Chapitre XIV. L’enseignement de la langue française en classe : un savoir mis à distance et rendu inaccessible
p. 211-232
Texte intégral
1Ce chapitre est construit en miroir avec le chapitre x sur l’enseignement de la langue arabe. Il s’agit de procéder aux mêmes questionnements en présentant comment la langue française est enseignée dans le système éducatif public marocain. Il s’appuie sur l’analyse des thématiques des programmes d’enseignement du français en primaire, sur les observations menées dans les neuf établissements primaires et secondaires, et sur les entretiens avec des inspecteurs et des enseignants de français.
2J’ai fait des observations de manière suivie dans les cours de treize enseignants de français : quatre en primaire, cinq en collège et quatre en lycée qualifiant. En tout, j’ai observé vingt et une classes différentes avec un minimum de deux heures de cours avec chacune. Dans chaque catégorie d’établissement, j’ai suivi un enseignant en particulier avec sa ou ses classes sur une période de deux à trois semaines consécutives. J’ai également assisté à des réunions pédagogiques.
Des programmes officiels de langue française en primaire en décalage avec les contenus des manuels et les pratiques des enseignants
3La partie des programmes officiels consacrée à l’enseignement du français en primaire est entièrement écrite dans cette langue1. Les thématiques y sont classées dans un tableau qui les répartit par année scolaire. Or, cette répartition est plus structurée que celle des programmes d’arabe où les thématiques sont listées pour deux années consécutives, sans parler de celles de l’amazigh qui sont présentées sans distinction de niveaux par année (voir les chapitres x et xii).
Tableau 7. – Thématiques des programmes de français à l’école primaire.
Années | Thématiques des cours de langue française | |
Années 1 et 2 (Document page 98) | Année 1 : 1. Premiers contacts 2. L’enfant et la famille 3. À l’école 4. En classe 5. La roue de la semaine 6. La météo 7. L’hygiène 8. Les habits |
Année 2 : 1. La famille, les amis 2. L’école, la classe 3. Ma ville, mon village 4. Les animaux familiers 5. Les activités d’une journée 6. La météo 7. Santé et bien-être 8. Alimentation et repas |
Années 3 et 4 (Document page 98) | Année 3 : 1. L’école, la maison, les amis 2. Au marché 3. La solidarité, l’entraide 4. Les vacances, les voyages 5. Les fêtes, les excursions 6. Les jeux, les loisirs 7. Les spectacles et les jouets 8. Les animaux |
Année 4 : 1. L’école, la famille, les amis 2. Les habits 3. Les horaires, l’emploi du temps 4. Les fêtes, les manifestations 5. La ville, la campagne 6. Les métiers, les professions 7. L’art de la cuisine 8. Les droits, les devoirs |
Années 5 et 6 (Document page 99) | Année 5 : 1. Les vacances, les voyages 2. L’histoire du Maroc 3. Les sports, les loisirs 4. Les métiers, les professions 5. La santé et le bien-être 6. La sécurité routière 7. La science, la technologie 8. La protection de l’environnement |
Année 6 : 1. La civilisation marocaine 2. Les moyens d’information et de communication 3. Les voyages, les excursions et les jeux 4. Équilibre naturel et éducation à l’environnement 5. L’art et la créativité 6. La santé et l’hygiène alimentaire 7. Le droit de l’enfant 8. L’économie et le monde des affaires |
Source : documents page 98 (année 1, 2, 3 et 4) et page 99 (année 5 et 6).
4Il existe une grande proximité entre les orientations et les thématiques des programmes de français et celles des programmes d’arabe. En effet, concernant les cours de français, le document officiel insiste aussi sur les valeurs à inculquer aux enfants. Il s’agit de former des « citoyens fiers de leur identité et de leur patrimoine, conscients de leur histoire et socialement intégrés et actifs » avec pour fondements : « l’attachement aux principes et aux valeurs de la foi islamique » ; « l’attachement aux valeurs sociales et culturelles de la société marocaine » ; « l’ouverture sur les cultures, les valeurs et les droits humains universels » (p. 95). Ces principes sont quasiment une traduction fidèle de ceux présents dans les programmes d’arabe, réaffirmant la suprématie de l’identité nationale, patriotique, religieuse et culturelle marocaine.
5Une telle répétition pourrait être comprise comme un message d’avertissement destiné à garder à distance toute interprétation d’un quelconque risque d’acculturation. Il est possible d’y voir également une dimension politique permettant aux concepteurs des programmes à la fois de se protéger contre toute suspicion d’être pro-langue française et pro-France, et de prévenir d’éventuels dérapages d’enseignants qui pourraient se risquer à valoriser des « valeurs sociales et culturelles » en classe incompatibles avec les valeurs marocaines officielles.
6Les thématiques d’enseignement sont également très proches de celles de l’arabe. Le monde de l’enfance est traité en première et deuxième années en arabe, et de la première à la quatrième année en français. Les thématiques de français se répètent d’ailleurs souvent en boucle d’une année sur l’autre, ce qui ne donne pas beaucoup d’indications sur la progression des contenus : par exemple les thèmes de « la famille », « les amis », « l’école » sont présents de la première à la quatrième année incluse, soit séparément, soit ensemble.
7En arabe, à partir de la troisième année, les thématiques sont de plus en plus abstraites et orientées sur les valeurs religieuses, morales et civilisationnelles. C’est le cas aussi pour le français pour les cinquième et sixième années, mais dans une bien moindre mesure puisqu’on continue à parler de voyages, vacances et loisirs en parallèle de « l’histoire du Maroc » et de « la civilisation marocaine ». Par ailleurs, si, en arabe comme en français, on trouve les thèmes de « la science et la technologie », celui de « l’économie et le monde des affaires » n’est présent qu’en français (sixième année).
8Ainsi, tandis que les programmes d’arabe insistent particulièrement sur les valeurs, la tradition et la civilisation marocaines, ceux de français comportent en plus quelques thèmes d’aspect pratique ou en lien avec l’actualité : « l’hygiène », « la sécurité routière » ou « l’économie ». Ce sont des domaines qui semblent, au premier abord, plus neutres et techniques que ceux que l’on trouve pour l’arabe.
9Pourtant, plusieurs décalages apparaissent entre ces programmes officiels et la réalité du terrain de l’enseignement du français dans les écoles. Le document officiel des curricula et programmes prévoit un enseignement du français réparti sur la totalité de la scolarité primaire, de la première à la sixième année. Or, jusqu’à présent à l’école publique, il ne commence véritablement qu’en troisième année, sauf dans quelques établissements, malgré la réforme Hassad de 2017 qui visait à l’introduire dès la première année. Cette réforme n’a pas encore été menée à son terme : la page du site officiel du ministère de l’Éducation nationale consacrée au volume horaire des enseignements en primaire, récemment mise à jour à la rentrée 2020, indique toujours que le français n’est enseigné qu’à partir de la troisième année2. De plus, les nouveaux curricula de 2020 sont toujours en cours de mise en œuvre aujourd’hui en 2023, où cet enseignement en première et deuxième année n’est pas encore généralisé à tous les établissements.
10Bien que la majorité des élèves ne commencent donc le français qu’en troisième année, les contenus des manuels correspondants ne sont pas adaptés à un niveau d’apprentissage débutant pour les élèves. Là encore, les programmes officiels et les manuels sont en décalage avec la réalité du terrain.
11C’est le cas du manuel de troisième année intitulé Mes apprentissages en français, 3e année publié en 2004, donc bien avant les programmes cités, mais toujours utilisé comme manuel de référence dans les trois établissements primaires où j’ai conduit mes observations. Dans la table des matières (p. 194), les thématiques de l’école, de la nature et des animaux correspondent à peu près aux programmes. Cependant, les contenus et les activités du manuel relèvent clairement d’une pédagogie dite de français langue maternelle (FLM), donc destinée à des enfants dont l’environnement familial est francophone, ce qui n’est pas le cas des élèves de l’école publique marocaine qui n’ont souvent eu aucun contact avec la langue française auparavant.
12Par exemple, dans ce même manuel, dès les premières pages, il est demandé aux élèves de lire des comptines et des mots, alors que la majorité d’entre eux ne connaissent pas encore l’alphabet latin. C’est ainsi que les activités de la « première semaine3 » sont orientées sur la comptine dite des jours de la semaine (« Lundi est tout gris / Jaune est mardi, etc. ») qui est souvent utilisée dans les classes de primaire en France ; et sur la lecture des noms des jours de la semaine.
13Or, ce manuel s’adresse à des enfants censés déjà parler et lire en français. Les élèves sont certes face à des thèmes de leur vie quotidienne : les jours de la semaine illustrés d’images enfantines et des noms de couleurs. Pourtant, comment pourraient-ils connaître ces mots en français ? Seuls ceux d’entre eux qui ont été scolarisés dans le préscolaire ou précédemment dans des écoles privées bilingues peuvent probablement faire de telles activités. Ainsi, la grande majorité des élèves d’une classe se retrouvent d’emblée confrontés à une difficulté qui devient vite insurmontable puisque, dès la première semaine d’apprentissage, le risque est immense que la langue française ne leur devienne inaccessible, incompréhensible et objet de blocage.
