Chapitre V. Un système éducatif et linguistique violemment décrié par la société civile
p. 81-95
Texte intégral
1Les constats des dysfonctionnements et des échecs du système éducatif public marocain ne sont pas seulement le fait des évaluations diagnostiques nationales et internationales. Ils constituent également un sujet de plaintes et de polémiques passionnées sur la place publique, dans les médias, aux terrasses des cafés, dans les manifestations des « diplômés-chômeurs », sur les bancs des facultés, dans les familles et dans les positionnements des intellectuels et des artistes.
La voix des médias : langues, école publique et inégalités sociales
2Durant ma recherche doctorale, j’ai collecté une revue de presse sur les langues dans l’éducation entre 2016 et 2018. Il en ressort que les médias marocains francophones relaient les résultats des évaluations nationales et internationales, ainsi que les annonces des mesures et des réformes du système éducatif qui, comme nous l’avons vu auparavant, sont fortement médiatisées. Mon niveau d’arabe ne m’a pas permis de faire une étude aussi approfondie et étendue des médias arabophones sur le sujet. Cependant, d’après les recherches thématiques faites sur les sites internet de la presse arabophone (360.ma, Al Massae, Akhbār Al-Yaum), il semblerait que, mis à part les débats sur la protection de la langue nationale contre « l’intrusion » des dialectes et du français à l’école, les articles ne soient pas aussi diserts sur les dysfonctionnements du système éducatif que ne l’est la presse francophone. Il faudrait cependant une étude approfondie et systématique de la presse arabophone sur ce sujet pour confirmer cela et développer les analyses.
3La presse marocaine francophone traite des problèmes du système éducatif public avec un goût certain pour la dramatisation et l’emphase, notamment lorsqu’il est question des langues dans l’enseignement. Une telle emphase stylistique est d’autant plus frappante que ce type de presse s’adresse vraisemblablement plutôt à un lectorat aisé et cultivé qui ne scolarise a priori pas ses enfants dans le système public. On y retrouve bon nombre de titres et d’expressions qui cultivent à souhait l’hyperbole. C’est ainsi qu’il est question de « suicide social » (L’Économiste, 13 février 2018) ; d’une « école abandonnée de tous » (ibid.) ; d’un « pays d’analphabètes » qui fait fuir les élites à l’étranger (ibid.) ; ou du « catastrophique niveau des profs de primaire » (ibid. 12 juin 2018), etc.
4Le champ lexical de « l’enterrement » de l’arabisation est également souvent utilisé quand il est question des réformes concernant le retour à l’enseignement des disciplines scientifiques en français, ce qui ne peut qu’attiser les débats déjà brûlants sur le sujet. C’est ainsi que TelQuel affirme avec lyrisme : « Ainsi était scellé le cercueil de la politique d’arabisation soutenue par Hassan II dans les années 1980 » (16 juin 2017) ou que Yabiladi déclare que la « stratégie » de Rachid Belmokhtar, alors ministre de l’Éducation nationale, « sonne le glas de la politique d’arabisation » et « l’enterre » (8 février 2016).
5De leur côté, les articles de la presse arabophone consultés mettent régulièrement en avant la protection de la langue arabe comme symbole et synonyme de protection de la nation et de la souveraineté nationale, comme dans les articles de 360.ma des 25 et 27 juin 2017. Un lexique guerrier y est parfois mobilisé puisqu’il y est question d’attaque, de défense, de guerre, de conflit et de confrontation. Ces articles se font souvent l’écho des publications de la Coalition nationale pour la langue arabe au Maroc (CNLAM1) qui sont centrées sur les mesures de protection de la langue en lien avec la défense de l’identité nationale autant au niveau national qu’à l’international2. Ces publications s’opposent aux réformes éducatives réintroduisant le français comme langue d’enseignement : l’une d’elles met en avant le conflit (al-ṣirā’, الصراع) qui oppose la langue nationale au français, en précisant qu’elle n’est pas en conflit avec l’amazigh et la langue dialectale (‘ammiya) (CNLAM 19 décembre 2017).
6Ainsi, si l’on compare la presse francophone à la presse arabophone sur cette question des langues, il semble que l’on retrouve le plus souvent la même opposition et les mêmes registres que dans les débats politiques présentés dans les chapitres de la première partie. En effet, tandis que la presse francophone développe un argumentaire de type sociologique associant inégalités d’accès aux différentes langues – surtout à la langue française – et inégalités sociales, la presse arabophone consultée semble s’appuyer plus fréquemment sur un argumentaire identitaire associant langue arabe, Islam et identité d’un côté, et langue française et mise en péril de l’unité, de la langue et de l’identité nationales de l’autre.
Employeurs, jeunes diplômés et étudiants : entre dévalorisation, défaitisme et colère
7Cette condamnation du système éducatif national est également présente dans les conversations auxquelles j’ai pu assister aux terrasses des cafés, dans les facultés et dans les entretiens formels et informels menés avec des étudiants, des parents d’élèves et d’autres acteurs de la société civile. Lorsque la période du baccalauréat et des examens approche, il n’est pas rare que les conversations au café se portent de façon plus ou moins passionnée, défaitiste ou colérique sur l’état du système éducatif public. Quand c’est le cas, la question des langues fait surface rapidement dans la conversation, présentée comme un corollaire de l’échec du système, voire comme une des causes majeures de tous ses maux.
8En parallèle des discussions informelles que j’ai pu partager au fil du temps en vivant au Maroc, les discours présentés ici s’appuient sur une série d’entretiens semi-directifs individuels et trois focus groupes réalisés soit pour cette recherche, soit pour une recherche antérieure sur l’employabilité des jeunes diplômés pour le programme MIM-AMERM3 (Pellegrini, 2016). Pour ce travail précédent, des entretiens individuels avaient été menés avec dix-neuf employeurs marocains de la région de Marrakech (directeurs généraux et/ ou directeurs des ressources humaines de petites, moyennes et grandes entreprises) ; un responsable de l’agence nationale de l’emploi (ANAPEC4) ; et dix jeunes diplômés de l’enseignement supérieur marocain. Un focus groupe avait également été organisé avec dix jeunes gens qui venaient d’obtenir leur diplôme universitaire. Pour le travail en cours, deux focus groupes ont été réalisés, l’un avec neuf étudiants, l’autre avec douze bacheliers en stage d’intégration pour leur première année à la faculté.
