Chapitre IV. Un système éducatif national globalement en échec selon les évaluations nationales et internationales
p. 73-80
Texte intégral
1Les échecs, les dysfonctionnements et les insuffisances de l’école publique marocaine sont énoncés, évalués, détaillés par une multitude de rapports d’évaluation de diverses instances nationales et internationales qui souvent ne tiennent pas compte des données et des analyses les uns des autres. En effet, ces instances ont souvent leurs propres critères et modes d’évaluation, mais aussi leur propre « agenda » politique et économique, qu’il s’agisse du Conseil supérieur de l’enseignement, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS) dont il a déjà été question, de l’Observatoire national du développement humain (ONDH), de l’Agence française de développement (AFD), de l’Unesco ou de la Banque mondiale.
2Les analyses qui suivent s’appuient surtout sur les rapports de l’ONDH (2017) et du CSEFRS (20171) qui sont les plus approfondis dans la mesure où ce sont des évaluations nationales récentes, réalisées par des instances qui fonctionnent en concertation l’une avec l’autre. Elles ont également le mérite d’associer leurs données quantitatives avec des enquêtes qualitatives faites d’entretiens et de focus groupes avec des acteurs de l’école (directions, enseignants, élèves).
3De plus, leurs rapports montrent une connaissance bien plus fine du terrain que ceux des agences internationales. En effet, ces dernières s’appuient le plus souvent sur des généralités purement statistiques et des comparaisons avec d’autres pays selon des critères d’évaluation internationaux normatifs se voulant purement techniques, apolitiques, neutres et universels, sans prendre en compte la singularité des situations locales. Pourtant, malgré leurs différences d’approches et de méthodes, les constats des évaluations nationales et internationales se rejoignent en dressant des bilans extrêmement négatifs, alarmistes et sans concessions sur l’état du système scolaire public marocain.
État des lieux des diagnostics des évaluations
4Les rapports de l’ONDH (2017) et du CSEFRS (2009 et 2017) évaluent respectivement les acquis d’élèves de la 4e année du primaire et du tronc commun (équivalent de la seconde au lycée). L’ONDH a également fait passer des tests de connaissances disciplinaires et pédagogiques à une cohorte d’enseignants de la même année du primaire.
5Au niveau du primaire, les conditions matérielles de scolarisation identifiées par l’ONDH sont inquiétantes. Le rapport compare ces conditions dans les écoles publiques à celles des écoles privées et en fonction de leur situation géographique en milieu urbain ou rural. Les aspects évalués portent sur : l’accès aux manuels et aux fournitures scolaires (cartable, cahier, crayon) ; la présence ou non de tableaux noirs lisibles dans les classes ; de toilettes ; de points d’eau et de l’électricité dans les bâtiments (p. 20 sq.).
6Il suffit de citer quelques chiffres pour envisager l’étendue des problèmes de l’école publique : 48,6 % des établissements seulement disposent de toilettes ; 67,5 % des élèves disposent d’un crayon et d’un cahier tandis que les autres n’ont rien pour écrire. Il n’y a pas suffisamment de manuels pour chaque enfant (87,7 % en reçoivent un et le partagent avec leurs camarades). Les écoles en milieu rural sont très largement défavorisées par rapport aux écoles en ville, certaines ayant des salles de classe délabrées sans eau ni électricité, notamment dans les régions montagneuses comme celle du Haouz. Le nombre d’élèves par classe n’est pas analysé de manière approfondie, mais il ne semble pas rare que certaines classes de première année de primaire (équivalent du CP) comme de lycée aient des effectifs allant parfois au-delà de 40 élèves2.
7L’environnement socio-éducatif défavorisé des élèves est également souligné par le rapport du CSEFRS (2017) dont l’échantillon concerne plus de 34 000 élèves de tronc commun. Il affirme qu’ils sont issus « dans leur quasi-totalité des couches pauvres et moyennes », leurs conditions socio-économiques étant « loin d’être favorables », un tiers des pères et la moitié des mères étant analphabètes et/ou n’ayant jamais été scolarisés (p. 7 sq.).