14De plus, dans la progression des contenus des chapitres de ce manuel, les objectifs visés sont de plus en plus complexes : lectures d’extraits de textes de plus en plus longs, champs lexicaux sophistiqués, métalangage grammatical. En voici quelques exemples.
15La dernière séquence de ce manuel porte sur une version simplifiée du conte du Petit Chaperon Rouge découpée en extraits. Lors de mes observations à l’école A, à la fin de cette séquence, seuls deux ou trois élèves sont en capacité de lire ces extraits. Encore le peuvent-ils uniquement sous forme de lecture-récitation, après s’être longuement entraînés à la maison et pendant les séances précédentes. Ces mêmes élèves déchiffrent par ailleurs très péniblement des mots nouveaux et ne parviennent pas à reconnaître les mots du même texte quand ils apparaissent dans un autre contexte. Il leur est aussi demandé dans les exercices de mémoriser les mots « peuplier » et « rossignol » alors qu’ils n’ont pas encore vraiment assimilé les mots « arbre » ou « oiseau ».
16De plus, les objectifs grammaticaux et une approche techniciste de la langue sont privilégiés, comme dans l’exemple du cours sur les homonymes dans le chapitre vii. En voici un autre exemple dans une classe de cinquième année à l’école C où la maîtresse crée elle-même des phrases plutôt que de recopier celles du manuel et s’efforce de motiver les élèves en leur donnant des exemples concrets en lien avec leur vie quotidienne. Elle écrit au tableau : « Je visiterai Marrakech car c’est une belle ville » ; « J’irai voir la Menara puis Jemma El Fna » ; « Je mangerai la tanjjia ou le couscous ». Pour autant, l’objectif principal de son cours reste purement grammatical : c’est moins le sens de ces phrases et leur appropriation par les élèves qu’elle vise que de leur faire apprendre par cœur le fonctionnement de la coordination et de ses conjonctions.
Pratiques d’enseignement : une langue littéraire et grammaticale d’un autre monde
17Zahra, enseignante d’une cinquantaine d’années au collège A, se dit bien triste et désabusée. Elle me raconte combien le français est « la bête noire » des élèves, employant la même expression que nombre de ses collègues. Selon elle, ils n’aiment pas lire, ont « horreur » de la conjugaison et, de toute façon, « ne comprennent rien ». Avant de laisser entrer les élèves d’une de ses classes de troisième année collège dans la salle4, elle me prévient : le jeudi c’est la séance d’analyse de texte ; « ils ne lisent pas, vous allez voir, vous allez voir ! ». Quand je lui demande s’ils sont capables de comprendre le texte qu’ils devaient lire pour préparer la séance, elle me répond à nouveau : « de toute façon ils ne lisent pas. Même L’île au trésor5, ils détestent ! ». Elle fait elle-même peu de cas de ce roman parce que c’est un « roman d’aventures pour les enfants et pas de la vraie littérature », et parce que la version du manuel est « un résumé trop simplifié ; c’est comme ça qu’on baisse le niveau ».
18Zahra accueille les élèves sur le pas de la porte et les salue en français. Certains me disent un bonjour furtif en m’apercevant à nouveau à ses côtés. Quand les 38 élèves sont assis à leur place, elle commence par leur demander le numéro du chapitre du roman dans lequel se trouve l’extrait de la séance. Une fille assise au premier rang répond d’un mot : « neuf », un petit groupe d’élèves le répète en chœur, puis un garçon tout seul à contretemps. Zahra demande le nom technique qui correspond à cette étape du récit. Ne recevant pas de réponse immédiate, elle donne le début du mot : « péripé- » ; les élèves complètent en chœur : « -tie ».
19Sur la totalité de cette séance de cours enregistrée, seuls cinq élèves du premier rang participent sur les 38 présents : deux filles surtout, deux autres filles un peu moins, et un seul garçon qui semble préposé à la lecture des textes à voix haute. Un petit groupe de cinq ou six élèves assis aux places environnantes reprennent en écho des mots ou des fins de mots, comme un mini-chœur. Pendant la majeure partie de la leçon, le reste de la classe reste silencieux, le regard dans le vague ou figé alternativement sur l’enseignante, le tableau ou le manuel. Quelques-uns font autre chose sans rapport avec le cours, discrètement et en silence. De temps en temps, des regards se croisent et de petites mimiques s’échangent.
20Zahra enchaîne en demandant aux élèves de lui rappeler la définition d’une péripétie dans les étapes du schéma narratif6. Il s’agit donc d’une révision. Une fille tente une réponse ; sa voisine la complète, vraisemblablement en récitant partiellement la définition déjà apprise. L’enseignante reprend la phrase en corrigeant les mots qui ne correspondent pas aux termes précis de la définition. Pour cela, elle reprend le même fonctionnement de texte à trous que dans les cours d’arabe.
21Elle demande ensuite à la classe de lui citer les différentes étapes du schéma narratif. Ce sont les mêmes deux filles qui participent. Bien qu’elles puissent à peu près citer les noms techniques de ces étapes, elles ont plus de mal à en réciter les définitions et n’en retrouvent que les mots-clefs (« personnages » ; « lieu » ; « date » ; « problème », etc.), toujours sans faire de phrases complètes. Parfois, un petit groupe d’élèves reprend en écho ou finit en chœur une partie d’une phrase prononcée par l’enseignante. Pendant ce temps, le reste de la classe reste muette et figée.
Zahra : la situation initiale, c’est la situation initiale. La première partie, c’est la situation initiale, la situation ?
Filles : initiale.
Zahra : la situation initiale.
Filles : la situation initiale.
Zahra : qu’est-ce qu’on a vu dans la situation initiale ?
Fille : maîtresse, des personnages.
Zahra : on présente les personnages parce qu’on va commencer le récit. Les personnages de ?
Quelques élèves : l’histoire.
Zahra : oui, les personnages de l’histoire.
Quelques élèves : les personnages de l’histoire.
Fille : et lieu et date.
Zahra : le lieu, la date, et ?
Fille : époque.
Zahra : l’époque. Donc qu’est-ce qu’on a dit dans l’étape initiale ?
Filles : maîtresse, maîtresse.
Zahra : oui.
Fille : y’a pas le problème.
Zahra : il y a pas de problème, tout se passe bien. Bien, après, la partie suivante ?
Fille : la partie suivante, l’élément modificateur.
[…]
Zahra : Bien, donc la partie suivante, c’est ? On l’a dit, c’est l’élément perturbateur.
Quelques élèves : perturbateur.
Zahra : c’est l’élément qui va perturber la situation ?
Quelques élèves : initiale.
Zahra : et c’est là que se présente le ?
Fille : éneu.
Zahra : le nœud, c’est là qu’il va y avoir des ?
Silence.
Zahra : des pro- ?
Quelques élèves : -blèmes.
Zahra : des problèmes. Et la partie suivante ? Troisième partie ?
Fille : maîtresse.
Zahra : oui ?
Fille : le dév-e-
Zahra : le développement, oui ! Et on dit que le développement, c’est la plus grande ?
Quelques élèves : partie.
Zahra : oui, c’est la plus GRAN-de par-TIe.
22Zahra demande ensuite à la classe de faire un rappel sur le contenu du chapitre étudié lors de la séance précédente. Les mêmes filles participent par mots isolés avec le même petit groupe d’élèves en écho. L’enseignante ré-enchâsse ces mots dans des phrases. Il s’agit d’un résumé factuel simplifié du texte : noms des personnages, lieux, interactions. Ce résumé est ponctué par des mots techniques comme « flashback » que les filles qui participent semblent trouver plus facilement que le contenu des actions.
23Après ces deux rappels, Zahra passe à la lecture de l’extrait du jour. Debout sur l’estrade face à la classe, les yeux rivés sur la page du manuel, elle le lit à voix haute à toute vitesse, sans ponctuation ni pause ni changement de ton, même lorsque ce sont des personnages qui parlent. Elle ne cherche pas à donner du sens au texte par sa lecture, ni à l’incarner et lui donner vie ; elle ne cherche pas à en faciliter la compréhension pour les élèves ; elle le lit comme une récitation neutre, sans pauses. Son intonation est la même que chez la majorité des enseignants en situation de lecture à voix haute en classe, quelle que soit la nature du texte lu : la fin de certains mots est fortement accentuée ; la voix monte par vagues puis redescend puis remonte puis redescend. La lecture est faite comme une performance de vélocité et de virtuosité monocorde ; ne sont ménagés ni suspens, ni découverte de l’action et des rebondissements, ni émotions. Voici ci-dessous un bref extrait de la transcription de cette lecture7.
