Chapitre VI. Le malaise des acteurs de l’école
p. 97-116
Texte intégral
1Face aux condamnations sans appel de l’état d’échec et de paralysie du système éducatif public, aux débats passionnels sur les langues dans l’enseignement et au processus à la fois de victimisation et de rejet de la responsabilité de ces échecs sur eux, les acteurs de l’école sont dans une situation de malaise et de souffrance au quotidien tandis que, dans l’ensemble, les personnels scolaires s’efforcent eux-mêmes de ne pas scolariser leurs propres enfants1 dans des établissements publics.
2Sous la dénomination « acteurs de l’école », sont rassemblées ici les personnes qui ont un rôle et agissent à l’intérieur des établissements scolaires, qui ont des relations quotidiennes dans l’école. Il s’agit donc surtout des directeurs d’établissements, des enseignants, des élèves et de leurs familles2, sans prendre en compte ici les acteurs éducatifs au sens plus large parmi lesquels les décideurs au niveau du ministère et les personnels de direction et administratifs3 au niveau des AREF4 et des délégations régionales. L’utilisation du terme d’acteur nous permet à la fois de les rassembler dans une catégorie commune, mais aussi de les désigner non pas seulement comme des réceptacles des politiques éducatives et des curricula venus d’en haut, mais comme des acteurs-agents du terrain éducatif au sens de Giddens (1979).
3Ce chapitre s’appuie sur des entretiens formels et informels menés avec ces différents types d’acteurs. En plus des entretiens menés avec les directeurs et les enseignants de langues des neuf établissements où j’ai effectué mon enquête de terrain, j’ai mené des entretiens semi-directifs individuels avec des enseignants de langues extérieurs à ces établissements. Concernant les élèves et leurs familles, j’ai mené des entretiens avec sept élèves et leurs familles. J’ai également passé des périodes de courte durée (entre une et deux semaines) en la compagnie de deux familles en dehors du temps scolaire, chez eux et dans leur vie quotidienne : Aicha, son mari et leurs deux petites filles de 6 et 8 ans ; Fatima, enseignante d’arabe, sa fille de 13 ans et ses jumeaux, un garçon et une fille, de 8 ans.
4Il est difficile de caractériser sociologiquement les acteurs de l’intérieur de l’école – directeurs, enseignants, élèves et familles. L’étude du CSEFRS de 2017, analysée dans le chapitre iv, identifie les élèves de l’école publique et leurs familles comme faisant partie des « couches pauvres et moyennes », dont « les conditions sont loin d’être favorables », notamment du fait du fort taux d’analphabétisme des parents (p. 6-7). Les mêmes constats ressortent des observations menées dans les établissements.
5Il est délicat de caractériser les directeurs d’établissements et les enseignants rencontrés : ce sont des fonctionnaires de l’État5 qui perçoivent donc un salaire fixe et assuré et ont la sécurité de l’emploi. D’après des renseignements collectés auprès de certains d’entre eux, il semblerait qu’un salaire d’enseignant commence à environ 4 000 dirhams par mois pour un débutant (moins de 400 euros) et aboutisse à environ 12 000 dirhams en fin de carrière (moins de 1 200 euros). Selon les catégorisations du HCP qui définit le salaire moyen mensuel des classes moyennes entre 2 800 et environ 6 736 dirhams6, cela place les enseignants (sauf ceux qui ont le plus d’ancienneté) parmi les classes moyennes du pays. Il est probable que les directeurs reçoivent des salaires plus importants mais je ne dispose pas de renseignements à ce sujet.
6C’est à ces acteurs maintenant qu’il s’agit de laisser la parole : comment vivent-ils au sein de l’école ce dénigrement et cette condamnation systématique et généralisée de l’éducation publique dans toutes les couches de la société ? Quelles stratégies adoptent-ils pour continuer à exercer leur métier et faire vivre l’école au quotidien malgré les conditions matérielles difficiles et les jugements accablants qui s’abattent sur leur profession ?
Directeurs d’établissements et enseignants : entre résignation, victimisation et autojustification
7Comme les enseignants interrogés par l’étude de l’ONDH (2017) analysée dans le chapitre iv, les enseignants et certains directeurs d’établissements rencontrés font souvent part de leur lassitude et de leur manque de motivation face à un métier qu’ils jugent pénible et ingrat. Ils mettent en avant les mauvaises conditions de travail, mais aussi, et peut-être surtout, ce qu’ils vivent comme un traitement méprisant de la part de leur hiérarchie et le regard dépréciateur que la société et les médias nationaux portent sur leur profession.
8Il est important de souligner ici la difficulté que ma présence a représenté pour les adultes de l’école. Lors de mon arrivée dans un nouvel établissement, je suis généralement envoyée dans le bâtiment de la direction où on me fait asseoir dans un bureau ou sur un banc dans un couloir, si possible sans visibilité sur le reste de l’établissement. Quelqu’un m’apporte un verre de thé et s’éclipse précipitamment. Je reste seule un long moment. Souvent très longtemps. Au loin et sans les voir, j’entends les enfants courir et crier dans la cour. Lorsque la sonnerie retentit, ce sont les enseignants qui crient pour les faire mettre en rang à l’école primaire ou les envoyer dans leurs salles de classe au collège. Au lycée, après la sonnerie, personne ne crie, les élèves se dispersent en silence lentement, pesamment. Quand les cours ont déjà commencé depuis longtemps, quelqu’un surgit à nouveau. C’est le directeur de l’établissement, son adjoint ou le directeur pédagogique. Toujours un homme. Après un bref échange de politesses en français, il est soulagé de pouvoir converser en darija mêlée de mots français. Souvent les directeurs de lycée sont plus à l’aise que les autres en français, ils articulent leurs phrases lentement car ils n’ont pas l’habitude d’avoir une conversation dans cette langue, mais ils s’efforcent de le faire comme s’il s’agissait d’un devoir, d’une forme de bienséance. Quelques-uns le font par plaisir mais ils sont rares.
9Je suis un sujet d’embarras et de souci évident, non seulement parce que je suis une étrangère – qui plus est une Française – parachutée directement depuis l’AREF et, qui sait, peut-être depuis quelque mystérieuse instance étrangère, mais aussi parce que je représente une intrusion à l’intérieur des murs de l’école : j’ouvre une brèche sur un monde qui se calfeutre derrière ses murs, qui est décrié à l’extérieur et craint les regards extérieurs. Dans ce contexte, je parais être un témoin à charge imminent et le directeur est impuissant à m’empêcher de voir ce que je ne devrais pas voir puisque les ordres viennent d’en haut. La seule chose qu’il peut faire, c’est que j’en voie le moins possible, c’est de me garder confinée dans le bureau ou sur le banc dans le couloir le plus longtemps possible. C’est évident dans les regards et dans les propos des directeurs les plus aguerris : à leurs yeux, je viens pour évaluer, juger, détailler et forcément critiquer tout ce qui ne va pas, le rapporter à l’AREF et plus haut au ministère et plus haut peut-être, et peut-être même dans les médias, à l’étranger et sur internet. Mes explications sur qui je suis et ma recherche de doctorat ne sont pas plus rassurantes, d’autant plus que je n’ai pas l’âge d’une jeune doctorante.
10Le directeur s’excuse de nombreuses fois des imperfections matérielles de l’établissement, des difficultés relationnelles entre enseignants et élèves : c’est une époque troublée, les jeunes ne respectent plus rien, ils ne veulent plus apprendre. Le personnel de l’école fait ce qu’il peut de son mieux, ce sont des métiers difficiles. J’essaye de rassurer en souriant avec des amabilités, je dis et répète que je ne suis pas là pour juger mais pour observer comment sont enseignées les langues. Ça adoucit un peu mais le directeur ou son adjoint reprend la liste des problèmes de l’établissement dans une forme de litanie douloureuse, un exercice obligé et pénible pour lui qui l’entonne, comme pour moi qui le reçois. Les attitudes diffèrent, les uns s’épanchent en excuses, d’autres sont désabusés et résignés, d’autres se présentent comme les victimes du système qui les empêche d’améliorer les choses à leur façon, d’autres sont crispés et vindicatifs et me rabrouent. Rares sont ceux qui sont fiers de leur établissement et en vantent les mérites.
11La sélection des cours de langues dans lesquels m’envoyer en observation est longuement réfléchie, des appels téléphoniques sont passés, des gens sondés, des négociations menées à voix basse. Le directeur et d’autres personnes entrent et sortent. Finalement, parce qu’au bout d’un moment il n’y a plus le choix – je ne peux pas être enfermée et tenue à l’écart toute la journée – le directeur se lève et m’emmène à travers la cour en marchant le plus lentement possible jusqu’à une salle de classe. J’apprends souvent par la suite que mon long confinement dans le bâtiment administratif a permis de transférer l’enseignant et ses élèves auprès de qui on m’envoie dans la plus belle salle de l’établissement. Il est fréquent aussi qu’un petit groupe d’élèves de la classe ait été emmené ailleurs pour me donner à voir des effectifs plus réduits ou pour écarter les « perturbateurs ». Des petites stratégies de ce genre sont fréquemment adoptées – improvisées le plus souvent car les administrations ne préviennent généralement les établissements de mon arrivée que le matin même – pour me dissimuler une partie de ce qui se passe au sein de l’établissement, pour me montrer le meilleur de ce que les directeurs projettent comme une école qui fonctionne le mieux possible, une école « exemplaire » qui fasse mentir la presse et les opinions extérieures.
