Chapitre VII. Les établissements « exemplaires » et la norme
p. 119-136
Texte intégral
1Comme probablement dans tout contexte institutionnel ou professionnel, un des soucis constants des acteurs qui m’ont accueillie dans leurs établissements a été de me montrer la face « exemplaire » du système scolaire, de leur établissement, de leurs pratiques et de leurs élèves, tout en sachant qu’il ne serait pas possible que je n’entrevoie pas le reste, même a minima, et en s’en sentant plus ou moins meurtris ou mal à l’aise par anticipation ou sur le moment (voir le chapitre vi).
2Une des critiques qui m’a souvent été adressée lorsque j’ai présenté l’avancée de mon travail dans des journées d’études doctorales ou des colloques au Maroc ou en Europe était que les responsables, à quelque niveau qu’ils soient, se sont forcément arrangés pour me cacher la « réalité » de l’école marocaine, pour m’en donner une vision tronquée et faussée en m’envoyant uniquement dans les écoles et les cours où tout va bien.
3C’est en partie vrai, surtout dans les cas où il m’a été explicitement annoncé que je serai envoyée dans des établissements réputés « exemplaires » (namūdhajiya) comme les écoles primaires A et C, le collège A et les lycées A et B, ou lorsque j’étais accompagnée à la fois du directeur et de l’inspecteur dans chaque cours à l’école B. C’est un peu moins vrai lorsque j’ai été autorisée à me rendre dans des établissements de quartiers périphériques pauvres, comme le lycée C et le collège C, ce dernier étant réputé dangereux et violent. C’est également moins vrai dans la mesure où il n’était pas possible, juste pour ma visite, de camoufler l’état matériel souvent délabré des établissements, même de ceux réputés exemplaires.
4Il est certain également que ma présence était suffisamment perturbante pour nécessairement influencer en partie les comportements et les pratiques des adultes comme des élèves. Tant que ma présence durait, son impact ne pouvait être aboli complètement. Il a pu être en partie temporisé néanmoins par plusieurs éléments. L’effet de surprise (fort désagréable pour tout le monde au demeurant) de mes parachutages inopinés dans les établissements ne laissait généralement pas le temps de changer le déroulement des cours ou de préparer les élèves à une présence étrangère. D’autre part, la durée de mes séjours plus ou moins prolongés dans les établissements permettait aux adultes et aux enfants de s’habituer au moins partiellement à ma présence encombrante. Enfin, une forme d’hospitalité de la part des enseignants faisait que généralement, malgré leurs réticences, ils acceptaient avec tolérance, voire curiosité ou indifférence, ma présence sans s’y opposer frontalement ou menacer de déposer plainte auprès des syndicats comme on pourrait imaginer que cela se produise dans d’autres contextes scolaires.
5D’autre part, le choix des responsables de me montrer la face « exemplaire » du système éducatif national marocain est en lui-même un critère d’observation et d’analyse intéressant et pertinent. En effet, cela permet de s’interroger sur ce qui constitue la norme aux yeux de ces acteurs. Désigner certains établissements, enseignants ou pratiques comme « exemplaires » suppose qu’ils sont même au-dessus de la norme, que ce sont des modèles à imiter ou au moins à mettre en avant aux yeux de personnes extérieures.
6Quels sont donc les éléments qui distinguent de tels établissements et en font des modèles ? Dans cette question reposent d’importantes implications : à travers ces modèles, quels types de bâtiments, quels types de comportements et de pratiques scolaires des adultes et des élèves, mais aussi quels types de savoirs scolaires sont valorisés comme exemplaires ?
Une ethnographe à l’école
7Réussir à entrer dans l’école publique marocaine s’est fait progressivement et non sans difficultés. Mon travail comme formatrice d’enseignants et consultante indépendante a en très grande partie contribué à m’y faire entrer, grâce aux réseaux d’enseignants et de responsables pédagogiques et institutionnels marocains et dans les services de la coopération française au Maroc que j’ai développés à partir de 2013.
8Cependant, de ce fait, je me suis aussi retrouvée dans une double posture souvent peu confortable, autant pour les acteurs de l’école que pour moi. En tant que doctorante, j’étais ouvertement dans une situation de découverte, d’écoute et d’apprentissage. Dans le même temps, le fait que je sois plus âgée que ne le sont les doctorants habituellement, et surtout le fait que j’étais parfois présentée par les responsables administratifs qui m’introduisaient dans les établissements comme formatrice d’enseignants, rendaient souvent les premières rencontres délicates. Face à cela, je me suis efforcée de me présenter toujours de la même manière aux enseignants, leur disant que je faisais une recherche de doctorat sur l’enseignement des langues au Maroc et que j’avais été enseignante en France dans le passé. J’ai rarement parlé de mon travail de formatrice d’enseignants, sauf lorsque des questions m’étaient posées sur mon activité professionnelle au Maroc, ce qui s’est rarement produit, les enseignants étant surtout intéressés par mon statut marital et familial et ma ville d’origine en France.
9De manière générale, les enseignants étaient méfiants, sur la défensive – rarement directement hostiles, à l’exception de quelques-uns – durant les premiers jours ou heures de cours que je passais avec eux. Pourtant, beaucoup ont noué assez vite avec moi une relation d’hospitalité bon enfant, me prenant sous leur aile, me rudoyant et me moquant un peu ou beaucoup de temps à autre, mais avec une forme de bonne humeur malicieuse.
10Parler darija avec eux dans la salle des professeurs à la récréation en buvant le thé et accepter d’être moquée à tout bout de champ sur mon accent, mes fautes ou mes questions « idiotes » ont permis de démolir suffisamment mon image de formatrice – si tant est qu’elle ait été annoncée ou prise au sérieux auparavant – pour créer des relations plus confiantes. Des enseignants d’arabe m’ont parfois envoyée au tableau corriger des exercices de grammaire sous les yeux ébahis des élèves. Des enseignants d’anglais et de français m’ont parfois demandé de faire cours à leur place au pied levé au nom d’une course urgente ou d’un parent malade. Me retrouver soudainement seule face à une classe de 40 élèves de lycée, sans que ni eux ni moi n’y soyons préparés, n’a pas été de tout repos.
11Lors de remplacements impromptus décidés de la sorte, je m’appliquais à faire le cours à la manière de l’enseignante ou de l’enseignant – en tout cas telle que je l’avais comprise lors de mes observations précédentes – en utilisant ses notes quand il y en avait et le manuel. Il est arrivé une fois qu’un enseignant d’anglais au lycée inverse vraiment les rôles en m’envoyant à l’estrade faire cours à sa place et en s’asseyant à la mienne au fond de la salle pour observer et prendre des notes. Nous avons ensuite comparé nos notes et nos manières de faire « son » cours.