Zahra : alors lisez nous avions pour vivre que 10 jours et encore nous fallait-il nous rationner strictement heureusement la provision d’eau représentée par la source était inépuisaBLE et la situation du (inaudible) petit sommet du marécage nous mettait à l’abri des exhalaisons malsaines c’est la faim seule qui nous obligerait à nous rendre disait le capitaine et notre plus grand espoir c’est de pouvoir détruire suffisamment de pirates pour les dégoûter de s’attaquer à nous. De 19 ils sont déjà 15 remarqua le docteur et même à 13 en comptant les blessés dont nous avons entendu les cris. Des misérabLEs fit le capitaine avec indignation par leur faute je perds un naviRE et du matériel. Ce furent les derniers mots que j’entendis et son (inaudible) était allongé auprès de Joy, Joy sans une pensée sans un rêve je m’endormis un cri m’éveilla en sursaut le lendemain matin un drapeau blanc criait Walter c’est Silver ne quittez pas le fortin les amis dit le capitaine malgré la serviette blanche qu’agite Silver ceci ne peut être qu’une… ruse le capitaine Silver demande à vous voir pour un arrangement en parlementaire cria le matelot […].
24L’absence de ponctuation dans cette partie de transcription permet de donner une idée de la vélocité et du rythme de lecture de l’enseignante. Quasiment aucune séparation n’est faite entre les passages narratifs et les propos dialogués, sauf à de rares moments. Le lexique du texte est également complexe avec des termes du domaine maritime (« fortin », « matelot ») ou l’expression « exhalaisons malsaines » qui n’est pas explicitée pendant le cours, les élèves étant censés chercher les mots difficiles pendant leur préparation de la lecture à la maison. Ainsi, bien qu’on soit dans le domaine de la littérature d’aventure pour la jeunesse, comment des élèves pour lesquels le français est une langue étrangère rencontrée uniquement en classe peuvent-ils accéder au sens d’un tel texte et en apprécier les actions ?
25Après avoir lu la totalité de l’extrait, Zahra passe au premier exercice de compréhension du texte dans le manuel. Il s’agit de phrases dont il faut identifier si elles sont vraies ou fausses. Les élèves doivent justifier leur réponse en citant le texte. Comme dans les cours d’arabe et dans les autres cours de français observés, les réponses ne sont validées par l’enseignante que si elles correspondent à une citation exacte du texte ; toute reformulation différente est aussitôt reprise et corrigée par l’enseignante qui redirige l’élève vers « l’autorité » du texte qui doit être cité.
26Tandis que le garçon lit les phrases de l’exercice, les quatre mêmes filles sont interrogées tour à tour ; elles connaissent la consigne et s’en réfèrent directement au texte pour justifier leur réponse en lisant la citation correspondante à toute vitesse, comme l’enseignante. Cependant, leur prononciation est plus hésitante, le sens des phrases qu’elles lisent est à peine, voire pas, audible. Il en est de même pour le garçon. Dans les passages audibles, ces cinq élèves lisent en fait par association de mots qu’ils croient reconnaître et qu’ils agglutinent les uns aux autres le plus vite possible avec précipitation, ce qui donne par exemple : « Jim a été attaqué par le grand garçon » pour « Jim a été attaqué par le grand Anderson » ou « une fumée était remplie la campagne » pour « une fumée épaisse remplit la cabane », etc. Ainsi, comme dans la majorité des cours de français, le critère de vélocité d’une « bonne » lecture se double aussi souvent d’une stratégie pour camoufler la difficulté à lire ou déchiffrer certaines syllabes ou mots, chez les élèves, mais aussi chez quelques enseignants.
27Pendant ce temps, un petit groupe d’élèves fonctionne en écho et répète en chœur le dernier mot ou la fin du dernier mot de la bonne réponse. Les réponses des filles qui participent individuellement sont généralement justes, montrant ainsi qu’elles ont bien compris l’action du texte. Pourtant, lorsqu’elles hésitent ou risquent de se tromper, l’enseignante leur coupe la parole aussitôt pour donner la réponse à leur place.
Zahra : alors on lit les questions, on lit les questions concernant le chapitre. Oui ?
Garçon : (lit à toute vitesse, inaudible).
Zahra : pendant un mois, est-ce que c’est vrai ou bien c’est faux ?
Quelques élèves : maîtresse, maîtresse.
Zahra : est-ce que c’est vrai ? Oui ?
Fille : Faux.
Quelques élèves : faux.
Zahra : c’est faux, c’est faux. Relis-moi le passage. « Les vivres leur permettent de résister pendant un mois ». C’est faux. La phrase ?
Fille : (lit) « nous n’avions de vivres que pour dix jours ».
Zahra : voilà donc c’est pas pendant un mois mais seulement pendant 10 jours. Oui ?
Garçon : (lit) « le capitaine n’a perdu aucun homme pendant la bataille ».
Zahra : il n’a perdu aucun homme pendant la bataille ? C’est ?… C’est faux !
Élèves : c’est faux.
Zahra : oui ?
Fille (lit très vite, inaudible)… bateau.
Zahra : c’est vrai ou c’est faux ?
Silence.
Zahra : C’est-à-dire qu’il a pas été un capitaine dans un autre bateau.
28Zahra passe ensuite à un deuxième exercice de compréhension du texte qui consiste à cocher une bonne réponse sur trois propositions sous forme de QCM. À nouveau les mêmes filles qui participent ne font aucune phrase par elles-mêmes mais répondent en lisant la réponse correcte et/ou l’extrait du texte qui permet de justifier la réponse. Pendant ce temps, le même petit groupe de cinq à six élèves du « mini-chœur » continue à répéter en écho les fins de phrases ou de mots, tandis que les 30 autres élèves restent totalement silencieux.
29Le troisième exercice de compréhension est plus complexe puisque, cette fois, les questions sont formulées de façon plus abstraite comme : « quels sont les facteurs qui jouent en faveur de Jim et ses amis ? ». Cette fois, le manuel ne propose pas les réponses. À nouveau pourtant Zahra exige des élèves qu’ils citent un passage du texte pour répondre. Cela ne l’empêche pas de reformuler ou paraphraser un mot elle-même de façon très simple et parfois assez éloignée de son sens originel.
30Dans l’ensemble de ces exercices, les questions portent sur une compréhension basique et technique de l’action du texte et sa simplification : durée de la bataille ; identité des personnages qui font telle ou telle action ; nombre de pirates morts, etc. L’enseignante ne valide que les réponses qui sont une lecture-reproduction exacte et à la lettre du texte ou des réponses proposées par le manuel. Elle pose parfois des questions de compréhension de lexique aux élèves, auquel cas elle félicite ceux qui proposent des synonymes recherchés, déjà appris lors de séances précédentes. Comme les enseignants d’arabe, elle valorise ainsi la mémorisation de ces expressions.
31Dans le court passage suivant où un groupe d’élèves un peu plus nombreux que d’habitude déclame en même temps la bonne réponse, cette parole en chœur se fait joyeusement. On y sent le plaisir des élèves à prononcer le mot « artificieux » en en détachant chaque syllabe. Connaître ce mot complexe et recherché, qu’ils ont mémorisé, semble les réjouir. C’est, semble-t-il, le moment le plus joyeux de la séance.
Zahra : vous savez ce que c’est les salamalecs ?
Fille : oui.
Élèves : maîtresse, maîtresse, maîtresse.
Zahra : ce sont les politesses mais est-ce qu’il est poli ?
Élèves : NON.
Zahra : non car c’est un pirate… ?
Élèves (plus nombreux) : AR-TI-FI-CIEUx.
Zahra : oui, artificieux, c’est un pirate artificieux. Alors ?
Fille : il n’est pas poli.
Zahra : il n’est pas poli, oui !
32Parfois, de façon soudaine, comme pour essayer d’entraîner sa classe dans l’action du texte, Zahra se met à imiter un personnage (un pirate qui crie par exemple) en simplifiant le propos des dialogues. D’autres fois, elle fait le lien entre un mot qu’ils ne comprennent pas et une situation de la vie quotidienne, ce qui est très rare dans les pratiques des autres enseignants de français. Cependant, elle ne leur laisse pas le temps de s’approprier les mots qui correspondent à ces situations.
Zahra : bon, et dans son discours il y a ? Il joue ?
Fille : il joue.
Zahra : il joue sur la menace au lieu de la négociation. La négociation. Oui. Au lieu de négocier avec euh, le capitaine, il LE ME-na-CE.
Élèves : ME-na-CE.
Zahra : donc il y a dans son discours, dans son discours on sent… héhéhé, on sent qu’il y a U-NE menace au lieu de négocier. C’est quoi négocier ? Négocier, c’est quoi ?
Silence.