8Les deux rapports constatent également un fort taux d’absentéisme et de retards de la part des enseignants comme des élèves (ONDH, 2017 : 25 sq. ; CSEFRS, 2017 : 12). L’ONDH montre le manque de suivi et de contrôle administratif des absences et des retards des enseignants (p. 28). De son côté, le CSEFRS fait état d’une violence scolaire verbale et physique « très répandue dans les lycées », que ce soit entre élèves ou entre enseignants et élèves (p. 12).
9Concernant les connaissances disciplinaires et pédagogiques des enseignants, le bilan de l’ONDH est également inquiétant. L’Observatoire a fait passer des tests de connaissances en mathématiques, en arabe et en français à 959 enseignants de 4e année de primaire dans des écoles réparties dans les douze régions du royaume, 53 % de ces écoles étant situées en zones rurales (p. 19). Ces tests étaient élaborés à partir des curricula de primaire pour évaluer si « les enseignants ont les compétences de base en lecture, écriture et arithmétique dont les élèves ont besoin afin de progresser scolairement » (p. 32). Les résultats montrent que les enseignants ont un niveau bien meilleur en mathématiques (avec une note moyenne de 83,7 % de réussite aux épreuves) qu’en langues (55,2 % en arabe et 40,8 % en français, p. 35) ; ceux d’entre eux ayant obtenu plus de 80 % de réponses justes étant 67,6 % en mathématiques, 4,2 % en arabe et 0 % en français (p. 33).
10De même, l’évaluation en pédagogie donne des résultats faibles puisque la note moyenne des enseignants évalués est de 34 % de réussite (p. 28). Les enseignants interrogés pendant l’enquête qualitative déplorent d’ailleurs leur propre manque de maîtrise des langues. Ils mettent aussi en avant leurs carences en formations, qu’elles soient dues à la brièveté de la formation initiale peu adaptée, au manque de formation continue ou à l’absence d’encadrement pédagogique pour l’enseignement des langues. Beaucoup font part également de leur démotivation, de leur absence d’intérêt personnel pour la lecture, voire de leur désintérêt pour un métier que certains ont souvent choisi « par défaut » (p. 41).
11Les résultats des évaluations des acquis des élèves sont tout aussi inquiétants dans les deux rapports. L’ONDH a évalué 2 368 élèves d’écoles primaires publiques3 qui obtiennent des notes moyennes de 64,4 % de réussite en arabe ; 53,6 % en mathématiques et 41,6 % en français (p. 42). Le rapport ajoute que le score des élèves des écoles publiques est nettement plus faible que celui des élèves du privé testés (p. 43). De plus, des différences importantes sont relevées entre les résultats des élèves des écoles publiques en milieu urbain (68,6 % de réussite en arabe ; 60,1 % en mathématiques ; 50,6 % en français) et ceux des élèves des écoles publiques en milieu rural (63,2 % en arabe ; 57,3 % en mathématiques ; 38,9 % en français).
12Quant aux élèves du tronc commun évalués, le rapport du CSEFRS affirme que « les scores des élèves restent faibles et ne dépassent pas 51 sur 100 » dans les six matières évaluées (p. 12). Les scores les plus faibles sont à nouveau en langue française : 23 % de réussite dans les filières de lettres et sciences humaines et 32 % dans les filières scientifiques. Les résultats en mathématiques sont également faibles : 38 % et 33 % respectivement ; les scores en langue arabe ne parviennent pas non plus à la moyenne, avec 39 % et 46 % respectivement. Les scores les plus élevés sont en Sciences de la Vie et de la Terre pour les deux filières avec respectivement 51 % et 50 %.
