Chapitre X. L’enseignement de l’arabe : construction du savoir et des identités nationales
p. 159-179
Texte intégral
1Ce chapitre s’appuie sur des analyses de documents officiels en arabe dont j’ai fait la traduction, sur des entretiens avec des inspecteurs et des enseignants d’arabe, et sur les observations menées dans les cours d’arabe dans les neuf établissements primaires et secondaires où j’ai mené ma recherche. En tout, j’ai suivi les cours de douze enseignants d’arabe (quatre en primaire, quatre en collège, et quatre en lycée) avec lesquels j’ai observé dix-huit classes différentes en passant au moins deux heures de cours avec chaque classe. Dans chacune de ces trois catégories d’établissements, j’ai suivi un enseignant en particulier avec sa ou ses classes sur une période de deux à trois semaines de suite. En complément sont aussi utilisés des extraits d’entretiens avec d’autres enseignants d’arabe.
Les programmes de l’école primaire : former et unifier l’identité nationale
2Les inspecteurs et les enseignants de primaire ont à leur disposition les programmes officiels1 comme document de travail. Comme nous le verrons ici, les thématiques des programmes pour la langue arabe sont fortement orientées vers la formation chez les élèves de ce que Bernstein appelle « une conscience nationale spécifique » (Bernstein, 2007 [1996] : 18). De façon plus concrète, elles visent à créer chez les élèves de l’école publique marocaine un sentiment unificateur d’appartenance et d’identité nationale centrées sur l’Islam et les valeurs islamiques.
Tableau 4. – Thématiques des programmes d’arabe à l’école primaire.
Années | Thématiques des programmes de langue arabe |
1 et 2 (Enfants de 6 et 7 ans) (p. 25 sq.) |
1. L’enfant et la famille 2. L’enfant et l’école 3. L’enfant et ses relations dans le quartier et le village 4. L’enfant et l’environnement naturel 5. L’enfant, l’alimentation, la santé et le sport 6. L’enfant et le vivre ensemble (la vie collaborative) 7. L’enfant, les fêtes et les célébrations (religieuses/nationales) 8. L’enfant, l’univers des jeux et des inventions |
3 et 4 (Enfants de 8 et 9 ans) (p. 36-37) |
1. Les valeurs islamiques, nationales et humaines 2. La vie culturelle et sociale 3. La démocratie et les droits humains 4. Les services sociaux et les professions 5. Le monde de l’invention et de la créativité 6. L’équilibre naturel et la protection de l’environnement 7. L’alimentation, la santé et le sport 8. Le monde des voyages, des excursions et des jeux |
5 et 6 (Enfants de 10 et 11 ans) (p. 49 et 60) |
1. La civilisation marocaine (sa base historique, la diversité de ses formes, les interactions entre elle et les autres, les particularités de l’identité marocaine, le rôle de l’homme et de la femme marocains, les valeurs islamiques, nationales et humaines) 2. La vie culturelle et artistique (marocaine et mondiale, en lien avec les valeurs) 3. La science et la technologie (leurs bienfaits dans le monde islamique et marocain) 4. Les droits humains, la citoyenneté et le comportement civique 5. Les moyens d’information et de communication 6. Les caractéristiques physiques et sociales du village et de la ville 7. Monde agricole et industriel et la protection de l’environnement 8. La santé, l’alimentation, le sport et les voyages |
3Comme nous le voyons, les programmes sont identiques deux années de suite avec des supports différents dans les manuels. Les thématiques des deux premières années sont en lien avec l’enfant, donc ancrées dans la vie et l’environnement réel immédiat des élèves. Les valeurs religieuses et nationales y sont déjà présentes en filigrane, notamment dans les séquences consacrées au « vivre ensemble » et aux « fêtes et célébrations religieuses et nationales ».
4Lors des séances de cours observées dans une classe de deuxième année de l’école primaire B, les élèves sont amenés à reconnaître et identifier les fêtes suivantes à partir d’images projetées : l’égorgement du mouton lors de l’‘Aīd al-Kabīr ; la « Marche Verte » ; la fête du Trône ; la fête de l’indépendance ; une fantasia ; un mariage ; la prière du vendredi à la mosquée. Ensuite, la jeune enseignante, vivante et dynamique, leur lit un texte accompagné d’images sur les étapes de la cérémonie de la circoncision ; elle choisit un garçon de la classe qu’elle aide à enfiler une djellaba blanche ; puis, elle fait se lever la classe et mimer une procession et des gestes rituels. La présence de l’Islam et de la nation marocaine dans la vie quotidienne fait donc partie intégrante du cours de langue arabe et en est indissociable dès les premières années de scolarisation.
5Les thématiques des deux années suivantes (troisième et quatrième années) approfondissent ces liens. En effet, elles sont plus abstraites et détachées de l’environnement immédiat de l’enfant, à l’exception du thème 8 sur les voyages et les jeux. Ce sont surtout les valeurs religieuses, morales, culturelles et sociales qui sont ciblées : Islam, nation, humanité et marocanité à travers la culture et la société sont reliés comme faisant un tout homogène et unifié (thèmes 1, 2 et 4). Puis, sont abordées des valeurs et problématiques contemporaines mondialisées clairement inspirées des crédos éducatifs et sociétaux occidentaux actuels telles que la démocratie et les droits humains (thème 3) ; la protection de l’environnement (6) ; l’équilibre physique (7).
6Enfin, en cinquième et sixième années, la thématique des valeurs est approfondie plus avant, notamment en introduisant la comparaison entre les valeurs, la culture et la civilisation marocaine d’un côté, et celles dites « mondiales » de l’autre. Cette dichotomisation entre le Maroc et le monde en général sans distinction ni géographique ni culturelle ou autre, est implicitement mais clairement posée. De même, l’identité marocaine est totalement associée à l’Islam, aussi de manière implicite, dans les thèmes 1, 2 et 3, seule l’expression « la diversité de ses formes » dans le thème 1 laissant une ouverture possible, mais vague, sur d’autres composantes.
7La comparaison permanente entre la culture ou la civilisation marocaine et la culture ou la civilisation occidentale se retrouve également dans les pratiques d’enseignement, comme nous le verrons. Sans nommer explicitement de pays en particulier, l’occident est souvent présenté par les enseignants comme une entité globale par opposition au « monde islamique », lui aussi entité globale qui désigne tantôt le Maroc, tantôt le monde arabo-musulman en général.
8De plus, cette opposition se double d’une insistance récurrente sur « les valeurs », terme récurrent dans les programmes, et sur la distinction entre les valeurs islamiques et les valeurs étrangères que les enseignants présentent souvent comme mettant en péril l’intégrité de l’identité marocaine. La parenthèse du thème 3 sur « la science et la technologie » le montre en insistant sur « ses bienfaits dans le monde islamique et marocain », beaucoup d’enseignants rencontrés dénonçant régulièrement auprès de leurs élèves l’influence néfaste et corruptrice des technologies, notamment d’internet, sur les mœurs de la jeunesse et la perte des valeurs morales et religieuses nationales.
9Le thème 4 sur « la citoyenneté et le comportement civique » et le thème 6 sur « les caractéristiques physiques et sociales du village et de la ville » sont également implicitement imprégnés de ces valeurs identitaires et religieuses comme étant le fondement ou le ciment du comportement citoyen, de la cohésion sociale et de l’unification identitaire. « Le rôle de l’homme et de la femme marocains » du thème 1 leur est transversal puisque le cours d’arabe inculque ainsi aux élèves de primaire une distribution genrée et moralisée des rôles et des tâches au sein de la famille et de la société dès l’enfance.
10On retrouve par ailleurs les thématiques qualifiées plus haut de « mondialisées » qui se répètent pour ces deux années comme pour les deux précédentes : « les droits humains » (thème 4) ; les technologies d’informations sous le nom de « moyens d’informations et de communication » (thème 5) ; l’environnement (thème 7) et l’équilibre physique (thème 8).
