes Marocains concordent avec ce constat, en montrant qu’ils se déclarent réticents à apprendre le français et l’espagnol pour des raisons identitaires, par rejet de ces langues en tant que symboles de la colonisation.
14Un autre aspect social ressort des propos des enseignants d’anglais qui, là encore, rejoint les résultats de Buckner (2011) : contrairement au français, la non-maîtrise de l’anglais n’est pas investie comme un marqueur potentiellement stigmatisant d’appartenance à un milieu social inférieur. Les enseignants expliquent les positionnements des élèves et de la population marocaine dans son ensemble en faveur de l’anglais et contre le français en termes de clivages sociaux :
« French is the language of the high class. Students have psychological problems to study well in French, they have the fear to be laughed at. It’s part of the Moroccan culture to laugh at people when they make mistakes. For example, if someone falls on the floor in the street, people will first laugh at him and then they will try to help him out if needed. In French, people are afraid of making mistakes because they are afraid of being laughed at for their language incompetency, because if you don’t speak good French, it means you are low-class, so they feel ḥchouma2. […] As a child I used to learn fables by La Fontaine by heart and I loved it but times have changed and pupils have changed and pedagogy has changed. But French teachers are not ready for that change and French curricula haven’t changed either. English curricula have adapted to globalization and students’ needs, it is taught as a language of communication. This is the big difference. » (Aziz, enseignant d’anglais et coordinateur de la matière, collège A, termes soulignés par nous)
15Dans cette citation comme dans les propos de nombreux membres de la société civile marocaine (voir le chapitre v), on retrouve l’opposition entre le français, langue des classes supérieures aisées (« high class ») ou des « riches », et les autres langues. La non-maîtrise ou la maîtrise approximative du français est vécue comme un révélateur de l’appartenance d’un individu aux classes populaires ou « basses » (« low-class ») tandis que l’anglais échappe à cette stigmatisation sociale. Le français apparaît à nouveau ici comme la langue d’une élite coupée de la réalité de la « vraie » population marocaine à laquelle ces enseignants d’anglais ont le sentiment de pleinement appartenir.
16L’anglais apparaît ainsi comme une langue ouverte et accessible à tous : « English is open to everyone » (suite du propos du même enseignant). Aziz voit d’ailleurs une relation directe entre cette ouverture et accessibilité de l’anglais et sa simplicité intrinsèque par opposition au français : « It’s so much easier than French, you can master it quickly, just by yourself. »
17Leïla, enseignante d’anglais d’une trentaine d’années, souligne aussi la « haine » que ressentent les élèves face au français :
« They hate French, they don’t understand a word of French in French classes. The only ones who are good with French are the ones who went to private schools and learnt to speak real French. The others are so afraid of speaking French. » (Leïla, enseignante d’anglais au collège C, termes soulignés par nous)
18On voit ici aussi combien la langue française symbolise une rupture sociale entre les familles qui ont les moyens d’y avoir accès en scolarisant leurs enfants dans les écoles privées et les familles qui ne les ont pas. On retrouve également la distinction entre le français scolaire tel qu’il est enseigné à l’école publique et ce que Leïla nomme « le vrai français » (« real French ») correspondant au français courant, de communication écrite et orale que beaucoup d’enseignants de français dénigrent en le qualifiant de « dialectal » (voir les chapitres xiii et xiv).
19Certains enseignants d’anglais considèrent également que le français est désormais une langue caduque puisque ce n’est plus la langue principale de la recherche scientifique, des échanges commerciaux internationaux, ni la langue de la mondialisation. Selon eux, pour toutes ces raisons, le système éducatif marocain devrait être réformé de manière à instituer l’anglais comme première langue étrangère au lieu des réformes actuelles qui, depuis 2014, rétablissent le français comme langue d’enseignement des matières scientifiques dans le secondaire.
20Pour eux, le passage à l’anglais permettrait de faciliter les apprentissages linguistiques des élèves du fait qu’il est plus facile à apprendre ; de donner une plus grande visibilité au Maroc sur la scène de la recherche scientifique internationale et du commerce ; de permettre à tous les Marocains d’accéder à plus d’égalité sociale plutôt que de laisser l’élite francophone continuer à dominer et diriger le pays aux dépens du reste de la population.
21Cette prise de position en faveur du remplacement du français par l’anglais est d’ailleurs partagée par de nombreux enseignants des matières scientifiques, étudiants et élèves rencontrés, ainsi que par certains responsables administratifs de l’institution scolaire qui, cependant, précisent que ce n’est pas faisable pour le moment, faute de ressources humaines suffisantes pour enseigner l’anglais dès le primaire.