9Aucun des acteurs rencontrés n’est optimiste ou positif au sujet de l’école publique. Tous la condamnent, le plus souvent avec virulence et colère, incriminant les décideurs, les enseignants, les élèves, les parents, la période coloniale française ou la mentalité de la société marocaine tout entière. Ces critiques alimentent le dénigrement et la dévalorisation systématique du système et rejoignent la rhétorique alarmiste de la presse citée plus haut.
10Les critiques les plus récurrentes font écho aux résultats des évaluations nationales et internationales. Sont notamment mis en avant : des conditions matérielles déplorables comme l’état des salles de classe et des infrastructures ; les effectifs surchargés ; le laisser-aller des administrations ; l’immobilisme et l’indifférence, voire le « complot » du ministère pour laisser « les masses dans l’ignorance » ; les programmes surchargés, inchangés depuis des décennies et inadaptés aux problématiques actuelles ; l’absence d’une pédagogie adaptée ; le manque de compétences, de professionnalisme et de motivation des enseignants ; la violence, voire l’anarchie, qui règne dans certains établissements ; l’inadaptation des contenus scolaires et universitaires aux besoins du monde de l’emploi actuel.
11Cette citation d’un responsable régional de l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences (ANAPEC) est particulièrement révélatrice de cette dévalorisation collective systématique à l’égard du système éducatif national, sans que personne ne soit prêt à en assumer la responsabilité :
« Aujourd’hui, le système de formation national, il est taxé – j’ai l’impression peut-être –, bon, il est taxé dans l’imaginaire collectif de tous les acteurs, que ce soit les acteurs économiques, acteurs institutionnels, acteurs politiques ou simple société civile, donc taxé par la médiocrité. Donc on a souvent pensé, et on le dit, que le système d’éducation nationale, c’est un système qui souffre d’énormément d’insuffisances. […] Ça discrédite complètement le système. Donc forcément il y a ce cliché, et donc du coup ça marque les esprits […] C’est un imaginaire collectif où tout le monde tient une petite partie de la ficelle et c’est un exercice où tout un chacun jette la responsabilité sur l’autre. » (Responsable régional, ANAPEC, termes soulignés par nous)
12Les employeurs marocains – directeurs généraux d’entreprises ou directeurs des ressources humaines – sont généralement ceux qui ont les propos les plus dévalorisants, voire méprisants parfois, à l’égard du système éducatif et de ses diplômés (Pellegrini, 2016 ; 2019). Ils dénoncent des formations scolaires et universitaires aux programmes dépassés et considèrent que les connaissances et compétences des diplômés sont inadaptées aux besoins du marché de l’emploi : « on leur bourre le crâne de connaissances et on les rend inhibés, handicapés et inaptes au travail », affirme le directeur général d’une entreprise de distribution automobile.
13Les dix-neuf employeurs interrogés sont également particulièrement critiques de la politique d’arabisation car ils considèrent que la langue arabe, telle qu’elle est enseignée, n’est pas adaptée aux besoins en personnels qualifiés des entreprises privées marocaines, tant au niveau national que dans le cadre de la mondialisation de l’économie (ibid.). Selon eux, du fait des ruptures linguistiques entre les enseignements scolaire et supérieur, ni le baccalauréat en arabe, ni les diplômes universitaires en français, malgré les compétences académiques qu’ils sont censés valider, ne permettent d’acquérir la maîtrise des langues étrangères (français et anglais). Or, ils présentent ces deux langues comme le critère décisif de recrutement pour les emplois qualifiés. C’est ce que montre cette citation d’un employeur qui est aussi enseignant universitaire et qui, contrairement à beaucoup d’autres dirigeants d’entreprises, présente les diplômés davantage comme des victimes du système que comme les responsables de leurs propres insuffisances.
« L’arabisation, ça a joué un rôle négatif, complètement négatif, je parle en tant qu’enseignant universitaire et je vois ce qui se passe, je trouve que l’arabisation était une très mauvaise décision. Il a fallu… Je suis marocain, je parle l’arabe, je ne suis pas contre l’arabe mais aujourd’hui on n’a pas de la recherche en arabe, on n’a pas des chercheurs, des créateurs, des inventeurs, des gens qui écrivent de la science en arabe, donc aujourd’hui on ne peut que se plier aux autres, à l’économie mondiale, en français, en anglais, voire d’autres langues. On est en train de taxer les étudiants, les étudiants arrivent à la fac et parlent très, très, très mal le français. C’est à cause de ça qu’on se trouve en face à des personnes qui sont diplômées, avec des mentions et tout ce qu’on veut, et ne sont pas du tout fonctionnelles. […] Alors l’étudiant, il peut être bon en arabe, il peut pas être embauché dans une entreprise privée, alors là pratiquement pas. Zé-ro ! Je ne connais personnellement aucune entreprise qui travaille tout en arabe, je connais pas, c’est en français voire même en anglais. Alors ce qui fait que l’étudiant déjà, voilà…, parce que j’ai des étudiants bac+4 bac+5 et qui ont encore des difficultés pour construire une phrase en français. » (Enseignant de chimie à l’université et directeur général d’une entreprise de fabrication de produits cosmétiques)
14Concernant les langues, les jeunes diplômés et les étudiants interrogés critiquent également l’échec des apprentissages de l’arabe et du français à l’école publique et déplorent qu’à la sortie du baccalauréat les élèves ne maîtrisent ni l’un ni l’autre. Il semble ainsi admis de tous que, si ces élèves veulent se sortir de cette impasse linguistique, ils sont obligés de se prendre en main par eux-mêmes pour les apprendre en « autodidactes » (propos d’un étudiant), en payant des cours dans un centre de langues privé ou seuls à l’aide d’internet, ce qu’un tout petit nombre d’entre eux a le courage de faire. L’inachèvement de la politique d’arabisation est aussi fréquemment présenté par les jeunes gens interrogés comme étant la cause majeure de l’inefficacité de l’éducation et des échecs violents et humiliants vécus par les élèves de l’école publique lorsqu’ils accèdent à l’enseignement supérieur, puis dans leur vie professionnelle. « On est les handicapés des langues », s’exclame un étudiant.