11On retrouve donc bien dans ces programmes d’enseignement de la langue arabe la pertinence des analyses de la sociologie des curricula. En effet, on y sent l’intention très appuyée de « former un être social », comme défini par Durkheim (1922) ; de « crée[r] des identités fondamentales, culturellement spécifiques, notamment à travers les pratiques, rites, célébrations et emblèmes scolaires » (Bernstein, 2007 [1996] : 18) ; de « façonner la personnalité intellectuelle d’une nation ou d’une civilisation donnée » (Forquin, 2008 : 17). Nous sommes bien dans la perspective de la transmission des « mythes de la conscience nationale et de l’intégration » décrits par Bernstein (ibid.). Or, quelles sont les implications des spécificités de ces programmes de langue arabe ? Quels « mythes » le dispositif scolaire public marocain érige-t-il ainsi ? Quel citoyen vise-t-il à « façonner » ?
12L’orientation de ces programmes déploie clairement ce que je nomme un savoir identitaire2. En effet, ils visent à construire un bon citoyen marocain, bon sujet du royaume et bon musulman, qui s’identifie à des valeurs nationales, religieuses, morales et civilisationnelles unifiées et unificatrices. Il s’agit de faire adhérer pleinement les élèves aux grandes narrations des fondements de la nation marocaine et plus largement de la ‘umma arabo-musulmane, non seulement par l’association et la fusion entre les deux, mais aussi par la mise à distance de « l’Autre » étranger, majoritairement occidental.
13Un tel constat se retrouve dans l’évaluation du CSEFRS de 2017 sur l’enseignement secondaire qualifiant (lycée) analysée dans le chapitre iv. En effet, le rapport déplore que :
« La majorité des élèves […] confond l’État Nation (Maroc) et le monde islamique “Oumma” (28 % des élèves de tronc commun) ; est imprégné par l’idée de la confrontation entre les deux civilisations islamique et chrétienne (79 % des élèves scientifiques et 64 % des élèves littéraires). » (CSEFRS, 2017 : 15).
14Aussi peut-on dire que l’enseignement de la langue arabe est fortement imprégné de moralisation et d’idéologisation et vise à créer une « personnalité intellectuelle » ou des « postures cognitives communes » qu’on pourrait nommer conservatrices dans la mesure où il s’agit d’inculquer aux élèves de l’école publique des comportements civiques d’obéissance aux valeurs nationales et de reproduction de ces valeurs, d’en faire en quelque sorte des « gardiens » de la tradition, de la culture et de l’ordre social marocains. En voici deux exemples concrets.
15Dans les entretiens individuels menés avec elles, Amina (la cinquantaine) et Sadia (la quarantaine), enseignantes d’arabe au collège A, insistent beaucoup sur le rôle moral de l’enseignant de la langue arabe : elles considèrent qu’il est de leur devoir d’inculquer aux élèves des valeurs morales basées sur l’Islam, « l’amour de la patrie et du roi », ainsi que sur la tradition et la culture marocaines3. Elles affirment que les contenus des cours sur « la civilisation marocaine » ont pour objectif majeur d’apprendre aux élèves à connaître et aimer leur culture et leur identité marocaine4. Pour Amina, l’apprentissage de la langue arabe, c’est d’abord apprendre à « être un bon musulman », « être un bon citoyen marocain », « servir sa patrie » et « ne jamais oublier qu’on est Marocain », même lorsqu’on voyage à l’étranger. Comme elle le rajoute en passant soudainement en français, pour elle, « donner une leçon d’arabe, c’est donner une leçon de vie ».
16Dans le cours qui a précédé notre entretien, Amina a d’ailleurs pris longuement la parole pour comparer les bienfaits de la musique classique arabe aux méfaits des musiques étrangères actuelles et des nouvelles technologies sur la santé de l’être humain. Elle a détaillé longuement comment le jazz, le rock, le rap (« la mauvaise musique5 ») ainsi que les bruits de la ville comme celui des embouteillages (« les mauvais bruits6 ») perturbent l’équilibre du corps et de l’esprit et peuvent avoir des conséquences néfastes sur « le cerveau et le cœur de la jeunesse7 ».
17On voit donc bien à l’œuvre un contenu de cours de morale à l’intérieur du cours de langue arabe, une morale dont la stratégie pour inculquer l’amour de la patrie passe souvent par l’éloge des caractéristiques de la patrie par opposition à ce qui lui est extérieur, considéré comme venant perturber et mettre en péril son harmonie, comme ici la musique occidentale, la technologie ou la vie urbaine.
Pratiques de classe et méthodes d’enseignement : un savoir identitaire de haute culture qui se récite et se célèbre
18Suivons ici le déroulement d’un cours de Fatima en deuxième année au collège B. Cette restitution ethnographique est faite à partir de l’enregistrement de ce cours, de sa transcription en arabe et sa traduction en français, des notes prises sur le vif et de photographies des pages du manuel utilisé8. J’ai choisi ce cours précis car il me semble emblématique et représentatif de l’ensemble des cours d’arabe auxquels j’ai assisté. C’est le cours d’une enseignante expérimentée qui aime son travail et le fait avec sérieux et engagement. De plus, il met particulièrement en valeur le type de littérature, de culture et de valeurs, ainsi que le type de postures cognitives, que l’école publique vise à transmettre à ses élèves, sans être centré cette fois sur la religion.
19Le thème de cette séquence de fin d’année scolaire pour la classe de deuxième année est « le domaine artistique culturel9 ». Fatima utilise le même manuel que Sadia et Amina du collège A dont j’ai observé les cours un an auparavant.
20Les trois enseignantes, chacune avec sa personnalité singulière, ont suivi méticuleusement le déroulé du manuel, en enseignant à leurs élèves la terminologie des différents types d’arts existants et en s’appuyant sur les exemples souvent illustrés d’images du manuel. La religion musulmane dans le monde et la royauté marocaine en particulier y sont centrales : les exemples majeurs, avec photographies à l’appui, en sont la Mecque, quelques grandes mosquées du monde, le mausolée du roi Mohammed V à Rabat et la mosquée Hassan II à Casablanca. Les références portent essentiellement sur « la civilisation marocaine10 » qu’il s’agisse de l’artisanat, de la peinture ou de l’architecture nationaux. Les objectifs de chaque séquence, qui sont ensuite répartis par séance, sont mis en évidence en tête du chapitre. Ils sont séparés en deux catégories : les valeurs11 et les compétences12 visées. Apparaît ensuite la liste des textes et des auteurs qui seront étudiés.
21Dans la leçon qui nous intéresse, les objectifs visés sont présentés ainsi par le manuel (p. 190) :
- « La sensibilisation à la valeur de l’art, sa nature expressive et esthétique et son impact sur la finesse du style13.
- L’ouverture sur la culture populaire et la mise en évidence du rôle de l’art dans sa constitution (cristallisation) et son incarnation14. »
22Le choix de tels termes montre combien la complexité et l’abstraction sont mises en valeur dans ces objectifs, ainsi que leur caractère littéraire et stylistique qui, dans le même temps, ne donne aucun contenu précis ou concret.
23Comme elle le fait toujours avant chaque leçon, Fatima a demandé à ses élèves de la préparer à la maison : ils devaient s’entraîner à lire le texte de la séance et faire une recherche sur son auteur. Ils devaient également apprendre le résumé de la leçon précédente.
24Comme à chaque début de cours, elle commence en interrogeant la classe sur le texte et l’auteur de la leçon de la veille. Cette première partie lui sert à réactiver les connaissances, en l’occurrence ici à questionner les élèves sur le sujet du poème intitulé « Le porte-parole du peuple15 » du poète marocain Abdessalam Al-Aalaoui et sur le rôle du poète dans la société. Pendant ce rappel, les élèves ne sont pas autorisés à consulter leur cahier et s’appuient sur leur mémorisation de la leçon pour répondre. Comme souvent, seuls quelques élèves du premier rang participent, ils répondent par expressions isolées, rarement par des phrases entières.
Fatima : […] le poète décrit l’état de la forêt quand elle était florissante… puis l’état dans lequel elle devient après la… ?
Fatima / un garçon : destruction.
Fatima : quelles sont les causes de cette destruction ?