22La seule critique que j’ai entendu à l’égard de la langue anglaise ne vient pas des enseignants de la discipline mais de quelques enseignants d’arabe et de français et de responsables administratifs de l’institution scolaire. Elle est bien résumée par un responsable qui, bien qu’étant en faveur du développement de l’enseignement de l’anglais, déplore la trop grande flexibilité et adaptabilité de la langue elle-même. Il affirme que « les Anglais » devraient faire attention à « sauvegarder la pureté de leur langue » et que « si Shakespeare revenait », il ne reconnaîtrait pas « sa langue » et en aurait « honte ».
23Ainsi, il arrive parfois que se retrouve projeté sur l’anglais le même enjeu de pureté de la langue classique ou littéraire, de haute culture et d’érudition qu’au sujet de l’arabe et, dans une moindre mesure, du français. Cependant, cette réaction est suffisamment rare pour ne pas faire surface dans les programmes scolaires où elle n’est pas investie comme une langue d’érudition et de culture écrite. Cela explique sans doute en partie pourquoi l’anglais est traité et enseigné si différemment de l’arabe et du français à l’école publique.
Orientations curriculaires : une langue pour s’exprimer et réfléchir sur soi et le monde
24Il ne m’a pas été possible de me procurer les programmes officiels d’anglais dans le secondaire3. On peut cependant donner une vision d’ensemble des orientations curriculaires de l’enseignement de cette langue à partir des sommaires de deux manuels homologués par le ministère de l’Éducation nationale, en proposant quelques comparaisons avec ceux d’arabe et de français.
25Les manuels d’anglais visent à développer chez les élèves l’expression personnelle de soi et de ses goûts, contrairement aux enseignements de l’arabe et du français. Ils ne contiennent pas de textes littéraires, mais surtout de courts textes informatifs et réflexifs ou des bulles de bandes dessinées mettant en scène des enfants dans des moments de la vie quotidienne.
26Le sommaire du manuel de troisième année collégiale4 utilisé dans les trois collèges où j’ai mené mes observations est réparti sous formes d’unités dont les thématiques ressemblent à certaines de celles des premières années de primaire en arabe et en français. En effet, on y trouve des thèmes comme l’école, la famille, la maison, les fêtes ou les voyages. Cependant, il y figure aussi des thèmes où il s’agit de parler de soi : « se présenter », parler de sa nourriture, ses hobbies et ses sports préférés, le corps et les habits.
27Les thèmes communs à ceux des programmes de primaire en arabe et en français sont abordés de façon très différente en anglais au collège. Certes il est délicat de les comparer puisqu’il s’agit de programmes destinés à des enfants d’âges différents. Pourtant, certains points de comparaison sont intéressants concernant les approches d’un même thème et les performances attendues des élèves.
28En effet, pour une même thématique, l’enseignement de l’arabe est centré sur la transmission de valeurs religieuses, morales et sociétales, tandis que celui de l’anglais est orienté sur la prise de position et la communication personnelles. C’est ainsi que, pour la thématique des fêtes par exemple, les cours d’arabe de primaire sont centrés sur l’apprentissage des valeurs attribuées aux célébrations musulmanes, leur protocole et les comportements attendus des membres de la communauté, ainsi que la définition des rôles sociaux de chacun d’entre eux (voir le chapitre x). De son côté, le manuel d’anglais est centré sur des activités telles qu’adresser oralement ou par écrit, sous forme de lettre, une invitation à une fête ; accepter ou décliner une invitation suivant les conventions de politesse requises selon l’interlocuteur.
29De même, en français ce sont la lecture et l’apprentissage par cœur qui sont visés tandis qu’en anglais à nouveau les élèves sont invités à se positionner, exprimer leur opinion et leurs goûts personnels. Par exemple, pour la thématique de l’école, le manuel de français de troisième année primaire commence directement par un texte de comptine à lire, répéter et apprendre par cœur (voir chapitre xiv). En revanche, le manuel d’anglais introduit la même thématique avec une bande dessinée où des enfants parlent de leurs matières préférées, l’objectif de la leçon étant d’apprendre les noms des matières scolaires et d’apprendre à dire si on les aime ou pas (« I like » ; « I don’t like »).