12Ma présence apportait également un changement dans la routine des enseignants. Il est intéressant de noter que les enseignants des langues étrangères s’adressaient à moi majoritairement dans leur langue d’enseignement (français, anglais, espagnol) plutôt qu’en darija. Les enseignants d’arabe en revanche me parlaient exclusivement en darija, à l’exception d’une enseignante-poétesse, écrivaine de poésie en arabe, qui se faisait un point d’honneur à ne parler qu’en arabe fusha dans le cadre de ses fonctions d’enseignante dans le collège A.
13Certains étaient contents d’avoir une spectatrice – « enfin une bonne élève » m’a-t-on assez souvent répété en souriant – et une oreille attentive, voire amicale, pour confier leurs difficultés. Le métier d’enseignant est un métier solitaire où la majeure partie du temps de travail d’un adulte se passe face à des enfants, les interactions avec les collègues étant morcelées et réduites au temps des récréations. S’épancher auprès de quelqu’un de passage, qui n’appartenait pas à ce monde clos et en repartirait tôt ou tard, d’autant plus une étrangère, semble avoir été un autre aspect attirant la parole pour bon nombre d’entre eux.
14La relation avec les enseignants de français a été la plus délicate à négocier, ils étaient ceux qui se voulaient les plus proches et complices de moi, me promenant partout dans l’établissement, me prenant en charge et se confiant beaucoup. Ils étaient aussi ceux qui redoutaient le plus ce que je pouvais penser de leurs cours et étaient les plus apologétiques sur leur amour, la grandeur de la littérature et de la culture françaises et la souffrance que représentait pour eux le peu de motivation et d’intérêt des élèves et des Marocains en général pour cette discipline.
15La très grande majorité des enseignants de français et d’anglais rencontrés n’ont jamais quitté le Maroc et n’ont donc pas voyagé dans les pays où la langue qu’ils enseignent est parlée. Ils étaient avides de parler dans « leur langue » avec moi pour pratiquer – ce dont ils n’ont presque jamais l’occasion en dehors de leurs salles de classe avec leurs élèves – mais aussi pour tester « la pureté de leur accent », impliquant que le mien, en tant qu’étrangère, était forcément « pur » dans les trois langues.
16Il est à noter ici que plusieurs des enseignants d’anglais rencontrés travaillent leur accent tous les jours en écoutant les émissions de radio de BBC World dont ils répètent les phrases en écho inlassablement, de sorte qu’ils parlent avec l’accent « posh » caractéristique des speakers britanniques de la BBC, sans avoir jamais mis les pieds à Londres. Il y a, d’ailleurs, quelque chose de poignant à voir un tel engouement, une telle admiration – voire une telle dévotion chez certains – pour « leur langue » et la culture du pays auquel ils l’associent1, sachant qu’ils ne pourront probablement jamais s’y rendre, faute de visas et de moyens financiers.
17Mes relations avec les élèves ont été moins complexes, mais aussi bien moins développées à l’intérieur de l’école, notamment du fait de la différence d’âge qui me plaçait d’emblée du côté de leurs enseignants, donc des adultes. Il a été compliqué de me rapprocher des élèves à l’intérieur de l’espace public visible de l’école. D’une part, les enseignants le voyaient d’un mauvais œil car, comme une règle tacite partagée par tous, un adulte qui prend à part un élève devant d’autres personnes s’affiche dans une position d’autorité individuelle face à cet élève. Or, les enseignants ne souhaitaient clairement pas m’attribuer cette autorité, sauf quand il s’agissait que je les remplace ponctuellement dans une salle de classe, mais pas dans les endroits publics exposés aux regards comme la cour de récréation.
18D’autre part, les élèves n’osaient pas m’approcher d’eux-mêmes, sauf de temps en temps de petits groupes de filles enhardies à force de me voir assister à leurs cours et les suivre de classe en classe. Les moments de vie scolaire partagés avec les élèves en l’absence de leurs enseignants ont donc été rares et ponctuels, dans une relation plus collective qu’individuelle. Dans le secondaire, se sont multipliées des périodes de longues minutes dans les couloirs ou dans la salle de classe à attendre ensemble un enseignant retardataire, à discuter de l’école et de la famille en darija mêlée de français et d’anglais avec un petit groupe qui grossissait au fur et à mesure du temps qui passait.
19Les remplacements inopinés d’enseignants que j’ai faits ont aussi été des moments privilégiés avec une classe ou une autre : l’enseignant se retirant le plus souvent dans ce cas-là, j’avais la latitude, tout en essayant de faire le cours qu’il ou elle m’avait demandé, d’organiser aussi de petites activités ludiques de communication et d’échanges informels autour des langues et de l’école. Autant en primaire l’adhésion était immédiate et simple, autant il me fallait plus de temps pour qu’une classe du secondaire, surtout au lycée, se détende et accepte des activités qui ne leur semblaient pas sérieuses.
20C’est ainsi que j’ai pu approcher de près, sans recourir à des entretiens formels avec eux, les rapports aux langues et au savoir scolaire d’élèves de tous âges, mais toujours dans un contexte collectif de classe : il s’agissait certes d’élèves individuels qui s’adressaient à moi dans les discussions mais ils le faisaient au sein du groupe-classe, autant quand ils cherchaient à s’en démarquer qu’à se présenter comme porte-parole. Les rares interactions individuelles que j’ai pu avoir avec des élèves à l’intérieur de l’école ont été surtout brèves et accidentelles. J’ai pu développer davantage ce genre d’interactions à l’extérieur de l’école, généralement avec des élèves d’autres établissements que ceux dans lesquels j’ai conduit mes observations pour ne pas risquer d’interférences, de malentendus ou de rumeurs qui auraient pu avoir des répercussions.
21Ces situations, rencontres, arrangements communs au quotidien ont souvent été compliqués et éprouvants, tant pour les directeurs et les enseignants que pour moi, et, dans une moindre mesure, pour les élèves qui se sont, semble-t-il, sentis moins concernés ou moins jugés par ma présence. Chacune de mes « intrusions » à l’intérieur d’un nouvel établissement a constitué une mise à l’épreuve, voire un examen au sens propre et figuré, pour les adultes de l’école comme pour moi.
22De leur côté, l’imposition de ma présence a nécessité qu’ils développent des stratégies non seulement pour accepter mon regard sur leurs pratiques quotidiennes, pour s’efforcer de se le concilier et de l’orienter comme ils le souhaitaient, mais aussi pour y accorder leurs discours et leurs récits sur leurs visions, leurs manières d’incarner leur métier, leurs justifications, leurs objets de fierté, leurs plaintes. De mon côté, ils me mettaient constamment à l’épreuve ou à l’examen, en me plaçant dans des situations où je devais leur prouver ma bonne foi et mon acceptation des « rites initiatiques » par lesquels ils me faisaient passer, qu’il s’agisse de remplacer un enseignant au pied levé, d’être envoyée au tableau comme une élève, d’être moquée ou cajolée, d’être brandie comme un trophée par les enseignants de français, et plus généralement de me plier à leurs règles, qu’elles soient internes à l’établissement ou à la classe, qu’elles diffèrent d’un jour sur l’autre, d’une classe à l’autre, d’un enseignant à l’autre.