Élèves : madame… madame…
Le garçon : l’expansion urbaine.
Fatima : l’expansion urbaine…
Élèves : madame… madame…
Fatima : l’expansion urbaine… alors quel est le rôle du poète dans ce poème ? C’est quoi son rôle ?
Le garçon : passer un message d’avertissement.
25Comme on le lit dans cet extrait, l’enseignante formule la question ou donne la structure de la phrase, les élèves complètent les « trous » de sa phrase par les mots ou expressions qui conviennent. En l’occurrence, la phrase complète correspond mot pour mot à la trace écrite recopiée dans les cahiers la veille à l’issue de l’étude du poème. Ainsi, la participation des élèves consiste à réciter la synthèse du cours précédent qu’ils ont apprise par cœur à la maison. Il s’agit du même fonctionnement que celui décrit pour l’enseignement en primaire dans le chapitre vii.
26La réactivation de la leçon précédente continue avec des questions sur le rôle et la fonction du poète16 dans la société, toujours avec ce même fonctionnement. Le poète y est présenté comme : « un exemple » ; « un porte-parole du peuple » (titre du poème) qui rapporte « les soucis », « les problèmes » et « les attentes » du peuple à la nation. Répété de façon litanique par l’enseignante, puis par des élèves individuellement, et ponctuellement par le chœur qui fait écho, ce rôle social idéal du poète est martelé comme une réalité pourtant bien éloignée de la vie souvent difficile d’une grande partie des élèves de Fatima qui n’ont pas de poète pour les représenter et rapporter leurs problèmes.
27Fatima enchaîne, ensuite, avec l’activité suivante qui correspond à nouveau à un travail fait à la maison : elle demande aux élèves de donner des éléments biographiques sur Abdessalam Al-Aalaoui, l’auteur du poème, en suivant les questions formulées par le manuel à la page suivante (p. 191). Les questions-réponses avec le même procédé de texte oral « à trous » s’enchaînent, les informations importantes à recueillir sur l’auteur étant : sa nationalité (marocaine), sa ville de naissance (Fès), ses diplômes (doctorat), sa date de naissance (1830). La question de la nationalité marocaine de l’historien, Abdallah Guenoun, qui a fait connaître le poète, est aussi soulevée en lien avec la thématique de la Renaissance arabe (Al-Nahḍa).
28C’est à ce moment-là que, soudainement, Fatima prend la parole de façon continue avec une exaltation, voire une passion, qui se communique rapidement à la classe : dans le passage qui suit, tous crient de manière exaltée et enthousiaste, presque guerrière, les élèves à moitié levés de leurs chaises, le buste droit et tendu, les yeux brillants.
Fatima (elle parle normalement) : on sait qu’il y a plusieurs livres et plusieurs textes qui parlent de l’art… mais Abdallah Guennoun a choisi ce texte qui remonte à cette époque-là… et on a dit que c’est le dix-neuvième siècle…
Élève : la Renaissance17.
Fatima (elle crie) : qui marque le début de la Renaissance arabe… c’est-à-dire qu’avant ces années-là la société ou la nation arabe18 vivait dans la torpeur… elle était en retard19… pour plusieurs raisons… alors du fait de la colonisation ou l’occupation étrangère sur les pays arabes, ça a contribué à l’entrée… ça a contribué à la sortie de cette nation arabe, à sa sortie dans l’existence… dans les mouvements… comment sont ces mouvements ?… des mouvements créatifs, hein ?
Fille : artistiques.
Fatima (elle crie) : artistiques… quel est le rôle culturel ? … c’est-à-dire pour l’expression de la culture de la nation arabe et son identité comme étant une forme de… ?
Garçon (il crie) : de lutte20.
Fatima / le chœur (ils crient) : de lutte.
Fatima (elle crie) : et de défense de quoi ?
Garçon (il crie) : la patrie21.
Fatima / le chœur (ils crient) : la patrie.
Fatima (elle crie) : et de défendre notre patrie et notre identité22.
Fatima / le chœur (ils crient) : notre patrie et notre identité.
29Ce passage a une dimension épique, patriotique, nationaliste et identitaire forte qui s’exprime dans l’exaltation collective sur un moment historique fondateur pour l’identité panarabe et marocaine. Il s’y joue un processus d’identification passionnée à la patrie et à l’identité nationale. L’engouement et le plaisir de l’enseignante et de tous les élèves en chœur marquent la force de leur attachement affectif et émotionnel pour ces thèmes de la lutte et de la défense de la patrie et de l’identité.
30On voit ainsi à l’œuvre un enseignement de la langue arabe qui met en avant et prône une langue et une culture militantes à travers une forme de lyrisme épique qu’on retrouve fréquemment dans les autres cours d’arabe observés et dans le choix des textes et des illustrations des manuels.
31Dans l’extrait cité, une assimilation est faite par glissement de sens entre la nation panarabe concernée toute entière par la Nahḍa et la patrie (al-waṭan) qui désigne le Maroc. On observe également l’ambivalence floue présente dans le résumé fait par Fatima de l’apparition de la Nahḍa : l’enseignante met en avant le rôle de la colonisation comme facteur déclencheur de la Renaissance23, tout en clamant ensuite la nécessité de défendre la culture et l’identité de la nation arabe à travers des termes guerriers comme la lutte et la défense de son intégrité.
32Ce moment d’exaltation est ensuite stoppé net par Fatima qui relance les élèves sur la recherche qu’ils devaient faire à la maison sur les vies de Guennoun et du poète Al-Aalaoui. À nouveau, seuls quelques élèves du premier rang participent, tandis que les autres retombent dans le silence.
33Fatima résume brièvement la vie du poète-médecin formé en Égypte et revenu transmettre au Maroc les techniques médicales modernes. Elle oppose la modernité à la tradition24, cette fois en valorisant la première au détriment de la seconde.
34Elle interroge ensuite les élèves sur l’intérêt d’étudier ce poète aujourd’hui. Une fille lui répond en citant par fragments une phrase du manuel : « il incarne pour nous la civilisation marocaine25 ». Fatima rebondit sur cette réponse pour demander aux élèves de lui dire ce qui constitue la civilisation marocaine. S’ensuit un échange où des élèves prononcent individuellement des termes isolés, comme une liste apprise par cœur mais peu assurée : les monuments, le patrimoine, les traditions, les habitudes, les mausolées, l’artisanat, les beaux-arts. Puis, sont énumérés différents types de beaux-arts. La civilisation marocaine est ainsi définie par des symboles qui mêlent la glorification du passé, des traditions et de la nation à celle de l’art et l’artisanat.
35L’enseignante fait un rapide rappel méthodologique sur la manière de référencer un texte : auteur, titre, année et maison d’édition. Puis, elle interroge les élèves sur la composition grammaticale26 des mots du titre du texte de Guennoun pour distinguer le sujet27, son complément informatif28, s’ils sont définis ou indéfinis, etc. L’approche de la langue est soudainement purement formelle, syntaxique, technique et grammaticale. Un plus grand nombre d’élèves participe que dans les activités précédentes, ils ont visiblement une aisance et un plaisir certains à identifier la terminologie grammaticale demandée.
36Fatima enchaîne avec une analyse d’images liées au sujet de la séquence : une photographie de la mosquée Hassan II et un tableau de la peintre Fadoua Hassan. Elle envoie une élève nommée Nassira au tableau pour prendre des notes que les élèves devront recopier au fur et à mesure dans leur cahier. À nouveau, les notions sont énumérées dans un échange de questions-réponses où l’enseignante donne les questions et la structure des phrases des réponses et les élèves remplissent les trous par termes isolés : beaux-arts, patrimoine, patrimoine architectural, tableau, ornement, etc.
Fatima : quelle mosquée ? Qu’est-ce qu’elle représente pour la civilisation marocaine ?
Élèves : le patrimoine29.
Fatima : le patrimoine… quel patrimoine ?
Élèves : architectural.
Fatima : la deuxième scène…
Élèves : madame… madame…
Garçon : des beaux-arts.
Garçon : un tableau.
Garçon : un ornement.