12C’est une sorte de jeu de cache-cache qui se répète au fil des jours de ma présence même si, au bout d’un temps, tout le monde sait plus ou moins que je comprends ce qui se passe ou que quelqu’un s’arrange pour me le faire savoir d’un air entendu et complice. Les directeurs d’établissements organisent ces stratégies autour du fonctionnement global et administratif de l’établissement selon les critères qui leur semblent les plus importants : respect des horaires, état des salles de classe, discipline dans les bâtiments, la cour et les cours, effectifs des classes, ponctualité des enseignants et des élèves. Les enseignants, quant à eux, ont d’autres objectifs plus personnels quand ils me reçoivent dans leurs classes.
13Quand le directeur pousse la porte de la salle d’une classe, l’enseignant ou l’enseignante le plus souvent sursaute. Ce sont généralement des femmes qui enseignent les langues, à l’exception de l’anglais enseigné plus souvent par des hommes dans les établissements où je me suis rendue. Le cours est interrompu, l’enseignante sort sur le pas de la porte, sur la défensive. Elle s’éloigne souvent avec le directeur pour parlementer et négocier ma présence dans la classe. Généralement c’est le directeur qui emporte la décision, peut-être en échange de quelque chose. Dans les cas où la classe a été « apprêtée » pour ma venue, mon entrée a été négociée à l’avance : les élèves se lèvent de leurs chaises à mon arrivée et scandent en français : « BON-JOUR, Ma-dame, soy-ez la bien-venue » et l’enseignante me présente solennellement à eux en français ou en arabe fusha. Elle souhaite que je m’asseye à son bureau sur l’estrade face à la classe, dos au tableau. Je refuse le plus poliment possible et demande à m’asseoir au dernier rang avec les élèves. Tout cela est accepté avec gêne et personne n’est à l’aise. Certaines enseignantes m’ignorent, d’autres font constamment référence à ma présence. Les élèves se retournent souvent pour me regarder, murmurent tout bas entre eux, rigolent puis m’oublient.
14Les stratégies enseignantes n’ont pas les mêmes objectifs que celles des directeurs. Les enseignants en général ont à cœur de me faire une démonstration de la qualité de leur travail, de la discipline, du sérieux et du niveau de connaissances élevé de leur classe. Lors des premières heures de cours auxquelles j’assiste, ce sont toujours les meilleurs élèves qui sont interrogés, trois ou quatre filles, parfois un garçon ou deux, tous assis au premier rang. Tout est fait comme si les autres n’existaient pas. Traitée comme une sorte d’inspectrice, je reçois les cahiers de ces mêmes élèves, propres, à jour, souvent décorés d’autocollants achetés par les enseignants eux-mêmes et distribués aux plus méritants. Les enseignants n’ont pas le même « agenda » que les directeurs : c’est leur travail individuel qu’ils souhaitent faire apprécier et non pas la fluidité et l’ordre du fonctionnement collectif de l’établissement.
15À l’exception des rares enseignants qui ne se sentent plus concernés et ont baissé les bras depuis longtemps au point de ne pas même chercher à masquer leur désintérêt total pour leur métier, les autres se soucient aussi de me montrer combien leurs conditions de travail sont difficiles et combien leur propre ingéniosité, voire leur motivation et leur abnégation, leur permettent d’y faire face et de faire cours envers et contre tout. Ils se plaignent de la baisse de niveau des élèves, de leur désintérêt croissant, du relâchement des valeurs morales et de la discipline, de la violence scolaire, de l’heureux temps jadis où enseignants et élèves travaillaient ensemble dans un environnement studieux, paisible et harmonieux : le mythe de l’école d’autrefois. Beaucoup redoutent les regards et les jugements extérieurs qu’ils craignent toujours négatifs et dévalorisants pour eux. Presque tous me voient arriver avec cette crainte : pour eux comme pour les directeurs, j’incarne ce jugement extérieur, je viens à l’intérieur de l’école chercher la confirmation de ce jugement pour le clamer au monde ensuite. Ils craignent le regard de l’étrangère – étrangère à l’école, étrangère au pays – mais en même temps ils recherchent sa complicité et souhaitent qu’elle clame au monde aussi leurs souffrances et leur abnégation, voire leur sacrifice.
16Ces réactions et ces stratégies diversement exprimées face à mon intrusion dans le monde clos de leur établissement montrent en miroir le malaise des acteurs adultes de l’école, leur manque de confiance dans ce qu’ils font et dans le fonctionnement de la vie scolaire ; leur peur que ne soit alimenté un jugement violemment critique et sans appel de leur travail et de leur monde professionnel dont les évaluations nationales et internationales, la presse et la société civile se font l’écho sans jamais leur donner la parole. Ce n’est pas que directeurs et enseignants ne soient pas au fait et conscients des difficultés et des échecs réels et tangibles du système – ils en sont les premiers témoins et les premiers acteurs au jour le jour au sein de leurs établissements. Cependant, ils tentent localement, à leur niveau, sur le terrain d’atténuer l’ampleur de la défaite du système global : à l’échelle de l’établissement dans sa totalité pour les directeurs ; à l’échelle de leurs classes et de leurs méthodes d’enseignement pour les enseignants.
17Beaucoup expriment leur souffrance face à leurs conditions de travail et, parfois, la peur qu’ils ressentent chaque matin en allant au travail. De fait, certains établissements où je n’ai pas été conviée à entrer, sauf l’un d’entre eux, sont considérés comme des lieux de non-droit où règnent la violence et la peur.
« Il y a trop de problèmes d’infrastructures, les classes, le matériel, les profs absents et la violence. C’est dégradé, cassé. Y’a pas d’horaires, pas de rigueur. Et un relâchement des valeurs. À l’école [privée] où mon fils est inscrit il y a les surveillants qui sont là dans la rue loin, même loin de l’école, qui sont là et qui surveillent l’entrée et la sortie des élèves. Et là je dors tranquille. Par contre, certains élèves dans certaines écoles sont agressés au sein de l’établissement. Et je suis prêt à témoigner à tête découverte, dans mon lycée, une élève qui a été agressée par quatre, je dis bien par quatre mecs ivres morts… […] Il faut d’abord tout réparer. » (Ridouane, 45 ans, enseignant de français en lycée public)
18Sans aller jusqu’à de tels extrêmes, bien des établissements dits « normaux » – voire réputés « exemplaires » – sont dans de piteux états. Certains sont particulièrement délabrés : le tableau est tellement usagé que ce que l’enseignant y écrit à la craie est à peine lisible, les élèves sont assis sur des bancs ou des chaises bancales, aux pieds cassés, trop bas pour eux, ils écrivent sur des plateaux de tables en bois pleins de trous et d’échardes. Les fenêtres n’ont plus de vitres ou celles-ci sont si cassées et sales que seule une lueur de jour jaunâtre y passe. Les toilettes des établissements sont souvent d’une grande saleté, sans intimité parce que sans portes, sans fenêtres, parfois sans eau, parfois jonchés d’excréments qui pourrissent là depuis des semaines. Les effectifs des classes sont souvent si importants que les élèves sont entassés sur des bancs trop courts, à quatre pour une table de deux.
19À l’exception de deux cas où j’ai été autorisée dans des classes qui ressemblaient à des champs de bataille au milieu de hurlements, de bagarres, et d’insultes entre élèves et enseignant, ailleurs les règles de discipline sont telles qu’il règne un silence quasi-total pendant les cours. Les enseignants valorisent ce silence comme un marqueur de leur autorité et de leur professionnalisme mais sont constamment dans la crainte que cela ne change et que soudainement la violence ne surgisse dans leur établissement comme cela arrive ailleurs.
20Dans le même temps ils se plaignent du manque d’intérêt de la majorité des élèves de leur classe, de leur passivité, de leur absence de participation aux cours. En effet, généralement, surtout dans les cours d’arabe et de français, plus des trois quarts des élèves sont présents physiquement en classe, mais ne disent pas un mot pendant tout le cours. Les enseignants se plaignent aussi du manque de formations et ironisent sur le fait que, quand ils entendent parler de nouveautés pédagogiques, il s’agit généralement de prôner l’utilisation des nouvelles technologies alors qu’ils n’ont aucun matériel dans leurs classes, parfois pas même l’électricité.