Zahra : je vous donne un exemple. Négocier, par exemple, on veut… les filles, vous voulez par exemple acheter une robe. Cette robe par exemple ça coûte 500 dirhams. C’est cher, 500 dirhams. Qu’est-ce que je fais ? Je vais ?
Fille : gocier.
Zahra : négocier le ? le ?
Fille : prix.
Zahra : négocier le prix avec le vendeur, c’est-à-dire on va trouver une solution pour que j’achète la robe et (inaudible). Bon, c’est clair ?
Silence.
Zahra : bon, dans le discours de Silver, on sent qu’il y a de la menace au lieu de la ?
Élèves : négocier.
Zahra : négociation.
Élèves : négociation.
33Après ces exercices du manuel, Zahra en arrive à l’élaboration du résumé du texte qui servira de trace écrite dans les cahiers. Pour cela, elle donne oralement la structure de la phrase sous forme de texte à trous. Les mêmes filles qui ont participé pendant tout le cours remplissent les trous avec les termes qui ont été souvent répétés par l’enseignante pendant la séance. L’enseignante reprend et poursuit les phrases tout en les dictant, tandis que les élèves doivent les noter simultanément. C’est le seul moment de la séance où l’enseignante et les élèves peuvent s’écarter un minimum de la citation du texte pour le résumer.
Zahra : Bon, on va résumer le (inaudible). Qu’est-ce qu’on a dit ? On a dit que Silver, qu’est-ce qu’il a fait ? Dépêchez-vous ! Vite.
Fille : Silver vient pour parlementer de euh… avec euh.
Zahra : avec le capitai-NE, avec le capitaine. Donc (voix lente – elle dicte) Silver est venu pour ?
Fille : parlementer.
Zahra : pour parlementer avec ?
Fille : avec le capitaine.
Zahra : avec le capitaine.
Silence.
Zahra : oui ? Après ? Il est venu pouRE… parlementer ?
Fille : au sujet du trésor.
Zahra : il est venu pour parlementer au sujet du…
Élèves : du trésor.
Zahra : oui, on va noter (elle dicte) au sujet de la car-TE du trésor.
34Ensuite Zahra, tout en continuant à orchestrer l’élaboration orale de la trace écrite et à la dicter, écrit les phrases au tableau pendant que les élèves les recopient dans leurs cahiers. Au fur et à mesure que le résumé est élaboré, la phrase qui s’écrit au tableau est de plus en plus longue, complexe et sans ponctuation, l’enseignante faisant des incises orales pour insérer des points grammaticaux, ce qui complexifie encore davantage son propos. Les expressions, enchâssées les unes dans les autres, viennent soit directement du texte, soit du manuel.
Zahra : Silver est venu pour parlementer avec le capitaine au sujet de la carte au tréso-RE mais ?
Silence.
Zahra : mais leur discussion est ?
Fille : évou…
Zahra : est VOU-ÉE à quoi ?
Fille : à échec.
Zahra + Élèves : à l’échec.
Zahra : ont échoué à trouver une solution. Donc leur discussion est vouée à l’échec. Pourquoi ? Comment il était le discours de Silver ?
Fille : parce que le discours de Silver était sur la menace.
Zahra : OUI ! Parce que, on va dire, parce que… alors la discussion est vouée à l’échec dès ? Est-ce que c’est à la fin ?
Élèves : non, le début.
Zahra : dès le début. Dès le début parce que, parce que, on a dit, Silver ?
Fille : joue sur la menace.
Zahra : joue sur la menace ou bien ?
Fille : le discours.
Zahra : parce que le discours de Silver fait quoi ? Attention à ce que j’écris au tableau ! Parce que le discours de Silver joue sur ?
Élèves : la menace.
Zahra : la me-na-CE.
Fille : plus que la négociation.
Zahra : oui, plus que sur la négociation. On va relier par « alors que » et on parle du capitaine. Alors que, qu’est-ce qu’il représente le capitaine ?
Élèves : la (inaudible).
Zahra : la loi.
Élèves : la loi.
Zahra : alors que le capitaiNE.
Fille : inaudible.
Zahra : alors que le capitaine représenTE…
Fille : représente la loi.
Zahra : oui, représenTE la loi.
Fille : la loi.
Zahra : oui, alors que le capitaine représente la loi.
35Quand la totalité du résumé du texte a été élaborée et écrite au tableau par Zahra, elle demande au garçon préposé à la lecture à voix haute d’aller au tableau pour lire le résumé. Comme la plupart du temps lorsqu’il s’agit d’une lecture non préparée, l’élève s’astreint à lire le plus vite possible mais butte quasiment sur chaque mot qu’il essaye de recomposer de mémoire plutôt qu’en déchiffrant les syllabes les unes après les autres pour détacher les mots et faire sens. La lecture est d’autant plus difficile pour lui ici qu’aucune ponctuation ne permet de se repérer dans le texte au tableau et qu’il n’a pas eu le temps de s’y préparer.
36Ensuite, l’enseignante demande à la fille qui participe le plus de lire la trace écrite à son tour. Celle-ci le fait avec tout autant de vélocité que le garçon mais en lisant plus clairement les mots. Quand elle n’arrive pas directement à lire un mot, elle répète le précédent plusieurs fois pour ne pas avoir de « blancs » dans sa lecture. Une fois la lecture finie, l’enseignante demande aux élèves de finir de recopier l’intégralité de cette trace écrite tandis que la cloche sonne.
37Je passe la récréation qui suit avec Zahra qui me parle de la classe qu’elle vient d’avoir avec lassitude et découragement parce qu’elle trouve que les élèves ne travaillent pas et ne sont pas bons. Elle vante les mérites des quatre « bonnes élèves » qui « travaillent bien » et explique que c’est parce qu’elles ont fait leur scolarité primaire dans le privé, ce qui leur a donné un bon niveau de français et de bonnes méthodes de travail alors que les autres n’ont pas appris à « aimer l’effort » à l’école publique et sont là « par force ». Ce qu’elle valorise notamment chez ces quatre filles, c’est le fait qu’elles « préparent bien les leçons à la maison » à l’avance.
38Nous avons déjà vu à plusieurs reprises combien ce critère est important aux yeux des enseignants : le cours n’est pas un lieu où on découvre un contenu nouveau mais où on vient montrer et/ou faire valider le travail accompli, qu’il s’agisse d’une lecture-récitation, de la préparation des réponses des exercices, voire, dans certains cas, de l’apprentissage par cœur d’une règle de grammaire, d’un texte ou d’un aspect technique littéraire avant même qu’ils ne soient traités en classe.
39Zahra se plaint par ailleurs des programmes trop chargés qui ne permettent pas de prendre le temps de traiter les objectifs comme il faut. Elle donne l’exemple du point de grammaire de la concession qu’elle s’apprête à traiter au prochain cours avec cette même classe : elle sait déjà qu’elle devra y consacrer deux séances, et non pas une seule comme les programmes le prévoient, parce que c’est une notion difficile, même pour les quatre bonnes élèves. Elle déplore d’être « toujours obligée de baisser le niveau » et de risquer les critiques de l’inspecteur avant de préciser que, depuis sa prise de poste dans cet établissement en 1990, aucun inspecteur ne l’a visitée dans sa classe.
40On voit à nouveau à l’œuvre l’élitisme présent dans la manière dont les enseignants de français perçoivent les contenus de leur enseignement et leurs rapports aux élèves. Ici, comme dans la quasi-totalité des cours de français observés, c’est la complexité du texte littéraire qui est valorisée. Les attentes de Zahra en matière de littérature sont frustrées, elle juge que le roman étudié est trop simple et en rejette la responsabilité sur la baisse du niveau des élèves. Il y a chez elle, comme chez beaucoup d’autres enseignants de français, une forme de dignité froissée et blessée à devoir « s’abaisser » (propos d’une enseignante) à traiter des textes ou des points de grammaire qui ne sont pas à la hauteur de leur conception de la langue, de la culture et de la littérature françaises. C’est bien moins ce qu’ils peuvent transmettre à leurs élèves et comment le transmettre qui leur pose problème que leur admiration pour la langue française, et à travers cela, leur image d’eux-mêmes et de leur statut qui sont ébranlés et blessés.
41Ces enseignants sont frustrés que leurs élèves n’aient pas la capacité de suivre et comprendre les cours, ils se sentent forcés par les inspecteurs, au nom du niveau des élèves, à descendre de leur piédestal littéraire et professoral. Ils ne se concentrent que sur la poignée d’élèves qui sont en capacité, vaille que vaille, de suivre et les valorisent d’autant plus en faisant comme si le reste de la classe n’existait pas, tout en souffrant en même temps du rejet de « leur » langue française par la majorité des autres élèves et de leurs familles.
