Chapitre XII. Quelques maigres repères sur l’enseignement amazigh : une langue qui semble délaissée par l’école
p. 187-194
Texte intégral
1Il m’est impossible de proposer ici une analyse approfondie au sujet de l’enseignement de l’amazigh pour deux raisons. La première, majeure, vient du fait que je n’ai pas de connaissances sur la langue amazighe, à l’exception de l’alphabet tifinagh et de quelques formulations de la vie courante. La seconde tient au nombre très restreint de cours auxquels j’ai pu assister : deux cours d’une heure et demie chacun seulement avec la même enseignante dans l’école A. Voici donc simplement quelques constats ici qui, sans prétendre être représentatifs, pourraient servir à des recherches ultérieures sur la question.
Un enseignement a minima, une graphie dans laquelle peu d’Amazighs se reconnaissent
2Selon les données officielles compilées et citées par Abouzaid, depuis l’introduction de l’amazigh dans l’Éducation nationale en 2003, il est prévu que cette langue soit enseignée dès la première année du primaire à raison de 3 heures par semaine réparties en 6 séances de 30 minutes (Abouzaid, 2011 : 157). Cependant, depuis lors, le flou sur sa mise en place dans les établissements scolaires publics reste important puisque, à l’époque de l’étude d’Abouzaid en 2011, il n’existait pas de statistiques officielles publiques sur la question (ibid.). À ma connaissance, cette absence d’informations perdure à ce jour.
3Dans les trois localités où j’ai mené mon étude de terrain, d’après des enseignants et des responsables administratifs, très peu d’écoles primaires ont mis en place des cours d’amazigh. Parmi les trois écoles où j’ai fait mes observations, seule l’école A en dispense. Or, l’enseignante vacataire chargée de ces cours ne vient qu’une demi-journée par semaine et ne l’enseigne qu’aux deux classes de troisième année de l’école, à raison d’une heure et demie par classe. En réalité, l’enseignante ne se présente pas toutes les semaines ou arrive souvent très en retard et est visiblement peu motivée par l’enseignement, comme nous le verrons brièvement plus loin. Les autres classes de l’école A ne reçoivent aucun cours dans cette langue.
4Par ailleurs, les directeurs des écoles B et C m’ont expliqué qu’ils avaient pris personnellement l’initiative de ne pas organiser de cours d’amazigh pour deux raisons : les difficultés d’organisation que cela représenterait pour trouver un enseignant et faire des coupes dans la répartition horaire des autres disciplines aux programmes déjà « trop chargés » ; les difficultés d’apprentissage pour les élèves devant apprendre un troisième alphabet alors qu’ils peinent déjà à apprendre les alphabets arabe et latin et leurs sens d’écriture inversés.
5Bien que les trois villes comportent une population amazighophone importante (locuteurs du tachelhit ou du tamazight), les directeurs disent ne pas voir l’intérêt de rajouter cet enseignement puisque les élèves amazighophones peuvent bien apprendre à écrire l’amazigh chez eux si leur famille le souhaite et que les élèves arabophones et leurs familles ne se sentent pas concernés, voire se déclarent parfois hostiles à l’apprentissage de cette langue.
6De manière générale, ces choix assumés par les directeurs ne semblent pas poser de problème dans leurs relations avec leur administration éducative locale qui est au courant de cette « abstention », voire la trouve tout à fait justifiée. Ainsi, ce qui est présenté au niveau de l’État comme une innovation pédagogique destinée à faire reconnaître l’importance de la culture et de la langue amazighes comme « patrimoine commun de tous les Marocains, sans exclusive1 » est, de fait, laissé à la discrétion des directions d’établissements. Un responsable administratif interrogé à ce sujet souligne que la décision d’intégrer l’enseignement de l’amazigh dans les établissements se gère en interne au cas par cas, selon la présence ou non d’enfants amazighophones ou au gré d’éventuelles revendications associatives ou de regroupements de parents des provinces, voire des communes. D’après les propos de plusieurs enseignants, anciens élèves et parents, il semblerait que les écoles où l’amazigh est enseigné de manière suivie soient surtout celles situées dans les régions montagnardes où enseignants, élèves et parents sont Amazighs et utilisent un parler amazigh dans leur vie quotidienne en dehors de l’école.