30En réalité, le manuel de français de primaire demande des tâches bien plus abstraites, complexes et déconnectées du monde de l’enfant que celui d’anglais de collège. En effet, il n’implique aucun engagement affectif et personnel de l’élève, mais centre tout sur un écrit rimé plus difficile à comprendre que la bande dessinée en anglais où les illustrations viennent à l’aide de la compréhension des dialogues des personnages.
31La comparaison des contenus d’enseignement du français et de l’anglais au lycée permet des constats semblables. Le programme de français pour l’épreuve du baccalauréat en première année baccalauréat porte exclusivement sur des œuvres littéraires intégrales comme Le Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo, Antigone d’Anouilh ou Il était un vieux couple heureux de Khair-Eddine5. Les contenus sont orientés sur l’analyse littéraire, grammaticale et stylistique, ainsi que sur de grandes réflexions quasi-philosophiques sur des thèmes comme la peine de mort, l’opposition à l’autorité ou la nostalgie du passé.
32En revanche, si l’on regarde les grandes lignes du sommaire du manuel homologué d’anglais de deuxième année baccalauréat (équivalent de la terminale) utilisé dans les trois lycées où j’ai mené mes observations, les thématiques s’adressent aux élèves ici et maintenant, en les plaçant face à leurs préoccupations quotidiennes. Ils sont incités à réfléchir et se questionner sur leurs activités et leurs goûts ; sur certains aspects de leur culture en les comparant avec celles d’autres pays ; sur des problématiques sociétales actuelles qui touchent le Maroc et potentiellement des membres de leur famille ; sur les liens entre ces problématiques aux niveaux national et international. Voici une traduction des thématiques du sommaire de ce manuel6.
Tableau 8. – Thématiques d’études du manuel d’anglais, deuxième année baccalauréat.
Unité 1 | Les enjeux et les valeurs culturels |
Unité 2 | Les talents de la jeunesse |
Unité 3 | Les avancées en science et technologie |
Unité 4 | Les femmes et le pouvoir |
Unité 5 | La fuite des cerveaux |
Unité 6 | L’humour |
Unité 7 | La citoyenneté |
Unité 8 | Les organisations internationales |
Unité 9 | L’éducation formelle, informelle et non-formelle |
Unité 10 | Le développement durable |
33Ces thématiques, qui de prime abord paraissent bien abstraites, sont clairement reliées à la réalité des élèves à l’intérieur des chapitres du manuel, dans les supports et les activités proposées. Par exemple, dans la première unité, la thématique de la culture est commune aux programmes d’arabe tout au long de la scolarité. Pourtant, il ne s’agit pas dans les cours d’anglais d’informer sur ce qu’est la culture marocaine de manière normative et prescriptive, mais de faire des liens et de comparer des pratiques culturelles différentes avec les siennes propres, voire de porter un regard extérieur sur sa propre culture. Une telle démarche réflexive est totalement absente des enseignements de l’arabe et du français.
34Certes, certaines de ces thématiques sont imprégnées d’une dimension idéologique, voire politique, qui semble issue des discours des grandes organisations internationales. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure ces organisations ont pu contribuer à l’élaboration des programmes d’anglais. Par exemple, les thématiques « les talents de la jeunesse » et « les femmes et le pouvoir » ne sont pas dénuées d’une forme de profession de foi d’actualité internationale, prônant l’une une forme de jeunisme et l’autre l’« empowerment » féminin, toutes deux étant le plus souvent fort éloignées de ce que vivent les élèves de l’école publique au Maroc.
35De même, on s’interroge sur les intentions des concepteurs de ce manuel qui y ont introduit la thématique de « la fuite des cerveaux ». Il est difficile de ne pas supposer qu’une telle thématique pourrait être guidée par la volonté politique de dissuader ces jeunes de penser à émigrer, voire de les inciter à en dissuader des membres de leur famille. À moins qu’il ne s’agisse simplement d’exposer et de questionner un phénomène très développé au Maroc et qui touche probablement bon nombre de familles de ces élèves. On peut se poser les mêmes questions au sujet des thématiques telles que « l’éducation formelle, informelle et non-formelle », « le développement durable » ou « les organisations internationales ». Bien que les sources de telles orientations curriculaires ne soient pas connues, il est clair que la plupart de ces thématiques sont en résonnance soit avec la vie des élèves, soit avec l’époque et les grandes questions de société actuelles, notamment concernant la jeunesse. Le thème plus léger de l’humour vient en contraste avec le reste, tout en visant sans doute lui aussi une forme de proximité avec les adolescents.