13Ce rapport souligne aussi la présence d’une « hiérarchisation » entre les filières de tronc commun, les élèves « les moins performants » se trouvant dans les filières littéraires (p. 17). Par ailleurs, comme dans le primaire, les élèves du privé obtiennent de meilleurs résultats que ceux du public. En revanche, les élèves des lycées en milieu rural obtiennent de meilleurs résultats que ceux des lycées urbains, sauf en langue française (p. 13). Le rapport en conclut « une faiblesse généralisée des acquis des élèves, surtout pour les langues et les mathématiques et, ce, pour tous les Troncs Communs » et préconise « des mesures d’urgence » (p. 17) dans la continuité de celles qui sont en cours au travers de la « Vision stratégique 2015-2030 » préconisant : des réformes des programmes, des méthodes pédagogiques et de la formation des enseignants ; un « appui social » ; le développement de ressources matérielles, sportives et culturelles dans les établissements ; du soutien scolaire (p. 20).
14Les rapports des instances internationales sont en cohérence avec ces analyses des évaluations nationales, tout en y ajoutant des variables d’évaluation comparatives avec d’autres pays selon des critères internationaux se voulant purement techniques et objectifs, notamment en se basant sur les résultats aux évaluations scolaires internationales PIRLS4 et TIMSS5. Le rapport de la Banque mondiale (2016) souligne « les progrès remarquables » du Maroc pour son taux de scolarisation en 2014 (98,8 %) mais déplore « la faible qualité des enseignements » en s’appuyant sur les résultats aux tests PIRLS et TIMSS de 2011 (p. 251). Il y est précisé que les élèves marocains de l’école primaire obtiennent les résultats les plus faibles dans les tests de lecture et sont à l’avant-dernière place dans les tests de mathématiques sur les 50 pays évalués. En se basant sur les écarts entre les élèves les plus et les moins performants, ce rapport présente le système scolaire marocain comme « le plus inégalitaire de l’échantillon », parlant d’une « véritable fracture scolaire au sein de la société marocaine » qui « tend à reproduire les inégalités sociales en fonction de l’origine socio-économique des parents » (p. 255). De plus, en comparant les résultats aux évaluations internationales depuis 2003, il conclut sur « la dégradation continue de l’école publique » (ibid.).
15Les causes identifiées par ce rapport de la Banque mondiale ciblent en premier lieu des problèmes de qualité de l’enseignement, de formation des enseignants et de gouvernance (p. 257). Sont particulièrement ciblés le manque de compétences des enseignants, leur démotivation, leur « résignation généralisée » (p. 258), ainsi que l’environnement socio-économique des élèves, le manque de « mixité sociale » et d’« équité scolaire » à l’école publique et le manque de confiance en soi et de motivation des enfants qui y sont scolarisés (p. 261).
16Cette approche techniciste selon des critères de comparaison et de normativité internationale se retrouve dans d’autres rapports tels que ceux de l’Unesco (2010) et de l’AFD (2011). Cependant, les rapports de la Banque mondiale sont ceux dont le style est le plus injonctif, voire intrusif politiquement. En effet, au-delà des constats purement techniques des résultats aux tests internationaux, une critique dépréciative des contenus d’enseignement est également présente. C’est le cas du rapport précédent de 2007 qui le fait de manière très explicite, voire agressive, en jugeant que le Maroc fait partie des pays qui « continuent d’adopter une pédagogie dépassée », ciblant notamment la trop grande place donnée dans les curricula à « la langue arabe, l’histoire et la religion par rapport aux mathématiques, aux sciences et à la technologie » (p. 18).