23À mon sens, il s’est donc bien produit pour moi à l’intérieur de l’école un « engagement ethnographique » et « l’implication directe à la première personne de l’enquêteur », comme le décrit Cefaï (2010 : 7), ainsi qu’une « rencontre ethnographique » (Geertz in Eickelman, 1985). Il s’est tissé une relation élaborée et construite à plusieurs voix entre les acteurs de l’école et l’ethnographe.
24Il est cependant intéressant de noter que les relations ainsi créées et parfois développées au point d’être invitée en dehors de l’école dans les maisons familiales de certaines enseignantes de français et d’arabe – et demandée en mariage une fois par un enseignant d’arabe ! – n’ont pas « survécu » à la fin de mes séjours dans les établissements, malgré mes tentatives parfois de garder le contact avec certains d’entre eux. Sans comprendre pourquoi, l’hypothèse qui semble crédible est que les enseignants m’ont acceptée dans leur univers professionnel bon gré mal gré, ont fait contre mauvaise fortune bon cœur en se montrant accueillants et prévenants pendant mon séjour dans leur école, puis ont refermé la porte sur « l’incident », comme s’il n’avait pas eu lieu. Personne ne m’a jamais demandé ce que je comptais faire de mes observations et de mes notes comme s’ils redoutaient tous, d’une façon ou d’une autre, que l’image qui en ressorte ne leur soit pas favorable, soit négative et critique et ne vienne alimenter la dévalorisation systématique du monde extérieur à l’égard de l’école publique, de leur métier, d’eux-mêmes.
25Cefaï affirme de façon très juste au sujet du travail ethnographique que « le principal médium de l’enquête est ainsi l’expérience incarnée de l’enquêteur » (Cefaï, 2010 : 7), ce qui nécessite aussi, et sans doute d’autant plus, « une réflexivité et un positionnement civique et éthique » de la part du chercheur, voire une forme de militantisme (ibid. : 20). C’est là la difficulté majeure qui m’a accompagnée tout au long de cette recherche, autant sur le terrain qu’après, dans les analyses du corpus ainsi collecté – notes, enregistrements, photographies, journal de terrain, manuels, exemplaires de contrôles et d’examens, supports de cours et productions d’élèves – et ensuite dans l’écriture.
26En tant qu’ancienne enseignante de lettres classiques dans le système éducatif secondaire français en banlieue parisienne puis au lycée français de Bangkok en Thaïlande, ancienne enseignante plus épisodique de français langue étrangère dans une école primaire à Londres puis pour l’Institut français du Maroc, et, depuis 2013, en tant que formatrice d’enseignants, l’expérience passive – au sens où j’étais « dévêtue » de ma fonction professionnelle et déchargée de ma responsabilité d’enseignante – que j’ai « incarnée » dans les écoles marocaines ne pouvait qu’être marquée par le regard et l’expérience singulière d’une professionnelle de l’enseignement, formée et en partie formatée par le système français, ayant travaillé, adapté et transformé ses propres pratiques d’enseignement dans d’autres contextes scolaires, en France et à l’étranger.
27Il a donc été particulièrement difficile et éprouvant de m’efforcer le plus possible de mettre à distance mes conceptions de l’enseignement, de ce qu’il est juste de faire et ce qui ne l’est pas ; de mettre à distance mes pratiques, mes stratégies, mes propres petits arrangements indicibles avec la réalité, mes astuces plus ou moins avouables, mes discours et justifications sur mon travail, même rétrospectivement. Il a été difficile de regarder en face et de comparer les miens et ceux des autres, d’identifier les similarités et les différences entre mes pratiques et celles des enseignants que j’observais, sans les juger défavorablement en ma faveur, en un mot d’adopter la position éthique du chercheur dont Cefaï parle.
28Il a été également difficile d’essayer de ne pas juger, de faire taire ou au moins de ne pas manifester les émotions vives qui ont pu m’étreindre parfois face à des situations qu’en tant que professionnelle mais aussi humainement je jugeais insupportables, qu’il s’agisse de conditions matérielles dégradées comme des toilettes d’école primaire jonchées d’excréments, de comportements cyniques ou humiliants de quelques enseignants à l’encontre de leurs élèves ou même de méthodes d’enseignement qui me paraissaient parfois, pour ne pas dire régulièrement, lénifiantes et menées dans la désinvolture et le désintérêt, voire avec cynisme.
« Ethnographers – who hang around forever – are going to see the reality behind the statements of intention. Worse yet, they are going to see that the reality is no accident but is built into the fabric of the organization. […] In fact, all research on schools has overtones of evaluation. We can’t help that. Even if we don’t intend our work to be evaluative, the people we study will take it that way, for the good reason that everyone else does and will hold them responsible for whatever we find out that anyone thinks untoward. » (Becker, 1983 : 105)
29Même sans être investi professionnellement dans l’institution dans laquelle on mène un travail ethnographique, la présence de cette dimension évaluative que Becker met en relief ici semble inévitable, d’autant plus dans un domaine aussi sensible que l’éducation et l’école dont chaque adulte a des souvenirs enfantins forcément teintés d’émotions souvent contradictoires et rarement anodines.
30Dans l’ouvrage qu’il dirige sur la démarche ethnographique à l’école, Payet insiste à plusieurs reprises sur le fait que l’ethnographie n’est pas une entreprise de « dénonciation » mais qu’il est important de « souligner les hiatus » pour une compréhension « des logiques, des enjeux, des perspectives d’acteurs ordinaires » (Payet, 2016 : 76). Effectivement, de nombreuses études sur l’école sont souvent centrées sur ce qui ne va pas à l’école, sur les « hiatus » et les contradictions à l’œuvre chez les acteurs eux-mêmes.
31Dans un sens, on sent combien l’héritage théorique des analyses de Bourdieu et Passeron (1970 ; 1985) influence les perspectives de la recherche qualitative actuelle sur l’éducation. En effet, rares sont les études qui ne s’appuient pas sur le terrain pour renchérir sur la démonstration du processus de reproduction des inégalités et des discriminations sociales et ethniques à l’œuvre à l’école, sans vraiment chercher à s’intéresser à autre chose, notamment à ce qui peut aller bien à l’école. Il n’est pas question ici de nier ces inégalités et ces discriminations scolaires. Au contraire, il est crucial de les documenter et de montrer leurs mécanismes et comment elles sont à l’œuvre, souvent même malgré la volonté des acteurs eux-mêmes de faire autrement (voir par exemple Lorcerie (2011) sur les processus d’ethnicisation des pratiques enseignantes en France).