36Les enseignants de lycée insistent souvent sur le fait que ce manuel est trop compliqué pour les élèves, notamment les textes et les idées à débattre pour lesquels ils n’ont pas un bagage linguistique en anglais suffisant. Ils soulignent pourtant qu’ils apprécient cette démarche qui pousse les élèves à réfléchir. Selon eux, le cours d’anglais au lycée est le seul qui fasse appel vraiment à la réflexion et à l’argumentation personnelle, ce qui souvent déroute les élèves et les met en difficulté. Ils pensent qu’il serait bon d’abord de développer ce type d’activités et de compétences en arabe, même s’ils sont sceptiques sur la possibilité de réformer les cours d’arabe.
37Khalid, la cinquantaine, explique l’absence de cette démarche réflexive en langue arabe en défendant une vision essentialiste des langues : selon lui, la langue arabe, en elle-même, ne permet pas de développer une argumentation et une réflexion personnelles facilement du fait des contraintes des structures de la langue et de son lexique qui sont très complexes et parce que, selon lui, tout dans la langue est en référence permanente à la religion et orienté vers l’obéissance à Allah. En revanche, il considère que l’anglais, « the language of freedom », est la langue adéquate pour parler de toutes les cultures et de tous les sujets, pour exprimer une réflexion personnelle et se positionner librement : « The English language allows you to be free-minded. »
38Ainsi, pour Khalid, la langue anglaise est le medium privilégié, voire unique, de l’ouverture et de la réflexion sur les autres cultures. Il fait l’éloge des contenus interculturels nombreux dans le manuel qui est très orienté dans ce sens puisqu’on y trouve des pages consacrées à définir ce qu’est « l’anthropologie culturelle » et un extrait de Paul Rabinow (2007 [1977]) sur son expérience de recherche ethnographique au Maroc et les difficultés relationnelles qu’il y a rencontrées. Sur cette thématique, parce que Khalid trouve ces textes du manuel trop difficiles à comprendre pour les élèves, il leur a distribué un texte intitulé « Just a cultural misunderstanding » pour leur faire mieux appréhender les différences culturelles entre Marocains et étrangers anglo-saxons. En voici un extrait :
« I’ve just invited a Moroccan friend to a picnic at the beach. Will he come? “Perhaps”, he says in English, translating from the Arabic “Inshallah” which literally means “If God is willing”. I’m feeling hurt. What does he mean by “perhaps”? Either he wants to come or he doesn’t. It’s up to him. If he doesn’t want to come, he only has to say so. He doesn’t understand why I’m upset, and I don’t quite grasp what he means by “perhaps”. Our two cultures confront each other across the teacups. Only several years later, reading a book about culture, did I understand. » (Brad Nelson)
39Ce texte est particulièrement intéressant car, après avoir fait l’éloge de la culture de l’hospitalité et de la générosité marocaines dans un premier temps, il met en scène le regard d’un jeune étranger, probablement américain7, sur la locution « inch’Allah » et montre le malentendu que son usage peut provoquer. Les élèves sont ainsi invités à se questionner sur le sens d’une expression qu’ils emploient au quotidien et entendent employer dans leur entourage à tout moment. Ils sont également invités à réfléchir sur le fait qu’elle peut être comprise différemment par des personnes qui ont d’autres référents culturels et religieux.
40Or, cette invitation à se regarder à travers le regard de l’autre en privilégiant une démarche réflexive sur sa propre culture et la prise en compte de l’autre est aux antipodes de ce qui est enseigné dans les cours d’arabe et de français observés qui fonctionnent surtout à travers la mémorisation et la récitation d’énoncés normatifs et prescripteurs, comme nous l’avons vu précédemment. Dans ces conditions, on imagine mal un texte de la teneur de celui-ci-dessus dans un manuel d’arabe ou de français, même au niveau du lycée.
41C’est dire combien les conceptions et les représentations des langues enseignées sont construites différemment selon les orientations curriculaires et les contenus choisis, et combien elles participent à construire des rapports différents chez les enseignants et les élèves vis-à-vis de ces langues. Or, elles sont non seulement construites ainsi par les programmes et les supports de cours, mais aussi dans les pratiques de classe des enseignants qui les ont intériorisées au point de les faire leurs et de les transmettre à leurs élèves.
