Chapitre IX. La halqa de Fatima ou la langue arabe comme « nœud » d’appartenance collective
p. 151-157
Texte intégral
1Fatima, la mère de Zakya, Mina et Mehdi, dont il a déjà été souvent question, est enseignante d’arabe dans le collège B de la ville du Moyen-Atlas. Bien que ce soit le directeur de l’établissement qui m’ait d’abord orientée vers elle en la recommandant comme « sa » meilleure enseignante d’arabe le premier matin de mon arrivée, c’est elle ensuite qui m’a conviée à revenir observer ses cours dans ses classes de deuxième année1 pendant plusieurs semaines et invitée à passer quelques jours chez elle en compagnie de ses enfants.
2Cette femme à l’abondante chevelure teinte en blond flamboyant, déjà décrite précédemment pour son aplomb et ses méthodes pour protéger ses enfants en usant de son autorité d’enseignante et de femme de tête, est une enseignante aimée et respectée de ses élèves et de ses collègues. C’est également elle qui, à son initiative personnelle, organise des halqas2 de lectures de livres en public où viennent enfants, parents, voisins et passants dans un terrain vague aux abords du collège.
3La frustration de n’avoir jamais reçu d’aide de la part de l’administration scolaire pour acheter ces livres depuis des années ne l’empêche pas de continuer de se les procurer à ses frais. La rancœur qu’elle éprouve à ce sujet la fait souvent se plaindre contre la méchanceté et le cynisme des supérieurs hiérarchiques de l’Éducation nationale et des « gens de Rabat » qui, selon elle, veulent garder le peuple dans l’ignorance (« al-jahl ») pour les garder petits (« sghār »).
4Ses halqas, événement culturel très rare dans la ville, attirent un public divers d’enfants et d’adultes du voisinage qui ne sont pas forcément liés au collège. Ils se tiennent assis ou debout dans un large demi-cercle autour d’elle, assise en surplomb sur un tabouret ou une chaise haute, et l’écoutent lire « la belle littérature » (« al-adab al-jamīl », propos de Fatima), en l’occurrence quand j’y ai assisté, des extraits des Voyages d’Ibn Battuta.
5L’assistance l’écoute, muette et attentive, certains visages adultes visiblement froncés par la concentration, d’autres plus sereins et contemplatifs ou rêveurs, tandis que les enfants écoutent par intermittence mais presque sans bruit. Fatima, elle, lit avec emphase et verve sans s’arrêter. Ses yeux fixés sur son livre, le dos droit, elle ne voit ni ne regarde personne. Le rythme de sa lecture est vif mais moins rapide qu’en classe, elle déclame moins, peut-être pour être plus facile à suivre pour son public qui compte des adultes qui ne savent ni lire ni écrire et n’ont pas été à l’école. Le silence autour d’elle est étonnant. C’est un épisode suspendu dans le temps.
6Quand elle referme le livre, après un moment de flottement, les gens se redressent, la bulle de silence éclate et laisse la place à des éclats de voix en darija, en tamazight, aux rires, à la vie quotidienne. Ce moment de « littérature » est un moment à part, décroché de la vie de tous les jours pour la majorité des personnes présentes.
7Même pour Fatima qui dit l’adorer, la littérature est peu présente dans son intimité. Elle a très peu de livres à elle chez elle, elle ne lit jamais toute seule pour elle-même, sauf pour préparer ses futures lectures en public pour ses cours ou ses halqas. Ce rapport à la lecture de « la belle littérature » n’a pour elle aucun rapport avec la lecture des journaux qu’elle ne pratique pas parce qu’elle considère que c’est une activité masculine, ou avec la lecture des posts des réseaux sociaux qu’elle consulte lors de ses rares moments d’oisiveté à la maison. Cette dernière forme de lecture est pour elle un loisir, une détente.