15L’ensemble des jeunes gens interrogés font les mêmes constats négatifs et désabusés et déclarent faire ou avoir fait des études scolaires et supérieures sans conviction, si ce n’est le vague espoir que leurs diplômes pourraient peut-être leur permettre d’accéder à une ascension sociale par l’insertion professionnelle même s’ils n’y croient plus vraiment. Les mêmes déclarations se retrouvent dans les entretiens menés par Ibaaquil (2000) et Gérard (2008), ainsi que dans les travaux d’Emperador Badimon sur les « diplômés-chômeurs » (2007).
16Les jeunes diplômés, de licence comme de master, s’enferment souvent soit dans des discours d’auto-victimisation, accusant le système éducatif et l’État d’être responsables de leur non-emploi, soit dans une autocritique, voire une auto-dévalorisation féroce, notamment du fait de ce qu’ils ressentent comme leurs propres manquements et échecs : absence de maîtrise des langues nécessaires à l’accès à un emploi qualifié ; absence de compétences et de capacités intellectuelles aux yeux des employeurs et à leurs propres yeux. Certains reprochent à leurs parents de ne pas les avoir scolarisés dans des écoles privées, d’autres se reprochent à eux-mêmes de ne pas avoir compris suffisamment tôt l’importance d’étudier sérieusement les langues à l’école. Leur estime de soi comme porteurs de savoirs et titulaires de diplômes de valeur et leurs projections professionnelles sont minées de l’intérieur, enfermés qu’ils sont dans une forme de défaitisme et de fatalisme qui paralyse leurs initiatives de recherche d’emploi (Pellegrini, 2018).
17Ils sont ainsi enfermés dans un double discours et développent un rapport extrêmement ambivalent à l’égard de leur propre formation : les efforts nécessaires pour étudier et réussir leurs études leur paraissent obligatoires et incontournables, mais tout autant vains et inutiles. Les études et les diplômes leur apparaissent moins comme une promesse pour l’avenir que comme l’unique rempart contre la marginalisation sociale et professionnelle.
18La plupart d’entre eux interprètent l’échec du système et l’inachèvement de l’arabisation comme une volonté de l’élite politique dominante de bloquer l’accès à une ascension sociale par la méritocratie scolaire pour les classes populaires et moyennes afin de garder ses privilèges et de laisser les pauvres dans l’ignorance et la pauvreté. Dans cette dénonciation, ils mobilisent le plus souvent les mêmes arguments que la presse et certains intellectuels et chercheurs, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents.
19Certains étudiants et jeunes diplômés développent des analyses politiques avec des termes d’inspiration gauchiste ou marxiste qui dénoncent à la fois le néocolonialisme, « la domination des bourgeois » (propos d’étudiants du focus groupe) et l’absence de représentation démocratique du peuple, comme dans cette citation d’un jeune doctorant et enseignant vacataire de sciences physiques dans une école privée.
« Aujourd’hui l’éducation est simplement la continuation de la colonisation française : ce ne sont pas les décisions du peuple, mais les décisions du gouvernement et le gouvernement c’est les riches, l’élite, ceux qui parlent français, ceux qui font leurs études en français dans les missions privées françaises […] c’est ça [qui] conserve la séparation entre les classes sociales, seuls les bourgeois ont accès au français et ils peuvent prendre les postes de décision, c’est du recyclage. Les fils des pauvres restent pauvres. Ce sont des différences qui déchirent la société, la domination des bourgeois, ça se reflète dans tous les domaines de la société. » (Tajeddine, doctorant et enseignant vacataire en sciences physiques en école privée, termes soulignés par nous)
20Dans cette citation fortement politisée, « l’élite » – terme global désignant un Autre collectif dominant, écrasant et inaccessible – est définie par plusieurs éléments. Ce sont à la fois les « bourgeois », le « gouvernement » et les « riches » qui sont présentés comme une entité uniforme qui monopolise aussi bien les richesses que le pouvoir économique, les postes décisionnaires du marché du travail et le pouvoir politique. Selon Tajeddine, comme pour beaucoup d’étudiants et de diplômés interrogés, cette « élite » s’oppose au peuple (« les pauvres » et « les fils des pauvres ») et instrumentalise le système éducatif pour maintenir le peuple dans la pauvreté de génération en génération. Une telle dénonciation d’une domination bourgeoise non-démocratique fait écho aux discours de partis politiques qui, comme le PJD lors de la campagne électorale de 2016, sous couvert de dénoncer le « Taḥakkoum » (le contrôle, l’autoritarisme), accusent de façon plus ou moins explicite le Makhzen de contourner et manipuler la représentation démocratique du gouvernement pour imposer ses décisions et sa domination sur le royaume (voir Desrues, 2017).
21Or, dans ces discours, la langue française est mise en avant comme symbole d’opposition et de démarcation entre « l’élite » et les « pauvres ». Le français est clairement présenté dans la citation comme le marqueur de la « séparation entre les classes sociales », en tant que langue des riches, des puissants et des nantis. En effet, les membres de « l’élite » dominante sont aussi définis comme « ceux qui parlent français » et font leurs études en français dans les écoles françaises de génération en génération : ils sont liés à la France, à la culture et à la langue françaises. Ils sont ainsi présentés comme des sortes de transfuges apatrides acculturés, ni Marocains, ni Français, mais produits de la colonisation et eux-mêmes colonisateurs (« la continuité de la colonisation française ») puisqu’ils imposent au peuple leurs « décisions », et notamment un système éducatif destiné à reproduire les inégalités sociales. La maîtrise du français est donc synonyme de prestige social et d’appartenance à cette élite, tandis que sa non-maîtrise enferme les personnes dans des statuts subalternes et de soumission.
22En l’occurrence, bon nombre d’étudiants et jeunes diplômés interrogés considèrent que le système éducatif public véhicule chez les élèves une culture de la soumission à travers ses enseignements, ses méthodes et les valeurs qu’il promeut. Selon eux, il apprendrait aux enfants marocains, dès leur plus jeune âge, à se sentir inférieurs et à constamment se soumettre à l’autorité d’un plus puissant que soi, les amenant de la sorte à devenir inhibés, incapables de réfléchir par eux-mêmes et de prendre des décisions. Or, cette mentalité inculquée aux élèves de l’école publique leur semble être une volonté délibérée de l’élite francophone, elle-même étant, selon eux, le jouet d’influences étrangères extérieures au contexte national.