Pratiques d’enseignement en classe : une langue d’expression personnelle
42Les pratiques de classe des enseignants d’anglais sont très différentes de celles observées dans les cours d’arabe et de français. Voici la description d’un cours d’Aziz, le jeune enseignant et coordinateur cité plus haut, qui permet de mettre au jour ces différences. Il s’agit d’un cours enregistré en fin d’année scolaire au collège A avec une classe de troisième année collégiale de 40 élèves ayant commencé à apprendre l’anglais au début de la même année scolaire, donc huit mois plus tôt, à raison de trois heures par semaine.
43C’est une fin d’après-midi, après la dernière récréation de la journée, un vendredi. Les élèves sont agités et bruyants. Contrairement à la majorité des autres enseignants, Aziz ne demande pas aux 40 élèves de la classe de se mettre en rang deux par deux le long du mur à l’extérieur de la salle en silence. Il se tient debout devant la porte et les fait entrer par petits groupes en saluant chacun par son prénom. À l’intérieur, les élèves parlent fort et déambulent dans les rangs à la recherche d’une place. Aziz les laisse faire, son regard va et vient sur eux tranquillement, il se tient droit dans sa blouse blanche, les bras croisés.
44Je suis cette classe depuis le début de la semaine dans les cours d’arabe, de français et d’anglais. C’est la même que celle du cours de français de Zahra décrit dans le chapitre précédent. Je ne les ai jamais vus aussi bruyants que dans les cours d’Aziz, se déplaçant avec autant d’audace et de grands éclats de voix dans la salle comme s’ils en prenaient possession. Avec leurs enseignantes d’arabe et de français, Amina et Zahra, ils rentrent toujours deux par deux dans la salle tandis que les autres attendent silencieusement en rang à l’extérieur contre le mur ; ils ont des places attitrées vers lesquelles ils se dirigent directement en silence, sauf quelques murmures à voix basse. En anglais, ils s’installent où ils veulent. Pourtant, quand Aziz entre enfin dans la salle et monte sur l’estrade, tous sont déjà assis. Quand il les salue collectivement en anglais, le brouhaha s’apaise, ils lui répondent en chœur.
45Dès le premier cours auquel j’ai assisté, Aziz m’a demandé d’y participer en me présentant aux élèves et en répondant à leurs questions en anglais. Cette fois-ci il me demande de venir avec lui sur l’estrade et leur demande de me poser des questions sur mon emploi du temps du week-end qui approche. Les élèves hésitent sur la forme de la question, ils se mettent à discuter en darija entre eux pour savoir comment faire, certains lèvent la main et essaient une formulation comme « you do what ? », « what you do f’l week-end ? ». J’invente des réponses, « I’m going to Casablanca ». Tout le monde rit. Cette ambiance détendue où les élèves sont intrigués et cherchent par eux-mêmes à formuler une question en anglais n’a rien à voir avec celle des cours d’arabe et de français. Jamais aucun enseignant de français ne profite de ma présence pour faire interagir leurs élèves avec moi dans cette langue en sa présence. Après ces échanges qui durent quelques minutes, je vais m’asseoir au fond de la classe tandis qu’Aziz commence son cours.
46Il s’adresse directement à un élève assis dans une rangée du milieu : « What are you doing now ? » Plusieurs élèves répondent en même temps et proposent des phrases sur ce qu’ils font (« I’m working » ; I’m studying », etc.). Lorsque l’un d’entre eux fait une erreur, Aziz ne la corrige pas lui-même, il demande à la classe si c’est correct et écoute les propositions pour changer la phrase jusqu’à ce qu’un élève trouve une formule adéquate. Il guide ainsi progressivement les élèves pour qu’ils trouvent par eux-mêmes la formulation verbale. Cette activité correspond à une révision du présent continu étudié la séance précédente.
47Une fois que plusieurs exemples ont été donnés, Aziz leur demande de se tourner vers leur voisin le plus proche et d’échanger un mini-dialogue sous forme de question-réponse sur le même modèle : « Tell your neighbour what you are doing now ». Les élèves se tournent les uns vers les autres dans un grand brouhaha de voix enthousiastes. Aziz les laisse faire puis reprend la main en leur donnant un exercice photocopié sous forme de textes à trous où il faut écrire le verbe à la forme du présent continu qui convient.