17Cette critique directe de choix pédagogiques assumés par le Maroc au nom de l’unité, de l’identité et des valeurs nationales est répétée de façon moins brutale et plus diplomatique dans le rapport de 2016 de la Banque qui souligne la nécessité d’une « thérapie de choc » et d’un « miracle éducatif », tout en s’appuyant sur les travaux de l’anthropologue marocain Janjar sur la littératie restreinte dans la société marocaine. Le rapport reproche au système éducatif marocain d’être basé sur la tradition à travers des « champs des savoirs locaux et leur univers cognitif » au lieu de s’adapter au « marché cognitif planétaire » (p. 254). Cela est ensuite repris dans les recommandations de « promouvoir les compétences du xxie siècle » (p. 263). Ces pressions vers un nivellement normatif des systèmes éducatifs en termes de « marché » constituent à elles seules des partis pris et des idéologies politisés sous couvert d’expertise technique et apolitique. Pour autant, malgré la présence de ces divers « agendas » à l’œuvre dans les évaluations nationales et internationales, leurs résultats s’accordent sur la réalité des difficultés rencontrées par le système éducatif au Maroc.
La place des langues dans ces diagnostics
18La question des langues est omniprésente dans les évaluations nationales et internationales. Elles présentent, cependant, un paradoxe étonnant : le niveau des élèves et des enseignants en arabe, principale langue de scolarisation au Maroc, est évalué selon les mêmes critères et les mêmes compétences que leur niveau en français, qui est pourtant une langue étrangère. Une des conclusions du rapport du CSEFRS déclare que « la faiblesse linguistique est prédominante » (2017 : 17). Or, l’ensemble des rapports mentionnent le plus souvent l’arabe et le français simultanément, comme si ces deux langues avaient un rôle, une enveloppe horaire et des programmes d’enseignement identiques et que les compétences visées dans les deux langues étaient semblables, sans distinction. Même dans les rapports nationaux, dont les responsables sont pourtant au fait des spécificités linguistiques du pays, les résultats dans les deux langues sont associés, comparés, mis sur le même plan, sans cibler prioritairement la langue première de scolarisation, les compétences nécessaires à développer chez les élèves ou les contenus à privilégier d’abord dans cette langue.
19Dans les tests d’arabe des évaluations de l’ONDH et du CSEFRS de 2017, la note moyenne des élèves de l’école primaire publique est de 64,4 %, ce qui est un peu au-dessus de la moyenne (50 %). La situation devient plus alarmante au niveau du lycée où les élèves des Troncs Communs littéraires et scientifiques obtiennent respectivement 39 % et 46 % dans cette langue, ce qui est bien en dessous de la moyenne et montre que les élèves ont une maîtrise très partielle et faible de leur langue principale de scolarisation. Le rapport du CSEFRS précise d’ailleurs que « seuls 9 % des élèves scientifiques peuvent être considérés comme performants en langue arabe et, ce, contre 4 % des littéraires » (p. 15). Les résultats des tests pour le français sont bien pires et, eux aussi, décroissent fortement entre la quatrième année du primaire et le tronc commun avec une note moyenne de 41,6 % en primaire et de respectivement 23 % et 32 % pour les lycéens littéraires et scientifiques, ce qui montre également une absence de maîtrise de la principale langue étrangère.
20Bien que les compétences évaluées et les modalités des tests nationaux soient très différentes de celles des évaluations internationales, les constats sont très alarmistes dans les deux cas. Ainsi, les résultats des élèves de l’école publique marocaine sont faibles aussi bien selon les critères nationaux que selon les critères internationaux.
21Les critères des compétences linguistiques ciblées par les évaluations nationales pour l’arabe et le français portent essentiellement sur des compétences de déchiffrage et de lecture pour le primaire, puis sur des compétences d’analyse grammaticale et littéraire pour le secondaire. Les tests de l’ONDH pour la quatrième année du primaire ciblent les mêmes compétences pour l’arabe et le français, à savoir : « reconnaître une lettre ; identifier des mots simples ; identifier des images simples ; lire une phrase simple ; lire un paragraphe ; compréhension de lecture » (p. 45).
22Pour le tronc commun au lycée, les compétences évaluées par les tests du CSEFRS ciblent pour l’arabe : la reconnaissance de la typologie de textes littéraires ; l’expression de son point de vue sur un texte ; l’utilisation de phrases rhétoriques ; la compréhension du sens métaphorique ; la maîtrise de l’orthographe et de la grammaire ; la compréhension d’une consigne de rédaction (p. 15).