21La peur de la venue de l’inspecteur (al-muftich) est également un leitmotiv récurrent, figure masculine7 souvent plus fantomatique que réelle puisque certains enseignants n’en ont pas reçu la visite depuis plus de vingt ans. L’inspecteur est généralement considéré comme le regard jugeant, forcément négatif et dépréciateur envoyé par l’administration, sauf quand des complicités sont créées entre les enseignants et « leur » inspecteur, auquel cas l’administration est moins redoutée. De manière générale, directeurs et enseignants redoutent les visites de leur hiérarchie administrative. L’entrée de personnels administratifs entre les murs clos de l’école engendre le même type de stratégies que celles décrites plus haut pour dissimuler à « l’intrus » ce qui est jugé comme des dysfonctionnements internes alors même que ni les directeurs d’établissements ni les enseignants ne sont personnellement responsables de l’état des bâtiments, des salles de classe et du matériel. Est sans cesse présente la peur de la confirmation du verdict de l’extérieur de l’école, que cette confirmation vienne de l’administration scolaire, des médias, de la société marocaine ou de l’étranger.
22Ces regards dépréciateurs portés par l’extérieur sur leur école sont ce dont directeurs et enseignants déclarent souffrir le plus. Quand ils les évoquent, ils adoptent le plus souvent une posture soit de victimisation, soit de défi. Ils se sentent injustement maltraités, voire calomniés. Un petit nombre d’entre eux affirment qu’ils ont choisi ce métier par convenance, pour être fonctionnaire, être assuré d’un salaire fixe à vie et se garantir du chômage et de la précarité, même s’ils n’étaient pas intéressés par le métier et n’ont aucune motivation, voire éprouvent de l’ennui et de la lassitude à le faire et affirment avoir décidé de ne plus se préoccuper des jugements négatifs à leur endroit. En revanche, beaucoup se disent révoltés par le « mépris8 » des regards de la société sur eux. Une enseignante de français est remplie d’amertume face à ce que lui renvoient les membres de sa famille sur ses études et son métier :
« Mon neveu, quand je le vois, je lui dis de bien travailler à l’école et que c’est important et il se moque de moi, il me dit : “hé, tante, tu as vu ta vie ? Qu’est-ce que ça t’a apporté de travailler et de faire toutes tes études ? T’as rien fait, t’as pas d’argent, t’as pas de mari, t’as rien du tout.” Ça fait mal. » (Bahija, enseignante de français en collège)
23Plusieurs sont d’autant plus meurtris par ce « mépris » qu’ils soulignent combien le métier d’enseignant est valorisé par l’Islam et était autrefois reconnu au Maroc comme un statut noble et extrêmement valorisé. Ils déplorent la perte de considération et de prestige du lettré et du savant (‘ālim) et citent souvent des versets du Coran (« parmi ses serviteurs, seuls les savants craignent véritablement Allah ») et la parole d’inspecteurs (« vous avez choisi un métier de misère. C’est Dieu qui vous récompensera de votre choix. Et ça n’a pas de prix ! »), trouvant ainsi dans la religion à la fois une consolation religieuse à leurs malheurs et une justification du fait qu’ils continuent malgré tout à exercer ce métier, seuls contre tous, avec implication et abnégation dans l’espoir d’être récompensés par la suite.
24Les femmes surtout soulignent la dimension religieuse de leur relation au métier d’enseignante et mettent en relief leur devoir de mener à bien leur mission en tant que musulmanes, tandis que les hommes sont souvent davantage dans une position plus revendicatrice de leurs droits face à l’humiliation qu’ils ressentent et dans l’opposition aux changements face à l’administration.
25La figure du syndicaliste9, qui défend les droits des enseignants, est souvent très respectée, voire crainte, et investie d’une certaine autorité, tant auprès des directeurs et des enseignants que des inspecteurs et de certains responsables des AREF. Le plus souvent opposés à tout changement par principe, ces hommes fédèrent autour d’eux des groupes d’enseignants qui sont prompts à rédiger des pétitions et à dénoncer la hogra (mépris, humiliation) qu’ils subissent de la part de leur hiérarchie, voire de la société tout entière.
26Or, l’emploi de ce terme est fortement politisé puisque c’est un des slogans des manifestations politiques organisées pour dénoncer l’abus de pouvoir des puissants sur les humbles. Un des exemples de hogra auquel se réfèrent souvent les enseignants est la mort à Al Hoceima de Mohcine Fikri en 2016, vendeur de poissons broyé par une benne à ordures tandis qu’il tentait de récupérer sa marchandise que des policiers étaient en train de détruire après l’avoir saisie10. Un autre exemple de hogra dénoncé par les enseignants les concernant directement, quoique non tragique, est la décision particulièrement humiliante (finalement non suivie) du ministre Hassad à l’automne 2017 de publier officiellement chaque mois dans les journaux la liste des noms et prénoms des enseignants titulaires absentéistes, cette décision ayant immédiatement déclenché des mouvements de protestation et de grève11.
27Ainsi, les enseignants les plus politisés revendiquent cette dimension politique face à ce qu’ils ressentent comme des injustices commises par leur hiérarchie à leur endroit (conditions d’enseignement imposées, réformes sans prévenir, rajouts d’heures supplémentaires, non prise en compte de frais, etc.). Ils affirment alors leur solidarité avec les mouvements sociaux extérieurs à l’école et la revendication des mêmes problématiques sociales, tout étant protégés par leur statut de fonctionnaire.
28Il semble relativement fréquent que les circulaires envoyées par le ministère aux AREF, puis aux délégations régionales, n’arrivent pas jusqu’aux établissements ou, qu’une fois parvenues à destination, elles ne soient pas toujours communiquées aux enseignants. Bien qu’il soit difficile de connaître les raisons de ces délais, une des conséquences est la désinformation d’une partie des personnels enseignants face à des changements qui peuvent être d’importance. Ainsi, les réformes leur parviennent souvent très tardivement, sont lues, commentées, interprétées et appliquées de manières diverses selon les lieux, les contextes et les convictions des personnes à qui elles sont adressées.
29Or, quand il s’agit de réformes impliquant les langues – un sujet sensible et polémique – elles rencontrent souvent des réactions d’incompréhension, de rejet et de résistance. Certains directeurs n’en informent pas les enseignants de leur établissement. Ceux qui en sont informés dénoncent la manière dont elles leur sont imposées, voire la hogra qu’elles impliquent à leur égard de la part du ministère et des dirigeants du pays (sans nommer personne explicitement). Si certains sont désireux de suivre à la lettre ce qu’ils comprennent des réformes qui leur sont demandées, d’autres ont souvent des propos révoltés et se font un point d’honneur à les appliquer à leur manière, voire à les ignorer12.
30Beaucoup d’enseignants des disciplines scientifiques sont très mal à l’aise avec la réforme du changement de langue d’enseignement de l’arabe au français (voir le chapitre i), voire la rejettent franchement et explicitement. Certains ne se sentent pas les compétences linguistiques nécessaires en français pour en être capables et redoutent la ḥchouma13 auprès des élèves et de leurs parents, même s’ils ont fait leurs études supérieures dans cette langue. D’autres sont totalement hostiles à cette réforme. On retrouve dans leurs propos les analyses de certains intellectuels et membres de la société civile cités dans le chapitre précédent : ils vivent cette réforme comme une menace contre la langue officielle, contre la religion et la souveraineté nationales ; comme une manifestation de l’autoritarisme de « l’élite francophone », voire une forme de continuité de la colonisation française. La citation suivante, précautionneuse tout en étant remplie d’ambivalence, d’un très jeune enseignant de physique-chimie est intéressante, car elle montre combien il se sent en devoir d’obéir à la réforme issue de sa hiérarchie, tout en doutant que cette réforme n’agrée réellement à Dieu : « Il faut essayer de ne pas enseigner en arabe. Silence. Sauf si Dieu le veut. »
31Bon nombre d’enseignants se sentent d’autant plus méprisés et humiliés par cette réforme qui leur est imposée d’en haut que leur entourage social et eux-mêmes se positionnent souvent pour la disparition de la langue française du paysage linguistique marocain, voire pour le remplacement de cette langue étrangère par l’anglais, langue qu’ils considèrent plus scientifique et plus internationale, non entachée de domination coloniale. Parmi les enseignants rencontrés, ce rejet est surtout présent chez les jeunes enseignants (entre 25 et 40 ans), notamment ceux qui sont le moins à l’aise pour communiquer en français et qui le manifestent en darija du bout des lèvres avec timidité dans une attitude souvent craintive et mal à l’aise mais très déterminée. Leurs collègues un peu plus âgés (au-delà de 40 ans), qui sont souvent syndiqués, sont plutôt revendicatifs sur leur droit à ne pas changer leurs pratiques et à agir comme ils l’entendent en classe. En revanche, les « anciens », notamment ceux qui ont déjà enseigné en français avant l’arabisation complète des matières scientifiques au cours des années 1980, sont souvent à l’aise pour s’exprimer en français et ont déjà expérimenté le changement de langue inverse du français vers l’arabe. Certains d’entre eux trouvent que le retour au français est plus judicieux pour l’enseignement des sciences mais se sentent aussi malmenés, voire humiliés, par ce revirement linguistique impréparé et imposé sans les avoir consultés.