8En revanche, ses lectures publiques de la « belle littérature » sont tout autre chose, à mi-chemin entre son travail et une activité bénévole, une sorte de don de soi à voix haute, une façon de mettre sa voix et ses compétences de lectrice à la fois au service de la célébration de cette littérature qu’elle fait vivre par sa voix, et au service de la petite communauté qui vient l’écouter.
9Quand je lui demande à plusieurs reprises si elle pense que ses auditeurs comprennent ce qu’elle lit, elle ne répond pas vraiment, elle dit un « oui » qui semble plutôt signifier que ce n’est pas ça qui importe. Quand je la pousse un peu plus, elle répond allusivement avec une pointe d’agacement : « l’arabe est notre langue » (loghatnā). Il arrive souvent que, quand mes questions sur la langue arabe se font trop pesantes comme ici, cette phrase me soit opposée comme une fin de non-recevoir, une manière de signifier qu’il n’y a rien à investiguer, questionner ou discuter de plus. C’est une barrière qui, semble-t-il, ne se franchit pas.
10Ce récit ethnographique rapidement brossé comprend de nombreuses implications pour aborder les rapports de nombreux Marocains à la langue arabe fusha et au savoir, en l’occurrence ici à la littérature arabe classique. Il s’agit d’un savoir périphérique à l’école mais en lien avec elle : c’est une activité extrascolaire où une enseignante de collège lit pour ses élèves et leurs parents, de façon plus étendue pour les adultes et enfants de passage qui souhaitent s’y arrêter ; il s’agit d’une lecture dans la langue arabe de la « belle littérature », toutes deux enseignées à l’école. C’est en quelque sorte une émanation de l’école hors de l’école sur un temps circonscrit.
11Comme nous l’avons vu dans le chapitre ii, les études existantes sur les liens à la langue arabe portent surtout sur les rapports entre celle-ci, l’identité arabo-musulmane, le texte sacré et la sacralité qu’elle incarne. Rares sont les auteurs qui se sont intéressés à la relation affective des individus à la langue arabe, si ce n’est dans des questionnaires quantitatifs sur les langues préférées des Marocains (voir notamment Abbassi, 1977 ; De Ruiter, 2006 et 2012 ; Chakrani, 2013).
12Concernant l’Égypte, l’étude qualitative de Haeri (2003) s’intéresse à l’attachement affectif et émotionnel profond des Égyptiens peu lettrés pour l’arabe du Coran dont, enfants, ils ont appris par cœur des extraits à l’école coranique ou lors des prières à la mosquée. La chercheuse met en évidence le plaisir qu’ils ont à entendre et réciter le texte sacré (Haeri, 2003 : 30-31) et montre qu’ils n’ont quasiment pas d’autre lien avec la lecture et l’écriture de l’arabe, si ce n’est le remplissage de formulaires administratifs (ibid. : 35). Pour ces Égyptiens, la langue arabe est ainsi soit liée à l’Islam, donc au sacré, soit aux besoins bureaucratiques, donc à la régulation administrative du quotidien. Or, dans l’anecdote qui précède, le rapport à la langue et à la lecture des participants à la halqa de Fatima est décroché de la religion. Il s’agit donc d’une autre perspective sur la langue et le savoir qui apporte un autre angle de vue sur les concepts de diglossie et de littératie, ainsi qu’une mise en lien quelque peu différente de ces concepts.
13Le concept de diglossie fait l’objet de multiples définitions et discussions théoriques. Inventé par Psichari pour défendre le développement et la valorisation de la langue démotique face à la langue grecque classique en Grèce (1938), il est repris par Marçais (1930) au sujet de l’arabe. Ferguson (1959) en développe la définition en distinguant l’existence de deux variétés d’une langue, « génétiquement » liées entre elles et alternativement utilisées selon leurs fonctions dans une société donnée : une variété « haute » (high), langue écrite d’érudition et de prestige, et une variété « basse » (low), langue parlée des interactions quotidiennes, dite aussi vernaculaire.