7Un exemple est intéressant à présenter ici. Farid, un jeune enseignant non amazighophone au départ, qui enseigne et vit dans une de ces écoles de montagne raconte qu’il a d’abord appris le parler amazigh de la région pour pouvoir communiquer avec les gens du village. À la demande de ces derniers qui ne savent ni lire ni écrire dans aucun alphabet, il a lui-même appris l’alphabet tifinagh dans des livres pour pouvoir l’enseigner à ses élèves, dans le but qu’ensuite ceux-ci puissent le transmettre aux membres de leurs familles.
8Cette configuration de relations d’apprentissage complexes entre un enseignant arabophone, introducteur de l’alphabet tifinagh dans un village amazighophone auprès d’enfants devenant ensuite les enseignants de leurs parents, montre la complexité des enjeux politiques à l’œuvre. En effet, le tifinagh est un alphabet qui a été systématisé et officialisé par l’IRCAM2 à Rabat en 2003 (Abouzaid, 2011 : 126). Il est ainsi devenu alphabet officiel et a été relayé à ce titre par l’administration centrale du ministère de l’Éducation nationale à travers les programmes scolaires. Cependant, il est loin d’être approprié ou « naturalisé » par les populations concernées elles-mêmes qui n’en ont souvent aucune connaissance, si ce n’est quelques lettres souvent utilisées comme symboles d’appartenance identitaire ou communautaire.
9Abouzaid fait état des débats houleux qui ont mené les décideurs du Conseil de l’IRCAM à choisir entre les alphabets arabe, latin et tifinagh, pour élaborer l’alphabet amazigh, le tifinagh étant une graphie issue d’inscriptions rupestres et utilisée par les populations touarègues (ibid. : 125). Voici un extrait d’un des entretiens que la chercheuse a menés avec des participants au Conseil qui montre combien ce choix a été avant tout motivé par des raisons politiques, sans prendre en compte les usages ou les aspirations des populations concernées.
« Pour comprendre le choix de l’alphabet tifinagh dans l’enseignement de l’amazigh, il faut tenir compte du contexte. On avait les barbus dans les pattes. Ils nous défiaient d’adopter ce qu’ils appellent la « graphie française » ou « graphie du colonisateur ». On a rétorqué en menaçant de quitter le conseil d’administration si on choisissait la graphie « araméenne » – on ne voulait pas leur faire le plaisir de la nommer « arabe ». Et puis la graphie « des momies » a été choisie au final (rires). » (cité in Abouzaid, 2011 : 127-128).
10On voit ici la dimension éminemment politique et identitaire à l’œuvre dans l’entreprise de standardisation de la seconde langue officielle du royaume, à travers le leitmotiv et les clivages récurrents des positionnements autour de la religion et de la colonisation, au point que le seul compromis viable aurait consisté à se réfugier dans « l’authenticité » historique du fait de son ancienneté (ce sur quoi l’interviewé ironise en parlant de la graphie « des momies »).
11L’association Tamazgha, citée aussi par Abouzaid, souligne combien ce choix de la graphie tifinaghe est « une arme redoutable pointée vers la langue berbère elle-même » (2011 : 126) dans la mesure où il complexifie son apprentissage et la rend peu accessible aux populations amazighes puisque soit elles ne s’y reconnaissent pas, soit elles n’en ont quasiment aucune notion ni aucun usage, comme on le voit dans le village où Farid enseigne. Cette graphie est même souvent rejetée, notamment par certains enseignants amazighs, rencontrés dans l’académie du Draa-Tafilalet, qui considèrent que l’État marocain n’a pas le droit de s’approprier et de standardiser leur langue qui n’appartient qu’aux Amazighs.