32Malgré leur mécontentement et leur résistance, une majorité d’enseignants rencontrés défendent la thèse que l’arabe n’est pas une langue adaptée à la science moderne. Le même argument est fréquemment invoqué : selon eux, les mots créés en arabe pour désigner des phénomènes ou des découvertes scientifiques modernes ne sont pas satisfaisants pour deux raisons majeures. D’abord, ils ne respectent pas « la pureté de la langue du Coran » et sont formés à partir de racines étrangères ; ensuite, ce sont de simples traductions plaquées du français et de l’anglais, ce qui complique encore davantage l’apprentissage de la terminologie pour les élèves, en ne leur évoquant rien. L’exemple souvent donné par les enseignants de sciences de la vie et de la terre (SVT) est le terme arabe mitocondria, simple imitation artificielle, selon eux, du mot français mitochondrie.
33Ce rejet de la transformation de la langue arabe à des fins scientifiques, revendiqué au nom de la langue du Coran et de la non-arabité des concepts, paralyse de fait toute possibilité de vraiment utiliser l’arabe comme langue scientifique actuelle. Or, aucun des enseignants rencontrés n’a exprimé explicitement que des aménagements linguistiques de la langue pourraient le permettre. Ainsi, la langue arabe est-elle jugée ascientifique et reléguée comme telle par des enseignants de sciences eux-mêmes, alors qu’il n’y a pas de raisons linguistiques objectives pour lesquelles la langue arabe ne puisse pas être développée de manière à être pleinement une langue de science contemporaine.
34Les enseignants des disciplines scientifiques sont ainsi amenés à adopter des stratégies individuelles diverses face à la réforme de l’enseignement des sciences en français. Les rumeurs sur les instructions données par les inspecteurs varient d’un établissement à l’autre dans la même ville ou la même délégation et cette figure de juge de l’inspecteur est omniprésente dans les discours, aussi souvent pour légitimer les stratégies personnelles que pour délégitimer celles des autres. Le plus souvent, toute idée d’innovation qu’un enseignant pourrait proposer est aussitôt menacée par d’autres d’une sanction immédiate de l’inspecteur s’il l’apprenait. Pourtant, le malaise est palpable, ils sont à la fois revendicatifs de leur droit à adopter la stratégie de leur choix et, en même temps, redoutent des jugements extérieurs et se sentent surtout démunis et non armés pour appliquer la réforme à bon escient.
35Ainsi, certains de ces enseignants continuent à enseigner leur discipline en arabe sans prendre en compte la réforme si ce n’est qu’ils écrivent la leçon en français au tableau pour la faire recopier aux élèves dans leur cahier au cas où l’inspecteur viendrait. D’autres, en tout petit nombre, s’efforcent d’enseigner en langue française uniquement et d’utiliser images et exemples concrets pour être compris des élèves. La majorité – et il semble que ce soit une stratégie devenue collective car son nom même semble être connu dans toutes les régions du Maroc – fait ce qu’ils appellent « faire Médi 114 », c’est-à-dire qu’ils formulent toutes les explications et le déroulé du cours en darija, en parsemant les phrases de la terminologie scientifique en français. Une grande partie d’entre eux affirment d’ailleurs que c’est déjà ce qu’ils faisaient auparavant pour enseigner en arabe, si ce n’est que les termes scientifiques étaient donnés en arabe fusha.
36Au cours des formations, il arrive souvent que cette utilisation de la darija comme langue d’enseignement soit dénoncée par certains enseignants, généralement des hommes d’un certain âge proches de la retraite, comme une « hypocrisie » que tout le monde pratique mais dont personne ne parle. Quand ce genre d’éclat arrive – qui peut durer de longues minutes de soliloque enflammé – les autres enseignants acquiescent ou détournent le regard, gênés, moqueurs, distants ou résignés.
37Les enseignants de première année de primaire, quant à eux, sont encore plus désemparés et pris au dépourvu par la réforme qui a réintroduit l’enseignement du français dans leur programme. En effet, ce sont généralement des enseignants dits « monos15 » : ils ont reçu leur formation initiale uniquement en langue arabe. Ils se sentent aussi violentés et humiliés par cette réforme précipitée mais, en plus, leur relation à la langue française est généralement encore plus compliquée et douloureuse que pour les scientifiques qui ont au moins fait leurs études supérieures en français. La grande majorité d’entre eux se sent totalement incapable d’enseigner quelques mots de français. Même échanger des salutations dans cette langue les intimide alors qu’ils ont étudié le français tout au long de leur scolarité jusqu’au baccalauréat et devraient être en mesure d’enseigner de petites interactions dans cette langue à leurs élèves.
38De plus, bien que les instructions officielles et les manuels16 distribués dans les écoles depuis la rentrée 2017 précisent qu’il s’agit d’enseigner une langue orale, ludique et de communication, autant les directeurs d’école que les enseignants rencontrés sont persuadés qu’enseigner le français consiste à apprendre aux enfants à écrire, à lire et à apprendre par cœur des poèmes. Or, il est possible qu’il leur soit difficile de lire et de comprendre les manuels et guides pédagogiques correspondant qui sont écrits en français. Parmi les enseignants rencontrés, certains ne lisent jamais en français et n’ont pas la capacité de lire les instructions officielles. D’autres déchiffrent l’alphabet latin et ânonnent péniblement les syllabes mais peinent à lire des mots complets. Ainsi la difficulté linguistique vient se surajouter à un rapport émotionnel déjà compliqué et ambivalent à la langue française.
39Malika, enseignante d’une soixantaine d’années, arrive à une formation totalement tétanisée, s’assoit tout au fond et fait mine de dormir pour ne surtout pas avoir à prendre la parole. Plus tard, quand elle est plus en confiance, elle raconte à la cantonade en darija mêlé de mots français comment elle se « dibrouille » avec ses 20 minutes d’enseignement du français par jour : elle a toujours un rendez-vous urgent qui l’appelle à l’extérieur de l’établissement à ce moment-là et « s’enfuit » précipitamment de l’école tandis que sa collègue de la classe à côté prend en charge ses élèves et fait le cours de français pour tout le monde. Abdellatif, jeune enseignant dans un village de montagne, s’enhardit suite au récit de Malika et raconte d’un air désolé qu’il ne sait ni parler ni lire en français. Il passe soudain en français pour expliquer ce qu’il enseigne aux élèves pendant les 20 minutes, tout en mimant du doigt les lettres dans l’air : « Ji fais li A i li B i li C ; i quand ji fini, ji fais li A i li B i li C ; i quand ji fini, ji fais li A i li B i li C. »
40Ces exemples illustrent l’impréparation de telles réformes concernant les langues, par ailleurs fort médiatisées, qui reposent sur l’illusion que les enseignants ont non seulement les compétences mais aussi la volonté pour les appliquer, sans mettre les moyens nécessaires à la faisabilité de ces réformes et sans s’efforcer d’obtenir l’adhésion nécessaire des acteurs du terrain. Une telle imposition brutale venue d’en haut tend à culpabiliser les enseignants, en pointant du doigt leurs carences linguistiques et en leur faisant risquer de « perdre la face » auprès de leurs élèves et leurs parents. Elle tend également à durcir la résistance, voire l’hostilité, de certains d’entre eux face à leur hiérarchie, ce qui n’est évidemment pas sans conséquences sur leurs relations avec leurs classes et leurs manières d’exercer leur métier.
Des initiatives personnelles isolées
41Ce rapport de défiance à l’égard de leur hiérarchie et les jugements de la société civile sur l’école publique alimentent paradoxalement les critiques des enseignants et des directeurs à l’égard du système éducatif. Ils reprennent et souvent amplifient le diagnostic alarmiste et défaitiste des médias, en tout cas tant qu’il s’agit du système dans sa globalité. En revanche, il leur tient à cœur de montrer que leurs actions individuelles localement au sein de leur établissement sont irréprochables, qu’ils font de leur mieux et que, si le système est en échec, ce n’est pas leur faute, mais celle du système tout entier.
42Ils accusent ainsi une entité abstraite qui, dans leurs discours, prend souvent le visage des décideurs politiques, de l’élite dirigeante, voire des dirigeants coloniaux d’autrefois, et des différentes échelles hiérarchiques de l’administration scolaire. Ils opposent la responsabilité collective d’une telle entité abstraite dont les coupables sont à rechercher ailleurs et leur propre responsabilité individuelle, sauf de rares manifestations explicites de cynisme de la part de cinq ou six enseignants se présentant clairement comme n’ayant aucun état d’âme à faire le minimum pour toucher leur salaire mensuel.