42Ainsi, ils se retrouvent en quelque sorte pris au piège de leur propre élitisme puisqu’ils continuent à fonctionner comme si de rien n’était, comme si c’était la responsabilité des élèves de s’adapter. Or ce fonctionnement aggrave et creuse jour après jour, année après année, le fossé béant qui les sépare de leurs élèves qui se ferment de plus en plus face à cette langue inaccessible et « terrifiante » et finissent par la « détester », tout comme l’enseignant Saïd avant son « combat » pour se l’approprier (voir chapitre xiii).
43Il est possible que cet élitisme s’exacerbe d’autant plus chez ces enseignants de français qu’ils se sentent mis à l’écart, voire exclus, par leur entourage social et se perçoivent eux-mêmes comme différents de leur société, « entre deux mondes », n’appartenant ni à la France du xixe siècle de Balzac, ni au Maroc du xxie siècle comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent. Ne pouvant recevoir ou ressentir la même reconnaissance et la même légitimité que les enseignants d’arabe dans les sphères familiale, religieuse et culturelle, et plus largement dans leur entourage social, ils se renferment sur eux-mêmes, sur l’univers de littérature qu’ils se sont bâti. Ils se drapent dans la dignité de cette grandeur littéraire qu’ils célèbrent devant des classes majoritairement sourdes et muettes. Comme le dit l’inspecteur Miloud, « les profs de français se sentent maltraités par la société », « incompris » ; ils « résistent » et « refusent de changer » ; ils continuent à employer « des grands mots » en classe que ni les élèves ni leurs parents ne comprennent tels que « lecture méthodique », « sémantique » ou « sémiotique », « juste pour montrer qu’ils ont un plus grand savoir que tout le monde ».
44Rares sont les enseignants de français rencontrés ne partageant pas cette vision élitiste, littéraire et finalement « hors sol » et idéelle, si ce n’est idéalisée, de la langue qu’ils enseignent et de leur propre rôle à l’intérieur de l’école. Par opposition à la belle langue littéraire écrite qu’ils chérissent et dont ils pleurent la disparition, ils cherchent le plus possible à mettre à distance ce que plusieurs nomment le « français parlé » ou « dialectal », appliquant ainsi au français le même fonctionnement diglossique qu’à l’arabe.
Mettre à distance « le français dialectal » en classe : parler comme un livre
45Nous avons vu dans le chapitre précédent comment les enseignants de français opposent la langue écrite de la littérature et de l’école au français oral de communication, cette opposition se retrouvant dans les actes du colloque d’Agadir (1994) qui préconisent l’enseignement de la langue écrite exclusivement. Depuis, les directives ont partiellement changé. Dans la répartition hebdomadaire des heures de français par semaine, une séance est consacrée à l’expression orale.
46Lors des observations dans le primaire, j’ai pu assister à ces séances puisque j’étais le plus souvent toute la semaine en continu dans une même classe. Dans le secondaire en revanche, de nombreux enseignants étaient réticents à ma venue pour cette séance, en me disant que l’expression orale, ce n’était « pas important », et en m’enjoignant de plutôt venir assister aux cours d’analyse de textes, de grammaire ou de lexique. Certains enseignants faisaient même un lien entre l’intrusion forcée de cette séance d’expression orale dans les programmes et « la baisse du niveau » des élèves.
47Pour autant, les activités d’expression orale du primaire comme du secondaire, telles qu’elles apparaissent dans les manuels et dans les pratiques de classe mises en place par les enseignants, sont, elles aussi, essentiellement basées sur l’écrit qui est le medium de quasiment toute prise de parole de l’enseignant et de ses élèves pendant ces séances. Voici deux exemples de telles séances, l’une chez Ilham au lycée et l’autre chez Douaa au collège, pour montrer comment le français oral est abordé et traité en classe et comment il est lui aussi mis à distance.
48Ilham, dont nous avons longuement parlé dans le chapitre xiii, organise ses cours de Techniques d’expression et de communication (TEC8) pour sa classe de Tronc commun BIOF au lycée B à partir de supports écrits « de la culture française », la France étant toujours la référence culturelle exclusive.
49Il s’agit d’une classe au profil privilégié puisque, du fait de la spécialité option français, les élèves ne sont que 25, viennent en majorité du privé et sont, de ce fait, plus à l’aise en français. Une douzaine d’entre eux environ participe fréquemment dans les cours d’Ilham, ce qui est bien plus que dans les autres classes. De plus, même les élèves qui restent silencieux arrivent visiblement à suivre le déroulement du cours. Ilham est généralement soucieuse de faire participer tout le monde dans cette classe de « bons élèves », même si elle déplore qu’il y ait « quelques brebis égarées » qui, selon elle, feraient mieux de retourner dans la filière « arabisante normale ». On constate donc à nouveau ce même élitisme partagé par les enseignants de français.
50Les séances de TEC9 auxquelles j’assiste sont centrées sur ce qu’Ilham appelle « les proverbes ». Elle n’est pas réticente à ma venue dans ces cours mais me prévient malgré tout que ce n’est « pas très sérieux », et qu’elle se le permet parce qu’elle a fini le programme : « donc on peut se détendre un peu ».
51Lors de la première séance, elle écrit au tableau des débuts d’expressions françaises figées : « myope comme » ; « il ment comme » ; « bavard comme », etc. Les élèves doivent compléter oralement chaque expression avant de l’écrire dans leur cahier. Ceux qui participent à cette activité connaissent déjà bon nombre de ces expressions et les complètent sans difficulté. Ils font des propositions pour compléter celles qu’ils ne connaissent pas.
52Dans ce cas, bien qu’ils ne produisent pas des phrases complètes en français, ils ont cependant la latitude d’une forme de créativité linguistique puisqu’ils proposent des formulations qui ne sont pas écrites ou mémorisées au préalable. C’est ainsi qu’un garçon propose « brillant comme un singe » ; une fille « sale comme un cochon » ; une autre « bavarde comme un pied », ce qui déchaîne de grands éclats de rire d’Ilham et de l’ensemble de la classe.
53L’enseignante, pour leur faire comprendre certaines expressions, se met d’ailleurs à les mimer. C’est ainsi qu’elle mime qu’elle s’arrache une dent pour « il ment comme » ; les élèves se lèvent alors et s’exclament tous en chœur : « il ment comme un dentiste ». Ils ont clairement du plaisir à chercher, inventer, manier la langue. C’est d’ailleurs le seul cours de français auquel j’ai assisté – même parmi les autres cours d’Ilham – où les interactions entre enseignante et élèves sont spontanées, joyeuses et complices, où les élèves développent une relation de plaisir avec la langue française et sont « auteurs » de formulations personnelles dans cette langue, même s’il s’agit simplement de compléter des locutions figées préexistantes par des assemblages de mots qu’ils inventent et qui font sens pour eux.
54Pour la séance de la semaine suivante, en devoir à la maison, les élèves doivent choisir un proverbe parmi une liste qu’Ilham leur a distribuée, et préparer une présentation orale pour expliquer le sens de ce proverbe et justifier leur choix. Ils savent que c’est une évaluation orale qui sera notée.
55Dès le début de la seconde séance, Ilham définit ce qu’est un proverbe ainsi : c’est « une citation » ; « le résumé d’une expérience humaine devenue une vérité générale » ; c’est « un héritage du passé » dont « la vérité est vraie au passé, au présent et au futur » ; « elle nous force à imaginer, à penser et elle guide notre action » ; « ce n’est pas mon idée à moi mais je l’emprunte pour justifier une argumentation ou donner un conseil à quelqu’un ».
56Après ce préambule, Ilham appelle chaque élève un par un à monter sur l’estrade face à la classe et à faire sa présentation orale. Les élèves qui ont fait le travail demandé ont tous écrit leur texte dans leur cahier ou sur une feuille de brouillon ; les autres essaient hâtivement de griffonner quelque chose pendant que leurs camarades passent au tableau. Ils ont normalement l’interdiction de monter à l’estrade avec leur texte, sauf si Ilham juge qu’ils ont des difficultés et les autorise à lire leur présentation.
57Les élèves les plus à l’aise viennent sans leur texte et le récitent par cœur à toute vitesse avec la même intonation habituelle des lectures-récitations, pendant que d’autres s’efforcent d’apprendre par cœur le leur en catimini assis à leur place. Ceux qui, une fois à l’estrade, restent bloqués ou hésitent et butent sur les mots, sont immédiatement invités à aller chercher leur texte et à le lire à voix haute avec la même intonation et, si possible, la même rapidité. L’enseignante leur retire alors des points sur leur note globale.
58Généralement les textes que les élèves récitent ainsi sont vraisemblablement eux-mêmes un montage de citations – voire un copier-coller intégral – de sites internet dédiés à l’explication de proverbes ; rares sont les élèves qui ont pu ou ont osé écrire un propos personnel qui ne soit pas appuyé sur des citations venant d’autres sources, même s’ils ne les présentent pas comme telles. Lorsqu’ils doivent expliquer pourquoi ils ont choisi de présenter tel ou tel proverbe, le plus souvent ils disent : « Parce que j’aime bien ».