48Les élèves écrivent les réponses en silence ou en discutant avec leurs voisins pendant qu’Aziz passe dans toutes les rangées avec force encouragements en anglais mêlés parfois d’interjections en darija (« Listen, chabāb8, try harder ! » ; « Check again. Are you sure ? » ; « Yes, that’s good ! Mziān », etc.). Certains élèves l’appellent quand ils ne sont pas sûrs d’une phrase, il ne leur indique jamais lui-même la bonne réponse mais les guide pour qu’ils la trouvent eux-mêmes. Quand ils ont fini, Aziz tapote sur le tableau avec la brosse pour rétablir le silence. L’exercice est corrigé collectivement, l’enseignant ne donnant jamais les réponses et veillant à ce qu’un nombre important d’élèves, surtout des garçons, y participent. Un élève est envoyé au tableau pour écrire les bonnes formes verbales à la craie.
49Une vingtaine d’élèves de la classe prennent la parole individuellement au lieu de la douzaine habituelle dans les cours d’arabe et des cinq habituels dans les cours de français. Il est aussi fréquent dans les cours d’anglais que la totalité des élèves participe sous forme de chœur. C’est également le seul cours où un brouhaha quasi constant est toléré par l’enseignant, autorisant les élèves à s’entraider et à chercher ensemble les réponses, tandis que de petits groupes au dernier rang décrochent de l’avancée du cours et se mettent à bavarder en darija d’autre chose.
50Après avoir demandé aux élèves de corriger à l’écrit leurs réponses, Aziz passe à une autre activité en leur demandant : « Who likes sports ? », ce qui est une deuxième révision d’une leçon précédente. Des filles et des garçons sont enthousiastes pour répondre sur un thème qui leur est familier ; le chœur participe par mots isolés ou en levant la main, et répète en écho les paroles des autres élèves.
Aziz : ok, who likes sport?
Chœur : teacher, teacher!
Aziz : who likes sports? Raise your hand!
Brouhaha.
Aziz : who doesn’t like sports? Inaudible Really, you don’t like sports? I like it!
Brouhaha.
Aziz frappe dans ses mains.
Aziz : do you like sports?
Chœur : YES!
Aziz : I like basketball. What’s about you?
Élèves : teacher, teacher!
Fille : I like euh karate.
Aziz : karate! Great!
Garçon : I like tennis.
Garçon : I like (inaudible).
Rires.
Fille : I like horse-riding.
Aziz : waouh, you like horse-riding? Horse-riding! Look at this (flashcard), what is this?
Chœur : horse-riding.
Brouhaha.
Garçon : teacher, I like handball.
Aziz : handball! I like it too!
Garçon : football.
Aziz : football!
Garçon : basketball.
Aziz : basketball! And you, children, what do you like?
51On voit dans cet extrait que, même s’il s’agit de faire des phrases très simples pour les élèves qui sont débutants en anglais, ce sont eux qui mobilisent de mémoire les noms de sports qu’ils connaissent déjà et qu’ils aiment. Ils énoncent donc un propos personnel dans la langue étrangère. Chacun parle de soi, même l’enseignant qui est partie prenante (« I like it too! ») et qui s’efforce aussi de faire participer ceux qui ne le font pas spontanément. Il s’assure également que tout le monde comprenne les sports que leurs camarades aiment comme l’équitation dont il montre une image (flashcard).
52Le même procédé est utilisé dans l’activité suivante dans laquelle les élèves doivent dire quel sport ils pratiquent. Aziz rajoute de nouveaux noms de sports qu’ils ont déjà vus mais qui sont plus difficiles à l’aide d’images qu’il brandit (fencing, diving, weight-lifting, etc.). Les élèves sont invités à retrouver les mots correspondants. Ensuite, il les leur fait mémoriser un par un par la répétition avec le même principe que dans les cours d’arabe et de français : il prononce le mot, la classe le répète après lui en chœur. Puis, pour vérifier qu’ils les ont mémorisés, il brandit à nouveau une par une les images des sports concernés. Tous ne retrouvent pas les termes, mais des groupes d’élèves les crient avec enthousiasme quand ils les connaissent.
53Aziz change à nouveau la structure de la phrase : « What do you want to practice ? » et interroge Mohammed, un élève du fond qui jusque-là n’a participé qu’aux réponses collectives en chœur. Mohammed balbutie le nom d’un sport. Puis, d’autres élèves s’expriment, cette fois en ne prononçant pas la totalité de la phrase, mais juste le nom du sport de leur choix. Aziz mime les verbes « plonger » et « nager », ce qui provoque les éclats de rire des élèves. Il fait le lien entre ce sport que beaucoup choisissent dans leurs réponses et le climat qui est de plus en plus chaud à cette saison, faisant ainsi le lien entre ce qui est échangé dans le cours et la vie extérieure. Il leur demande ensuite d’ouvrir leur manuel et de nommer les sports qui sont représentés dans des vignettes de bande dessinée. Des groupes d’élèves parlent tous ensemble par mots isolés.