43À ces exceptions près, l’action méritoire individuelle est présentée explicitement par les enseignants comme un effort qui n’est pas rétribué à sa juste valeur mais qu’ils font volontairement ou avec un sentiment de sacrifice pour pallier les insuffisances et les dysfonctionnements du système. L’individu est ainsi présenté comme venant localement au secours du collectif national défaillant.
44Il m’a été donné d’assister à bon nombre de ces initiatives individuelles particulièrement frappantes, non pas parce qu’elles sont rares, mais parce qu’elles semblent surgir de nulle part comme des îlots au milieu d’une atmosphère fréquente de défaitisme et d’apathie généralisée. Voici trois exemples de ces initiatives rencontrées au hasard des observations dans les établissements.
45La plus courante de ces initiatives individuelles peut être circonscrite au niveau d’une seule personne ou se développer progressivement en action collective locale lorsque la personne qui l’a initiée est suffisamment reconnue par le collectif environnant ou la communauté pour la qualité de son travail au sein de l’école, son expérience et son humanité – voire, dans certains cas, pour sa connaissance et son autorité en matière de religion. Généralement initié et orchestré par une enseignante17, ce type d’actions porte surtout sur des améliorations matérielles des conditions de fonctionnement de l’école.
46Khadija, enseignante proche de la retraite dans une école primaire réputée difficile d’un quartier périurbain, a décidé un jour qu’il n’était plus acceptable de laisser les enfants se déchirer les genoux et les mains sur les échardes de leurs bureaux d’écoliers. Elle a commencé par acheter avec son argent personnel des longueurs de toile cirée colorée de fleurs vives, roses pour les filles, bleues pour les garçons, les a découpées et cousues elle-même et en a habillé chaque table de sa salle de classe. Les fins de matinée ou d’après-midi après la classe, chaque enfant est invité à prendre une éponge et à nettoyer son carré de toile cirée. Khadija affirme que cette attention à leur égard a motivé les élèves, les a valorisés et leur a appris une règle de base d’hygiène qu’ils ne connaissent pas tous à la maison. Certains parents de ces enfants ont apprécié l’effort de leur maîtresse, les élèves des autres classes ont réclamé le même traitement, les parents de ces élèves aussi et c’est devenu un des sujets de conversation du quartier. Par ricochets, tout le monde s’est mobilisé autour de Khadija et de son action. Grâce à un système de cotisations minimes entre enseignants et parents orchestré et géré par Khadija – et surveillé de loin par le directeur de l’école – l’établissement a peu à peu été doté de couvre-tables et de petites décorations florales en plastique dans chaque salle ; puis, les murs ont été repeints. Moins de dégradations ont été commises par les élèves qui ont commencé à faire plus attention à « leur école ». C’est devenu un lieu où se rendre tous les jours plus agréable pour tout le monde, même si d’autres problèmes restaient entiers, notamment le décrochage scolaire.
47À partir d’une initiative individuelle isolée, c’est donc une école entière et le quartier alentour qui ont trouvé une forme de nouveau souffle, tant bien que mal, vaille que vaille, loin des regards de l’administration centrale et des médias, sans publicité, sans demande particulière de reconnaissance de qui que ce soit d’extérieur – une action collective entre soi, enseignants, parents, grands-parents, enfants du quartier, sous la supervision à la fois bienveillante et distante du directeur qui a laissé faire sans jamais s’impliquer.
48Ce genre d’initiatives manifeste l’implication et la volonté individuelles de la personne qui l’initie mais marque aussi combien l’administration scolaire hors établissement, et surtout l’administration centrale des AREF et du ministère de l’Éducation nationale, est mise à distance par les acteurs de l’école sur le terrain. Khadija, comme d’autres également à l’origine d’initiatives comparables, manifestent leur méfiance, voire leur défiance, vis-à-vis de la hiérarchie et l’accusation de hogra n’est jamais loin : ils considèrent que l’administration les a « laissés tomber », ne s’occupe pas d’eux, si ce n’est pour leur imposer de haut des circulaires et des réformes qui n’ont pas de sens et sont là surtout pour les humilier et les écraser de son autorité.
49Cette méfiance ou cette défiance, les enseignants concernés la partagent avec bon nombre de parents d’élèves, même quand ils ne sont pas syndiqués ou politisés et ne participent pas aux manifestations ou aux mouvements de contestation comme certains de leurs collègues. Ils déclarent volontiers, même auprès des élèves, que « les gens de Rabat » non seulement ne s’occupent pas d’eux mais les méprisent et ont intérêt à ce que l’école publique reste en échec. Ils se présentent eux-mêmes, et leurs élèves ou leurs enfants, comme des laissés-pour-compte, en revendiquant à la fois que l’administration leur octroie davantage de moyens et qu’elle les laisse se « débrouiller » à leur manière, sans procédure, sans imposition hiérarchique.
50Un second exemple concerne cette fois l’initiative personnelle d’un directeur d’une petite école primaire18. C’est pour une fois avec un grand sourire que le responsable administratif régional m’envoie dans une école qu’il qualifie d’« admirable » dans un quartier excentré, pauvre et réputé mal famé d’une ville du Moyen-Atlas. J’erre pendant un moment à sa recherche dans des tranchées de rues bordées de maisons basses délabrées ; la chaussée est une agglomération de terre battue et de trous, les trottoirs sont jonchés d’ordures et de sacs plastiques, quelques chevaux si maigres qu’on voit leurs côtes saillir mâchonnent debout, attachés à de vieilles charrettes. Un environnement sale, triste et pauvre au détour duquel jaillit au loin un point de couleurs vives : l’école.
51Les murs qui l’entourent, ceux de la cour et des salles de classe sont fraîchement repeints ; le sol de la cour est goudronné et lisse. Une lettre aux parents est peinte en gros caractères arabes dans un encadré sur le mur extérieur tout près de l’entrée et leur indique les règles à suivre pour aider les enfants à bien étudier : la ponctualité, le matériel, les devoirs à la maison, la discipline, etc. Des proverbes en arabe sont écrits à la peinture sur les murs de la cour : « la nation qui n’étudie pas meurt avant l’heure19 » ; « l’enseignement protège la liberté mieux qu’une armée bien préparée20 ». On y trouve aussi une citation de Darwin en français : « l’amour pour toutes les créatures vivantes est le plus grand attribut de l’homme ». Dans les classes, les tables et les chaises sont en bon état. Les élèves portent tous un uniforme propre, repassé et intact : chemise blanche, veston et cravate noires pour les filles comme pour les garçons.
52Tout cela a été élaboré progressivement sur plusieurs années depuis que ce directeur y a été nommé. C’est lui qui a fait mettre en place tous ces changements un par un, d’abord, comme Khadija, en prélevant sur son propre salaire pour faire les premières améliorations, puis en mettant à contribution les parents et les habitants du quartier, et ensuite en s’adressant à des « riches » de la ville. Il a aussi rassemblé les parents d’élèves dans une association.
53Comme il n’était pas question de demander de l’argent aux gens du quartier le plus souvent très démunis et sans emploi fixe, il les a mobilisés pour faire les travaux manuels bénévolement, chacun selon ses compétences ou son métier. Les élèves aussi ont eu leurs tâches à faire, notamment les plantations dans la cour. Pour les frais plus importants, le directeur est allé démarcher des propriétaires terriens et des gros agriculteurs dans les quartiers plus cossus. Comme lui, les enseignants et les élèves sont souriants et fiers de leur école, tout comme les parents d’élèves, dont la majeure partie n’a pas été scolarisée et est analphabète, tout comme les habitants des alentours.
54Toute la ville connaît cette école et ne tarit pas d’éloge sur l’action méritoire du directeur. Les responsables de l’administration scolaire locale en sont fiers bien qu’ils aient eux aussi agi comme le directeur de l’établissement de l’exemple précédent : ils ont regardé faire sans s’y opposer, voire avec une certaine bienveillance, mais ils sont toujours restés à distance. Pourquoi ? Impossible d’obtenir une réponse là-dessus. Peut-être parce que cela ne rentrait pas dans les procédures établies par le ministère et qu’une initiative isolée non validée par la hiérarchie représente malgré tout une infraction, même si c’est pour le bien de l’école et des élèves ? Il est difficile de savoir dans quelle mesure cette initiative pourrait représenter un danger de sanction administrative pour le directeur de l’école. A priori, cependant, ce n’est pas le cas puisque les responsables de l’administration locale en sont clairement informés et même vantent les mérites de cette école et en sont fiers comme si c’était leur œuvre. Le responsable qui pilote mes visites dans les établissements de cette délégation provinciale la présente comme s’il s’agissait de son propre accomplissement personnel, tout en affirmant en même temps que le maintien de l’état de cette école, de la discipline et de l’ambiance studieuse qui y règnent, repose entièrement sur la personnalité, l’autorité et la vigilance du directeur. Il prévoit que le jour où celui-ci sera muté ailleurs ou partira en retraite, l’école déclinera rapidement et redeviendra l’école poussiéreuse, pauvre, démunie et violente qu’elle était auparavant.