« J’ai parlé d’une question de mentalité, c’est-à-dire on se voit toujours inférieurs à l’autre, c’est une chose qu’on a toujours appris pendant notre éducation sociale. On se voit toujours inférieurs parce qu’on a un système éducatif qui nous a donné toujours une vision de nous que nous sommes toujours moins du niveau des autres. Et aussi si on compare notre niveau avec les autres, on se voit toujours au bas de l’échelle et chaque fois qu’une nouvelle stratégie vient pour s’imposer à nous pour être exercée dans notre pays, c’est toujours une autre version imitation d’une vision étrangère. » (Hamza, jeune diplômé, licence d’économie, Marrakech, focus groupe pour le programme MIM-AMERM)
23Ce report de responsabilités à plusieurs niveaux sur une élite dirigeante francophone qui serait elle-même manipulée depuis l’étranger est particulièrement inquiétant. En effet, au final, comme le dit le responsable de l’ANAPEC cité plus haut, la responsabilité n’est assumée par personne mais toujours repoussée sur d’autres entités insaisissables car abstraites et sans visage ni véritable identité, focalisant les rancœurs et les frustrations contre de grandes figures telles l’élite, l’étranger, la colonisation, ou le Taḥakkoum.
24Aussi la frustration et l’ambivalence dominent-elles chez ces jeunes gens, notamment chez une grande partie des diplômés des filières arabophones, comme le montrent les analyses de Vermeren (2000) et de Boutieri (2016) : malgré l’exaltation de la langue officielle dans les discours politiques, leur formation exclusivement arabophone, même de haut niveau universitaire, ne leur permet pas d’accéder à la majorité des emplois qualifiés, surtout dans le secteur privé, à cause de leur non-maîtrise d’une langue étrangère dénigrée – souvent détestée pour ce qu’elle symbolise – mais indispensable à leur ascension professionnelle et sociale.
25Le malaise face à cette situation est perceptible chez beaucoup de jeunes Marocains qui s’en sentent prisonniers et refusent d’y réfléchir, de s’informer et de se positionner. Au début de ma recherche doctorale en novembre 2015, j’ai organisé un focus groupe avec neuf étudiants inscrits dans diverses filières arabophones et francophones de l’université publique. Il s’agissait d’étudiants que je connaissais bien puisque je leur enseignais le français depuis plusieurs mois en cours du soir à l’Institut français de Marrakech. Même ceux d’entre eux qui étudiaient dans des filières francophones manquaient d’aisance et de confiance en eux en français et redoutaient de ne pas réussir leurs examens et plus tard de ne pas trouver d’emploi à cause de leur manque de maîtrise de cette langue. Ils étaient donc, comme leurs camarades des filières arabophones, dans une démarche volontaire d’apprentissage du français.
26Le jour du focus groupe, la discussion est ouverte à partir de la lecture de courts articles polémiques de la presse marocaine francophone sur la place de l’arabe fusha, l’amazigh, le français et la darija à l’école. Au début, les étudiants sont réticents et mal à l’aise, répétant que la darija et l’amazigh ne sont pas des langues mais des dialectes sans règles grammaticales qui ne peuvent pas être mis sur le même plan que l’arabe et le français. Une jeune femme défend l’amazigh avec timidité mais les autres refusent de se prononcer sur cette question.
27Tous pensent que le français est la deuxième langue officielle du Maroc après l’arabe. Quand je leur lis la partie de la Constitution de 2011 concernant les langues officielles – l’arabe et l’amazigh – ils sont étonnés et perplexes et ne semblent pas y croire, même si aucun ne souhaite s’exprimer ouvertement là-dessus. Walid, habituellement très sûr de lui, finit par prendre la parole brièvement avec émotion pour répéter plusieurs fois : « l’arabe est notre langue-mère, la langue de tous les Arabes, de tous les pays arabes » avant d’ajouter qu’on n’avait pas le droit au Maroc de discuter de ce sujet-là. Il se rappelle soudain qu’il a un rendez-vous urgent et quitte la salle rapidement.
28Les autres s’empressent d’opposer l’arabe, « leur langue », pour laquelle ils ressentent un fort attachement (« l’amour ») et de la fierté, au français qu’il est nécessaire d’apprendre uniquement comme un moyen de communication pour des buts utilitaires comme l’insertion professionnelle et la distinction sociale. Ils déplorent que l’école publique n’enseigne pas ce français « utile » aux élèves :
« Le français il faut mais on sait trop tard, personne nous dit […] on s’en fout de la langue depuis notre enfance en primaire et puis on arrive en 6e année et le professeur nous traite comme si on a le pouvoir de parler français et il traite la focalisation zéro5 et le subjonctif de l’imparfait et tu sais pas écrire cinq phrases et tu galères et pourquoi ? Et si tu sais pas la focalisation zéro, le prof il te traite comme si tu es rien et tu sais rien et c’est trop tard pour toi et le prof il s’en fout de toi. » (Yassine, étudiant à la faculté des Sciences et techniques (FST), troisième année, focus groupe, novembre 2015).
29Ces étudiants présentent aussi le français comme la langue des riches parce que, selon eux, seuls les riches la maîtrisent, parler français couramment sans faire de fautes étant un marqueur d’appartenance sociale élevée : « quand des Marocains dans la rue ensemble ils parlent français comme ça sans accent, tu comprends tout de suite, ils sont riches. Très riches ! C’est sûr ! » (Abderrahmane, étudiant de première année en droit français, même focus groupe).
30L’un d’entre eux, un peu plus âgé, avance que l’arabe est une belle langue mais qu’elle ne sert à rien et qu’il n’est pas nécessaire de l’apprendre sauf pour le plaisir, comme un loisir. Son propos provoque la réprobation gênée des autres. Ceux-ci, au contraire, tout en préconisant un apprentissage de la langue française à des fins utilitaires et pragmatiques, insistent sur la nécessité de « protéger notre langue qui risque de disparaître » (propos répété par plusieurs d’entre eux). Ils voient dans l’éducation scolaire le seul lieu où cette entreprise de protection soit possible auprès des enfants. Ils craignent, cependant, que les méthodes d’enseignement de l’arabe, souvent sévères et impatientes, ne risquent de dégoûter les jeunes de la langue arabe, au lieu de les encourager à l’aimer. Plusieurs d’entre eux formulent la crainte que cette « langue de la beauté et du cœur » (Yassine cité plus haut), vécue par eux comme un symbole de leur identité intime, affective et émotionnelle, ne vienne ainsi à disparaître.