Garçon (lit) : un tableau d’une peintre marocaine Fadoua Hassan… qui représente des personnes à Béni Mellal.
Fatima : bien… quelle est la relation entre cette image et le titre du texte ? Quelle est la relation avec le titre du texte ?
Garçon : la vie quotidienne du peuple.
Fatima : elle incarne…
Garçon : la relation…
Fatima : oui… répète, Mouad.
Mouad : elle incarne la vie quotidienne du peuple.
Fatima : bien… elle incarne la vie quotidienne du peuple…
Comme pour la grammaire, il semble que ce qui importe le plus soit que les élèves connaissent les mots techniques du thème plutôt que d’être capables de formuler des phrases complètes. Il est très rare qu’ils soient amenés à le faire, sauf pour répéter une phrase de l’enseignante ou pour lire une citation du manuel, comme dans le dernier échange de l’extrait ci-dessus.
37Les nouvelles informations échangées sur les deux images sont alors récapitulées et reprises en boucle avec les mêmes termes techniques cités et récités par les élèves. On y retrouve l’insistance sur la marocanité de ce qui est représenté à travers les répétitions successives de « marocain(e) » par les élèves, individuellement ou collectivement, et par l’enseignante.
Fatima : on récapitule… donc pour la deuxième étape : l’image… de quoi est-elle constituée ? Qu’est-ce qu’elle représente ?
Silence
Fatima : donc l’image est constituée de… de quoi est-elle constituée ?
Garçon : de…
Fatima : la première.
Fille : une photographie.
Fatima : que représente cette photographie ?
Plusieurs élèves : elle représente…
Fille : elle représente un patrimoine architectural.
Fatima : oui… elle représente un patrimoine architectural… quel patrimoine architectural ?
Garçon : marocain.
Plusieurs élèves : marocain.
Fatima : marocain… et la deuxième… oui… oui, Belbass… la deuxième… ?
Belbass : un tableau d’une peintre marocaine.
Fatima : bien… un tableau… et on trouve dans les deux de l’art et de la créativité… même la photographie est un art… les beaux-arts sont de l’art aussi… donc on est face à un tableau…
Garçon : artistique.
Fatima : d’une artiste…
Fatima / Plusieurs élèves : marocaine.
Fatima : qui montre… qu’est-ce qu’il montre ? Il représente quoi ?
Plusieurs élèves : la vie quotidienne.
Fatima : la vie quotidienne…
Garçon : du peuple.
Fatima : des Marocains…
38Fatima demande ensuite aux élèves de chercher dans le texte de Guennoun (p. 191) les mots en relation avec les images. C’est l’occasion d’aller chercher dans le texte, dont la lecture devait être préparée à la maison, de nouveaux termes du lexique de l’art. Les élèves qui répondent ont à peine besoin de parcourir le texte pour retrouver ces mots, a priori ils les ont déjà relevés dans leur travail chez eux : « l’artiste30 », « la créativité31 », la beauté32, etc.
39Fatima fait alors une digression, qui m’est en grande partie adressée, pour comparer le fonctionnement de la langue arabe avec celui de la langue française, en calquant le premier sur le second : elle demande en arabe aux élèves de faire « le chakl33 » du verbe « parler » en français. Certains élèves prennent plaisir à proposer des mots en français comme « pâleur », « parole », etc. C’est une des rares occasions dans les cours auxquels j’ai assisté où un enseignant prend quelques minutes pour comparer le fonctionnement de langues entre elles.
40Fatima en profite pour donner des conseils adressés aussi bien à moi qu’aux élèves pour apprendre les langues : selon elle, comme selon la grande majorité des enseignants d’arabe et de français rencontrés, un bon apprentissage des langues se fait surtout par la lecture des œuvres littéraires. C’est ainsi que Fatima conseille à ses élèves : « pour apprendre la langue il faut lire les livres… les romans… […] J’espère que vous prendrez l’habitude de lire les livres et romans étrangers pour que vous puissiez vous exprimer correctement… et lire en même temps des livres concernant notre culture et notre civilisation ».
41Le cours reprend ensuite en boucle : les informations précédentes sur le texte, les images et le thème de la leçon sont à nouveau répétées sous la même forme d’échanges de questions-réponses orchestrées par Fatima. Elle commente d’ailleurs alors ce fonctionnement en annonçant que la répétition permet « la confirmation/consolidation34 ». Peu à peu le déroulement du cours se rapproche par mouvements circulaires de la lecture du texte prévu pour la séance, en accumulant au fur et à mesure de nouvelles informations.
42Après ce nouveau récapitulatif, les élèves sont interrogés sur le genre du texte, puis sont amenés à faire des hypothèses de lecture sur son contenu. Fatima utilise ici une question et une formulation purement rhétoriques puisque voici 22 minutes que le cours a commencé et que le thème du texte a déjà été décrit, détaillé et répété par le menu et que, par ailleurs, les élèves devaient en préparer la lecture à la maison.
Fatima : bien… que pensez-vous ? De quoi va parler l’écrivain à votre avis ?
Plusieurs élèves : madame… madame…
Fatima : à votre avis…
Plusieurs élèves : madame… madame…
Fatima : donnez-moi des hypothèses…
Garçon : il va parler d’art.
Fatima : oui… donc il va peut-être parler d’art.
Plusieurs élèves : madame… madame…
Fatima : Nassiri…
Nassiri : je pense que l’écrivain va parler de la nature expressive et esthétique de l’art.
Fatima : par exemple oui… Jawhara.
Jawhara : je pense que l’écrivain va parler de l’importance de l’art dans la société et sa nature expressive et esthétique…
Garçon : madame… madame…
Fatima : oui… bien… On ouvre le livre pour vérifier ces hypothèses.
43On trouve dans cet extrait les phrases les plus longues prononcées lors de ce cours par des élèves en dehors des lectures à voix haute du texte qui suivront plus tard. Ci-dessus, les deux élèves Nassiri et Jawhara sont partiellement auteures de leurs phrases dans un fonctionnement proche du palimpseste35 tel que défini par Genette (1982) : l’une et l’autre combinent une expression personnelle (« je pense que ») issue de la demande formulée par Fatima (« que pensez-vous ? »), et au moins une expression issue du manuel (« la nature expressive et esthétique de l’art » ; « l’importance de l’art dans la société »). Jawhara est en mesure de convoquer et combiner ces trois expressions ensemble pour former sa phrase. Ce fonctionnement de construction d’une phrase par citation ou montage de citations « autorisées », dans le sens où elles sont tirées de sources légitimes (le manuel ou la parole de l’enseignant), est extrêmement fréquent en classe, voire systématique, lorsqu’un élève énonce une phrase entière concernant la thématique du cours.
44Ainsi, à travers ce mode d’apprentissage, le savoir est appréhendé comme venant d’une source légitime extérieure qui fait autorité (le livre, la parole du maître, le livre du professeur pour l’enseignant), son appropriation s’effectuant par la répétition, puis la récitation. Or, seul un très petit nombre d’élèves est amené à construire des phrases par palimpseste, tandis que les autres ne participent que par termes isolés.
45À la vingt-cinquième minute environ, Fatima invite à la lecture du texte de la séance. C’est elle qui commence la lecture à voix haute, les élèves suivant en silence, la tête penchée sur leur manuel. Elle s’interrompt soudain et désigne un élève pour poursuivre la lecture. Elle l’interrompt rapidement pour la confier à d’autres. En tout, deux filles et deux garçons lisent le texte par fragments.
46Pendant qu’ils lisent, l’enseignante écrit au tableau des éléments de la leçon que les élèves devront ensuite recopier dans leurs cahiers. Elle les interrompt souvent pour corriger un « chakl » ou pour poser une question de compréhension sur un mot précis à la classe.