23Pour le français, les compétences visées ne sont pas aussi explicitement détaillées mais on y trouve : formuler un propos avec un « niveau de langue soutenu » ; « inférer du sens à partir d’expressions dont la dimension culturelle est purement française » ; « la lecture méthodique des œuvres et les grilles d’analyse des textes » ; émettre « un jugement fondé » ou un « point de vue critique » ; respecter une consigne de rédaction ; rédiger un texte cohérent ; rédiger des phrases correctes (ibid.). On voit ici combien le niveau de langue française n’est pas évalué selon des critères d’enseignement d’une langue étrangère, mais plutôt comme s’il s’agissait d’une langue maternelle ou seconde pratiquée par les enfants en dehors de l’école, ce qui est loin d’être le cas des élèves des établissements scolaires publics marocains.
24Or, si l’on compare ces critères et modalités d’évaluation des tests nationaux avec ceux des tests internationaux comme PIRLS de la même année, le fossé est béant. En effet, dans les évaluations PIRLS de 2017, les compétences ciblées dans les types d’exercices proposés sont : « prélever une information ; faire des déductions ; interpréter et assimiler des idées et des informations ; évaluer et critiquer des éléments du contenu et des éléments textuels » (p. 13, traduction personnelle de l’anglais). L’objectif principal du cadre d’évaluation est de « lire pour faire » (« reading to do »), en visant « la capacité à réfléchir sur des textes écrits et à utiliser ces textes comme des outils pour atteindre des objectifs individuels et sociétaux6 » (p. 11). Dans le même paragraphe, il est précisé : « l’essentiel n’est plus de faire preuve de fluidité et d’une simple compréhension, mais de montrer la capacité d’appliquer ce qui est lu à de nouvelles situations ou projets7 » (ibid.).
25L’instrumentalisation des compétences de lecture et une forme de rapport utilitariste aux textes et à la lecture sont présentes à travers le mot « outils » et dans l’esprit des deux phrases citées puisqu’il s’agit de s’approprier le texte et les informations qu’il contient en fonction de l’utilité personnelle et sociale qu’on en a (ou pourrait en avoir) dans des situations d’application concrètes de la vie réelle. On est donc loin des évaluations nationales marocaines qui privilégient des compétences qui s’apparentent à des critères de « fluidité et simple compréhension » pour le primaire et qui sont essentiellement littéraires pour le secondaire.
26D’autre part, de manière générale, la question des langues, de leur enseignement et de leurs rôles respectifs dans l’éducation des enfants marocains reste éminemment politisée, voire taboue à plus d’un titre, tant dans les évaluations nationales qu’internationales. En témoigne l’ambiguïté maintenue par les contenus des tests de ces évaluations sur les statuts respectifs de l’arabe et du français, qui relève à nouveau davantage de considérations d’ordre politique plutôt que pédagogique. En effet, une politique linguistique éducative cohérente ne s’efforcerait-elle pas de mettre la langue principale de scolarisation, son apprentissage et sa maîtrise au premier plan des objectifs éducatifs au lieu de conserver et d’alimenter cette ambiguïté ?
27À nouveau, il semble qu’il y ait un manque de volonté politique de se pencher sur la question et de trancher, notamment en identifiant et statuant clairement quelle langue arabe enseigner et comment, afin qu’elle puisse être appropriée par les enseignants et les élèves comme la langue principale d’enseignement, et maîtrisée/utilisée comme telle. De même, la langue française occupe à nouveau une place ambiguë – tue et omniprésente – puisqu’elle est mise officieusement sur le même plan que la langue officielle, tout en ne faisant pas non plus l’objet d’une réflexion pédagogique approfondie. Comment, dans ces conditions, pouvoir prétendre que l’enseignement des langues, tel qu’il est actuellement, permet aux élèves d’atteindre la même maîtrise et le même type de compétences dans les deux langues de manière équivalente ?