55Ainsi, tout repose sur la volonté et le charisme d’une seule personne dont tous reconnaissent l’autorité ou la baraka21 (propos du responsable administratif à propos du directeur de l’école), même si son action n’obtient pas la validation officielle de l’institution scolaire. L’administration locale s’en félicite et s’en accorde en partie le crédit mais n’est pas prête à s’investir pour assurer la durabilité de l’expérience. Personne n’a la responsabilité de cette durabilité. Personne ne semble non plus prévoir de reproduire ailleurs cette réussite et de mettre en œuvre les moyens nécessaires dans un autre quartier proche. Tout repose donc sur un individu particulier sur fond de critique généralisée du système éducatif qui, de son côté, semble rester indifférent à ces initiatives-expérimentations hyperindividualisées et hyperlocalisées géographiquement et temporellement.
56Un dernier exemple d’initiative personnelle concerne des enseignants d’arabe et de français qui tentent d’inciter les enfants à aimer les langues et à lire, malgré le désintérêt pour la lecture et « la belle langue22 » de leurs élèves et de leurs parents souvent analphabètes. Plusieurs enseignantes rencontrées ont, par exemple, financé elles-mêmes de petites bibliothèques dans leurs classes, en achetant ou récupérant des livres qu’elles prêtent aux enfants ou donnent comme récompenses pour un travail bien fait ou un bon comportement.
57Fatima, enseignante d’arabe en collège, collecte ainsi des livres et organise sur son temps libre des halqas de lectures de romans et de poèmes dans la cour de l’établissement ou dans des endroits publics à proximité où parents et enfants peuvent venir l’écouter lire23. Ilham, enseignante de français en lycée, s’est arrangée avec une petite association locale pour organiser des concours de lecture lycéens entre établissements avec des distributions de prix et de certificats de participation24.
58Mehdi, lui aussi enseignant de français dans un lycée en milieu rural, est ravi que les programmes officiels des heures de « Techniques d’Expression et de Communication » (TEC) dans le cadre des Sections internationales ne soient jamais parvenus jusqu’à son établissement parce que, de la sorte, il se sent autorisé à organiser les contenus de ces séances comme il le souhaite : il crée des courts métrages avec ses élèves (film, montage, édition) sur des thèmes qui intéressent les adolescents. Là encore, il finance tout lui-même et sourit en affirmant que tant que l’inspecteur ne vient pas, tout va bien.
59D’autres enseignants de primaire, collège ou lycée organisent sur leur temps libre et celui des élèves des pièces de théâtre « clandestines25 » : au lieu de leur faire apprendre des extraits des pièces du programme en arabe ou en français par cœur, ils leur font apprendre des dialogues généralement préparés et écrits à l’avance qui mêlent les langues maternelles des élèves – darija et parler amazigh – avec des mots jugés « plus beaux » d’arabe fusha et de français.
60Plusieurs enseignants racontent que ces pièces aident les élèves à prendre davantage confiance en eux face à l’arabe et au français. Ils insistent cependant sur l’importance de garder le secret avec les élèves car il y a souvent « trop de dialecte » dans leurs créations pour faire une représentation officielle devant le directeur et les parents qui risqueraient d’être choqués.
61Saïd, l’enseignant de français, poète et romancier en arabe cité précédemment, qui enseigne dans un lycée dans une région montagnarde où la langue vernaculaire est le tachelhit, rapporte comment il a réécrit L’île aux esclaves de Marivaux en français simple et a demandé aux élèves de créer eux-mêmes des passages chantés et dansés en tachelhit. Il organise ensuite des représentations du spectacle pour les parents.
« Il faut réconcilier les langues et motiver les élèves au lieu de les écraser. Il faut joindre l’injoignable au regard des autres, leur montrer qu’ils ont droit à leurs langues, toutes leurs langues et les autres langues. Ce qui importe, c’est la force des idées. » (Saïd, enseignant de français en lycée, poète et romancier en arabe)
62Cette fois, il ne s’agit pas d’initiatives clandestines, d’un secret gardé entre enseignant et élèves face au reste du monde mais d’une prise de position assumée et rendue publique localement, tout en étant transgressive par rapport à l’autorité hiérarchique. Saïd insiste sur le fait que c’est d’autant plus facile à faire pour lui que l’administration scolaire régionale est lointaine et se rend rarement dans cette région.
63On voit ici que « le droit à leurs langues » est considéré par cet enseignant, comme par d’autres, comme un droit contrarié, voire interdit, par la hiérarchie et l’administration centrale. Ce droit est vécu comme ne pouvant être approprié que localement, de façon plus ou moins secrète et clandestine, en encourant des risques potentiels de sanctions administratives dans la mesure où ces pratiques sont censées aller à l’encontre des discours et programmes officiels.
64Pourtant, autant effectivement les discours de certains enseignants, inspecteurs, directeurs d’établissements et personnels de l’administration centrale s’élèvent explicitement contre de telles pratiques, autant les grands principes éducatifs officiels les plus récents n’y sont plus opposés, voire se prononcent désormais en faveur de l’utilisation des dialectes amazighs dans les zones géographiques concernées et de la darija. C’est le cas dans les discours royaux qui mettent en avant les « parlers » marocains, dans la Charte nationale d’éducation et de formation (1999) et dans « La Vision stratégique 2015-2030 » (CSEFRS, 2015) cités dans le chapitre i26.
65Il est donc frappant qu’à travers ces initiatives, les enseignants se positionnent dans une relation de mise à distance transgressive face à leur hiérarchie à des degrés divers, allant jusqu’à revendiquer un droit identitaire dans cette transgression (ne pas être « écrasé » ; avoir « droit à leurs langues, toutes les langues »), comme si ce droit leur était dénié par la hiérarchie et qu’il fallait entrer en résistance, uniquement au niveau local, ponctuellement et sans confrontation ouverte.
Des familles et des élèves en souffrance
66Les parents et les élèves rencontrés ont fréquemment un rapport plus résigné et « obéissant » au système éducatif et aux langues dans l’éducation que les enseignants cités pour leurs initiatives individuelles. Souvent, ils partagent et répètent les diagnostics virulents de la presse et de la société civile sur l’état catastrophique de l’école publique et sont très défaitistes et angoissés pour l’avenir de leurs enfants.
67La stratégie la plus valorisée, même parmi les familles modestes quand elles le peuvent, consiste à scolariser leurs enfants dans des écoles privées pour fuir « l’école publique » tant décriée dans la société. C’est ainsi que R. Bourqia écrit :
« Une hiérarchie des systèmes s’établit en faveur du privé, où l’école publique, surtout au niveau du primaire, devient progressivement, dans les perceptions collectives, une école des pauvres, désertée même par les enfants de ceux qui y enseignent. » (Bourqia, 2017 : 94)
68Effectivement, nombreuses sont les familles qui consacrent une grande partie de leurs revenus à payer des établissements privés, même si les chiffres officiels ne semblent pas massifs, sans doute du fait du niveau de vie global de la population marocaine27. Or, cette attraction pour le privé prime même dans un contexte où la qualité de tous les établissements privés est loin d’être avérée puisque certains ouvrent et ferment avec une cadence telle que beaucoup semblent fonctionner avant même d’avoir obtenu l’autorisation préalable de l’État.
69Certains témoignages d’enseignants d’écoles privées28 sont d’ailleurs inquiétants : certaines écoles recrutent de jeunes diplômés, toutes disciplines confondues, et les embauchent comme enseignants « stagiaires » pendant des périodes plus ou moins longues, sans rémunération. Après avoir observé quelques cours pendant une semaine ou deux dans les classes d’enseignants plus expérimentés, ils se voient confier une classe entière. Attirés par la promesse d’obtenir un salaire convenable une fois leur stage terminé, ils restent parfois plus d’un an pendant lequel ils officient comme enseignants à plein temps quasiment sans supervision ni rétribution. Quand ils ne supportent plus cette situation, ils vont chercher un emploi dans une autre école privée ailleurs qui, souvent, les embauche de la même manière. Après avoir ainsi développé une certaine expérience, ils finissent par être recrutés dans une autre école, cette fois avec un salaire souvent non déclaré, leur expérience accumulée en solitaire leur servant d’unique formation professionnelle.
70Un autre vivier de recrutement des enseignants par les écoles privées comprend les enseignants fonctionnaires titulaires du ministère de l’Éducation nationale qui – de manière semi-officielle et plus tolérée qu’autorisée – souvent doublent leur salaire en faisant un double service d’enseignement : une demi-journée dans leur établissement public d’affectation, l’autre demi-journée dans un établissement privé. Ces services cumulés en disent long sur la qualité attribuable à des cours enchaînés toute la journée et sur les différences de qualité présumées entre les méthodes d’enseignement des écoles privées et publiques.