47Comme Fatima, les élèves qui lisent le font avec une grande fluidité, aisance et vélocité sans s’arrêter aux signes de ponctuation, en modulant leur voix de la même façon pour chaque phrase36 ; ils ont clairement préparé cette lecture longuement en dehors de la classe et suivent le mode de lecture que j’ai appelé « lecture-récitation » dans le chapitre viii. Voici la traduction de la majeure partie du texte mis bout à bout, sans tenir compte des interruptions imposées par Fatima :
« Dans ce monde perturbé, il n’y a pas plus heureux que l’artiste qui passe ses claires journées et ses sombres nuits en quête de beauté dans toutes ses formes et ses couleurs. Et ce bonheur a plusieurs raisons. L’écrivain qui se force à créer un beau sens et une fantastique imagination, le peintre qui passe sa journée dans son atelier pour créer de merveilleux tableaux et le musicien qui dépense toute sa vie, accompagné de son oud pour créer une douce mélodie. C’est la plus importante des raisons parce que ceux-là et leurs semblables y trouvent un plaisir incomparable. Ce sont les artistes qui créent la mentalité et la personnalité des villes dans lesquelles ils vivent, et leur procurent une image honorable devant les autres nations. Par exemple, si tu évoques l’époque des Almohades ou des Alaouites au Maroc tu penses automatiquement à la tour Hassan et l’école d’Abi Anan (… inaudible…) artistique qui définit la mentalité des anciennes générations et les représente d’une façon globale que toute personne, quelle que soit sa capacité intellectuelle, peut comprendre. Donc les artistes et leurs œuvres et l’artiste, quel qu’il soit, puise sa matière du fond de lui-même, il est sûrement utile pour notre culture et notre civilisation et lorsqu’il rajouta à cette matière de lui-même, de nature créative (… inaudible…) et les artistes alors, et même les artisans, rajoutent à la ville une valeur monumentale et multiplient sa force interne et comprennent son histoire parce qu’ils sont les porte-paroles de leur peuple et la voix de la nation à laquelle ils appartiennent […]. » (termes soulignés par nous)
48Les thématiques de ce texte rejoignent les questions longuement échangées entre l’enseignante et ses élèves au préalable, comme s’ils avaient passé le temps précédant sa lecture à le résumer avant de le lire. Il s’agit d’une prose poétique, exaltée et lyrique sur le rôle de l’artiste dans la société, la perpétuation du passé national glorieux à travers l’art par opposition à une époque présente qui pose problème (« ce monde troublé »). On y retrouve à nouveau l’opposition entre tradition et modernité. Le passé, la « civilisation » et l’art sont présentés comme les solutions à ces maux du présent.
49Ce monde métaphorique idéal dans un présent intemporel présenté comme actuel et où tout serait création artistique et « quête de beauté » est totalement coupé du monde réel dans lequel vivent les élèves. C’est un monde déraciné, idéel, hors-sol, pétri de belles et grandes abstractions sur la grandeur de la civilisation et de la nation.
50À l’issue de la lecture de la totalité du texte, Fatima pose des questions de compréhension aux élèves, en utilisant le même fonctionnement de questions-réponses « à trous ». Les questions posées ciblent à nouveau les types d’art et d’artistes concernés, le rôle de porte-parole de l’artiste dans la création de « la mentalité » des villes, des « anciennes générations » et de la nation. À nouveau, les élèves répondent par mots du texte isolés ou par citations de fragments.
51L’enseignante donne des explications supplémentaires en paraphrasant certains passages, donne ou demande les synonymes de certains mots, pose une question stylistique sur une forme emphatique37 et quelques questions de syntaxe.
52L’affirmation du rôle de l’artiste dans la société est à nouveau répétée par l’enseignante et par les élèves comme une vérité intemporelle et actuelle évidente, sans interroger le sens que cela pouvait avoir autrefois et pourrait avoir ou non aujourd’hui. Cette affirmation telle quelle constitue le savoir à apprendre en soi.
53Après s’être assurée que les élèves l’ont comprise, Fatima oriente les échanges de questions-réponses sur un aspect grammatical formel du texte : le statut grammatical de la lettre waw qui relie le second paragraphe du texte au premier. À nouveau, les élèves sont plus à l’aise pour manier la terminologie grammaticale et ses subtilités.
54Puis, les questions-réponses reprennent à nouveau en boucle sur les types d’artistes présents dans le texte et leur rôle dans la société, comme si l’enseignante voulait en faire pénétrer la liste dans la mémoire des élèves, la leur faire « incorporer ». En s’arrêtant ensuite sur un autre point grammatical portant sur la particule de négation la, l’enseignante initie l’élaboration collective d’une phrase de résumé du texte à laquelle elle fait participer plusieurs élèves avec le même fonctionnement de palimpseste, par montage de fragments de citations du texte.
Fatima : oui… très bien… mettez toutes ces données dans une seule phrase… une seule… trois données… Trois données dans la même phrase… « il n’y a pas »… que représente ce « la » ?
Garçon : la négation.
Fatima / Plusieurs élèves : la négation.
Fatima : ce n’est pas le « la » d’interdiction… Parce qu’on avait un verbe dans l’autre exemple.
Fille : oui.
Fatima : donc il nie… L’écrivain nie… Il commence par « la » et c’est un « la » de négation… Donc l’écrivain nie… dès le début il prend position… la négation…
Fatima / Plusieurs élèves : la négation.
Fatima : donnez-moi une phrase.
Fille : il nie l’existence de quelqu’un de plus heureux que les artistes.
Fatima : il nie l’existence de quelqu’un de plus heureux que les artistes… Pourquoi ? Justifie… Il nous a donné la justification…
Fille : parce qu’il passe ses claires journées et ses sombres nuits en quête de beauté dans toutes ses formes et toutes ses couleurs.
Fatima : oui… très bien… alors commençant par : l’écrivain nie… Tu termines la phrase… allez, au tableau… Tu termines la phrase… Pas la peine de prendre le livre… tu me donnes une phrase comme ça… ou bien on l’aide tous ensemble… l’écrivain nie l’existence…
Fille : de quelqu’un de plus heureux que l’artiste.
Fatima : de quelqu’un de plus heureux que l’artiste / bruit de craie au tableau / … en quête… / bruit de craie au tableau / … toutes ses formes… / bruit de craie au tableau / … bien, très bien.
55Cette fois-ci, le palimpseste est le fruit d’une élaboration collective orchestrée par l’enseignante qui a pour but de fixer par écrit au tableau la trace écrite finale de la leçon. Dans la phrase ainsi élaborée, seule la structure syntaxique introductive est créée par Fatima et les élèves pour enchâsser la citation exacte du texte (« il passe ses claires journées et ses sombres nuits… »). Fatima envoie au tableau l’élève qui a identifié la bonne citation. Ce faisant, elle la valorise tout en lui compliquant la tâche puisque la jeune fille doit écrire à la craie la phrase complète de mémoire, avec l’appui en écho de l’enseignante sur certains termes.
56C’est donc, à quelques petites transformations près, une citation quasi littérale du texte que les élèves vont ensuite recopier et devoir mémoriser. L’enseignante et les élèves ont ainsi une marge minime de créativité. Le texte écrit, savoir légitime, est conservé le plus possible intact, intouché, immuable38. C’est lui qui constitue le savoir lu, copié et recopié, qui doit être appris pour être récité le lendemain par les élèves.
57Ce procédé est ensuite poursuivi jusqu’à la fin du cours, la même élève écrivant au fur et à mesure au tableau un résumé sous forme d’un montage des citations jugées les plus importantes par l’enseignante. Lorsque la cloche sonne, les élèves sont invités à finir de recopier ce résumé dans leur cahier et à l’apprendre pour le lendemain, ainsi qu’à lire-préparer le texte de la page suivante du manuel.
58Cette description complète du cours de Fatima est une entrée ethnographique qui permet de mieux appréhender de l’intérieur le déroulement-type d’un cours d’arabe, ce qui est véhiculé sur la langue arabe telle qu’elle est enseignée à l’école et la relation que l’école propose de construire à cette langue. L’ensemble des cours observés, aux niveaux du primaire, du collège et du lycée, ont un mode de fonctionnement proche, aussi bien concernant le rapport aux textes des manuels que les échanges de questions-réponses orchestrés par l’enseignant, les savoirs valorisés et les modalités d’apprentissage, ainsi que les contenus qu’on peut qualifier de contenus identitaires.