32Cependant, il serait bon aussi de regarder autre chose que ce qui ne va pas dans l’école car l’école n’est pas uniquement une machine à reproduire inégalités et discriminations. C’est aussi un lieu de vie, d’apprentissages, de tissages de relations et de positions cognitives, de rapports au monde, à la société, à la culture, aux autres et à soi qui n’est pas uniquement à interpréter au prisme des inégalités et des discriminations. Il est important de regarder aussi ce qui fait que l’école, dans ses formes diverses, subsiste, se réinvente, forme et transforme des générations de jeunes gens.
33Il est clair que l’écriture de cette recherche est marquée par divers dilemmes, une posture particulière et des émotions souvent vives. Bon nombre de descriptions et d’analyses qui sont faites tout au long de cet ouvrage donnent vraisemblablement une image plus négative que positive de ce qui se passe à l’intérieur des écoles publiques marocaines. De ce fait, il est d’autant plus important de présenter aussi ce qui s’y passe qui va bien d’un point de vue humain et professionnel, par exemple ce que, dans le chapitre précédent, j’ai appelé des « îlots » au milieu de l’atmosphère de défaitisme et d’apathie souvent répandue, notamment les initiatives individuelles locales d’enseignants qui réussissent à faire entendre leur voix pour améliorer le quotidien de leur établissement et la vie scolaire ou personnelle de leurs élèves. Cette recherche est aussi un lieu pour donner voix à ceux qui font vivre l’école marocaine et contribuent à la rendre meilleure.
Caractéristiques des établissements exemplaires
34Les écoles primaires A et C, le collège A et le lycée A sont présentés par les personnels scolaires rencontrés comme exemplaires suivant plusieurs critères.
35Les écoles A et C le sont d’abord pour leur apparence matérielle : des bâtiments récemment peints ou propres, la présence de dictons ou de citations célèbres calligraphiés sur les murs en arabe, amazigh et français, et des peintures murales colorées réalisées par des peintres spécialisés dans les paysages de nature avec arbres et plantes, fontaines ou cours d’eau, oiseaux et autres animaux.
36Dans les salles de classe, les tables des élèves sont recouvertes de nappes de couleurs ou fleuries en tissu ou en toile cirée, les salles de classe sont plus ou moins décorées et aménagées par les maîtresses. On y trouve des livres illustrés, parfois des peluches et des jouets, des objets confectionnés ou achetés au souk par la maîtresse ou apportés par des parents.
37Les fenêtres sont propres, la lumière du jour passe à travers, les rideaux, le sol, les murs sont propres. De même, les élèves et les maîtresses portent des blouses ou des uniformes homogènes, en bon état.
38Ces photographies ont été prises dans la salle de classe de Kaoutar, maîtresse de français des deux classes de troisième année de l’école A avec qui j’ai passé trois semaines d’observations. Le nombre de 35 élèves dans cette classe est un des éléments désignés comme exemplaires, ce qui permet un aménagement confortable de l’espace de la salle. C’est ainsi que, comme on peut le voir ci-dessus, les élèves peuvent s’asseoir par deux à leurs tables réparties en forme de U, laissant un espace au milieu pour la disposition de tables basses avec des livres et des paniers contenant divers objets. Dans les autres écoles visitées en revanche, il n’est pas rare de voir plus de 40 élèves entassés par quatre sur des tables pour deux dans des salles bien moins spacieuses et claires que celle-ci.
39D’autres éléments réputés exemplaires comprennent les décorations, la disposition de la salle et la présence d’un tableau blanc considéré comme plus moderne qu’un tableau noir, ainsi que les blouses des élèves, elles aussi en bon état, bleues pour les garçons, roses pour les filles. La présence d’un ordinateur, d’un poste radio et d’une imprimante dans la classe fait non seulement la fierté de Kaoutar qui se les est procurés elle-même, mais aussi celle du directeur et des autres enseignants qui soulignent souvent le fait que cela les distingue des autres écoles du quartier.
40Un autre élément intéressant dans la salle de classe de Kaoutar, comme dans les autres salles des maîtresses de français qui enseignent aussi les mathématiques en arabe, est la juxtaposition des langues arabe et française. La majorité des supports présents ci-dessus sont en français : divers abécédaires, tableaux et affichages de syllabes étudiées ou de mots brefs. La tradition littéraire française est également présente à travers l’image représentant « Perrette et le pot au lait » de Jean de la Fontaine posée par-dessus une carte de géographie rédigée en arabe (photographie de droite). Au tableau la date du jour est écrite dans les deux langues. Ces photographies ont été prises à la fin d’un cours de français, ce n’est donc pas visible ici, mais lorsque l’enseignante enchaîne une leçon de français et une leçon de mathématiques en arabe, le tableau est recouvert dans les deux langues de lignes qui partent en sens opposés et souvent se télescopent et se contournent au milieu.
41En revanche, dans les salles de classe « exemplaires » des maîtresses d’arabe, cette juxtaposition des langues n’est évidemment pas présente puisque celles-ci enseignent toutes les matières en arabe (langue, éducation islamique et sciences). Les décorations y sont essentiellement à caractère religieux, qu’il s’agisse de versets du Coran calligraphiés, d’images de la Mecque et de mosquées célèbres, ou d’images en lien avec le Maroc : lieux naturels réputés (cascades, montagnes, etc.), monuments ou événements historiques fondateurs de la nation marocaine (un ksar, le mausolée de Mohammed V, la Marche Verte, etc.).
42Concernant les établissements « exemplaires » du secondaire, leur réputation d’exemplarité repose moins sur ce type de critères et il n’est pas rare que leurs bâtiments, salles et matériel soient en assez mauvais état. En revanche, comme à l’école primaire, le respect des rituels comme le lever du drapeau national et le chant de l’hymne national, ainsi que la présence et la relative ponctualité des enseignants et des élèves sont les critères d’exemplarité les plus souvent mis en avant. De même, en classe, la discipline et le silence des élèves sont des critères importants, ainsi que la capacité des enseignants à inspirer du respect à leurs classes.
43Un autre critère majeur de l’exemplarité des établissements, autant primaires que secondaires, est la connaissance par les enseignants, la présence et l’utilisation des « innovations technologiques » prônées par les nouvelles directives officielles pour les projets d’établissements et la pédagogie. Les TICE (Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement) sont ainsi mises à l’honneur dans l’Éducation nationale marocaine, en tout cas dans les discours des responsables des AREF, des délégations et des inspecteurs, depuis qu’elles ont été promues au titre de « piliers de la société moderne » et des « meilleures ressources éducatives » de « l’Éducation pour tous » dans le monde par l’Unesco (2004 : 3).