Prises de position publiques des intellectuels et des artistes
31Comme les médias, les employeurs, les jeunes diplômés et les étudiants, les intellectuels et les artistes sont extrêmement critiques et alarmistes à l’égard du système éducatif national.
32Les deux chercheurs marocains, Moatassime et Ennaji, dont il a déjà été souvent question précédemment, critiquent l’absence de cohérence des politiques linguistiques. Ennaji (2005) insiste surtout sur le fait que celles-ci aggravent le risque d’acculturation et d’aliénation intellectuelle et culturelle. Selon Moatassime, qui, lui, n’esquive pas la distinction entre la langue arabe de l’école et les langues maternelles des enfants marocains, les politiques linguistiques éducatives engendrent des problèmes cognitifs, freinent, voire paralysent les apprentissages chez les enfants et créent des générations de jeunes gens « illettrés » et muets parce que l’école ne leur donne pas les moyens de se construire une voix propre pour penser, s’exprimer, se positionner (1992 : 91-92).
33À travers son expression devenue célèbre de « bilinguisme sauvage » (ibid. : 72), Moatassime argumente que le choix pédagogique du bilinguisme et les méthodes importées de l’étranger sont dangereux : d’une part, ils mettent en place une « utilisation sauvage de langues d’enseignement entièrement étrangères à l’univers affectif, social et culturel de l’enfant » puisque ni l’arabe classique ni le français ne sont sa langue maternelle (p. 109) ; d’autre part ils implantent « un rapport de force linguistique favorable à une langue étrangère au risque de favoriser le déploiement incontrôlé de systèmes de valeurs différents et contradictoires. Mal assimilés, ceux-ci engendrent nécessairement des tensions négatives, vecteurs d’un sous-développement généralisé » (ibid.).
34Moatassime considère ainsi que le bilinguisme ne peut être profitable qu’aux élites qui ont les moyens de développer une véritable maîtrise des deux langues arabe et française, et de fonctionner dans les deux cultures. En revanche, il affirme qu’il est dommageable pour « les masses » qui le subissent sans que l’école ne soit en mesure de leur donner la capacité de s’approprier deux langues et une double culture (ibid. : 82 sq.). C’est pourquoi il dénonce le bilinguisme comme « un circuit fermé de communication au service d’une petite minorité se suffisant à elle-même et restant entièrement coupée de la majorité de la population » (ibid.).
35Il considère que ce fonctionnement de l’enseignement public est dangereux puisqu’il provoque des clivages entre les groupes sociaux, et notamment la marginalisation et l’exclusion des « diplômés arabisants », ce qui participe au développement de l’islamisme politique maghrébin qu’il définit comme « une lutte marginale d’arabisants en mal de reconnaissance […] muée en force politique grossie par les effectifs des laissés-pourcompte » (ibid. : 102).
36Ses analyses, à ma connaissance, sont les premières à souligner les obstacles cognitifs que représente un bilinguisme mal maîtrisé dans le système éducatif public et les conséquences sur le développement intellectuel, social et politique du pays. Pourtant, bien qu’elles aient été publiées au tout début des années 1990, elles ne semblent pas avoir trouvé d’écoute ou d’écho concret dans les milieux décisionnaires des politiques éducatives.
37Les intellectuels et écrivains marocains actuels portent eux aussi un regard pessimiste, voire accablé, sur l’état du système éducatif public tout en portant des analyses différentes, voire antagonistes, sur les politiques linguistiques éducatives. Certains intellectuels se positionnent en faveur de la consolidation de la langue officielle et de la mise à distance des langues étrangères, surtout le français, ou préconisent de remplacer celui-ci par l’anglais comme langue étrangère privilégiée. Cette position rassemble des personnalités pourtant extrêmement différentes telles qu’Abdelillah Benkirane, ancien premier ministre PJD, ou Noureddine Ayouch, publicitaire et chef d’entreprise militant pour l’éducation pour tous et l’utilisation de la darija comme langue d’enseignement à l’école (TelQuel, 7 mars 2015).
38Des intellectuels comme Youssef Mohammed Benasar, de la Coalition nationale pour la langue arabe au Maroc (CNLAM, 4 décembre 2017), dressent un portrait accablant sur l’Éducation nationale en analysant les causes de la violence qui règne dans les établissements scolaires par « la désintégration des valeurs scolaires, éducatives et sociales6 » du fait de politiques éducatives improvisées qui ne se soucient pas de créer des citoyens (ibid.). Il accuse le système et les décideurs en précisant : « nous construisons une génération d’errants, d’anarchistes et de fugitifs7 ». L’incohérence des choix des langues d’enseignement est aussi mise en avant comme une des causes de cette perte des valeurs qui met à mal la patrie et l’identité citoyenne (ibid.).
39Fouad Bouali, président de la CNLAM, et l’avocat Abderrahmane Benameur du parti de gauche laïc le PADS8, pourtant d’horizons politiques très différents, s’insurgent également contre ces choix linguistiques prônés par la « Vision stratégique 2015-2030 » du CSEFRS. Bouali considère que la langue arabe, et ainsi l’intégrité nationale, sont menacées par des réformes éducatives qui favorisent la langue française au détriment de la langue officielle (CNLAM, 1er janvier 2018), dénonçant, comme d’autres membres de la CNLAM, « les lobbies francophones ». Il voit un lien de causalité entre la protection et le développement de la langue nationale et la réussite du développement économique du royaume, en s’appuyant sur des comparaisons avec d’autres pays, notamment la Corée du Sud. Selon lui, celle-ci, après la colonisation japonaise, a pu se développer grâce à la réhabilitation de sa langue officielle et de sa souveraineté nationale autour de cette langue, ce qui lui a permis de recouvrer son identité nationale et de se débarrasser de toute ingérence étrangère. Il prend aussi comme exemples certains pays arabes qui ont su imposer la protection et le développement de la langue arabe pour s’assurer « sécurité culturelle et politique », comme le Qatar, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et la Jordanie. Benameur, de son côté, dénonce une stratégie de l’État marocain de privilégier le français contre l’arabe dans l’ensemble des domaines de la vie publique et déplore une situation où « en théorie l’arabe est la langue officielle mais en pratique, c’est le français qui est officiel » alors qu’il estime que « dans toute nation qui se respecte, la langue nationale doit avoir toute sa place » (propos cité par TelQuel, 28 mai 2015).