59La langue arabe fusha est érigée comme une langue belle, poétique, complexe et idéelle, détachée des contingences matérielles et réelles, investie affectivement et émotionnellement de grandeur littéraire, épique et identitaire où résonne un sentiment fort, voire une sensation, d’appartenance collective. Il s’agit ainsi d’intégrer, de s’approprier, voire d’incorporer, sensoriellement et affectivement, la grandeur et l’exaltation de la patrie et de l’identité marocaine. Le chapitre précédent a montré combien une telle relation à la langue arabe est présente aussi chez les adultes et les enfants de l’auditoire de la halqa de Fatima, même lorsque ceux-ci ont été peu (ou pas) scolarisés.
60Ces mêmes procédés se retrouvent dans les cours d’Abdelhak au lycée B dont j’ai observé les leçons pendant une semaine. Sans entrer dans une description de la totalité d’un de ses cours enregistré, transcrit et traduit, en voici quelques éléments caractéristiques.
61Abdelhak est très valorisé par la direction de son établissement car il écrit des essais et de la poésie en arabe et a publié un livre. C’est un enseignant très apprécié de ses élèves de première et deuxième années Bac (équivalents de la première et de la terminale en France) : il leur parle avec une grande douceur, est attentif à tous et s’efforce de faire participer la majorité d’entre eux dans ses cours, ce qui est très rare dans les cours observés.
62Il est fort prisé de tous aussi pour la beauté, la sensibilité et la fluidité de sa lecture des textes poétiques. Contrairement à Fatima qui fait ses lectures à voix haute avec fluidité et vélocité, mais en employant toujours le même ton monocorde quel que soit le type de texte, Abdelhak module sa voix, y fait vibrer et y insuffle émotions et sentiments.
63La séquence observée en première année Bac porte sur la poésie : les cours sont organisés autour de la lecture et la compréhension de poèmes en relation avec des valeurs morales telles que la générosité, le pardon ou la tolérance qui sont à chaque cours mises en relation avec des sourates ou des versets du Coran prônant ces mêmes valeurs. L’enseignant et ses élèves sont constamment à la recherche de mots ou d’expressions qui, dans le poème de la séance, font écho ou allusion de manière explicite ou cachée au texte sacré.
64On retrouve donc à nouveau un fonctionnement en palimpseste puisqu’il s’agit d’identifier le texte sacré ou un hadith « sous » le poème, le premier étant la source originelle du second. La référence permanente au Coran, sous forme de citations précises ou de résumés, est constamment utilisée en appui pour légitimer les messages moraux véhiculés par les poèmes et leur portée dans la vie quotidienne. En voici un exemple sur le pardon.
Abdelhak : est-ce qu’on peut avoir un exemple de l’Islam pour montrer que c’est une valeur religieuse ?
Plusieurs élèves : monsieur… monsieur…
Abdelhak : oui.
Fille : elle récite un verset coranique partiellement inaudible.
Abdelhak : oui… qui a dit ça ?
Plusieurs élèves : Youssef.
Abdelhak : Youssef, oui… quand il a pardonné à…
Abdelhak / Plusieurs élèves : ses frères.
Abdelhak : c’est un bon exemple… oui…
Garçon : autre verset peu audible.
Abdelhak : oui… un dernier…
Fille : le prophète Mohammad, paix soit sur lui, a répété le même verset qu’avait dit Youssef, quand il a voulu pardonner aux mécréants de Quraish et leur a dit qu’ils peuvent partir, qu’ils sont libres.
Abdelhak : bien… très bien…
65Dans cet extrait, on voit à l’œuvre une triple mise en abîme du procédé de palimpseste entre le poème, le Coran et un hadith : l’enseignant demande aux élèves de mettre en lien le poème sur le pardon avec l’Islam ; il semble implicite qu’il attend une citation du Coran ou d’un hadith puisqu’une première élève cite d’elle-même un verset de mémoire ; l’enseignant fait préciser aux élèves l’identité du locuteur dans le verset (Youssef) ; un élève en cite un autre ; l’enseignant en demande un autre ; une fille cite le prophète qui a cité la parole de Youssef dans le verset.
66Cette mise en abîme montre à nouveau un rapport particulier à la parole et au savoir qui font autorité : c’est la citation ou la citation de la citation du texte originel (ici le Coran ou les hadiths ; dans l’exemple de Fatima le texte reproduit par le manuel scolaire) qui constitue le savoir légitime et autorisé. Le savoir n’est pas produit ou créé par l’enseignant, l’élève ou le collectif de la classe ; il est prélevé de la source ancienne de mémoire ou à partir d’un support écrit où la référence à cette source ancienne est plus ou moins implicite ; il est transmis par répétition par l’enseignant à ses élèves, soit sous sa forme originelle, soit sous une forme paraphrastique quelque peu altérée (changement de syntaxe par exemple) ; les élèves qui sont en mesure de le répéter à leur tour sont valorisés par l’enseignant pour avoir acquis ce savoir, ce dernier étant de fait une reproduction-reformulation d’un contenu originel répété et reformulé sous plusieurs formes et sur plusieurs strates temporelles à partir du texte originel.
67D’autre part, la structure des cours d’Abdelhak est très proche de celles des cours de Fatima et des autres enseignants observés, avec un même fonctionnement qu’on peut qualifier de circulaire ou en boucle : réactivation des connaissances par questions-réponses sous forme de texte oral « à trous » et de récitations ; questions-réponses sur le texte de la séance qu’il fallait préparer à la maison ; lectures de ce texte ; questions-réponses de compréhension ; points de grammaire, de stylistique ou de scansion ; questions-réponses de compréhension ; élaboration collective de la trace écrite à partir de citations du texte ; copie de la trace écrite dans les cahiers ; consigne de l’apprendre pour la prochaine fois et de préparer la lecture du texte de la page suivante.
68De plus, bien que la recherche de références religieuses dans les textes soit absente du cours de Fatima ci-dessus, les thématiques et les objectifs sont également proches : le cours de Fatima est orienté vers la célébration de la tradition et de la culture marocaines, du passé glorieux, de la grandeur de la nation et de la créativité artistique qui la célèbre ; le cours d’Abdelhak vise à donner aux élèves des principes moraux (la générosité39, le pardon40, la tolérance41, etc.) à travers l’explication-paraphrase des poèmes et les injonctions métaphoriques ou directes de l’enseignant qui les invite à adopter un comportement moral et vertueux en accord avec les valeurs islamiques comme dans l’extrait suivant.
Abdelhak : Très bien… donc le généreux est quelqu’un de…
Élève : rare.
Élève : unique.
Abdelhak : qui laisse une trace… oui, comme une perle42… Comme une perle au milieu des gens… Donc, soyez des perles ! On a besoin de perles dans le monde, de nos jours… Ce monde qui s’est imprégné d’une sorte de haine… donc, y a-t-il une autre caractéristique de la tolérance que le poète a évoquée ? Oui…
Fille : c’est une grandeur.
Abdelhak : la grandeur… oui très bien… le tolérant est quelqu’un de…
Plusieurs élèves : grand.
Abdelhak : grand… Ne le prenez pas au sens physique43, mais plutôt moral44… grand d’esprit45… quelqu’un qu’on estime, qu’on respecte, etc. Donc, le poète a cité les plus importantes caractéristiques de la tolérance… mais on peut diviser le texte en…
Fille : deux.
Abdelhak : en deux parties… bien… la première partie… dans la première partie le poète appelle à…
Plusieurs élèves : la tolérance.
Abdelhak : quel était le motif ?
Plusieurs élèves : le caractère du cœur.
Abdelhak : le caractère du cœur… pour être en harmonie avec le cœur… ses caractéristiques… on les a vues… on les répète…
Abdelhak / Plusieurs élèves : le pardon, la tendresse, la bonté, l’amour.
69On voit bien ici combien l’enseignement de la langue arabe dans les cours observés est éloigné des conceptions occidentales actuelles de l’enseignement des langues qu’on trouve dans les critères internationalisés des évaluations PIRLS (voir chapitre iv).