44C’est pourquoi l’exemplarité d’un établissement est liée aussi à la présence d’au moins un ordinateur, qu’il soit la propriété d’un ou plusieurs enseignants qui se le partagent ou qu’il ait fait l’objet d’un don extérieur à l’établissement. C’est ainsi que, dans le lycée A, lors des premiers cours d’anglais et d’espagnol auxquels j’ai assisté, un ordinateur et un projecteur (dit datashow en darija) étaient systématiquement utilisés par l’enseignant qui s’en servait pour projeter des images. Cette utilisation m’a été commentée par les enseignants en question eux-mêmes, qui m’ont fait remarquer à plusieurs reprises leur connaissance des nouvelles directives et des TICE, mais aussi par le directeur et d’autres enseignants. Ceux d’arabe et de français ont aussi commenté cela en insistant sur le fait que ce matériel était approprié pour l’enseignement des langues étrangères surtout orales, mais pas pour « leur » langue à eux dont le livre doit être le support premier et le plus respecté.
45Un autre critère d’exemplarité des établissements concerne la plus ou moins grande proximité qu’ils ont avec la hiérarchie scolaire, AREF ou délégation, et donc leur accès plus ou moins rapide à la circulation des informations officielles qui parfois ne parviennent jamais dans certains établissements plus éloignés, même au sein d’une même agglomération. Cet accès aux informations, notamment celles concernant « les innovations pédagogiques », est particulièrement valorisé par les responsables et les directeurs, bien qu’il ne soit a priori pas attribuable au mérite de quelqu’un en particulier. Il n’est pas rare d’entendre que tel établissement est méritant parce que tous ses enseignants sont au fait des « innovations » et ont des méthodes pédagogiques modernes et innovantes par opposition à d’autres établissements qui n’ont pas de tels enseignants.
46Or, ces méthodes pédagogiques, qui sont valorisées pour leur modernité et leur innovation, semblent le plus souvent provenir de l’étranger et être relayées par les services de coopération des pays occidentaux ou des grandes agences multilatérales internationales comme les Nations Unies à travers l’Unesco et l’Unicef, la Banque mondiale ou les évaluations internationales PIRLS et TIMSS. Une certaine déférence et admiration existe d’ailleurs à l’égard des enseignants qui ont suivi des formations animées par des formateurs étrangers, qu’ils soient français, belges, canadiens, espagnols et américains, voire coréens ou japonais.
47Ce n’est pas le lieu ici de faire une étude approfondie de l’ampleur et de l’étendue de l’influence des services de coopération bilatéraux et multilatéraux étrangers sur le fonctionnement et les choix pédagogiques du système d’enseignement national marocain. Pourtant, en regardant les manuels et en écoutant les discours des différents acteurs, il est clair que cette influence est extrêmement présente et qu’il existe une forme de dépendance du système éducatif national par rapport à ce qui vient de l’étranger, aussi bien en termes d’aides financières et matérielles que de formations et de directives pédagogiques.
48Ces directives pédagogiques concernent avant tout les TICE, mais aussi des approches telles que « la démarche d’investigation » dans les matières scientifiques ou l’Approche par Compétences (APC, voir Ben Sedrine et al., 2015) introduites comme des nouveautés pédagogiques d’enseignement et d’évaluation.
49De même, les inspirations pédagogiques étrangères sont omniprésentes dans les manuels, notamment de langues. En témoignent les choix de textes comme le Petit Chaperon rouge ou le poème « Voyelles » de Rimbaud en primaire (sans que le nom du poète n’y figure) ; les œuvres au programme du baccalauréat de français qui ressemblent étrangement aux programmes français (Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo ou Antigone de Jean Anouilh, par exemple) ; la proximité de certains manuels d’anglais et d’espagnol avec des manuels étrangers d’enseignement de ces langues ; les projets des nouveaux curricula de français nommés « Agir autrement » du nom d’une stratégie pédagogique canadienne destinée à combattre l’échec scolaire, etc.
50Le pendant de cette exemplarité des normes importées de l’étranger est la dévalorisation souvent virulente de ce qui est décrit comme les « méthodes traditionnelles » décriées comme « périmées » parce qu’anciennes et dépassées, notamment l’apprentissage par la mémorisation qui est critiqué au nom du dicton « mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine » et au nom du credo repris des directives françaises qui consiste à « mettre l’élève au cœur de son apprentissage ». Nous verrons pourtant dans les parties consacrées aux pratiques d’enseignement que, de fait, ce qui est dénigré dans les discours comme « traditionnel » et « périmé » est, malgré tout, le plus souvent au cœur du fonctionnement des relations entre un enseignant et ses élèves et de la pédagogie dans les pratiques d’enseignement observées.
51Enfin, un dernier critère d’exemplarité concerne les distinctions littéraires que peuvent avoir reçues les enseignants de l’établissement, notamment s’ils ont publié des livres, participé à des conférences ou des formations au Maroc, voire à l’étranger. C’est ainsi que les directions du collège A et du lycée B étaient fiers de m’envoyer observer les cours d’arabe d’enseignants-écrivains : une enseignante poétesse qui avait déjà publié plusieurs recueils de poèmes et reçu des prix littéraires, et un enseignant ayant publié des poèmes et un essai philosophique.
52L’érudition des enseignants, témoignage de la grande culture arabe écrite et de leur prestige comme auteurs de livres, est un critère d’exemplarité mis en avant qui leur donne une aura particulière et leur vaut l’admiration et l’émulation de certains de leurs collègues et surtout des élèves qui leur sont particulièrement dévoués et participent dans leurs cours avec une forme d’enthousiasme et de ferveur plus développée qu’ailleurs.
Relations exemplaires entre élèves et enseignant : l’individuel et le collectif
53L’autorité des enseignants, leur capacité à être respectés, voire craints, à avoir une emprise morale sur leurs élèves et leur faire respecter la discipline et le silence pendant leurs cours sont des critères valorisés comme exemplaires, par opposition aux enseignants qui sont identifiés comme n’ayant pas les qualités morales, l’expérience, la force de caractère ou la volonté pour s’imposer. Dans ce registre, c’est l’enseignant comme individu qui est pris en compte dans les discours sur l’exemplarité, même s’il est aussi implicitement reconnu que l’autorité du directeur est importante pour mettre en place des conditions favorables au bon fonctionnement d’un établissement.
54Quasiment tout enseignant, surtout en primaire et au collège, a à portée de main, en classe et dans la cour quand il est en charge de surveiller les récréations, un segment de tuyau souple – une sorte de bout de tuyau d’arrosage – dont officiellement, en tout cas dans les établissements exemplaires, il ne se sert pas (ou plus) pour frapper les élèves mais pour « orchestrer » la discipline2. Certains enseignants se plaignent d’ailleurs des directives qui leur interdisent de punir physiquement les élèves difficiles. Plusieurs d’entre eux présentent cette interdiction comme relativement récente sans pouvoir la dater et la critiquent comme une des mesures importées de l’étranger, incompatible, selon eux, avec « la culture marocaine ».