12Dans ce processus de standardisation3, fait au détriment d’autres choix qui auraient pu peut-être faciliter l’accès à l’amazigh écrit pour les populations, on retrouve ce que Gardy et Lafont qualifient de « fétichisation » ou de « spectacularisation » de la langue (Gardy et Lafont, 1981 : 75). Dans le même sens, l’association Tamazgha considère que la standardisation du tifinagh comme langue officielle, malgré sa portée symbolique et identitaire forte, est « un moyen dont se dotent les autorités pour neutraliser le développement et le rayonnement de la langue berbère », sous couvert de la protéger et de la défendre (Abouzaid, 2011 : 127).
13Sans être en mesure de prendre parti sur cette question qui fait débat parmi les spécialistes, il est, en effet, difficile de ne pas voir dans ce choix un risque important que ne soient mis en péril le développement, l’acquisition et l’appropriation de la langue elle-même par les populations amazighophones et, a fortiori, par les populations marocaines dans leur ensemble. Ceci d’autant plus quand on constate également le fossé existant entre la publicisation officielle de l’introduction de l’enseignement de l’amazigh à l’école publique depuis 2003 et la réalité de l’absence de volonté politique, d’encadrement et de moyens mis à disposition pour sa mise en œuvre dans les établissements encore aujourd’hui en 2023, même si de nouveaux curricula ont été proposés à l’état de projet depuis 20214. Il semble bien que là aussi les enjeux politiques l’emportent largement.
14Aussi l’anecdote concernant Farid est intéressante, tout en restant un cas isolé dont il n’est pas possible de tirer des généralités. Elle souligne le paradoxe entre les revendications de reconnaissance identitaire des populations amazighes, notamment à travers leur langue, et les modalités de reconnaissance que l’État leur impose en échange à travers le choix d’un alphabet méconnu ou inconnu de ces mêmes populations. Il y a une certaine ironie poignante à ce que les Amazighs de ce village soient obligés de se référer aux connaissances elles-mêmes purement livresques d’un enseignant arabophone de bonne volonté, représentant de l’État par sa fonction, pour apprendre à écrire leur propre langue.
Les programmes d’amazigh à l’école primaire : un canevas à grands traits
15Dans les programmes officiels5 pour l’enseignement des langues, les thématiques concernant l’amazigh sont celles qui sont les moins élaborées. Comme on le voit dans le tableau ci-dessous, elles sont listées sans précisions sur leur répartition par année d’enseignement, contrairement à l’arabe et au français.
Tableau 5. – Thématiques des programmes d’amazigh à l’école primaire.
Années | Thématiques des cours de langue amazighe |
Toutes années scolaires confondues sans distinction (traduction du document officiel page 63) | 1. L’enfant et la famille 2. L’enfant et l’école 3. L’enfant et ses relations dans le quartier et le village 4. L’enfant et l’environnement naturel 5. L’enfant, l’alimentation, la santé, le sport et l’hygiène 6. L’enfant, les fêtes, les cérémonies et les voyages 7. L’enfant, l’univers des jeux et des inventions 8. L’éducation routière 9. La protection de l’environnement et les droits de l’enfant 10. La vie culturelle et artistique Possibilité d’intégrer les thèmes de : - Les valeurs islamiques et universelles - Les principes de l’égalité entre les sexes |
Source : traduction du document officiel page 63
16Si on les compare avec les instructions officielles citées par Abouzaid qui stipulent que l’enseignement de l’amazigh est dispensé à tous les niveaux de l’école primaire, ces dix thématiques semblent assez maigres pour couvrir six ans d’apprentissage. Cela est d’autant plus étrange que l’IRCAM regroupe un nombre important de chercheurs spécialistes en didactique de l’amazigh qui organisent de manière active colloques et journées d’études. Il semble donc qu’il y a peu de coordination entre les responsables pédagogiques de l’IRCAM et le ministère de l’Éducation nationale, en tout cas dans les services des curricula et des programmes.