14Tabouret-Keller (2006) montre les effets pernicieux et les conséquences sociales et politiques de cette terminologie impliquant une hiérarchisation entre les variétés, celle haute imbue du « prestige associé aux fonctions nobles de la langue écrite » tandis que la variété basse est dévalorisée comme étant le « symbole terre à terre des interactions de la vie quotidienne », alors même que la variété haute n’est jamais « la langue d’entrée dans le langage pour l’enfant » (Tabouret-Keller, 2006 : 114).
15S’appuyant sur l’exemple de Psichari, elle montre les effets potentiels d’exclusion et de stigmatisation que cette distinction a sur ceux qui ne maîtrisent pas la variété haute réservée à l’élite lettrée dominante (ibid. : 111-112). Elle montre également comment cette théorie dichotomisante de la langue a été reprise et politisée par les luttes de réhabilitation des langues dites minoritaires (comme l’occitan, le corse ou le breton en France, le catalan en Espagne, le français au Canada, les langues amérindiennes aux États-Unis, etc.) au cours du xxe siècle.
16Cette reprise et amplification militante a ainsi donné jour à une nouvelle terminologie, déplaçant le terme de diglossie en ciblant des langues en présence et en compétition, et non plus forcément des variétés ou registres d’une même langue comme dans les définitions antérieures. Sont alors apparues la notion de « conflit linguistique » (Aracil, 1965) et une terminologie opposant la « langue dominante », langue standardisée imposée par l’État comme langue nationale, normée et enseignée par l’école nationale, aux « langues dominées » ou « minoritaires », considérées comme stigmatisées et opprimés par l’appareil de l’État dans son effort de les faire disparaître au profit de la langue nationale (ibid. : 113 sq.).
17C’est ainsi que la sociolinguistique s’est emparée de cette notion de diglossie pour mettre au jour, souvent dans une entreprise de dénonciation militante, les rapports de domination linguistique dans divers contextes nationaux à travers le monde. Dans ces analyses, les chercheurs3 interrogent les relations entre langue, nation et identité nationale, entre État et groupes sociaux dits minoritaires qui ne se reconnaissent pas dans la langue nationale et, par extension, dans l’identité nationale dont cette langue est considérée comme un des éléments fondateurs4.
18Concernant la langue arabe, le concept de diglossie est résumé et questionné de façon limpide par Mejdell (2006) dont il a déjà été question. Elle montre comment les catégorisations des variétés « haute » et « basse » sont plus présentes dans les discours normatifs, politiques et culturels qu’observables dans la réalité des pratiques langagières qu’elle décrit comme un « mixed style » où les frontières entre les variétés ne sont pas aussi tranchées.
19La langue fusha, définie comme la variété « haute » n’est la langue maternelle d’aucun locuteur des pays arabes. Tout en étant la langue officielle des États arabes et le symbole unificateur de la communauté panarabe (‘umma), elle est utilisée principalement comme medium dans les domaines de la religion, de l’éducation, de l’administration et des médias, ainsi que dans les discours officiels. Elle représente le symbole d’une « fierté culturelle » et d’une appartenance identitaire extrêmement fort pour les citoyens de ces pays (Mejdell, 2006 : 19).
20Par opposition à la langue fusha, la dévalorisation de la langue vernaculaire de communication quotidienne, considérée comme la variété « basse5 », est systématique, peut-être bien plus encore dans les pays du Maghreb que dans ceux du Machrek. En effet, tandis que Mejdell (2006) et Haeri (2003) font état, malgré tout, d’un certain attachement des Égyptiens à leur langue vernaculaire, Grandguillaume (1983 et 2004) montre les ambivalences et les difficultés identitaires que la stigmatisation féroce des variétés orales (darija et parlers amazighs) inflige aux Maghrébins. Dans les discours, celles-ci sont associées avec l’analphabétisme, l’ignorance et une forme de déclassement social par opposition à ceux qui maîtrisent l’arabe fusha, à la fois langue sacrée mais aussi langue officielle de l’enseignement scolaire, synonyme d’érudition et de haute culture, langue de l’écrit, associée à l’acquisition de la littératie (compétences de lecture et d’écriture que l’enfant apprend à l’école6).