40D’autres intellectuels, de leur côté, tout en étant tout aussi critiques du système éducatif, défendent un bilinguisme arabe-français maîtrisé dans l’éducation. Nous présenterons et analyserons ici deux ouvrages écrits en français dont les titres reposent sur une forme de lyrisme tragique concernant les langues : Le drame linguistique marocain de Fouad Laroui (2011) et Maroc : la guerre des langues ?, ouvrage collectif dirigé par Kenza Sefrioui (2018).
41Dans son essai, Fouad Laroui9, enseignant universitaire aux Pays Bas et célèbre romancier marocain écrivant en français, identifie la diglossie comme étant la cause majeure des difficultés cognitives et des échecs scolaires des enfants marocains en général (2011 : 92-93) qui se retrouvent, selon lui, en situation de « blocage mental » (ibid. : 97). Il définit la diglossie comme la « coexistence de l’arabe classique/littéraire et du dialecte marocain » (p. 79), l’une étant d’usage formel et écrit, autrefois réservée à une petite élite de lettrés, l’autre étant la ou les variété(s) parlées d’usage de communication familière et quotidienne (ibid.). Il déplore que les évaluations nationales et internationales et les politiques éducatives ignorent cette spécificité linguistique et ne fassent pas en sorte d’y adapter les méthodes pédagogiques.
42Contrairement à la majorité des essais et des textes officiels qui parlent de l’arabe sans préciser de quelle variété de la langue il s’agit, F. Laroui propose une typologie des langues arabes existantes en distinguant l’arabe classique, l’arabe littéraire moderne et les dialectes. Il s’attarde longuement à expliciter les difficultés inhérentes à l’arabe classique en donnant de multiples exemples de racines et de règles grammaticales complexes (ibid. : 22 sq.). Une telle insistance semble induire qu’il s’agit d’une langue si difficile d’accès qu’on peut penser que l’auteur, même s’il ne l’exprime pas explicitement, considère qu’elle n’est pas propice à être enseignée à tous les enfants marocains. En tout cas, c’est ce qu’il met en avant au sujet de l’écriture littéraire par la suite, en répétant plusieurs fois combien il est difficile de créer dans « une langue sacrée » qui est en référence permanente au Coran et aux Anciens (p. 20 sq.) et qui reste figée (p. 55). Il s’appuie d’ailleurs sur les propos d’un penseur arabophone pour déclarer que « l’arabe classique ne peut exprimer la vie » (ibid.).
43D’une certaine façon, tout au long de cet essai, F. Laroui donne l’impression qu’il s’efforce sans cesse de justifier son choix personnel d’écrire en français. C’est notamment le cas lorsqu’il parle de la « malédiction de l’écrivain marocain » (p. 153 sq.) pris dans le dilemme d’avoir à choisir une langue d’écriture : l’arabe classique (« l’arabe du Coran », dit-il en forçant le trait p. 157) pour un lectorat élitiste réduit ; le dialecte au risque de provoquer l’indignation des cercles religieux et nationalistes ; ou le français, « langue de l’ex-colonisateur » (p. 164-165). Il souligne le risque qu’il ne soit pas possible de parler d’une « littérature nationale marocaine » du fait qu’elle n’est pas écrite dans une même langue commune (p. 166).
44Ce positionnement fréquent chez les écrivains marocains écrivant en langue française tend à reléguer la langue arabe dans la création littéraire, mais aussi, par association, dans l’éducation, à une langue relevant davantage du patrimoine, de l’héritage historique, voire du folklore, dont on porte aux nues la beauté et la complexité sans lui reconnaître pour autant la possibilité d’exister, de se développer, de s’enrichir aussi dans le présent. Quand F. Laroui décrit l’arabe écrit des écrivains actuels comme « la langue du Coran », il s’appuie sur une forme de caricature et de préjugé. En effet, il est clair que les écrivains contemporains n’écrivent pas dans la langue coranique – ne serait-ce que les célèbres écrivains qu’il cite tels Naguib Mahfouz. Vu comme il force ainsi le trait alors qu’il s’est par ailleurs efforcé dans le début de son essai de distinguer et discuter longuement les différentes variétés de la langue arabe, il est difficile de ne pas voir dans cette réduction inopinée un malaise évident chez F. Laroui, voire une certaine ambivalence, vis-à-vis de la langue arabe et de son choix personnel du français comme langue d’écriture.
45On trouve une position inverse chez certains écrivains arabophones qui, eux aussi, exaltent la grande complexité, la beauté et la subtilité de la langue arabe, tout en reprochant aux élites politiques marocaines d’avoir contribué à la confiner dans un usage passéiste et religieux en favorisant exclusivement la langue française comme la langue de la modernité et du développement.
46C’est le cas du poète et traducteur en langue arabe, Mohammed Bennis, interviewé lors d’une université régionale de l’Institut français de Marrakech en avril 201710. Bennis conçoit la langue arabe comme une seule et même langue et valorise « les interactions entre langue parlée et langue écrite » dans l’écriture. Il revendique le développement et l’enrichissement d’une langue arabe moderne, vivante, « libérée de l’intérieur » après « trois ou quatre siècles d’isolement ».
47Bennis présente la langue arabe comme étant prisonnière entre deux « murs » : le « fanatisme religieux » d’un côté, et la francophonie de l’autre. Il faut donc, selon lui, arracher la langue à l’emprise religieuse qui la sclérose et l’empêche de s’épanouir dans autre chose que la parole islamique et la tradition. Il faut également la libérer de l’influence de « la francophonie » qui la relègue à l’état de langue secondaire et l’abandonne aux « traditionnalistes religieux » pour favoriser le français érigé en langue de prestige et de rentabilité économique, non seulement pendant le protectorat mais aussi depuis l’indépendance à travers les actions des élites marocaines politiques et intellectuelles de formation française et/ou francophone.