59Deux filles seulement – désignées par Ilham comme particulièrement brillantes – récitent des phrases qui semblent être au moins en partie personnelles et dont elles semblent être les « auteurs » à part entière. En tout cas elles ont clairement osé faire des combinaisons créatives de citations. C’est ainsi qu’une d’elles présente le proverbe « Paris ne s’est pas fait en un jour » en expliquant qu’il faut longtemps pour construire une ville et qu’on peut dire la même chose des villes du Maroc avant de conclure qu’elle a choisi ce proverbe parce qu’il est « clair comme de l’eau de roche ». Ilham la félicite chaudement pour sa présentation et fait copier ce nouveau proverbe par tous les élèves dans leur cahier. Elle en fait de même avec deux autres proverbes choisis par des élèves. Ces proverbes lui semblent particulièrement importants parce que, selon elle, ils reflètent la réalité de la vie et sont « bien écrits » : « La vie est semée d’embûches » ; « Apprendre depuis le berceau jusqu’à la nuit du tombeau. »
60Un autre exemple intéressant à développer est une séance d’expression orale portant sur du français non littéraire, donc appelé « français parlé » ou « dialectal » par les enseignants. Douaa, au collège B, accepte avec beaucoup de réticence ma présence dans ce cours avec sa classe de deuxième année. C’est une femme d’une trentaine d’années, à la voix très douce et calme qui, contrairement à grand nombre de ses collègues, s’efforce de faire participer au moins une dizaine d’élèves dans chaque cours et passe dans les rangs vérifier que la majorité d’entre eux copient bien ce qui est écrit au tableau dans leur cahier.
61L’objectif de cette séance apparaît en en-tête de la page du manuel correspondante : « Expression orale : exprimer le désaccord » ; elle s’inscrit dans une séquence intitulée « Lire un texte théâtral ». Douaa commence la séance par la lecture de quelques vignettes de bande dessinée du manuel qui représentent des élèves en désaccord entre eux. C’est une des rares fois où il ne s’agit donc pas d’un texte littéraire, mais d’un français de communication relativement simple avec des phrases telles que : « Je ne suis pas d’accord », « Je refuse » ; « Je n’accepte pas » ; « Je désapprouve », dans une situation de la vie quotidienne qui met en scène des élèves.
62Après avoir lu elle-même les dialogues avec la même vélocité et la même intonation de lecture-récitation déjà décrite à plusieurs reprises, Douaa passe aux questions de compréhension proposées dans le manuel, avec le même procédé habituel que pour une explication de textes : elle lit une question ; donne la structure de la réponse sous forme de texte oral à trous ; les élèves répondent par mots isolés pour combler ces trous. À l’issue de cette explicitation du dialogue, Douaa fait répéter en chœur à toute la classe les expressions de désaccord utilisées, l’une après l’autre, afin que les élèves les apprennent par cœur.
63Puis, dans une sorte de synthèse, elle demande : « Quels sont les énoncés ? » Une élève récite de mémoire les expressions répétées tandis que l’enseignante les écrit au fur et à mesure au tableau. Elle écrit ensuite un titre au-dessus de la liste d’expressions : « Quelques moyens d’exprimer son désaccord », puis la définition suivante : « Exprimer son désaccord, c’est exprimer à quelqu’un qu’on n’est pas d’accord. » Les élèves recopient l’ensemble dans leur cahier tandis que Douaa passe dans les rangs et vérifie. Elle demande ensuite aux élèves de reprendre le dialogue de la bande dessinée et de « varier les expressions de désaccord » en intervertissant les répliques : transformer par exemple la réplique « je ne suis pas d’accord » en « je n’accepte pas », et ainsi de suite pour chaque bulle de la bande dessinée.
64Une fois cela fait, l’enseignante annonce aux élèves qu’ils vont « inventer des situations ». Elle se tourne vers le tableau et écrit : « Situation 1 : Ce sont les grandes vacances, tes parents te proposent d’aller passer ces vacances-là chez tes grands-parents à la montagne. Tu préfères les passer à Tanger, Agadir ou bien au bord de la mer. Tu exprimes ton désaccord. » Douaa traduit cette situation en darija puis demande à une fille de la lire à haute voix ; la fille bute sur chaque mot ; l’enseignante finit par la lire à sa place en lui faisant répéter chaque mot à sa suite.
65Elle donne quelques minutes aux élèves pour recopier la situation 1 et pour « préparer » à l’écrit sur leur cahier leur réponse orale à cette situation. Pendant ce temps, mon voisin de table au dernier rang recopie laborieusement des bouts de mots de la situation, pose son stylo et attend.
66À l’issue du temps imparti, Douaa donne le feu vert pour commencer : « Alors qu’est-ce que vous dites à vos parents ? » Une élève lève la main et lit la phrase qu’elle a préparée à l’écrit : « Je suis contre. » L’enseignante valide d’un « oui », se tourne vers le tableau, y écrit : « Je suis contre », puis se retourne vers les élèves et demande : « Et puis ? ». La même élève propose : « Je suis contre passer mes vacances à la montagne » ; l’enseignante valide, fait répéter la même phrase à quatre ou cinq élèves avant de leur demander de la « permuter », ce qu’elle s’empresse de faire elle-même sans attendre : « Passer mes vacances à la montagne, je suis contre. » Elle la fait répéter plusieurs fois et se tourne vers le tableau pour l’écrire.
67Elle relance ensuite pour développer le dialogue. Une élève propose « je veux » ; l’enseignante l’arrête aussitôt pour imposer « je préfère » ; un groupe d’élèves répète en chœur « je préfère » ; une élève propose « je préfère passer mes vacances » et hésite ; l’enseignante complète aussitôt : « à la mer ». Elle se tourne vers le tableau, écrit la phrase entière et demande aux élèves de la recopier dans leur cahier.
68Le même fonctionnement reprend pour une élaboration collective d’un dialogue oral totalement encadré par l’enseignante qui ne laisse quasiment aucune marge d’expression et de créativité langagière aux élèves. Chaque fois que l’une d’entre eux essaye de produire sa propre phrase, quand bien même cette phrase correspond à la situation donnée, elle est immédiatement bridée dans sa tentative par l’enseignante qui « corrige », en imposant systématiquement un autre mot ou une autre structure de phrase, généralement en complexifiant le lexique et la syntaxe. C’est ainsi, par exemple, qu’elle inverse les propositions des phrases des élèves, qu’elle demande à une élève d’utiliser le conditionnel plutôt que l’indicatif ou qu’elle « corrige » une autre élève qui propose « je préfère la plage » par « je préfère les villes côtières ».
69Une fois que les répliques pour la situation 1 sont épuisées et « fixées » à l’écrit au tableau et dans les cahiers, Douaa écrit « Situation 2 » au tableau. Il s’agit cette fois de négocier le prix d’un vêtement dans une boutique. Le même procédé reprend. Quatre situations s’enchaînent de la sorte. Toutes sont en lien avec des situations de la vie quotidienne, pourtant les élèves ne sont toujours pas autorisés à être auteurs de leurs propos.
70Un incident révélateur vient cependant leur donner la parole et leur permet finalement de s’exprimer. En effet, la « situation 4 » déclenche un mini-scandale chez les élèves : « Tu portes une minijupe pour aller à l’école. Que dit ta maman ? » À peine Douaa l’a-t-elle lue à voix haute et traduite en darija que des élèves s’agitent, s’esclaffent et sont clairement choqués. Certains retraduisent aux autres la situation en darija à la cantonade à travers la classe. Le brouhaha s’intensifie. Des garçons, qui jusque-là n’avaient pas pris la parole, se lèvent et s’insurgent en darija. L’enseignante se met à crier, elle aussi en darija, pour rétablir le silence et imposer le retour au français. Un garçon, qui n’avait rien dit jusque-là, s’insurge alors en français : « NON, je n’accepte pas ! » ; une fille invective aussi la jeune fille fictive de la situation : « Tu es fou ! »
71L’indignation provoquée parmi les élèves par le port de la minijupe fait qu’ils s’emparent soudainement de la situation et soit s’approprient vraiment les phrases du cours comme le garçon, soit utilisent des expressions nouvelles non validées préalablement comme celle de la fille. L’enseignante coupe vite court à l’agitation, formule hâtivement quelques phrases de désaccord contre la minijupe et demande aux élèves de prendre leur cahier et de finir de recopier le dernier dialogue écrit au tableau, celui de la situation 3. Elle s’empresse d’effacer l’intitulé de la situation conflictuelle. Le silence se réinstalle progressivement pendant que les élèves se mettent à écrire. Pour la séance suivante, ils doivent apprendre un des trois dialogues par cœur pour pouvoir le réciter à l’estrade.