55Dans les discours des directeurs et des enseignants, être craint des élèves est une marque d’autorité positive qui va de pair avec l’autorité pédagogique. D’une certaine façon, pour eux, la transmission du savoir est rendue possible par la subjugation des élèves (au sens de « mettre sous le joug ») : les enseignants interrogés sur ce point affirment que ce n’est pas de leur plein gré que les élèves se soumettent à la volonté de l’enseignant et qu’il faut donc les forcer à apprendre par la contrainte, en leur inspirant crainte et respect. De la sorte, le tuyau, même sans être utilisé pour frapper des élèves, sert à l’enseignant de symbole d’autorité dont les coups assenés frappent le bureau, les murs, le tableau ou les tables des élèves. Chacun s’en sert avec plus ou moins d’engouement, de bruit et de force pour scander les transitions entre une leçon et la suivante, délimiter le temps imparti aux élèves pour écrire leur réponse sur leur ardoise ou leur cahier ou pour rappeler à l’ordre un élève rêveur ou agité. D’autres enseignants n’utilisent pas ce tuyau mais le laissent posé en évidence sur leur bureau.
56Par ailleurs, dans les établissements où j’ai mené ma recherche, le rapport d’autorité de l’enseignant à sa classe en tant que collectif, et à chaque élève en tant qu’individu, est clairement codifié. Il est fréquent qu’un enseignant sélectionne un élève et le prenne à son service pour un temps plus ou moins long, en le distinguant ainsi du collectif. Surtout au niveau du primaire mais aussi du collège et du lycée, cet élève est désigné par l’enseignant à l’heure, à la journée, à la semaine, parfois au trimestre, pour des tâches matérielles : porter son cartable et sa blouse en le suivant dans ses déplacements à travers l’établissement ; lui apporter sa collation de la récréation ou ses affaires d’une salle à l’autre ; essuyer le tableau et ranger, voire balayer, la salle à la fin de la demi-journée ou de la journée.
57Ce rôle est brigué par bon nombre d’élèves, surtout les filles qui se précipitent pour obtenir cette distinction qui les individualise un instant face au reste de la classe dans un rapport direct et personnel à l’enseignant. Ce rapport hiérarchique entre l’enseignant et un individu-élève est particulièrement valorisé comme un marqueur de respect et d’autorité pour l’enseignant et de distinction pour l’élève. Plus il y a d’élèves candidats à remplir ce rôle, plus cela marque l’autorité d’un enseignant, ce qui lui vaut l’estime, voire l’admiration, de ses supérieurs, de ses pairs et des élèves.
58Un autre fonctionnement valorisé, qui codifie la relation pédagogique entre un enseignant et ses élèves pendant un cours, est l’alternance permanente entre participations collective et individuelle des élèves. Un fonctionnement qu’on pourrait qualifier de chœur ou de chorale est très souvent utilisé : l’enseignant sollicite la participation et l’assistance de la voix collective de la classe qui répète en écho une phrase, une fin de phrase, un mot, voire une fin de mot ; répond en chœur à une question ; complète une phrase laissée inachevée comme un texte à trous. On retrouve ce fonctionnement à tous les niveaux d’enseignement, surtout dans les cours d’arabe et de français, mais aussi dans une moindre mesure dans les cours d’anglais et d’espagnol. Ainsi, pendant un cours, on entend alternativement la voix individuelle de l’enseignant, sorte de chef d’orchestre qui parle beaucoup et guide le contenu et la prise de parole, et celle de ce chœur qui répète ou complète les propos du chef d’orchestre.
59Cette identité collective très synchronisée du chœur est frappante. En primaire c’est la grande majorité des élèves de la classe qui reprend en chœur d’une voix forte et sonnante sur un ton ascendant, en détachant les syllabes, le propos de la maîtresse ou du maître à l’unisson, parfois en même temps que l’enseignant, voire en anticipant la parole magistrale quand il s’agit d’une révision de leçon ou d’une récitation déjà mémorisée. Au collège et au lycée, l’engouement et la vitalité du chœur sont bien moindres3, le nombre de voix qui y participent plus faible, mais le fonctionnement reste le même. À tous les niveaux, les élèves qui n’arrivent pas à suivre soit restent mutiques, surtout dans le secondaire, soit tentent de se fondre dans le collectif du chœur en imitant les sons avec leur bouche ou en agitant les lèvres en silence. Plus la répétition du chœur est sonore et bien synchronisée, plus c’est un marqueur que l’enseignant fait preuve d’autorité et de savoir-faire. Comme me l’a dit un directeur d’école, c’est le signe que l’enseignant tient sa classe et que les élèves apprennent comme il faut. Le chœur est donc à la fois un répétiteur et un adjuvant de la maîtresse ou du maître et du processus d’apprentissage collectif.
60Au milieu de ce fonctionnement à deux voix – voix individuelle de l’enseignant, voix collective du chœur des élèves – la participation individuelle d’élèves particuliers est plus ponctuelle et représente pour l’élève une prise de risque puisque cette individualisation soudaine le fait sortir du collectif et le met en avant. Le tout petit nombre d’élèves qui se distinguent ainsi, qu’ils lèvent la main pour répondre ou qu’ils soient interrogés nommément par l’enseignant, est d’autant plus valorisé qu’il est attendu d’eux qu’ils ne se trompent pas. Il s’agit généralement exclusivement des quelques « bons » élèves du premier rang.
61Dans l’école C par exemple, la classe de cinquième année observée dans les cours d’arabe et de français comprend 38 élèves. Au cours des séances, ce sont toujours les mêmes huit d’entre eux au premier rang (sept filles et un garçon) qui prennent la parole de manière individuelle, tandis que les trente autres ne participent que collectivement en chœur avec force conviction. Parmi eux, les petits garçons du dernier rang au milieu desquels je suis assise bougent les lèvres sans un son, tout en affichant tout autant de ferveur que les autres. Quand l’un d’entre eux lève la main pour répondre, il est d’ailleurs rare que l’enseignante lui donne la parole.
Cours exemplaires : une pédagogie de la mémorisation et de la récitation
62Dans les contenus de cours, ce qui est d’abord valorisé comme exemplaire de la part des enseignants est le strict suivi du programme, des étapes prédéfinies par le manuel et des instructions du guide pédagogique dans le temps imparti. Les manuels sont homologués, voire édités par le ministère de l’Éducation nationale, et, d’après les enseignants, ne leur laissent quasiment aucune de marge de liberté. Charge à chacun de commencer l’année scolaire à la page 1 du manuel et de la terminer à la dernière page pour être sûr de « finir le programme », ce qui, d’après eux, est le critère majeur que regardent les inspecteurs lors de leurs visites de classes. Le guide pédagogique, notamment, détaille, séance par séance et activité par activité, le déroulement de chaque cours, allant même le plus souvent jusqu’à donner les questions-réponses exactes attendues de l’enseignant et de ses élèves.