17D’autre part, ces thématiques du programme sont quasiment identiques à celles de l’enseignement primaire de la langue arabe avec quelques variantes. Les thématiques 1 à 4 sont exactement semblables à celles des première et deuxième années en arabe et ciblent l’enfant et son environnement scolaire et familial. En revanche, la thématique 5, au départ identique, rajoute un thème clairement pragmatique, à savoir l’hygiène. Les thématiques 6 et 7 sont identiques, quoiqu’inversés, par rapport aux programmes d’arabe. Les thématiques 9 et 10 combinent celles présentes respectivement dans les programmes d’arabe de troisième et quatrième années et de cinquième et sixième années, en glissant soudainement de l’univers enfantin vers les valeurs abstraites des « droits », de l’environnement, de la culture et de l’art, sans préciser de quelle culture ou de quel art il s’agit. « L’éducation routière » (8) est ajoutée, thématique absente des programmes des autres langues. Là encore on peut se demander quel est le rapport entre ce thème et la langue amazighe et s’il s’agit d’un choix par défaut ou d’un choix délibéré de donner à cet enseignement une dimension pratique en lien avec la vie quotidienne.
18Par ailleurs, comme dans l’enseignement de l’arabe, les thèmes optionnels ajoutés ciblent à nouveau l’enseignement de valeurs religieuses et morales, « islamiques et universelles » sans préciser lesquelles. Celui des « principes de l’égalité entre les sexes » est, en revanche, un ajout qui diffère de façon marquante de celui sur « le rôle de l’homme et de la femme marocains » des programmes d’arabe.
Récit d’un cours d’amazigh et écrits d’élèves de l’école primaire : difficultés pédagogiques et clivages linguistiques et identitaires
19Voici une rapide présentation synthétique du déroulement des deux cours d’amazigh auxquels j’ai pu assister avec les deux classes de troisième année de l’école A. Comme dit plus haut, cette description est isolée et ne peut, en aucun cas, être considérée comme un exemple représentatif des cours d’amazigh dans d’autres établissements du royaume, dans lesquels, selon plusieurs témoignages, cet enseignement est prisé tant par les enseignants que par les élèves. Il ne s’agit ici que de donner un exemple particulier dont les modalités laissent entrevoir des clivages et des tensions autour de la langue amazighe.
20Dans les cours observés, l’enseignante souvent absente ou en retard affiche un manque de motivation et de dynamisme peu encourageant pour les élèves. Grande et maigre, vêtue de noir, les traits marqués, le regard dur et douloureux, elle semble même redouter les contacts avec les enseignants permanents avec lesquels elle a le moins d’échanges possible. Je n’ai jamais su pourquoi elle a accepté que j’assiste à deux de ses cours car elle ne m’a jamais adressé la parole directement. Pendant ces cours, lorsqu’elle a quelque chose à me communiquer, que ce soit pour me faire entrer et sortir ou m’asseoir au fond de la classe, elle pointe vers moi le bout de tuyau souple dont elle ne se sépare jamais dans l’établissement et me signifie ce qu’elle veut avec des hochements de la tête ou des mouvements de tuyau.
21Avant l’arrivée des élèves dans la salle, l’enseignante a écrit à la craie un texte en tifinagh qui couvre la totalité du grand tableau noir. Dès leur entrée, les élèves qui, avec leurs deux maîtresses principales, sont le plus souvent calmes, silencieux et obéissants à la moindre demande ou au moindre haussement de ton, s’agitent, se promènent dans la classe avant d’aller s’asseoir à leur place, murmurent et rigolent à mi-voix.
22Seule une poignée d’enfants se dirigent vers elle en silence et lui embrassent le dos de la main en se courbant avant d’aller sagement s’asseoir. Kaoutar, leur maîtresse de français, me dira plus tard que ce sont les enfants de familles amazighes. Elle ironise d’ailleurs un peu amèrement sur le fait qu’ils baisent systématiquement la main de l’enseignante d’amazigh, mais rarement la sienne ou celle de la maîtresse d’arabe. Elle dit aussi que les familles arabes ne comprennent pas l’intérêt d’apprendre l’amazigh, voire encouragent leurs enfants à faire des bêtises en toute impunité pendant ces leçons.