72Le seul moment où les élèves s’expriment vraiment est donc un moment d’opposition où eux-mêmes soudainement s’imposent en censeurs moraux et expriment une interdiction formelle et indignée à la fille fictive de la situation. Leur indignation déborde l’enseignante et s’oppose dans un sens à elle qui a osé proposer une situation visiblement vécue comme honteuse et taboue. En dehors de ce que cela révèle des positionnements moraux et religieux des élèves, cela montre que les rares fois où ils s’expriment, cette expression de soi transgresse les règles de la classe, déborde l’autorité de l’enseignante et, au-delà, fonctionne comme une censure.
73Dans cet incident, les élèves agissent en miroir de leur enseignante : ils lui coupent la parole et lui imposent leurs mots, leur sens, leur « autorité » basée sur une vision moralisatrice des comportements sociaux. Leur indignation est si grande que même des élèves généralement silencieux pendant tout le cours font l’effort de la traduire dans un français minimal. Paradoxalement c’est donc le seul moment où ces élèves s’approprient vraiment une formulation de désaccord et expriment quelque chose de personnel en français.
74Ces descriptions des deux séances d’expression orale mettent au jour plusieurs aspects importants qui sont aussi présents dans les cours des autres enseignants de français observés, en primaire et dans le secondaire. La légitimité du français repose sur le medium de l’écrit pour ne pas être relégué au statut de langue « dialectale ». La prise de parole se fait donc à partir d’un écrit, en s’appuyant sur un support textuel qui fait autorité. De même, on écrit d’abord ce que l’on va dire et toute parole prononcée, qui est validée par l’autorité enseignante, est aussitôt fixée par écrit. Ce fonctionnement où les élèves ne sont quasiment jamais auteurs et où la parole qui fait autorité est celle du manuel, de l’enseignant ou de la sagesse populaire, bride toute spontanéité, toute tentative, toute « autorisation » de faire sienne une langue vivante, de la faire vivre pour soi dans son rapport aux autres, au monde et à soi-même.
75En plus de la référence au texte écrit qui fait autorité, un autre gage de la qualité et de la légitimité de la prise de parole orale est la sophistication du lexique et des tournures utilisées. Là aussi, il s’agit de mettre à distance le plus possible la langue dite « dialectale ». C’est dans ce sens par exemple que Douaa complexifie sans cesse les énoncés proposés par les élèves.
76De même, la capacité à mobiliser de manière appropriée des citations auréolées de l’autorité de l’écrit est extrêmement valorisée et constitue la seule marge de créativité laissée aux élèves. D’où les félicitations adressées par Ilham à la jeune fille qui cite une locution figée (« clair comme de l’eau de roche ») au sujet du proverbe qu’elle a choisi, montrant ainsi qu’elle s’est appropriée l’un et l’autre et est capable de combiner à bon escient ces deux sagesses populaires qui font autorité. On retrouve donc ici le même fonctionnement en palimpseste que dans les cours d’arabe.
77Cela rejoint les analyses déjà citées d’Eickelman (1978 ; 1985), de Kilito (1985) et de Brenner (2001) qui soulignent que, en langue arabe, les hommes de savoir et les écrivains sont valorisés pour leur capacité à faire référence au texte originel et à le citer à bon escient en fonction des contextes de prise de parole. Dans les cours d’arabe, ce fonctionnement en palimpseste s’enracine dans le texte sacré originel, donc tire sa légitimité du domaine religieux islamique. Dans les cours de français, en revanche, il s’enracine dans la littérature française classique et/ou dans les formules intemporelles de la sagesse populaire, et tire sa légitimité de la référence culturelle à la France.
78Quand les élèves sont libres de manier la langue en utilisant leur imagination, leurs « inventions » vont puiser dans leurs propres référents culturels. C’est ainsi qu’une élève chez Ilham propose « sale comme un cochon » plutôt que « comme un peigne » qui est la version consacrée de la locution française. Or, cette version « locale » de la locution fait rire toute la classe, ainsi que l’enseignante. Pourtant, celle-ci n’en souligne pas moins que cette version n’est pas correcte et la corrige pour donner la « bonne » forme, à savoir celle venue de France.
79Cela montre une fois de plus que l’enseignement de la langue française dans ce contexte scolaire marocain est extrêmement ancré dans la référence culturelle permanente à la France. Il n’y a pas, en tout cas dans les établissements publics où cette recherche a été menée, de tentatives, ni même de désir particulier, de faire de la langue française une langue du Maroc. On pourrait imaginer une telle langue où dire « sale comme un cochon » ferait davantage sens que « comme un peigne » ; où il s’agirait de s’approprier cette langue pour la faire sienne plutôt que de la réciter comme la langue lointaine, inaccessible et jargonnante d’un Autre, d’autant plus quand cet Autre incarne aussi – et pour beaucoup surtout – l’ancienne puissance coloniale.
80Une telle appropriation supposerait qu’enseignants et élèves s’autorisent à être « auteurs » en langue française, à manipuler cette langue qui vient d’ailleurs, à la malmener, la pétrir autrement, la transformer. Or, dans les pratiques d’enseignement observées, l’école publique marocaine fait l’inverse. Elle la fige et la met tellement à distance qu’elle l’étouffe sous sa cloche d’auréole littéraire figée.
81Une autre forme de littératie identitaire et de palimpseste en contre-point de l’enseignement de l’arabe
82Dans le chapitre xi, j’ai proposé la notion de littératie identitaire concernant les thématiques et les modalités d’enseignement de la langue arabe. Or, on peut également mobiliser cette notion au sujet de l’enseignement du français, même s’il s’agit cette fois d’une identité qui est mise à distance à l’extrême, rendue incompréhensible, inaccessible. En effet, les pratiques observées montrent que l’apprentissage de la lecture et l’écriture n’est pas centré sur l’appropriation de la langue comme un medium d’expression personnelle mais sur la récitation et la célébration d’une identité autre – véhiculée par la littérature classique de France – dans une telle mise à distance de cet Autre et de l’identité de cet Autre que la dimension identitaire y est présente à rebours.
83Contrairement à l’enseignement de l’arabe, celui du français ne crée aucun lien affectif, ne fait appel à aucune émotion, aucun sentiment, aucune implication personnelle chez les élèves. Il est orienté quasiment exclusivement sur une approche techniciste et jargonnante de la langue qui est décrochée non seulement du réel des élèves, mais aussi de l’univers culturel « étranger » qu’il est censé leur faire découvrir. C’est un savoir dévitalisé, vidé de son sens, hors contexte, incompréhensible à la majorité. La seule implication possible laissée aux élèves est de vouloir l’apprendre pour être « bon élève », réussir les contrôles et les examens. Rares sont ceux qui l’investissent autrement, comme certains enseignants de français et écrivains qui y trouvent un refuge personnel et se retrouvent eux-mêmes « entre deux mondes », en marge de leur entourage social, voire familial (voir les chapitres v et xiii).
84Ainsi, la langue française reste considérée et construite dans les salles de classe par l’école publique comme une langue coloniale, une langue de l’Autre. Elle est enseignée comme une langue d’intrusion, aliénante et paralysante dans la mesure où elle est nécessaire dans certains domaines comme les études supérieures, l’emploi qualifié ou la reconnaissance sociale des classes aisées réputées francophones, tout en étant enseignée comme une langue inaccessible, incompréhensible, comme le véhicule de valeurs, de références et d’un monde qu’à la fois on admire et réprouve, une langue qu’on ne peut pas faire sienne, qui ne peut être investie, transformée, appropriée comme une langue marocaine.
85Certes, cette mise à distance de la langue française dans l’enseignement public marocain relève en partie de l’indécision politique et pédagogique à lui donner un statut bien défini (langue du Maroc ou langue étrangère ; référents culturels marocains ou français), même si les réformes en cours actuellement tendent à clarifier ce statut en la désignant enfin clairement comme une langue étrangère. Pourtant, on peut aussi voir à l’œuvre dans cette indécision une forte ambivalence. Dans un sens, le système éducatif national marocain ne s’est pas réconcilié avec la langue française, il ne sait pas quoi en faire, quel statut lui donner, comment se positionner, pris en étau entre les pressions antagonistes de groupes sociaux et politiques qui la valorisent au nom de la modernité et de la mondialisation et d’autres groupes qui la rejettent au nom de la tradition et de l’identité blessées. Un des résultats est que la majorité des élèves de l’école publique la redoutent et développent des blocages linguistiques dans leurs apprentissages, voire la détestent et détestent ce que cette langue véhicule et représente.
86Dans un tel contexte, les langues arabe et française sont amenées à incarner des mondes de valeurs et de références qui s’affrontent à coups de citations et de contre-citations, de sorte que l’école publique ne s’applique pas à ouvrir le dialogue mais, au contraire, participe à leur mise en compétition.