63La connaissance par cœur de ces questions-réponses par l’enseignant est souvent un des critères d’exemplarité particulièrement prisés. C’est notamment pour sa mémorisation et sa connaissance parfaite du guide pédagogique sans avoir jamais besoin d’y recourir que Kaoutar est désignée comme la meilleure maîtresse de français de l’école A par le directeur et les autres enseignants. Effectivement, lors des semaines passées dans sa classe, elle me confie le guide pédagogique sur lequel je peux suivre les contenus qu’elle enseigne. Les questions qu’elle pose aux élèves sont exactement, mot pour mot, les mêmes que celles du guide. Il en est de même des réponses qu’elle leur fait répéter en chœur – souvent sans attendre qu’ils essayent de formuler une réponse par eux-mêmes. Chaque fois qu’un élève propose une réponse de sa composition, sous forme d’une courte phrase ou de mots isolés, même si le contenu de cette réponse est juste, la maîtresse le reprend aussitôt pour lui faire répéter la phrase précise du guide.
64De plus, en dehors des heures de cours, lors de moments passés ensemble, Kaoutar me met parfois au défi de trouver un passage du guide dont elle ne connaîtrait pas les répliques enseignant-élèves par cœur. Elle se réjouit avec fierté que je ne puisse pas la « coincer ». Cette valorisation de la capacité de mémorisation et de récitation du guide pédagogique par l’enseignant va de pair avec une pédagogie aussi ciblée sur ce type d’apprentissage chez les élèves. Or, il semble être pratiqué à tous les niveaux du primaire et du secondaire par les enseignants de toutes disciplines puisque les enseignants des matières scientifiques rencontrés en formations fonctionnent aussi souvent avec des formulations tirées des manuels ou des instructions officielles connues par cœur.
65Des formules, qui semblent être devenues proverbiales dans le milieu enseignant et que j’ai entendues fréquemment lors de formations ou d’observations dans diverses régions du royaume, marquent combien la norme de la pédagogie à l’école publique marocaine est basée sur la mémorisation et la récitation. Bon nombre d’enseignants scandent des phrases comme « les leçons, c’est par cœur, comme le Coran » ; « répétition vaut acquisition » ; « remplir les têtes vides » avec conviction et chaleur quand ils parlent de leurs pratiques d’enseignement.
66L’organisation des cours d’arabe et de français observés est centrée quasiment exclusivement autour d’un enchaînement d’activités de mémorisation et de récitations individuelles et collectives. On le constate en comparant l’organisation et les enchaînements d’activités pendant les séances. Voici la structure type d’un cours schématisée à partir des transcriptions d’enregistrements et/ou des notes prises lors des observations de leçons d’arabe et de français dans les trois écoles primaires. Dans les deux langues, de manière générale, la leçon fonctionne de manière circulaire et la même structure se répète de cours en cours tout au long de la semaine avec des supports et des thématiques différentes.
Tableau 3. – Structure-type schématisée d’un cours de langue à l’école primaire.
1. Rappel et récitation de la leçon précédente. a. La maîtresse récite la trace écrite4 de la leçon précédente ; le chœur fait écho (en répétant la fin des mots ou les derniers mots d’une phrase) ; b. 7 ou 8 élèves la récitent individuellement, l’un après l’autre ; c. le chœur la récite collectivement ; d. la maîtresse la récite en ajoutant des exemples ; le chœur fait écho ; e. 7 ou 8 élèves récitent le tout individuellement, l’un après l’autre ; f. le chœur récite le tout collectivement ; g. la maîtresse et le chœur récitent le tout en synchronisation. |
2. Découverte d’un nouveau support (texte, image, aspect grammatical ou autre). a. La maîtresse décrit le support. Si c’est un texte, il est lu par des élèves individuellement, un par un, (parfois par tous les élèves qui ont la capacité de le lire à voix haute tous seuls) ; b. la maîtresse pose une première question de compréhension (le plus souvent suivant le guide pédagogique). Elle interroge un élève nommément ; c. l’élève répond individuellement ; d. la maîtresse corrige la réponse pour l’adapter à la réponse-type qu’elle attend ; e. le même élève répète la réponse-type ; f. la maîtresse la répète et demande à des élèves de la répéter individuellement ; g. 5 ou 6 élèves répètent la réponse-type individuellement, l’un après l’autre. En cas d’erreur la maîtresse corrige en répétant la réponse-type ; h. la maîtresse répète la réponse-type ; le chœur fait écho ; i. le chœur répète la réponse-type collectivement ; j. la maîtresse pose une seconde question de compréhension : le même fonctionnement est repris en boucle autant de fois qu’il y a de questions de compréhension (en général 4 ou 5). |
3. Apprentissage de la nouvelle leçon. a. La maîtresse récite la synthèse de ce qui a été dit (la future trace écrite de la leçon : quelques phrases récitées généralement sans ponctuation). Elle nomme un élève ; b. l’élève répète ; c. la maîtresse corrige si ce qui est répété n’est pas identique à ce qu’elle a récité ; d. l’élève répète ; e. la maîtresse répète ; le chœur fait écho ; f. le chœur répète collectivement ; g. la maîtresse interroge nommément d’autres élèves qui récitent un par un. Elle corrige si besoin. Le nombre d’élèves interrogés diffère selon les maîtresses : quelques-unes font réciter tous les élèves de la classe un par un, en demandant des récitations partielles à ceux qui n’y arrivent pas (au moins un mot) ; la majorité des maîtresses en interrogent une dizaine sans s’occuper des autres élèves ; h. à intervalles réguliers entre les récitations individuelles, le chœur récite collectivement ; i. la maîtresse récite ; j. la maîtresse et le chœur récitent en synchronisation ; k. la maîtresse écrit la trace écrite de la leçon au tableau ; l. les élèves recopient cette trace écrite dans leurs cahiers ; m. la maîtresse demande aux élèves de l’apprendre pour le lendemain. |
67Voici un exemple plus concret d’un extrait traduit d’un cours d’arabe de cinquième année dans l’école C (effectif de 38 élèves) :
Maîtresse : Abidine
Abidine : les particules qui rendent le verbe au présent « mansub5 » sont quatre, ce sont…
Maîtresse : oui, ce sont…
Abidine : « kay » – « idan » – « an » – « lan »
Maîtresse : « an » – « lan » – « idan » – « kay ». Saïd ?