28L’ensemble des rapports d’évaluation nationaux et internationaux s’accordent à dire que l’environnement socioculturel et linguistique de l’enfant est primordial à sa réussite scolaire et que la question des différences d’accès aux langues en dehors de l’école est un facteur de discrimination sociale. Pourtant, aucun n’intègre explicitement dans ses analyses, de manière approfondie, pratique et pédagogique, la nécessité de différencier les approches pédagogiques de l’enseignement des deux langues et la question des différences entre les langues maternelles des élèves et la langue principale de scolarisation.
29Du côté international, le rapport de la Banque mondiale de 2016, qui reprend les résultats du Maroc à l’évaluation PIRLS, stipule simplement que « les ruptures linguistiques » dans la scolarité ne devraient pas être un problème insurmontable pour améliorer la qualité des apprentissages si l’environnement d’apprentissage était plus favorable (p. 257). Seuls les auteurs du rapport de l’Unesco de 2010 se permettent de – ou osent – mettre en avant ce « tabou » de la question des langues au Maroc et le fait qu’elle est sensible parce que « chargée idéologiquement » dans leurs préconisations pour créer et appliquer des politiques linguistiques éducatives cohérentes, solides et pertinentes en termes d’apprentissage (Tawil et al., 2010 : 61).
30Du côté national, cette question de la langue de scolarisation différente des langues maternelles des enfants marocains n’est jamais pleinement posée et analysée, sauf lors de brèves allusions non développées. Elle est même prestement écartée par les décideurs qui arguent que le débat sur la darija dans l’enseignement « n’est pas d’actualité » et est « pollué » (propos de Hassad alors ministre de l’Éducation nationale, Media24, 18 juin 2017).
31Ce rejet d’une discussion ouverte relègue à nouveau la question des langues maternelles dans l’inexistence et, de la sorte, continue à faire comme si le problème de changement de langue n’existait pas, au lieu de le prendre en considération dans les projets de réformes, en reconnaissant la place et l’importance des langues maternelles, même s’il ne s’agit pas pour autant forcément de les ériger comme langues de scolarisation et d’enseignement à la place de l’arabe.
Entre dysfonctionnements et réformes « coups de poing »
32Ces non-dits politiques et idéologiques, qui vont de pair avec les discours et argumentaires identitaires et nationalistes analysés dans la première partie de cet ouvrage, participent au blocage des réformes et à l’immobilisme du système éducatif national, malgré les efforts des instances nationales chargées de trouver des solutions pour améliorer le système éducatif, telles que le CSEFRS, qui reprennent à leur compte le registre techniciste des évaluations internationales dans leurs arguments pour défendre la nécessité des réformes.
33C’est dans ce contexte de paralysie et d’immobilisme que les réformes qui sont mises en place relèvent souvent davantage de la déclaration d’intentions et de campagnes de communication que de véritables changements de fond. En témoigne la précipitation avec laquelle ont été déclarées et mises en place les réformes linguistiques présentées précédemment qui font partie des recommandations de la « Vision stratégique 2015-2030 » du CSEFRS suite à de telles évaluations. En témoigne également la cascade de réformes éducatives annoncées dans la presse marocaine francophone pendant l’été 2017 par Mohammed Hassad, ministre de l’Éducation nommé en avril 2017, limogé quelques mois plus tard en octobre 2017 (Media24, 26 octobre 2017), puis remplacé en janvier 2018 par Saaid Amzazi. La compilation des articles de presse concernant ces réformes de l’été 2017 est intéressante pour montrer leur déferlement et leur aspect de campagne de communication « coup de poing ».