71Pour autant, cette stratégie de fuite vers le privé donne le sentiment aux parents, même très modestes, de prendre soin de leurs enfants en les faisant échapper à l’école publique. Aicha, mère de deux petites filles, explique le choix que son mari et elle ont fait d’amoindrir un mode de vie déjà très modeste et précaire pour pouvoir réunir l’argent nécessaire (quelques dizaines de dirhams par mois) afin de scolariser leurs filles dans une école primaire privée. Les raisons qu’elle invoque sont liées à ce qu’elle connaît par ouï-dire de l’école publique du quartier populaire de la médina de Marrakech où elle réside : la violence qui règne dans la cour de récréation ; les aléas dus aux absences et aux retards permanents des enseignants qui font que les enfants se retrouvent parfois désœuvrés et livrés à eux-mêmes dans l’établissement ; les coups et les insultes que risqueraient leurs filles de la part de certains enseignants qui sauraient que ni Aicha ni son mari n’ont les moyens financiers ou les relations sociales nécessaires pour riposter ou « acheter » un rapport plus aimable aux fillettes. On voit dans cet exemple29, que le souci majeur des parents ici est moins la qualité des apprentissages que la sécurité de leurs enfants.
72De manière plus générale, d’après les informations et témoignages collectés, les familles qui en ont les moyens et se soucient de la scolarité de leurs enfants les envoient dans le privé dès le préscolaire pour lequel il existe peu d’offre publique pour le moment30. Les raisons que les parents mettent en avant pour choisir le privé concernent le plus souvent l’environnement scolaire et les relations entre élèves et entre enseignants et élèves ; des apprentissages plus motivants pour le développement de la pensée, de la réflexion et de la créativité des enfants ; des méthodes pédagogiques plus modernes et motivantes par opposition à une école publique vécue comme obsolète. Si les parents déclarent souvent que les écoles privées de qualité sont rares, ils estiment néanmoins qu’elles sont toujours meilleures que les écoles publiques.
73Les parents valorisent également les écoles où il est interdit aux élèves et aux enseignants de communiquer dans une autre langue que le français dans les interactions scolaires quotidiennes. Ils apprécient aussi que ces écoles utilisent des manuels scolaires importés de France, en plus des manuels officiels obligatoires du ministère de l’Éducation nationale, alors qu’elles ne sont normalement pas autorisées à utiliser du matériel pédagogique étranger (selon les propos de plusieurs responsables des affaires pédagogiques des AREF). Pourtant, les manuels français ne sont clairement pas adaptés à l’environnement et aux pratiques des enfants marocains puisqu’ils sont destinés à des enfants dont la langue maternelle et quotidienne est le français et que les chansons, récits et images correspondent à l’environnement et aux objets familiers aux petits Français, et non aux petits Marocains. Mais c’est pourtant ce qui séduit les parents qui leur accordent une plus grande valeur qu’aux manuels marocains.
74Envoyer ses enfants dans le privé pour sa scolarité préscolaire, primaire et collégiale est la stratégie la plus répandue. En revanche, bon nombre de parents semblent se méfier de la valeur d’un diplôme de baccalauréat obtenu dans une école privée parce qu’ils estiment que, ne venant pas de l’État, il pourrait un jour être frappé d’invalidité si l’école privée venait soudainement à perdre son accréditation, ce qui arrive, d’après eux, fréquemment. C’est pourquoi certaines familles envoient leurs enfants dans des lycées publics – moins souvent dès le collège – une fois qu’ils estiment qu’ils ont acquis une certaine maîtrise de la langue française et des habitudes de travail régulières. Ainsi, des cohortes d’élèves issus du privé arrivent dans les classes des lycées publics, s’installent au premier rang, sont survalorisés par les enseignants qui célèbrent leur sérieux et leurs compétences en les opposant aux élèves qui ont fait toute leur scolarité dans le public.
75Ces derniers viennent généralement de familles qui soit sont démunies financièrement et n’ont pas les moyens de payer une école privée, soit ne se posent pas de questions sur la scolarité de leurs enfants et les envoient là où ils peuvent bénéficier de la gratuité. Ce constat, qui se retrouve à la fois dans les entretiens et les observations entrepris pour cette recherche, corrobore les résultats des rapports des évaluations nationales et internationales sur les catégories socioéconomiques des familles des élèves de l’école publique analysées dans le chapitre iv. D’où l’effet de « ségrégation scolaire » (Merle, 2012) ou de « ségrégation sociale » (Vermeren, 2000 : 805) et l’absence de mixité sociale souvent commentés par les journaux.
76En témoigne la litanie d’Amina, enseignante dans le collège A dans un quartier urbain défavorisé, qui, un jour pendant la récréation, dresse l’inventaire des situations familiales toutes plus difficiles les unes que les autres de la majorité des enfants d’une de ses classes de français : untel est fils d’un chiffonnier ambulant qui le bat férocement, untel d’un voleur en prison, untel de mère célibataire sans père, etc. D’après elle et d’autres enseignants, il n’est pas rare que des collègues avec l’accord, voire la participation, de la direction des établissements se cotisent et sollicitent l’aide de parents ou d’associations locales pour accueillir avec un petit-déjeuner les enfants qui arrivent le ventre vide le matin avant de les faire entrer en classe.
77Certains parents, qui n’ont pas les moyens, disent tenter de pallier l’impossibilité d’inscrire leurs enfants dans le privé en leur payant des cours de français dans des centres privés ou des cours de soutien (suay en darija), parfois avec les mêmes enseignants que ceux avec qui leurs enfants étudient à l’école durant la journée. Selon plusieurs parents d’élèves, certains enseignants exercent des pressions pour recevoir de l’argent ou des dons d’objets et de nourriture en échange de leur bienveillance à l’égard de leurs enfants ou de bonnes notes. En dehors de ces pratiques, les suay sont aussi dispensés dans des centres privés de cours du soir qui en font un marché très lucratif. Un grand nombre d’enseignants rencontrés font encore d’autres heures supplémentaires de cours dans ce type de centres pour arrondir leur salaire mensuel31.
78Lors de mes observations dans des établissements d’une ville de montagne du Moyen-Atlas, Fatima, enseignante d’arabe dont il sera souvent question dans cet ouvrage, m’invite à passer trois jours dans sa famille. Elle souhaite notamment que je converse en français avec ses trois enfants, Zakya, 13 ans, jeune collégienne en troisième année dans un collège public, et Mehdi et Mina, deux jumeaux de 8 ans scolarisés dans une école primaire privée.
79Comme ni elle ni son mari Hassan ne parlent français, ils ont choisi d’envoyer leurs deux jumeaux dans cette école pour qu’ils apprennent à communiquer dans cette langue. Ils prévoient de les inscrire ensuite au collège dans le public comme leur grande sœur, car ils n’ont pas les moyens de les scolariser tous les trois dans le privé et privilégient donc les premières années de l’enfance pour mieux apprendre le français. Ils souhaitent aussi éviter les problèmes récurrents de la violence scolaire et de l’indiscipline présentes à l’école publique de leur quartier, où les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes sans leurs parents. Ceux-ci sont, pour la grande majorité selon Fatima, des saisonniers agricoles et manœuvres analphabètes qui ne se soucient pas de la scolarité de leurs enfants.
80L’école primaire privée où Mina et Mehdi sont scolarisés en deuxième année ne respecte pas les programmes officiels mais se vante auprès des parents de suivre le programme français. De plus, le manuel de français choisi par l’école est un manuel de France de l’édition Bordas pour les CE1 alors que la classe dans laquelle les jumeaux étudient correspond à un niveau inférieur. Quand je demande à Fatima si ça ne la gêne pas, elle répond qu’elle préfère que ce soit plus difficile pour que ses enfants apprennent plus vite et puissent rejoindre le collège public en étant en avance dans leurs connaissances. Ils ont aussi un manuel d’anglais édité en Grande-Bretagne, mais cette fois-ci il s’agit d’une méthode d’apprentissage de l’anglais comme langue étrangère avec des images, des jeux, des dessins, donc des contenus qui sont adaptés aux locuteurs non-natifs, contrairement au manuel Bordas qui cible l’apprentissage de la lecture et de l’écriture pour des enfants français.
81Les enfants de Hassan et Fatima ont une mère enseignante qui connaît le fonctionnement de l’école, surveille leurs devoirs, les encourage à étudier, à aimer ce qu’ils font à l’école, et notamment les langues. Elle sait par expérience à quel enseignant il faut donner un petit quelque chose de temps en temps ou demander un suay, que ce soit au collège de sa fille ou dans l’école privée des jumeaux. Elle s’y plie, tout en étant agacée et gênée par cette situation dont elle ne me parle que tardivement pendant mon séjour.