Saïd : les particules qui rendent le verbe au présent « mansub » sont : « an » – « lan » – « idan » – « kay »
Autre élève : les particules qui rendent le verbe au présent « mansub » sont quatre, ce sont : « an » – « lan » – « idan » – « kay »
Maîtresse : oui, très bien… les particules du « nasb »… les particules qui rendent le verbe au présent « mansub » sont quatre, ce sont :
Maîtresse et chœur en même temps : « an » – « lan » – « idan » – « kay »
[…]
Maîtresse : alors là il [le verbe] était « marfoue » et là il est devenu…
Chœur : « mansub »
Maîtresse : pourquoi ? Parce qu’il y a avant lui une particule…
Chœur : du « nasb »
Maîtresse : les particules du « nasb » qui se trouvent dans la langue arabe sont quatre. Vous les avez vus au primaire, vous allez les voir au collège, inch’Allah, et vous allez les voir au secondaire… quatre particules… lève le doigt…
Autre élève : « an » – « lan » – « idan » – « kay »
Maîtresse : alors… alors… Je répète : les particules du « nasb »…
Autre élève : « an » – « lan » – « idan » – « kay »
Autre élève : les particules du « nasb » sont « an » – « lan » – « idan » – « kay »
Autre élève : les particules du « nasb » sont quatre : « an » – « lan » – « idan » – « kay »
Autre élève : les particules du « nasb » sont quatre : « an » – « lan » – « idan » – « kay »
Maîtresse : oui
Autre élève : les particules du « nasb » sont quatre…
Maîtresse : les particules du « nasb » sont quatre… ce sont…
Chœur : « an » – « lan » – « idan » – « kay »
68On voit dans cet extrait non seulement le processus de mémorisation et de récitation à l’œuvre suivant la structure schématique donnée précédemment, mais aussi l’importance donnée par la maîtresse à la récitation de la leçon dans son intégralité en respectant exactement le nombre et l’ordre des mots. Or, si l’on compare cet extrait avec le déroulement de la totalité de la leçon, on remarque que le fonctionnement grammatical du « nasb » n’est pas explicité, il ne s’agit pas d’expliquer ou de comprendre pourquoi ou comment on l’utilise mais quelles sont les particules qui l’introduisent qui doivent être apprises par cœur dans l’ordre exact de la phrase qui constitue un segment de la leçon.
69Voici un autre exemple avec la même classe lors d’un cours avec la maîtresse de français sur les homonymes.
Maîtresse : donc vers, itijāh ; vert, khaḍr ; verre, kās. Donc ce n’est pas la même chose. Alors je prononce de la même façon mais je n’écris pas de la même façon, ils n’ont pas le même sens, ils n’ont pas le même sens. On dit : ce sont des ZO- ?
Silence
Maîtresse : des Zo---Mo-ny-MES. Des zo-mo-nymes. ZO- ?
Qqs élèves : zomonémes
Maîtresse : des ZO-mo-NY-mes ; NY-mes. Répète.
Fille : des zomonymes
Fille : des zomonymes
Fille : des zomonymes
Fille : des zomonymes
Garçon : des zomonymes
Fille : des zomonymes
Fille : des zomonymes
Élève : des zomonymes
Élève : des zomonémes
Garçon : des zomonémes
Élève : des zomo-
Élève : des zome-
Maîtresse : des ZO-Mo-NY-mes, des zomonymes
Élève : des zomonymes
Élève : des zomenymes
Élève : des zomo-menes
Maîtresse : non, des quoi ? Tariq ?
Tariq : zomenymes
Maîtresse : des zomonymes. Des ZO-
Chœur : Zo-
Maîtresse : MO-
Chœur : MO-
Maîtresse : NY-MES
Chœur : NY-MES
Maîtresse : des ZO-mO-NY-mes
Élèves : maîtresse ?
Maîtresse : mm ?
Élèves : des ZO-mO-NY-mes
Maîtresse : oui, des ZO-mO-NY-mes
Chœur : des ZO-mO-NY-mes
Maîtresse : toi ?
Élève : des ZO-
Élève : des ZO-MO-
Maîtresse : des ZO-mO-NY-mes
Chœur : des ZO-mO-NY-mes
Maîtresse : donc des ZO ?
Chœur : mo-NY-mes
70Les enfants de cette classe de cinquième année, qui par ailleurs ne sont pas en capacité d’échanger de simples salutations en français, apprennent ici une leçon de lexique qui consiste pendant toute la séance à mémoriser le terme technique « homonyme » et sa définition. À force de faire la liaison orale (« les_homonymes »), la maîtresse elle-même transforme le mot en « zomonymes » sans s’en rendre compte. Comme dans la leçon d’arabe, on voit ici à l’œuvre un enseignement où ce qui importe est moins la compréhension ou l’usage d’une règle que la mémorisation du mot technique (puis de sa définition dans la suite du cours). Le processus de mémorisation est créé par la répétition alternativement individuelle et collective par accumulation : on répète une syllabe, puis la suivante, puis la suivante individuellement ou en chœur jusqu’à reformer collectivement le mot ou la phrase à apprendre. Mots ou phrases sont comme des agglomérats de sons mis bout à bout puis répétés, répétés et encore répétés jusqu’à composer le mot ou le bref texte de la leçon à apprendre pour la fois suivante.
Notes de bas de page
1Il est intéressant de souligner que les enseignants de chacune des langues étrangères citées se réfèrent le plus souvent à la culture d’un seul pays qui, pour eux, représentent « leur langue » : la France pour les enseignants de français ; l’Espagne pour ceux d’espagnol (plus rarement des pays d’Amérique hispanophones) ; l’Angleterre – rarement les États-Unis – pour ceux d’anglais, les autres pays ne semblant pas les intéresser.
2Ce tuyau n’a jamais été utilisé pour frapper un élève en ma présence, mais au vu des réactions craintives des élèves de certaines classes face à cet objet quand il est brandi par certains enseignants, il est probable qu’il soit au moins parfois utilisé à cet effet.
3Dans les extraits des transcriptions des cours utilisés dans cet ouvrage, le terme « chœur » est utilisé quand l’ensemble des élèves d’une classe participent en même temps. En revanche, il est remplacé par la mention « plusieurs élèves » lorsqu’il s’agit d’un groupe d’élèves qui participent collectivement, le reste de la classe restant silencieux.
4Il s’agit de la petite synthèse écrite que les élèves doivent recopier à la fin de chaque cours dans leur cahier et apprendre pour la fois suivante.
5Mode verbal dans une proposition subordonnée (sorte d’équivalent d’une forme de subjonctif). Ce mode est, entre autres, employé dans les propositions subordonnées introduites par les conjonctions (ou « particules » dans cette traduction) récitées ici : « an », « lan », « idan », « kay ».
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