48Bennis prend l’exemple de la revue littéraire et culturelle en arabe At-thaqāfa al-jadīda (« la culture nouvelle ») qu’il a fondée en 1974 et qui a été interdite dix ans plus tard pour subversion. Selon lui, cette revue qui prônait le renouvellement et l’enrichissement de la langue arabe, notamment par la traduction de textes littéraires étrangers en arabe, a été à la fois condamnée comme une trahison par les mouvements politiques nationalistes et comme une hérésie par les théologiens, mais aussi marginalisée par la gauche marocaine qui ne voyait pas l’intérêt de promouvoir une culture renouvelée et moderne en langue arabe. Il met en parallèle cette interdiction et cet étouffoir de la langue et de la culture arabes avec la volonté du Makhzen dans les années 1970-1990 d’étouffer toute dissension, toute discussion, tout développement d’un esprit critique en arabe, notamment en bridant l’éducation par l’expurgation des manuels scolaires et l’interdiction d’enseigner la philosophie et les sciences politiques.
49Bennis souligne également le rôle de la France dans cet étouffement de la langue et de la culture arabes au Maroc : selon lui, la France a saisi le champ linguistique, laissé ainsi vacant par l’enfermement de la langue arabe dans la tradition et la religion, pour asseoir l’hégémonie de la langue et de la culture françaises sous couvert des programmes de coopération culturelle et éducative. C’est dans ce contexte qu’il présente le rôle de l’écrivain et de l’artiste marocain comme une forme de résistance culturelle et intellectuelle pour « briser le mur entre le français et l’arabe ».
50La collection de courts essais rassemblés par Kenza Sefrioui dans son ouvrage Maroc : la guerre des langues ? (2018) rejoint les préoccupations de Bennis qui y a d’ailleurs collaboré, tout comme F. Laroui. Seize auteurs d’horizons divers, qu’ils soient romanciers, poètes, dramaturges, psychanalystes, slameurs, sociolinguistes ou journalistes, ont contribué à cette publication, la majorité de leurs essais étant écrits directement en français, et deux d’entre eux traduits de l’arabe. Dans son introduction, Sefrioui met en avant le fait que chacun des contributeurs, sous des angles différents, œuvre au même but, à savoir « l’idéal d’un véritable multilinguisme » (p. 7). Il y est cependant surtout question des langues arabe (classique, moderne et dialectal) et française plus que de l’amazigh.
51Un des objectifs principaux de l’ouvrage est de montrer que les langues en présence au Maroc sont enfermées dans des préjugés qui les opposent les unes aux autres comme des « langues de castes » dans une « logique d’exclusion et de domination » (p. 6) qui déchire la société marocaine. Ces préjugés, que le poète Abdellatif Laabi condamne comme « stupides » (p. 157), sont décrits dans la majorité des essais comme clivant pour la société marocaine : d’un côté, la promotion du français comme la langue de la réussite sociale, des sciences, de l’économie et de la modernité ; de l’autre, l’enfermement de l’arabe dans sa sacralité archaïque et passéiste. Or, Laabi précise que ces préjugés sont davantage à l’œuvre dans le monde arabe qu’à l’extérieur (ibid.) et déplore à la fois « la prégnance de l’idéologie » et « la dimension néocolonialiste de la francophonie dans cet enfermement de la langue arabe » (p. 156).
52Lahlou renchérit en expliquant l’échec de l’arabisation de l’enseignement par le manque de maîtrise de l’arabe classique par les Marocains à l’indépendance et du fait de « la réussite totale de la francisation de la famille régnante, de la grande bourgeoisie et de l’élite politique bourgeoise qui forma les gouvernements successifs du pays de 1956 à nos jours » (p. 131).
53La plupart des contributeurs s’insurgent contre « ceux qui disent qu’il est impossible de créer en arabe » (Jay, p. 142). Ils souhaitent « impliquer » l’arabe dans « la modernisation de la pensée et dans l’aventure de la créativité » (Bennis, p. 81) et faire de l’arabe « une langue de liberté » (Lahlou, p. 137), en mêlant sacré et profane, langue classique et dialecte, tout en s’appropriant aussi le français comme langue de créativité, « pour que soit enlevée à cette belle langue la connotation de langue du colonisateur » (ibid.). Ces auteurs prônent ainsi une pluralité linguistique et culturelle non-exclusive, notamment à travers la traduction qu’ils considèrent comme le remède à la guerre des langues pour « amener les langues à se féconder mutuellement au lieu de s’exclure » et pour « élargir le champ de notre imaginaire » (Laabi, p. 156).
54Cette force de conviction de textes exaltés les rend exaltants à lire. Pourtant, il est difficile de ne pas se demander comment mettre en place cette « libération » des langues concrètement pour permettre à l’ensemble des Marocains, moins lettrés que les auteurs de l’ouvrage, d’y adhérer et d’y participer, notamment à travers l’éducation. Dans ce sens, les propos de Moatassime cités plus haut semblent d’autant plus percutants dans la mesure où, tout en ayant lui aussi accès au multilinguisme et en écrivant dans un français majestueux, il alarme ses lecteurs sur la difficulté de donner accès à un bilinguisme solide, cohérent et non perturbant à tous les enfants marocains à travers l’enseignement public. Il semble difficile, en tout cas, de concevoir que le système éducatif public, tel qu’il fonctionne actuellement, puisse le permettre dans un avenir proche. En effet, comme nous le verrons dans les chapitres consacrés aux pratiques d’enseignement, les méthodes, les discours et les contenus des enseignements à l’école participent eux-mêmes à la perpétuation de ces rôles figés assignés aux langues enseignées et d’enseignement.
55En attendant, la création littéraire en arabe continue d’être constamment dans l’obligation de se positionner en relation et en référence à la langue du Coran, qu’il s’agisse d’en perpétuer et d’en célébrer la beauté intouchable sans l’altérer dans sa pureté, ou de prendre ses distances avec sa sacralité, quitte à risquer d’être accusé de sacrilège. Haeri (2003) analyse très finement cette omniprésence de la référence coranique et de la transgression que constitue toute écriture autre que religieuse ou patriotique dans son étude sur l’écriture littéraire et journalistique dans l’Égypte contemporaine.