23L’ambiance du cours est une alternance de silence pétrifié et d’insubordination à moitié dissimulée de la part de la majorité des élèves tandis que la même petite poignée d’élèves amazighs, assis au premier rang, s’efforcent de se concentrer et de suivre les instructions en silence, avec de nombreuses marques de respect. L’enseignante n’a vraisemblablement reçu aucune formation et redoute les comportements des élèves. Lorsque le bruit dépasse un certain volume ou qu’un trop grand nombre d’objets vole à travers la classe, elle donne de grands coups de tuyau sur son bureau ou sur les tables des élèves pour obtenir le silence et hurle, ce qui ramène temporairement le silence. À un moment de grand chamboulement, un élève se retourne vers moi, met sa main droite sur son cœur et murmure en anglais « sorry » en me regardant.
24L’enseignante commence le cours en lisant à voix haute le texte au tableau, en suivant les lettres de la pointe de son tuyau. Elle le lit une première fois en entier lentement, en détachant chaque syllabe de façon monotone, sans intonation apparente, puis une deuxième fois, puis une troisième fois. Les élèves s’agitent de plus en plus, elle frappe le tableau avec son tuyau de plus en plus violemment.
25Elle passe ensuite à une lecture alternée entre elle et les élèves : elle lit une phrase du texte et la leur fait répéter en chœur, puis la phrase suivante, puis la suivante, ainsi de suite jusqu’à la fin du texte. Le même procédé de lecture est répété plusieurs fois.
26Puis elle fait venir les élèves au tableau un par un : l’enfant se tient debout face au tableau aux côtés de l’enseignante, il doit lire le texte en suivant le mouvement du tuyau le long des lignes. Tous deux tournent le dos au reste de la classe qui en profite pour faire de petits déplacements et transactions en tous genres plus ou moins silencieusement. Elle fait d’abord passer les élèves du petit groupe respectueux de devant : ces derniers déchiffrent avec beaucoup de lenteur les caractères du texte, ils se concentrent et font visiblement un gros effort pour parvenir à lire.
27Les autres élèves sont ensuite appelés aussi au tableau individuellement. Chacun d’entre eux fait face au tableau en silence, visiblement mal à l’aise et incapable de déchiffrer plus d’une lettre isolée par-ci par-là. Finalement, l’enseignante lit un des mots, l’élève le répète d’oreille, sans lire. Cette répétition en écho semble contenter l’enseignante qui passe au mot suivant, et ainsi de suite. Le même procédé est répété jusqu’à ce que les 32 élèves de la classe soient passés au tableau. Tout cela est souvent interrompu de grands coups de tuyau sur les tables et de cris fulgurants de l’enseignante pour ramener un semblant de silence.
28À l’issue de cette très longue période de lecture, l’enseignante demande aux élèves d’ouvrir le manuel d’amazigh que beaucoup d’entre eux n’ont pas et leur dit de lire une page en silence. Le brouhaha se fait de plus en plus intense. Soudain, elle envoie deux élèves dehors, en saisit un autre par le col, le soulève et le plaque contre un mur. Un silence relatif s’installe un moment.
29Une élève vient m’apporter son manuel qui ressemble plus à une mauvaise photocopie en noir et blanc sur un papier rose bon marché qu’à un livre. Tout y est écrit en tifinagh. Je n’ai de repères sur ses contenus que les images mal imprimées et quelques noms propres : une montagne, un douar dans la montagne, des paysages de nature comme les chutes d’eau d’Ouzoud ; des objets artisanaux comme des tapis, des bijoux, des instruments de musique, des motifs décoratifs ; un docteur et une brosse à dents ; un portrait du roi Mohammed VI et des mosquées. En ne s’appuyant que sur ces images, on peut conjecturer que ce manuel vise à véhiculer à la fois une représentation de la « tradition » amazighe, définie par l’artisanat et la ruralité, et l’enchâssement de cette tradition au sein de la nation marocaine unifiée autour de la figure royale et de l’Islam.