21Dans la halqa de Fatima racontée plus haut, on retrouve en actes, et non plus seulement en discours, une différenciation semblable entre variétés « haute » et « basse » qui permet cependant de porter un autre regard sur le concept de diglossie. En effet, ce qui s’y joue n’est pas, comme dans les discours politiques et médiatiques récurrents, une mise en opposition de ces variétés en termes de « conflit linguistique » ou de diglossie au sens d’un « bilinguisme sociétal » (Garrett, 2004 : 53) qui cliverait la population par catégories sociales selon la hiérarchisation des langues maîtrisées.
22Certes une délimitation claire apparaît entre la langue écrite de « la belle littérature » qui fait l’objet d’un moment clos de recueillement collectif et les langues parlées dans lesquelles se fait le retour à la réalité des interactions quotidiennes et de la vie sociale. Cependant, cette différenciation se produit dans une harmonie qui ne reflète pas d’antagonismes, de tensions ou de conflits, même si ceux-ci sont présents dans d’autres circonstances de la vie sociale7.
23Il s’agit d’un moment de partage de la « belle littérature » et de la belle langue entre les « lettrés », que représentent Fatima et une partie des élèves qui appartiennent au monde scolaire, et les autres participants (adultes et enfants) qui n’ont pas été à l’école et/ou qui n’ont pas accès par eux-mêmes à la langue écrite et littéraire. Fatima leur prête sa voix pour incarner l’écrit, le rendre vivant par l’oralité. On assiste à une célébration collective de la langue et du texte, de « notre » langue comme dit Fatima, une langue ici en dehors du prisme religieux où elle est souvent confinée dans les discours.
24Or, dans cette situation, c’est moins le sens de ce qui est lu et donné à voix haute qui importe que la musicalité de la belle langue rendue orale par la lecture publique à voix haute qui fédère et unifie autour d’elle, de façon ponctuelle, des personnes qui n’ont par ailleurs pas le même accès aux langues, ni les mêmes langues8 les uns que les autres, mais qui se rassemblent autour d’un héritage culturel et émotionnel commun : le plaisir et l’attachement, voire l’amour, pour « leur » langue, un amour qui s’exprime et se célèbre collectivement.
25L’agacement de Fatima face à mes questions sur la langue arabe, réaction fréquemment rencontrée lors de discussions comparables, trouve peut-être son explication dans l’hypothèse suivante. Il pourrait s’agir d’une façon de sous-entendre que, puisque c’est « notre » langue au sens d’une propriété et d’une appartenance communes partagées, tout un chacun est susceptible, si ce n’est de la comprendre du fait de ses propres limites personnelles, du moins d’en admirer la grandeur, de participer à sa célébration collective et de s’y sentir une appartenance en tant que partie intégrante de « notre » identité en tant que Marocains.
26Si tel est le cas, ce sentiment d’appartenance n’a effectivement rien d’un loisir ni d’une relation d’intimité privée et individuelle de soi avec la langue écrite. Il s’agit davantage d’un engagement collectif avec elle, d’un partage et d’un plaisir collectifs à l’entendre résonner en soi en compagnie d’autres qui ressentent la même chose au même moment.
27« Notre » langue n’a alors aucun rapport non plus avec la ou les langue(s) parlées de tous les jours. En effet, avec ces langues, l’engagement appartient à un tout autre registre lié à la vie quotidienne cette fois, à l’intimité et à l’expression personnelle pour réfléchir, penser, communiquer, échanger, exprimer, agir.
28Dans ces situations, comme les halqas de Fatima ou les cours d’arabe en classe que nous verrons dans le chapitre suivant, il n’y a donc pas d’opposition ou de compétition entre l’arabe fusha et les langues parlées, darija ou tamazight. Ces langues ont des fonctions sociales, scolaires et vitales, ainsi que des attributions différentes sur lesquelles ces personnes sont en accord, que cet accord provienne de l’éducation scolaire, de sa transmission par la famille, l’entourage, la communauté, la mosquée ou les médias.