54Le cours est soudainement interrompu, comme cela arrive souvent dans les divers établissements où j’ai été, par quelqu’un qui vient vendre quelque chose : cette fois-ci un jeune homme adresse aux élèves des conseils sur leur orientation de l’an prochain au lycée, en leur proposant de s’inscrire dans des écoles privées du soir où ils pourraient apprendre des compétences utiles pour leur future vie professionnelle comme l’informatique, les langues étrangères ou la gestion.
55Après cette interruption en darija, Aziz reprend son cours comme si rien ne s’était passé. Il demande aux élèves de faire un exercice de compréhension : il s’agit de lire des phrases décrivant les vignettes de bande dessinée et d’identifier si elles sont vraies ou fausses. Il reprend le même fonctionnement qu’auparavant, circulant dans les rangs pour aider les élèves. Un brouhaha un peu fort s’élevant, pour restaurer le calme, il frappe dans ses mains et leur demande toujours en anglais de tous se lever de leur chaise, puis de se rasseoir.
56L’exercice fini, la correction est faite collectivement : un élève, généralement une fille, lit la phrase, un autre dit si elle est vraie ou fausse et doit la reformuler autrement si elle ne correspond pas à la vignette. Ce type d’exercice est souvent utilisé dans les cours de français également. Cependant, ici l’élève est amené à formuler sa propre phrase au lieu de devoir citer le texte avec exactitude comme en français. En anglais, ils sont donc auteurs de leurs phrases même s’ils doivent respecter une structure donnée, ils sont amenés à mobiliser le lexique qu’ils connaissent pour décrire ce qui est représenté dans les images. Des élèves sont envoyés tour à tour au tableau pour écrire les phrases qui conviennent.
Fille : teacher, they are sitting in the park.
Brouhaha.
Garçon : FALSE!
Aziz : they are not sitting, hein?
Élèves : they are PLA-YING!
Aziz : ok, please, correct her.
Garçon : teacher.
Fille : teacher.
Brouhaha – rires – inaudible.
Aziz : yes, you are right.
Élèves : teacher, teacher, teacher, teacher.
Rires.
Garçon : they euh they euh are play–ing in euh the park.
Aziz : is it true?
Chœur : YES!
Aziz : are you sure?
Fille : teacher, in the street.
Élèves : teacher, teacher.
Garçon : in the (inaudible).
Aziz : excellent!
57À la fin de cet exercice, Aziz leur demande de recopier les phrases ainsi formulées et copiées au tableau dans leur cahier. Le brouhaha se calme. Aziz passe à nouveau dans les rangs vérifier qu’ils écrivent bien tous. Lorsque la sonnerie retentit, la majeure partie des élèves a eu le temps de tout écrire, ils quittent la salle en saluant l’enseignant qui les salue individuellement en retour. Il garde un peu plus longtemps ceux dont il a repéré qu’ils n’ont pas fini de recopier avant de faire entrer la classe suivante dans la salle.
58D’un point de vue pédagogique, ces pratiques d’enseignement et de mise en activités des élèves correspondent d’assez près aux méthodes préconisées pour l’enseignement des langues étrangères. L’enseignant met en place des situations de communication qui permettent aux élèves de s’approprier le lexique et les structures de phrases pour s’exprimer par eux-mêmes. Seule la langue anglaise est utilisée, même pour faire comprendre de nouveaux mots : il n’est pas fait appel à la traduction mais d’autres stratégies sont utilisées pour les faire comprendre comme les images, les vignettes de bande dessinée et le mime. L’environnement immédiat des élèves est mobilisé dans les contenus d’apprentissage, l’enseignant part de leur vécu, de leurs goûts et de leurs centres d’intérêt ; il fait le lien entre leur quotidien et la langue d’apprentissage. Un nombre pas trop important de structures de phrases assez répétitives est employé sans trop de diversification de manière à ce que les élèves apprennent à les distinguer et les utiliser sans trop de confusions. De même, le lexique est choisi de manière thématique à l’avance pour ne pas disperser l’attention et l’effort d’apprentissage. De plus, les interactions entre pairs sont centrales dans ces méthodes, l’enseignant en venant rarement à corriger une erreur, mais incitant les élèves à réfléchir, discuter, argumenter, chercher et se corriger entre eux.