56C’est également un sujet de préoccupation constant dans les propos de jeunes écrivains marocains interrogés qui vivent effectivement leur écriture romanesque ou poétique en arabe comme une transgression par rapport à la langue sacrée. En écho avec la pensée de Bennis quand il dit que « pour révolutionner la langue arabe, il faut lui faire violence », un enseignant, poète et romancier fait lui aussi état, lors d’un entretien, de ce dilemme transgressif et de la nécessité pour l’écrivain – mais aussi pour le citoyen qui voudrait réellement s’approprier la langue arabe – de malmener et transformer la langue coranique pour la faire sienne au présent :
« L’arabe incarne le sacré, le Coran – mais l’écrivain peut s’approprier son propre arabe. Je fais une création. Par exemple, j’utilise la structure verbale du français sujet plus verbe quand j’écris un roman en arabe. Je me l’approprie. L’écrivain a ce pouvoir. […] L’écriture permet la transformation de la langue du Coran : je la charge de sens, je la violente, elle n’est plus uni-sens, elle devient multiple, interpelle plusieurs lectures, plusieurs visions différentes, bien plus de sens qu’on ne croit. Des sens infinis. C’est ce qui me donne un bonheur illimité. » (Saïd, enseignant de français en lycée ; poète et romancier en arabe)
57Pour les écrivains concernés, cette double nécessité de libérer la langue arabe du joug religieux qui l’enferme dans sa pureté intouchable comme langue sacrée, et de la libérer de « l’usurpation » par la langue française du champ de la modernité marocaine, n’est pas sans danger. En témoigne ce propos de la romancière algérienne Ahlam Mosteghanemi contre laquelle de nombreuses fatwas ont été lancées en Algérie à cause de ses écrits romanesques en arabe jugés scandaleux (entretien dans Jeune Afrique, 21 janvier 2003) :
« Écrire en arabe est déjà un combat en soi. Nous écrivons dans une langue minée de pièges, où, à chaque tournant de phrase, nous risquons de commettre un délit. Avant, nous écrivions pour le lecteur anonyme, aujourd’hui, nous écrivons pour le tueur anonyme. N’importe quel lecteur peut avoir un droit de mort sur vous. L’écrivain ne demande plus à vivre de ce qu’il écrit, mais à ne pas mourir à cause de ce qu’il écrit. »
58On voit se dessiner ici une interprétation multiple de la problématique des langues dans l’éducation, et plus largement dans la société marocaine et maghrébine. En effet, les tenants d’une arabisation totale défendent une pureté de la langue arabe synonyme d’identité, d’unité nationales, de valeurs communes et de cohésion sociale contre l’ingérence étrangère par la langue française qui viendrait mettre en péril cette identité arabo-musulmane. En même temps, ces mêmes personnes ne semblent pas souhaiter développer et enrichir la langue arabe pour en faire une langue vivante du présent, mais semblent plutôt vouloir la garder dans son écrin de langue religieuse. De l’autre côté, les tenants du bilinguisme, même s’ils défendent le principe de l’enseignement et la protection de la langue arabe comme langue officielle, ils agissent en réalité surtout en faveur de l’utilisation de la langue française, en cantonnant la langue arabe à l’enseignement des disciplines littéraires et des sciences humaines et en la considérant par principe, voire par nature, comme étant inapte à l’enseignement des matières scientifiques et économiques.
59La langue arabe est ainsi en quelque sorte figée et muséifiée par les deux camps. Toute appropriation personnelle contemporaine qui la remodèlerait autrement est susceptible d’attirer les foudres des premiers pour trahison ou blasphème et de rencontrer le désintérêt des seconds comme étant « de la littérature », certes belle et élevée, un passe-temps pour se détendre à ses heures perdues, mais inutile dans la course effrénée à la modernité, à la performance et à la rentabilité. Le statut de la langue arabe est, dans ce sens, comparable à celui du latin et du grec ancien en Europe aujourd’hui, si ce n’est que l’arabe a, en plus, des dimensions sacrées et identitaires postcoloniales qui en font une langue qui déchaîne les passions, tandis que le latin et le grec ont été muséifiés et remplacés par les langues vernaculaires depuis longtemps.
60Dans un tel contexte, dans quelle langue arabe éduquer les enfants marocains à l’école ? Nous verrons dans les chapitres consacrés à l’enseignement des langues dans les établissements scolaires les choix pédagogiques faits dans les curricula, les manuels et les pratiques d’enseignement. Pour le moment, contentons-nous ici de souligner la présence de ce dilemme autant dans le domaine de l’enseignement que dans les domaines de la création littéraire et culturelle. En effet, si personne n’arrive vraiment à s’accorder sur quelle langue arabe mettre en avant, quelle langue enseigner ? La langue du Coran ? Une langue qu’on récite et qu’on célèbre dans sa pureté d’antan mais dans laquelle on n’est autorisé à créer qu’en état de transgression ? Une langue moderne transgressive ? Une langue qu’on s’approprie et dans laquelle on crée mais dans la clandestinité, sous le coup de la condamnation des puristes ?
Notes de bas de page
1. الائتلاف الوطني من أجل اللغة العربية بلمغرب
2[https://iitilaf.org/], consulté le 20 janvier 2023.
3Programme de recherche de l’AMERM, Association marocaine d’études et de recherche sur les migrations.
4Établissement public administratif de promotion de l’emploi et d’accompagnement à l’insertion professionnelle, [http://anapec.org/sigec-app-rv/], consulté le 20 janvier 2023.
5Terme technique d’analyse littéraire qui désigne un narrateur omniscient dans un récit.
6CNLAM 4 décembre 2017, « تفكك القيم المدرسية والتربوية والمجتمعية ».
7Ibid. « نبني جيلا من التائهين والفوضويين والفارغين ».
8Parti d’avant-garde démocratique socialiste.
9Ci-après nommé F. Laroui pour le différencier d’Abdallah Laroui souvent cité dans cet ouvrage.
10Université régionale, « D’une langue à l’autre : de la langue maternelle à la langue d’enseignement et d’apprentissage », Institut français de Marrakech, 10-12 avril 2017.
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