29Cet attachement émotionnel, affectif et identitaire collectif fort à la langue arabe ne peut pas s’expliquer seulement comme la conséquence d’une idéologie hégémonique imposée, mais plutôt dans l’imprégnation et la familiarisation dès l’enfance avec la mélodie de la langue écrite oralisée par l’usage de la prière à la mosquée ou à la maison, à travers les programmes religieux télévisés et radiophoniques et sur internet (YouTube notamment).
30Catherine Miller9 précise qu’en milieu urbain les gens sont également baignés dans la musicalité de la langue fusha à travers la poésie classique. Elle donne l’exemple des manifestations dites du 20 février où les jeunes manifestants défilaient en récitant des poèmes classiques en arabe fusha.
31Dans le même sens, Anouk Cohen, dans son ethnographie du livre au Maroc, montre l’importance du rythme et de la musicalité des textes religieux dans le rapport des Marocains au texte écrit et dans leur familiarité avec la prosodie et la psalmodie de la langue arabe dans les mosquées et les récitations scolaires10 (Cohen, 2016 : 146). Or, en plus de cette familiarité, il faut ajouter la dimension de plaisir sensoriel pris au partage et au sentiment d’appartenance collective de cette musicalité entendue et intériorisée depuis l’enfance, ici déplacée du domaine religieux au domaine de la « belle » littérature.
32L’arabe fusha est ainsi une langue qu’on ne comprend pas forcément mais qu’on écoute, par laquelle on se laisse bercer et emplir, qu’on révère collectivement, à travers laquelle on communie tous ensemble solennellement lors d’un moment, dans une bulle qui échappe au quotidien et à ses contingences.
33La langue parlée ou vernaculaire, de son côté, n’est pas révérée, c’est la langue de tous les jours, des échanges et des émotions humaines personnelles et intimes. Comme le dit un étudiant, on peut écrire des poèmes d’amour en fusha pour une fille mais on la demande en mariage à sa famille en darija, sinon on a l’air ridicule : un poème en fusha célèbre l’amour dans sa grandeur et son abstraction, ce qui rend aussi la parole amoureuse éthérée, désincarnée et donc moins dangereuse ; en revanche, une demande en mariage en darija négocie et organise les aspects matériels, tangibles, incarnés, ancrés dans le réel, dans la vraie vie, nos actes personnels et collectifs et leurs conséquences.
34La distinction entre variétés dites haute et basse est certes alors présente mais on peut la nuancer et l’enrichir en avançant que la variété haute apparaît comme une langue de célébration et de liturgie à la fois religieuse et profane, une langue de communion et de rassemblement identitaire, d’appartenance symbolique et culturelle collective tandis que la variété basse, darija et parlers amazighs, est une langue d’incarnation dans le réel, de vie, de socialisation et d’interactions quotidiennes.
35Mejdell montre combien en Égypte le prestige de la langue arabe fusha est paradoxal dans la mesure où les élèves et leurs parents ont peu de motivation à l’apprendre et à la maîtriser, lui préférant souvent les langues étrangères qui leur semblent plus porteuses pour leur avenir social et professionnel (Mejdell, 2006 : 20). Ce constat rejoint celui de Gardy et Lafont qui parlent de la « fétichisation » et de la « spectacularisation » de la langue occitane par les populations des régions concernées qui l’encensent et la mettent en avant comme le symbole ou l’étendard de leur identité collective et de leur résistance à l’hégémonie de la langue française, sans pour autant la faire vivre, ni en faisant l’effort de l’apprendre vraiment, ni en l’utilisant comme langue de communication entre eux (Gardy et Lafont, 1981 : 75 sq.). Or, la halqa de Fatima déplace cette analyse de côté.