82Elle navigue dans cet espace scolaire avec l’expérience de celle qui connaît les pratiques, sait comment s’en sortir, comment éviter les problèmes à ses enfants. Elle s’arrange pour que leurs enseignants sachent qui elle est, elle négocie avec eux des relations d’égalité en tant que collègue, sait qui faire intervenir en cas de problème. Pendant les semaines où je la suis dans ses classes et passe du temps chez elle avec ses enfants, je la vois à l’œuvre, elle évolue intelligemment entre son travail d’enseignante, ses relations avec ses collègues, ses élèves, leurs parents, et la scolarité de ses enfants, leurs allers-venues, leurs devoirs et leurs enseignants. Elle est une des rares femmes non voilées de son quartier où elle promène avec aplomb sa longue chevelure teinte en blond platine. Elle dégage une assurance et un pragmatisme qui la posent face aux enseignants de ses enfants et à son environnement quotidien en général. Elle sait y faire dans un monde scolaire, aussi bien public que privé, qu’elle ressent comme un champ de bataille où il faut se battre en permanence pour protéger ses enfants et leur permettre d’avoir accès au savoir et à la réussite scolaires, ce qui n’est pas garanti.
83Sa fille Zakya veut devenir architecte. Fatima espère qu’elle parviendra grâce à ses bonnes notes à passer le concours d’entrée pour l’École nationale d’architecture de Rabat mais elle sait déjà qu’ils n’auront pas les moyens de l’envoyer vivre dans la capitale pour ses études. De toute façon, elle est déjà persuadée que ces écoles-là ne sont pas accessibles aux gens « comme nous » même lorsqu’ils ont des bonnes notes à l’école car les « gens de la capitale » (nās al-‘āṣima) gardent les bonnes places entre eux et s’arrangent pour que les petits (ṣghār) restent petits.
84De son côté, Zakya aime l’école parce qu’elle a des bonnes notes et que ses professeurs savent que sa mère est enseignante aussi. Elle fait tout ce qu’il faut pour réussir le mieux possible pour réaliser son rêve d’étudier l’architecture à Rabat, tout en sachant déjà aussi que, même si elle arrive à passer la sélection de l’école, ses parents n’auront pas les moyens de l’envoyer vivre et étudier là-bas. Grande et élancée, dynamique et pétillante, elle s’affaisse un peu et son regard s’alourdit quand elle parle de son avenir. Elle ne semble pas vraiment croire en son rêve, même si sa mère l’encourage. Son père, d’après Fatima, n’a l’air ni de s’y opposer ni de l’encourager pour le moment.
85Les enfants qui ne bénéficient pas d’un tel appui et d’une telle vigilance familiale sont bien plus démunis à l’intérieur de l’école, qu’ils fassent de leur mieux avec enthousiasme aux premiers rangs, qu’ils aient décroché depuis longtemps, le regard vide, ou qu’ils se révoltent dans un système où le silence est règle d’or dans les classes.
Notes de bas de page
1Parmi les plus de 1 500 enseignants (de matières scientifiques et de français) que j’ai rencontrés au cours de mes formations, la quasi-totalité de ceux que j’ai pu interroger a déclaré qu’ils scolarisaient leurs enfants dans des écoles privées du fait de la piètre qualité de l’enseignement public dans lequel pourtant ils travaillent. Beaucoup d’entre eux d’ailleurs font de lourds sacrifices financiers pour payer la scolarité privée de leurs enfants.
2Ces quatre types d’acteurs sont choisis parce qu’ils ont chacun un rôle direct dans l’enseignement, les relations et les contenus pédagogiques, les interactions en classe. D’autres personnels de l’intérieur de l’école comme les responsables administratifs (intendants, assistants de direction, etc.) ou les surveillants sont nécessaires au fonctionnement des établissements et importants dans leurs relations aux élèves, sans toutefois avoir ce rôle.
3Les inspecteurs qui font partie de cette catégorie ont un rôle pédagogique évaluatif. Plusieurs d’entre eux apparaissent dans cette recherche dans les chapitres consacrés à l’enseignement des différentes langues. Cependant, ils ne font pas partie intégrante d’un établissement à part entière mais sont rattachés au personnel administratif de l’institution scolaire.
4Pour rappel, une AREF désigne une Académie régionale d’éducation et de formation.
5Il est question ici des personnels titulaires, non des vacataires ou des contractuels. Je n’ai pas souvent eu l’occasion de rencontrer des personnes relevant de ces deux dernières catégories dans ma recherche.
6Voir le document du HCP de 2009 sur la définition de ce que sont les classes moyennes : [https://www.hcp.ma/ Intervention-de-M-Ahmed-LAHLIMI-ALAMI-Haut-Commissaire-au-Plan-sur-les-classes-moyennes-au-MarocRabat-6-Mai-2009_a853.html], consulté le 20 janvier 2023.
7Parmi les inspecteurs rencontrés figurent plus d’hommes que de femmes même s’il y a des inspectrices, notamment en langue française. Cependant, quand les enseignants en parlent, ils utilisent généralement l’expression générique « l’inspecteur » (al-muftich).
8Terme employé par plusieurs enseignants de français.
9Là encore il s’agit d’une figure majoritairement masculine.
10Voir par exemple dans la presse, TelQuel, 30 octobre 2016.
11C’est ce qui ressort des propos d’enseignants interrogés à l’époque. Voir également dans la presse, Média24, 17 octobre 2017.
12Les propos et avis des enseignants qui suivent sont tous issus d’entretiens formels ou de discussions informelles lors de formations animées dans différentes régions à destination d’enseignants d’établissements urbains, périurbains et ruraux entre 2015 et 2021.
13La honte.
14Du nom de la radio Médi 1 qui alterne programmes en arabe et en français et se définit comme la radio francophone leader en Afrique.
15« Mono » pour « monolingues ».
16Manuel édité par le ministère de l’Éducation nationale intitulé Dire, faire et agir pour apprendre le français.
17Au niveau du personnel enseignant, à ma connaissance, ce sont surtout des femmes qui prennent ces initiatives. En revanche, dans les personnels de direction ou lorsqu’il s’agit d’initiatives en lien avec la religion, ce sont essentiellement des hommes.
18Il s’agit de l’école C (voir ses caractéristiques dans l’introduction).
19« الأمة التي لا تقرأ تموت قبل الاوان »
20« التعليم يحمي الحرية أفضل من جيش مرابط »
21Expression difficile à traduire : pouvoir/émanation bénéfique, charisme.
22Propos d’enseignants
23Nous reviendrons sur ces halqas dans le chapitre ix.
24Nous reviendrons également sur les actions d’Ilham dans le chapitre xiii.
25Propos d’enseignants de français.
26Voir le discours du Trône du 30 juillet 2001 déjà cité : « il convient d’envisager l’introduction, dans les programmes, de l’apprentissage des dialectes, sachant bien que ces dialectes ont contribué, aux côtés de l’arabe, la langue mère, celle qui a véhiculé la parole de Dieu - Glorifié soit Son Nom -, le Saint Coran, au façonnement de notre histoire et de nos gloires… » (termes soulignés par nous). Voir également « La Vision stratégique 2015-2030 » (CSEFRS, 2017 : 88) : « L’État œuvre à la préservation du Hassani, en tant que partie intégrante de l’identité culturelle marocaine unie, ainsi qu’à la protection des parlers et des expressions culturelles pratiqués au Maroc. » (termes soulignés par nous).
27Selon les dernières données statistiques officielles accessibles sur le site du MENFPESRS pour l’année scolaire 2015-2016 (MENFPESRS, 2017), les élèves inscrits dans le privé représentent 15,9 % en primaire ; 8,9 % au collégial et 9,1 % au qualifiant (lycée). Le Haut commissariat au Plan (HCP, 2018 : 1) confirme la même tendance et montre que plus les revenus des familles sont élevés, plus elles scolarisent leurs enfants dans le privé : cela concerne 50 % des ménages aux revenus élevés, soit 12 fois plus que ceux aux revenus faibles.
28Propos recueillis lors d’entretiens informels auprès d’enseignants d’écoles privées rencontrés à Marrakech et Casablanca entre 2015 et 2019.
29Dans quelle mesure ces risques de violence et de maltraitance sont-ils fréquents dans certains quartiers ou milieux ? Faute de données plus larges, il n’est pas possible de se prononcer là-dessus dans cette recherche. Sur la violence scolaire au Maroc, voir par exemple le rapport de l’Unesco (2017).
30La création de structures d’enseignement préscolaire publiques est désormais vouée à être développée d’autant plus que le préscolaire est présenté comme une priorité par le roi Mohammed VI. Voir par exemple [https://www.unesco.org/fr/articles/les-enfants-dage-prescolaire-apprennent-et-jouent-au-maroc], consulté le 20 janvier 2023.
31Certains d’entre eux en viennent alors à faire un triple service journalier : une demi-journée dans leur établissement ; une autre dans un établissement privé ; des cours du soir dans un centre de cours de soutien.
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