34En effet, si on ne prend en compte que trois journaux marocains francophones (TelQuel, L’Économiste et Media24), plus de 12 réformes et/ou changements dans le système éducatif sont annoncés dans 12 articles de presse différents pour la seule période allant du 15 juin au 12 septembre 2017, soit sur 3 mois. Sans rentrer dans le détail de toutes ces annonces, on peut souligner qu’elles portent sur des aspects aussi divers que : l’introduction de l’enseignement du français en première année primaire ; le recrutement de 24 000 enseignants contractuels pendant l’été (TelQuel, 8 août 2017) ; l’obligation des directions d’établissements de repeindre les murs des salles de classe (L’Économiste, 24 juillet 2017) ; l’obligation à la rentrée scolaire de porter l’uniforme pour tous les élèves (ibid.) ; une baisse des effectifs dans les classes (Media24, 4 août 2017) ; l’avancée de la date de la rentrée effective pour les élèves au 7 septembre (ibid.) ; des changements dans la pédagogie des langues arabe et française (ibid. et TelQuel, 8 août 2017) ; la mise en place d’un horaire continu dans les collèges (L’Économiste, 1er août 2017) ; l’ouverture des Sections internationales avec l’enseignement en français des matières scientifiques dans 250 nouveaux collèges (Media24, 27 juillet 2017) ; l’obligation de chanter l’hymne national et de lever le drapeau (L’Économiste, 6 septembre 2017), etc.
35Or, à qui s’adressent de telles annonces médiatisées pendant tout l’été dans des journaux francophones, si ce n’est à leur lectorat habituel généralement aisé, urbain, d’un niveau élevé d’éducation et qui ne scolarise très probablement pas ses enfants dans le système éducatif public ? D’après les caractéristiques socio-éducatives des élèves de l’école publique relevées par les rapports de l’ONDH et du CSEFRS cités, il est peu probable que les parents de ces enfants lisent de tels journaux. Il en est de même de la majorité des enseignants qui n’ont souvent été informés de tous ces changements par leur hiérarchie qu’à la rentrée de septembre, comme les enseignants d’arabe et de français rencontrés lors de formations durant l’année scolaire 2017-2018. Or, il semble que peu de ces annonces estivales aient été suivies d’effets si l’on s’en réfère aux témoignages d’enseignants et de parents d’élèves recueillis au mois d’octobre suivant dans un article de TelQuel (3 octobre 2017).
36Le même fonctionnement par annonces médiatisées se retrouve l’été suivant avec le nouveau ministre Amzazi, un article de L’Économiste du 10 juillet 2018 annonçant alors la création de 87 nouveaux établissements scolaires durant l’été dont 37 en milieu rural, ainsi que le recrutement et l’affectation de 20 000 nouveaux enseignants. Lorsque l’on sait que le manque de formation des enseignants constitue une des faiblesses majeures relevées par les évaluations nationales et internationales, on peut douter que la précipitation de cette nouvelle campagne de recrutement et le peu de formation que ces nouvelles recrues ont pu recevoir cet été-là aillent dans le sens d’améliorer la qualité de l’enseignement public au Maroc.
Notes de bas de page
1Un nouveau rapport d’évaluation pour l’année 2019 a été publié par le CSEFRS en novembre 2021. Ses analyses et conclusions sont proches de celles de 2017. Voir [https://www.csefrs.ma/publications/programmenational-devaluation-des-acquis-des-eleves-de-la-6eme-annee-primaire-et-3eme-annee-secondaire-collegialepnea-2019/?lang=fr], consulté le 20 janvier 2023.
2Ce constat ressort aussi des entretiens menés avec des directeurs d’établissements, des enseignants et des parents d’élèves, ainsi que d’observations de classe.
3Page 42, le rapport précise que la totalité de ces 2 368 élèves ont été testés en mathématiques ; la moitié d’entre eux en langue arabe et l’autre moitié en langue française.
4Progress in International Reading Literacy Study.
5Trends in International Mathematics and Science Study.
6« The ability to reflect on written texts and to use these texts as tools for attaining individual and societal goals » (termes soulignés par nous).
7« Emphasis is shifting from demonstrating fluency and basic comprehension to demonstrating the ability to apply what is read to new situations or projects » (termes soulignés par nous).
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