36Certes, on pourrait parler de la fétichisation de la langue arabe fusha par les participants, notamment de la part de ceux qui, dans l’auditoire, n’en ont qu’une connaissance très limitée, voire aucune, et ont accès à la musicalité du texte entendu, mais pas à son sens. Cependant, le plaisir qu’ils ressentent à la lecture n’est pas un plaisir de convention formelle ou de discours. Il y a une sincérité visible de ce plaisir, un engagement du corps à travers l’ouïe, le regard et le mouvement, une appropriation non pas forcément du sens de ce qui est lu mais du sens que cette musicalité et cette participation collective incarnent pour eux. Ils la vivent et la ressentent, ils se laissent porter et envahir par la langue, même sans la comprendre.
37Or, ce rapport sensoriel, affectif et émotionnel à l’arabe fusha comme une langue qu’on révère collectivement dans des usages en partie ou totalement décrochés du réel se retrouve ou est en partie construit par la manière dont il est enseigné à l’école, seul lieu où il est omniprésent avec la mosquée ou de rares occasions comme certaines émissions de télévision et de radio ou les halqas de Fatima.
38En effet, l’école participe en grande partie – aux côtés de la religion – à une telle construction et à une telle appropriation de la langue arabe. Dès les programmes de primaire et dans les déroulements des cours observés, elle est enseignée moins comme une langue avec laquelle on s’engage individuellement et qu’on apprend à faire sienne et à manipuler que comme une langue de valeurs et de belles idées élevées, une langue d’érudition et de haute culture, une langue de célébration.
Notes de bas de page
1Pour rappel, la deuxième année est l’équivalent de la cinquième/quatrième en France puisque le cycle collégial dure trois ans au Maroc (après les six années de primaire).
2Littéralement le cercle, donc une forme de cercle littéraire ou artistique.
3Pour l’Europe, voir par exemple Aracil au sujet du catalan en Espagne (1965) ; Gardy et Lafont pour l’occitan en France (1981) ; Jaffe pour le corse (1999 ; 2008). Pour le Canada, voir Marchand et Papen (2002).
4Sur le rôle des langues nationales dans la construction des États-nations, voir Anderson (1983), Baggioni (1997), Thiesse (1999).
5Pour rappel, la langue vernaculaire est appelée ‘ammiya dans les pays du Moyen-Orient et darija au Maghreb.
6Nous développerons dans un autre chapitre la notion de littératie.
7Le propos n’est pas ici de gommer les hiérarchisations sociales existantes entre personnes lettrées et illettrées et les inégalités sociales à l’œuvre dans la société marocaine selon l’accès de chacun aux différentes langues en présence (voir les chapitres des premières et deuxième parties). Il s’agit ici de mettre en valeur un autre aspect rarement analysé par les chercheurs qui se focalisent souvent surtout sur les notions de conflit, de domination et d’inégalités linguistiques.
8On pourrait ici, en suivant Bourdieu, parler de « capital linguistique ». Cependant, la connotation économiste, voire utilitariste, de cette notion si fréquemment employée ne convient pas ici où il est question d’un patrimoine culturel commun lié à l’affectif, aux émotions et aux sentiments d’appartenance collective plutôt qu’à un rapport de thésaurisation linguistique.
9Communication personnelle.
10Cohen conclut cependant à l’individualisation croissante du rapport des Marocains à la lecture et au livre, ce qui semble pertinent pour les classes sociales éduquées et aisées des villes de Rabat et Casablanca où elle a mené son enquête, mais ne correspond pas aux pratiques que j’ai pu observer chez les acteurs de l’école publique (enseignants, élèves, parents, responsables administratifs), ni dans ces deux villes, ni dans d’autres régions du royaume. En témoigne cette scène de halqa orchestrée par Fatima où la révérence face au livre, au texte et à la langue est collective. En témoigne également le rapport de Fatima elle-même au livre et à la lecture qui n’est pas conçu comme une relation individuelle mais comme une mise au service de la célébration collective.
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