30Dans cet unique exemple, bien qu’il soit tout à fait insuffisant pour proposer des généralisations, il apparaît que l’enseignement de l’amazigh ne fait l’objet que de peu de considération et d’implication, tant de la part de l’enseignante elle-même que des élèves non-amazighophones, des autres enseignants et de la direction de l’école A.
31On y sent également un clivage certain entre élèves amazighophones et arabophones, voire entre enseignants. Plus généralement, il ne semble pas qu’il y ait une volonté politique et pédagogique unifiée et solide qui permette de proposer un enseignement de l’amazigh dans lequel tout élève puisse avoir envie de se reconnaître et d’apprendre, quelles que soient sa langue maternelle et ses origines. De telles modalités d’enseignement risquent tout au contraire d’avoir l’effet inverse en renforçant les clivages entre amazighophones et arabophones.
32Un dernier élément invite à la réflexion et mériterait d’ouvrir des recherches approfondies de la part de chercheurs amazighophones. Maha Mouidine, designer graphique qui a fait une recherche sur l’écriture tifinaghe, a eu l’occasion d’assister à des cours d’amazigh dans une école primaire de montagne dans le Haouz. Dans cette école, le directeur est impliqué dans l’organisation de l’enseignement de l’amazigh suivant l’horaire officiel pour chaque classe. L’enseignant en charge est un jeune homme de la région qui a reçu une formation spécifique pour enseigner cette langue ; les enfants sont motivés, ainsi que leurs parents. Dans cette situation d’apprentissage plus valorisante, les élèves sont amenés à apprendre à écrire simultanément en arabe de droite à gauche, et en amazigh de gauche à droite. Voici deux photographies de copies d’élèves de la même classe ayant recopié un texte en tifinagh.
33C’est le même texte qui apparaît ici, recopié par deux élèves différents dans leur cahier. Même sans connaître l’alphabet tifinagh, il est visible que, sur la feuille de gauche, le texte a été copié dans le sens de la graphie tifinaghe, c’est-à-dire de gauche à droite. En revanche, sur la feuille de droite, l’autre élève a recopié le texte de droite à gauche dans le sens de la graphie arabe, et donc en miroir du texte d’origine qui avait été écrit par le maître au tableau.
34Sans pouvoir aller plus loin dans l’analyse de ces deux copies, il est cependant important de souligner ici combien il est difficile pour des élèves, même les plus motivés, d’apprendre des alphabets allant dans des sens différents. Il ne s’agit pas ici de déconseiller ce triple apprentissage qui peut avoir du sens s’il est encadré et guidé de manière équilibrée, progressive et réfléchie par les enseignants. Cependant, cela exigerait que ceux-ci soient formés de manière solide pour faire face à ces difficultés et aider les élèves à les surmonter.
Notes de bas de page
1Discours du roi Mohammed VI du 9 mars 2011 cité par Abouzaid (2011 : 114).
2Pour rappel, l’IRCAM est l’Institut royal de la culture amazighe basé à Rabat.
3Au sujet de cette entreprise de standardisation, Pouessel (2011 : 164-165) cite Chaker (1983) qui déplore l’imposition de la sorte d’un « berbère classique » calqué sur le fonctionnement de l’arabe et qui dénonce la création artificielle d’une « diglossie catastrophique » (Chaker, 2006).
4Voir le projet des nouveaux curricula d’amazigh sur le site officiel de l’Éducation nationale : [https://www.men. gov.ma/Ar/Pages/Projet-Curriculum-LagueAmazighe2021.aspx], consulté le 20 janvier 2023.
5Les analyses de cette section s’appuient sur la traduction personnelle depuis l’arabe des « Programmes et directives éducatifs pour l’enseignement primaire », Publication officielle du ministère de l’Éducation nationale, septembre 2011, direction des curricula, « والتوجيهات التربوية الخاصة بسلك التعليم الإبتدائى /مديرية المناهج البرامج »
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