59Ces caractéristiques sont bien présentes dans ce cours et en général dans les cours d’anglais observés, alors qu’elles sont totalement absentes des cours de français, même lors des premières années d’apprentissage à l’école primaire. Cela montre bien que la langue française n’est pas considérée comme une langue étrangère dans les pratiques d’enseignement. Son statut flou ne permet pas de donner une direction précise aux modalités d’apprentissage, la confinant dans une sorte de no man’s land pédagogique qui la rend finalement quasiment impossible à enseigner et à apprendre. Ce n’est que depuis 2020, avec la mise à jour progressive des curricula, programmes et manuels qu’une approche d’enseignement du français comme une langue étrangère est en train d’être préconisée, la grande majorité des enseignants du primaire et du secondaire n’ayant pas encore été formés à cette approche aujourd’hui.
60Seuls l’usage de l’écrit et les techniques de mémorisation de mots nouveaux dans les cours d’anglais sont proches des fonctionnements des cours d’arabe et de français. Les enseignants prennent toujours un moment pour figer par l’écrit une forme de résumé de la leçon, une « trace écrite » selon l’expression consacrée, qui sert donc de trace du travail collectif, autant pour les élèves que pour les parents, la direction, les inspecteurs et l’administration. Zineb du collège B et Brahim du lycée A font copier aux élèves des dialogues entiers dans leur cahier et leur demandent de les apprendre par cœur. Mais il s’agit de dialogues inventés au préalable par les élèves collectivement, ce ne sont pas des dialogues déjà tout faits du manuel ou inventés par l’enseignant à leur place comme en français. Il ne s’agit donc pas d’un fonctionnement en palimpseste où ce que l’on énonce appartient à autrui et prend ses racines dans la culture légitime écrite qui fait autorité.
61On voit ainsi que la langue anglaise est construite comme une langue accessible, qu’on peut s’approprier, dans laquelle on peut être auteur et locuteur de sa pensée, de ses goûts, de ses désirs, dans laquelle il est possible de se positionner, mais aussi d’adopter une posture réflexive sur ses propres habitudes, sa culture, son environnement, le monde en général.
62Elle est construite comme une langue de liberté aussi parce qu’on peut s’exprimer plus librement dans les cours d’anglais que dans les cours d’arabe et de français où obéissance et répétition sont la règle et où les tentatives d’expression personnelle sont bridées, encadrées, censurées au profit de la répétition de la parole d’autorité du savoir légitime.
63Enfin, elle est construite comme une langue vivante, dynamique, bruyante et brouillonne où l’on n’est pas censuré même si l’on fait des fautes de syntaxe, loin de la solennité de l’arabe, loin de l’inaccessibilité du français. Telle qu’elle est enseignée dans les classes observées, ce n’est pas une langue élitiste, tous y ont droit, tous ont droit à l’attention de l’enseignant. Elle donne le droit de réfléchir, de se tromper, de se positionner, de se corriger, de s’améliorer, de s’entraider, d’inventer, de communiquer autrement, de mimer et d’improviser. Elle est construite comme un véhicule d’expression de soi, un soi plus indépendant, plus libre ; un soi également en contact avec l’autre et non enfermé sur lui-même.
Notes de bas de page
1De très rares établissements proposent d’autres langues telles que l’allemand ou l’italien par exemple. Il ne sera pas question de ces langues dans ce travail du fait de leur rareté dans l’enseignement public marocain où l’anglais et l’espagnol sont les langues les plus enseignées.
2« La honte », en darija.
3Ces programmes ne sont pas accessibles au public en ligne.
4Focus, 3e année du cycle secondaire collégial, Student’s book, année inconnue, manuel homologué par le ministère de l’Éducation nationale.
5Voir l’analyse très pertinente de Boutieri sur la dimension politique du choix d’introduire dans les curricula ce roman marocain en langue française écrit par un auteur amazigh qui fut opposant politique sous Hassan II (Boutieri, 2016 : 139-176).
6MENFPESRS (homologué par), Insights into English, 2e année du cycle du baccalauréat – Student’s book, année inconnue.
7Il s’agit vraisemblablement d’un Américain puisque le texte semble provenir du site internet de l’organisation américaine Peace Corps qui envoie de nombreux jeunes volontaires participer à des projets de développement en immersion totale en milieu rural dans de nombreux pays du sud, dont le Maroc.
8« Les jeunes ».
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