70En effet, il s’agit, aussi bien dans les thématiques des programmes, dans les manuels que dans les pratiques de classe, d’un enseignement qui véhicule un rapport particulièrement idéologisé à la langue arabe, une langue de célébration et d’exaltation des valeurs, des sentiments et du grandiose patriotique, national et religieux, une langue de lyrisme qui chante et glorifie « la geste » marocaine et/ou islamique dans une forme d’épopée lyrique. C’est une langue d’érudition et de grande culture dont la grande complexité et sophistication tant lexicale que grammaticale est célébrée ; une langue idéelle en référence permanente au passé non seulement coranique mais aussi de l’âge d’or de la civilisation arabe et de sa renaissance.
71Pour être légitimée, la parole de l’enseignant comme de l’élève se doit de faire référence aux textes écrits qui font autorité. Tout énoncé nouveau se doit d’être étayé par l’ancien qui lui-même tire sa légitimité d’un écrit le précédant, qui lui-même tire sa légitimité d’un écrit le précédant, cette généalogie textuelle remontant jusqu’à la source originelle, le Coran. On pourrait comparer cela au fonctionnement des Chérifs qui tirent leur statut de leur généalogie qui les fait remonter jusqu’au prophète. Nous avons vu l’importance de ce fonctionnement de chaîne de transmission du savoir légitime d’homme à homme (du maître au disciple) dans l’enseignement islamique dans le chapitre viii. Nous voyons ici comment il se retrouve à l’œuvre dans l’enseignement de l’arabe à l’école publique.
72Un tel fonctionnement rejoint également la distinction que fait Haeri (2003) au sujet du rapport des Égyptiens à la langue arabe fusha et à la langue parlée ‘ammiya : la première a ses « gardiens » (« guardians ») qui veillent à la préservation de sa pureté, notamment contre les intrusions corruptives des langues étrangères, la seconde peut être appropriée comme un medium de créativité et d’expression personnelle par ses « propriétaires » (« owners »).
73L’analyse du célèbre écrivain marocain Abdelfattah Kilito dans son ouvrage sur la création littéraire et le statut de l’auteur dans la littérature arabe classique va dans le même sens :
« La matière langagière est à la portée de tout le monde, mais seuls quelques-uns ont le privilège de convertir le métal en monnaie et de frapper les pièces qui servent aux échanges culturels. Dans la culture arabe classique, il ne suffit pas qu’un énoncé présente les indices d’une « organisation particulière » pour être considéré comme un texte. Il faut en outre qu’il émane de, ou qu’on le fasse remonter à un locuteur reconnu par le consensus comme faisant autorité. Le texte est ainsi un énoncé autorisé et autoritaire, un énoncé solidement amarré à un auteur. [… Ces] locuteurs étaient par ailleurs reconnus comme des noms ayant le pouvoir de transmuer des énoncés en textes.
La hiérarchie des textes est en même temps une hiérarchie des auteurs. Le texte par excellence est le Coran qui renferme la parole de Dieu, auteur suprême. La seconde position est occupée par le hadith, c’est-à-dire les propos et les actions du prophète qui posent les règles du comportement que le fidèle doit respecter dans les diverses circonstances. » (Kilito, 1985 : 14-15).
74Une telle analyse est valable aussi pour l’enseignement de l’arabe tel qu’il est décrit ici, comme une entreprise de transmission par réplication à travers citations et récitations des généalogies du savoir autorisé. On peut s’appuyer sur l’étymologie commune des termes auteur/autorité pour avancer que, dans les méthodes d’enseignement de la langue arabe observées, la compétence visée ne consiste pas à devenir ou à être auteur de son savoir mais à être le réceptacle et répétiteur du savoir écrit « autorisé et autoritaire ».
75Eickelman (1978 ; 1985) montre combien, dans l’enseignement islamique supérieur, la performance valorisée est la capacité à faire des montages de citations faisant autorité à bon escient face à une situation sociale problématique, il fait le lien entre cette capacité et le rôle du juge qui, pour rendre la justice, mobilise sa connaissance fine des textes de la jurisprudence islamique (fiqh) pour résoudre une situation de conflit et trancher entre deux plaignants avec autorité et légitimité.
76La même capacité est valorisée chez les enseignants et les élèves de l’école publique marocaine. Dans ce sens, la langue arabe, telle qu’elle est enseignée à l’école, est construite comme une langue palimpseste formelle de mobilisation de formules apprises par cœur, une langue de célébration, et non de création personnelle. Comme l’écrivent et le disent certains écrivains cités dans le chapitre v, ceux qui ont le désir de créer dans cette langue doivent d’abord s’affranchir de ce carcan idéologique dans laquelle elle est enfermée par l’école et les discours politiciens.
Et la darija ? La langue du quotidien aux côtés de la langue du savoir légitime
77Le propos n’est pas ici de discuter dans quelle mesure les enseignants mobilisent un mélange de darija, d’arabe fusha et/ou d’arabe médian dans leurs enseignements, ce qui nécessiterait une approche linguistique ou sociolinguistique comme dans les travaux menés par Tamer (2003), Chekayri (2006) et plus récemment Kaddouri (2017) qui analyse les pratiques langagières des enseignants et des élèves dans les lycées d’Ait Ourir près de Marrakech.
78Il s’agit plutôt ici de mettre en valeur quelques usages récurrents de la darija dans la classe et de montrer comment la langue des interactions quotidiennes vient en appui et en complément de la langue fusha du savoir légitime.
79Dans les cours observés, la darija est le plus souvent utilisée en marge des contenus scolaires, dans des moments d’interaction où des informations pratiques ou matérielles sont échangées de façon ponctuelle et informelle. Ce sont, par exemple, des instructions données par l’enseignant aux élèves pour leur demander de prendre ou ranger telle ou telle de leurs affaires, d’entrer ou de sortir de la salle, pour distribuer la parole ou faire transition entre deux thématiques de cours, etc. De même, le maintien du calme et de la discipline est fait en darija, réprobations, réprimandes, rappels à l’ordre, menaces.
80La darija a aussi la fonction pour l’enseignant de renouer le dialogue avec les enfants qui ont perdu le fil du cours ou pour attirer leur attention sur un point important. Aussi bien dans les cours d’arabe que de français, elle est utilisée pour les rassurer, les encourager, les gronder, ou pour leur expliquer les devoirs à faire à la maison. C’est, dans ces cas-là, une langue qui véhicule une certaine tendresse, une intimité, une pause qui permet un retour au familier aussi bien pour les enfants à qui les mots en darija sont adressés que pour l’enseignant qui semble ainsi souvent s’accorder un petit moment pour souffler.
81La darija est aussi utilisée par les enseignants comme une langue de traduction-paraphrase informelle pour réexpliquer un terme ou une règle non comprise par les élèves, aussi bien en cours d’arabe que de français. L’extrait suivant montre comment le passage du français à la darija est mis naturellement en place par l’enseignante de cette classe de sixième année de l’école primaire A. Après avoir lu et relu plusieurs fois en français la fable de La Fontaine « Le corbeau et le renard », puis l’avoir fait lire et relire, toujours avec le système de lecture-récitation, par quelques élèves, l’enseignante s’aperçoit dans les échanges de questions-réponses que les élèves n’ont pas compris le sens de la fable – même ceux qui en ont fait une lecture à voix haute avec une fluidité et une rapidité impressionnantes. Elle résume alors un passage de la fable dans un français très simplifié avant de passer à la darija.
Maîtresse : le corbeau, il a quoi ?
Chœur : manger.
Maîtresse : non, il a ?
Élève : faim.
Maîtresse : il veut manger quoi ?
Élève : fermaje46.
Maîtresse : bien. Le corbeau veut manger son fromage. Le plumage du corbeau, il est beau. Quel est le contraire de beau ?
Élève : méchant.
Maîtresse : NON ! Le renard, il est quoi ?
Élève : beau.
Maîtresse : NON ! Flatteur, il est FLA-TTEUR. Le renard est flatteur. Chnū b’l’‘arabiyya ?