87Le fonctionnement en palimpseste se retrouve aussi dans l’enseignement du français, même s’il y est moins présent que dans l’enseignement de l’arabe. En effet, il ne s’agit évidemment pas de mobiliser autant de « strates » textuelles que dans les cours d’arabe dont les référents culturels et religieux sont familiers aux élèves en dehors et à l’intérieur de l’école. Cependant, dans les cours de français, la capacité à citer le texte légitime par cœur et sans écart, ainsi que celle de faire des liens entre des textes qui utilisent les mêmes locutions, comme s’il existait une généalogie ou une chaîne textuelle liant ces textes entre eux et remontant à un texte originel estimé plus légitime que ses successeurs, sont tout autant un critère de performance.
88Or, ce fonctionnement récurrent par palimpseste tourne souvent à des affrontements entre les valeurs référentielles véhiculées par l’enseignement de l’arabe et celles véhiculées par celui du français. Dans le chapitre xiii, nous avons notamment vu la difficulté que rencontraient les enseignants de français à faire lire à leurs élèves des extraits de Candide de Voltaire. Voici un autre exemple dans un cours de préparation à l’épreuve écrite de français du baccalauréat animé par Ilham. Elle y prépare les élèves depuis plusieurs semaines en leur donnant à apprendre par cœur des citations, des plans types de rédactions et des structures de phrases.
89Ce jour-là, elle leur dicte in extenso le texte de la rédaction qu’ils devront écrire le jour J si la question de l’examen est la suivante : « À partir de ta lecture du roman de Victor Hugo Le dernier jour d’un condamné à mort, as-tu toujours la même opinion sur la condamnation à mort ? » Or, le texte qu’elle leur dicte dans lequel elle condamne fortement la peine de mort, elle l’a elle-même préalablement écrit soigneusement et avec une belle écriture sur son propre cahier, à partir d’un montage de citations qu’elle a glanées dans un livre destiné aux lycéens français sur le roman de V. Hugo10. Les élèves copient donc sur leur cahier un texte dicté à voix haute par leur enseignante qui l’a, elle-même, écrit en copiant et en ré-agençant à sa façon des citations et extraits d’un texte écrit dans un livre venu de France, ce texte faisant de la sorte « autorité11 » pour elle.
90Ilham ne tolère aucune altération ni aucun questionnement du contenu du texte qu’elle dicte à la classe. Lorsqu’une élève essaye une première fois de formuler par bribes en français un argument en faveur de la peine de mort pour les meurtriers en s’appuyant sur une citation du Coran, l’enseignante l’interrompt aussitôt pour dire que c’est un mauvais argument avant de reprendre sa dictée de plus bel. Il n’y a donc aucune prise en compte de l’opinion de l’élève qui est aussitôt fermement censurée par l’enseignante. Pourtant, à nouveau, l’élève insiste et essaye de légitimer son propos en répétant plusieurs fois qu’il s’agit de la parole du Coran, jusqu’à ce que l’enseignante lui ordonne vertement de se taire et reprenne sa dictée.
91On voit donc ici deux palimpsestes qui se retrouvent en compétition : celui de l’enseignante formulé à partir d’une référence française qu’elle a faite sienne ; celui de l’élève formulé à partir du Coran. C’est une opposition frontale entre citations qui font de part et d’autre autorité et se retrouvent incarnées dans les voix de ces deux personnes. L’enseignante use de son autorité pour fermer toute possibilité de débat et d’appropriation par un raisonnement personnel, en imposant sa citation à elle contre celle de l’élève. Cette fermeture brutale de toute discussion possible ne met pourtant pas à mal l’opinion dont l’élève se fait la championne, elle ne fait que l’interdire, la censurer, la faire taire. C’est une forme d’autoritarisme qui ne permet vraisemblablement pas de convaincre l’élève en question, ni ceux de ses camarades qui sont du même avis qu’elle – probablement un grand nombre d’élèves de la classe.
92On voit dans cet exemple bref comment deux mondes de références culturelles et morales opposés se confrontent, l’un écrasant et muselant l’autre du fait du statut de celui qui le défend (l’enseignant). Au lieu qu’un effort soit fait pour les faire dialoguer et s’inter-comprendre, ces positionnements antagonistes se figent dans l’affrontement à coups de citations qui restent frontales, emmurées, inconciliables ; ils se durcissent de part et d’autre, faute de les mettre en mots autrement, dans des prises de parole dont les protagonistes puissent être les auteurs et non les simples répétiteurs. L’école publique se retrouve ainsi le lieu d’affrontements antagonistes tacites, les cours d’arabe et les cours de français véhiculant des discours eux-mêmes antagonistes, sans que personne ne cherche à les mettre en dialogue.
Notes de bas de page
1Les analyses de cette section s’appuient sur le document officiel intitulé : « Programmes et directives éducatifs pour l’enseignement primaire », Publication officielle du ministère de l’Éducation nationale, septembre 2011, direction des curricula, « البرامج والتوجيهات التربوية الخاصة بسلك التعليم الإبتدائى / مديرية المناهج »
2[https://www.men.gov.ma/Fr/Pages/Programmes-horaires-prescoprim.aspx], consulté le 20 janvier 2023. On constate par ailleurs que la langue amazighe n’apparaît pas dans la répartition horaire du primaire.
3Manuel Mes apprentissages en français, 3e année, 2004, page 10.
4Cours observé et enregistré avec l’accord de l’enseignante dans le collège A.
5Roman pour enfants de l’écrivain britannique Robert Louis Stevenson écrit en 1882. Sa traduction française est une lecture jeunesse souvent utilisée dans les collèges en France. Il s’agit ici d’extraits dans le manuel marocain intitulé Passerelle Français, 3e année du collégial édité par le ministère de l’Éducation nationale. D’après les enseignants qui l’utilisent, il s’agit de la version la plus simplifiée qui existe du roman en français.
6Terme technique d’analyse littéraire désignant l’ensemble des étapes d’un récit : situation initiale ; élément perturbateur ; péripéties ; élément de résolution ; situation finale.
7La ponctuation indiquée dans cette transcription correspond aux rares moments où l’enseignante fait des pauses. Je n’ai pas rétabli le reste de la ponctuation pour donner une impression plus proche du débit et du rythme de lecture de l’enseignante. Les syllabes en majuscules sont celles que sa voix fait ressortir.
8Module de deux heures ajouté à l’emploi du temps des élèves de BIOF (baccalauréat international option français). Bien qu’il existe une documentation officielle sur les contenus de ce module, il semble que peu d’enseignants concernés l’aient reçue. Ainsi, soit ils consacrent ces heures à continuer le programme de français, soit ils créent des activités en lien avec leur programme. Ce module est par ailleurs souvent supprimé de l’emploi du temps des élèves par les directeurs des établissements pour des raisons pratiques. De fait, personne ne semble trop savoir quoi faire pendant ces deux heures, à l’exception de certains enseignants qui en profitent pour proposer des activités de leur choix comme Ilham et Noria.
9Cours non enregistrés. La description qui suit est faite à partir de notes de terrain prises sur le vif puis complétées à l’issue des cours.
10Un fascicule pédagogique édité par Hachette (référence précise inconnue).
11On retrouve donc bien ici le même fonctionnement par palimpseste, même si sa généalogie textuelle est plus flexible que celle des cours d’arabe puisqu’Ilham « prend la liberté » d’utiliser un livre qui n’est pas une source officielle de l’Éducation nationale marocaine, et de réécrire, donc de reformuler (« améliorer » selon ses propos) certains passages de cette source.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fils de saints contre fils d’esclaves
Les pèlerinages de la Zawya d’Imi n’Tatelt (Anti-Atlas et Maroc présaharien)
Salima Naji
2011
La bienvenue et l’adieu | 1
Migrants juifs et musulmans au Maghreb (XVe-XXe siècle)
Frédéric Abécassis, Karima Dirèche et Rita Aouad (dir.)
2012
La bienvenue et l’adieu | 2
Migrants juifs et musulmans au Maghreb (XVe-XXe siècle)
Frédéric Abécassis, Karima Dirèche et Rita Aouad (dir.)
2012
La bienvenue et l’adieu | 3
Migrants juifs et musulmans au Maghreb (XVe-XXe siècle)
Frédéric Abécassis, Karima Dirèche et Rita Aouad (dir.)
2012
Médinas immuables ?
Gentrification et changement dans les villes historiques marocaines (1996-2010)
Elsa Coslado, Justin McGuinness et Catherine Miller (dir.)
2013
Surnaturel et société
L'explication magique de la maladie et du malheur à Khénifra, Maroc
Saâdia Radi
2013
Fès et sainteté, de la fondation à l’avènement du Protectorat (808-1912)
Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique dans la ville de Mawlāy Idrīs
Ruggero Vimercati Sanseverino
2014
Les ambitions d’une capitale
Les projets d’aménagement des fronts d’eau de Rabat
Hicham Mouloudi
2015
Pratiquer les sciences sociales au Maghreb
Textes pour Driss Mansouri avec un choix de ses articles
Mohamed Almoubaker et François Pouillon (dir.)
2014