Silence.
Maîtresse : huwa moujā-mil. Fla-TTeur, c’est moujā-mil, wa ka-ybghī yā-kul al-fermaje dyal le-corbeau.
Silence.
Maîtresse : fhmtūnī ?
Chœur : oui, maîtresse.
82Dans les cours d’arabe et de français, la darija est aussi souvent utilisée pour donner des consignes quand l’enseignant considère qu’il donne une tâche à faire qui n’est pas en lien direct avec une compétence linguistique ou littéraire. C’est le cas notamment lorsque les élèves ont pour tâche un travail d’écriture, par exemple de recopier la trace écrite d’une leçon dans leur cahier. C’est également le cas pour s’assurer qu’une règle grammaticale est bien comprise. L’écriture ou la compréhension grammaticale sont alors considérées comme des compétences en dehors du champ linguistique de la langue du cours et relevant soit de « la belle écriture », c’est-à-dire d’un beau tracé des pleins et des déliés des lettres en français en primaire, soit du raisonnement grammatical à tous les niveaux.
83Par ailleurs, si les élèves ne sont pas les auteurs de leurs phrases en arabe fusha puisqu’ils participent quasiment exclusivement par mots isolés ou citations, ils sont bien les auteurs de leurs phrases en darija. Ils récitent, lisent et écrivent en arabe fusha mais parlent en darija dès qu’ils souhaitent exprimer quelque chose de personnel, qu’il s’agisse d’une doléance ou d’une information sans lien direct avec le contenu de la leçon. Il en est de même dans les cours de français.
84Lorsque ce passage à la darija a lieu, on sent clairement un moment de soulagement chez les élèves qui relâchent temporairement l’effort que cela représente de fonctionner dans la langue du cours. Quand ce passage est autorisé, voire initié, par l’enseignant, une atmosphère plus vivante et animée se met soudainement en place au lieu du silence qui règne habituellement. Ce sont les seuls instants où on peut parfois entendre la voix de ceux qui ne participent jamais pendant le cours.
85Ainsi, en dehors des moments où la darija est utilisée comme outil de traduction pour aider les élèves à accéder au sens comme dans l’exemple de la fable de La Fontaine ci-dessus, elle est surtout une langue de prise de parole personnelle, autant pour les élèves que pour les enseignants. En effet, dans la classe, c’est en darija que l’individu peut énoncer un propos qui lui appartienne et le concerne dans ses interactions avec les autres. C’est la langue avec laquelle il est possible de parler de soi et de prendre la parole pour soi, généralement autour de considérations affectives ou matérielles : un état d’âme, une plainte ou une satisfaction, une intimité, un rappel à l’ordre, etc. Tandis que le savoir en arabe fusha se récite et est décroché des contingences matérielles du quotidien et de l’individu lui-même contingent, celui-ci exprime son savoir pratique et personnel en darija.
86Une telle conception du savoir explique sans doute le refus massif et scandalisé par une grande partie de la société civile de la présence de noms de pâtisseries marocaines en darija dans les manuels (voir chapitre ii). La violence de l’opposition à cette « intrusion » ne relève pas forcément, comme certains commentateurs l’ont analysée, d’une dépréciation chronique de la culture marocaine par les Marocains. Elle est peut-être plutôt – ou aussi ? – due à une telle conception du savoir scolaire qui, pour être légitime, se doit de ne pas être ancré dans l’ici et maintenant trivial du quotidien.
Notes de bas de page
1Les analyses de cette partie s’appuient sur la traduction que j’ai faite depuis l’arabe du document « Programmes et directives éducatifs pour l’enseignement primaire », Publication officielle du ministère de l’Éducation nationale, septembre 2011, direction des curricula, « البرامج والتوجيهات التربوية الخاصة بسلك التعليم الإبتدائى / مديرية المناهج »
2Le terme de savoir identitaire est préféré ici à celui de Bernstein qui parle d’une « identité pédagogique rétrospective » (2007 [1996]). En effet, dans le cas qui nous occupe, bien que la référence au passé glorieux de la civilisation arabo-musulmane comme valeur fondatrice soit présente, il s’agit bien de former chez les jeunes Marocains une identité enracinée aussi dans les valeurs du présent comme la piété musulmane ou l’allégeance à la royauté.
3التقاليد والثقافة المغربية
4الهوية المغربية
5« موسيقى خايبة »
6« أصوات خايبة »
7« عقل وقلب الشباب »
8MENFPESRS (homologué par), 2004, « La référence en langue arabe, deuxième année de l’enseignement secondaire collégial – livre de l’élève », « المرجع في اللغة العربية - السنة الثانية من التعليم الثانوي الاعدادي – كتاب التلميذ واالتلميذة »
9« المجال الفني الثقافي »
10« الحضارة المغربية »
11« القيم »
12« الكفايات »
13« التحسيس بقيمة الفن وطبيعته التعبيرية والجمالية وأثره في إرهاف الذوق »
14« الانفتاح على الثقافة الشعبية وإبراز دور الفن في بلورتها وتجسيدها »
15« السبة الشعب »
16« دور ووظيفة الشاعر »
17« النهضة »
18« المجتمع أو الأمة العربية »
19« في تخلف »
20« النضال »
21« الوطن »
22« دفاع عن وطببا وهويتنا »
23« بفضل الاستعمار »
24Les notions de tradition et de modernité sont fréquemment opposées dans les propos des enseignants en classe de manière ambivalente et souvent contradictoire. Tantôt ils font l’éloge de la modernité qu’ils prennent au sens du progrès, des sciences et des techniques aussi bien que des valeurs comme les droits de l’homme ou la démocratie ; tantôt ils la dénoncent comme étant à l’origine de la décadence des mœurs humaines, de la colonisation occidentale et de la mise en péril de l’identité, de la civilisation et de la tradition marocaine.
25« يجسد لبا الحضارة المغربية »
26« الاعراب »
27« المبتدأ »
28« الخبر »
29« التراث »
30« الفنان »
31« الإبداع »
32« الجمال »
33Exercice grammatical de vocalisation de mots et de phrases. Ici appliqué au français, il devient une sorte d’exercice d’étymologie qui consiste à rechercher les mots dérivés du verbe « parler » comme « parole », « parleur », etc.
34« التأكيد »
35S’appuyant sur la définition concrète d’un palimpseste, parchemin sur lequel une inscription ancienne a été partiellement effacée pour y inscrire une autre plus récente qui se mêle à et s’inspire de l’ancienne, Genette décrit métaphoriquement comme palimpseste tout texte dérivé par transformation, imitation, reprises et combinaisons partielles de textes plus anciens qui imprègnent à son insu la pensée et l’écriture de l’écrivain qui se les est appropriés. Sans aller jusque-là dans le cas qui nous occupe puisque les élèves et les enseignants, qui construisent des phrases en combinant des fragments de phrases du manuel, le font consciemment, le terme de palimpseste ici est utilisé pour montrer que les phrases dont les élèves sont auteurs correspondent le plus souvent à des montages de citations extraites du manuel et du propos de l’enseignante accolées les unes aux autres pour former une nouvelle phrase.
36Les mêmes caractéristiques des modalités de lecture à voix haute par les étudiants sont décrites par Eickelman dans les cours des universités-mosquées de l’enseignement islamique (Eickelman, 1978 : 501 sq.).
37« مبالغة »
38Un tel procédé rejoint les descriptions d’Eickelman (1978) sur le savoir écrit qui fait autorité dans l’enseignement islamique : un savoir vécu comme immuable, inaltérable, devant rester intact dans les processus de transmission et de mémorisation. Il est clair, cependant, que cette immutabilité du savoir écrit est à nuancer puisqu’il est progressivement altéré, ne serait-ce que par les transformations qu’il subit dans le processus de mémorisation chez chaque individu, et ici par les changements syntaxiques ajoutés progressivement par l’enseignante et les élèves.
39« الكرم »
40« السماح »
41« التسامح
42« جوهرة »
43« جسدي »
44« معنوي »
45« كبير في العقول »
46Terme désignant le fromage en darija.
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