Chapitre II. Langues officielles et langues étrangères : des idéologies linguistiques cristallisées dans des discours politiques antagonistes sur la nation et l’identité marocaine
p. 43-55
Texte intégral
1Ces antagonismes au sein du pouvoir exécutif sur les politiques linguistiques éducatives se cristallisent de façon particulièrement virulente autour d’idéologies linguistiques clivées sur les langues dans l’enseignement, essentiellement l’arabe, l’amazigh et le français, qui se retrouvent mises en concurrence et investies comme des enjeux politiques et identitaires forts depuis l’indépendance. Si la langue amazighe est moins présente à l’intérieur de l’école que les deux autres puisqu’elle n’est officiellement enseignée que depuis 2003, elle est néanmoins aussi très fortement politisée et un enjeu de taille dans les discours et les positionnements.
2Ces idéologies linguistiques sont construites autour d’argumentaires et de représentations antagonistes sur ce que devraient être la nation, la souveraineté et l’identité marocaines. De part et d’autre, les arguments relèvent de l’identité, de l’appartenance et du nationalisme dans les discours sur l’arabe et l’amazigh. En revanche, ils s’appuient sur des registres différents lorsqu’il s’agit des langues étrangères et notamment du français, langue coloniale envahissante pour les uns, langue de mondialisation, de performance et d’efficience économique pour les autres.
L’arabe, langue identitaire, fondement de la nation
3Comme dans les autres pays arabes, l’arabe est « la langue officielle de l’État » du royaume du Maroc selon la Constitution de 2011 (article 5 : 5) comme dans les constitutions précédentes, et également « langue officielle » de l’enseignement (Charte nationale d’éducation et de la formation, 1999 : 6). Cependant, nulle part dans les textes il n’est spécifié de quelle langue arabe il s’agit, comme s’il n’y avait aucune ambiguïté possible.
4Cette absence de définition perpétue un non-dit idéologique. En effet, elle élude l’existence pourtant omniprésente des formes d’arabe marocain et des parlers amazighs qui sont les langues de communication et d’expression de la majorité des Marocains dans leur vie quotidienne aussi bien privée que professionnelle (voir notamment Benzakour, 2007 et Benitez Fernandez et al., 2013). Les définitions de ce qu’est la langue officielle sont donc fortement dépendantes de qui fait autorité en la matière, et peuvent fluctuer selon les convictions et les positions de ceux qui cherchent à la définir et ont le pouvoir d’asseoir leur légitimité à ce sujet, qu’ils soient des souverains, des politiques, des acteurs de l’éducation, des chercheurs, etc.
5Mejdell (2006 : 21) montre comment, dans l’ensemble des pays arabes, les politiques linguistiques concernant la langue officielle, définie comme la langue sacrée du Coran, reposent sur deux sous-entendus idéologiquement chargés : celui que les langues vernaculaires, langues de communication et d’expression quotidienne, n’existent pas (elles n’ont aucune existence officielle dans les textes tels que les constitutions) ; et celui que, grâce à la massification de l’éducation dans cette langue, elle est devenue ou en passe de devenir la langue d’expression quotidienne, aussi bien dans l’espace public que dans les foyers.
6Ces sous-entendus sont bien effectivement présents au Maroc puisqu’on les retrouve aussi bien dans la nouvelle Constitution de 2011, texte fondateur des principes de la nation marocaine, que dans la Charte nationale d’éducation et de formation de 1999 et dans la « Vision stratégique 2015-2020 ». Pourtant, en réalité, la « langue officielle » n’est pas l’unique langue d’enseignement dans les systèmes scolaire et supérieur publics au Maroc et n’est pas non plus la langue de communication et d’expression quotidienne des Marocains, loin de là1.
7Comme dans les autres pays arabes (voir Haeri, 2003 et Mejdell, 2006), au Maroc, c’est le caractère sacré de la langue officielle qui est principalement mis en avant. L’Islam étant religion d’État, la langue arabe est ainsi investie comme étant un ciment fort entre l’État et l’Islam et réciproquement. Les sociolinguistes marocains eux-mêmes la décrivent souvent comme : « la langue sacrée du Coran » (Moatassime, 1992 : 20) ; « la langue du texte sacré qui permet d’imposer une unité religieuse et linguistique à travers le Maghreb » (Ennaji, 2005 : 42) ; « la langue liturgique qui perpétue la tradition religieuse et la langue de la culture arabo-musulmane » (Benzakour, 2007 : 47). Le terme arabe fusha (de grande élégance, éloquence) est également utilisé pour la définir dans le sens d’une langue raffinée de « grande culture écrite et savante […] et langue des sciences profanes qu’elle a véhiculées à travers la Méditerranée » (Moatassime ibid. : 20). Cela, en opposition aux formes de l’arabe parlé au quotidien au Maroc appelées darija, l’équivalent du terme ‘āmmiyya plus utilisé au Moyen-Orient pour désigner l’arabe parlé vernaculaire ou populaire.
8À travers cette emphase sur son caractère sacré et son raffinement de grande culture, cette définition de la langue officielle est ainsi « au croisement » entre la linguistique et l’idéologie, comme l’analyse Pierre Larcher qui la qualifie d’« idéolinguistique » (2008). Dans ce même article, le linguiste montre comment le concept de l’arabe fusha a été progressivement construit à travers le Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne comme la langue « pure et châtiée » par opposition aux langues « vulgaires » (‘āmmiyya) de la masse (« vulgum pecus »). Il montre également comment les nationalistes dans le monde arabe en général se la sont appropriée dans une double idéologie à la fois « islamo-centrée » et « arabo-centrée » pour asseoir la légitimité de leurs discours et de leurs revendications. Il cite d’ailleurs un penseur nationaliste qui la qualifie de langue « unificatrice et unifiée » (« muwaḥḥ’ida wa-muwaḥḥada »).
9Une telle conception idéologique d’une langue officielle portée aux nues et figée dans sa sacralité laisse peu d’espace aux pratiques langagières de la réalité humaine, sociale, culturelle, scientifique, technologique et économique contemporaine, d’où la pertinence du très beau titre de l’ouvrage de Haeri en 2003, Sacred language, ordinary people, qui s’attache notamment à montrer la relation qu’entretiennent les Égyptiens « ordinaires » avec leur langue officielle. Au Maroc comme en Égypte, même si cette même conception idéologique figée de la langue prévaut dans les discours, les pratiques langagières quotidiennes développent et modèlent une langue arabe mouvante qui évolue et se transforme au gré de la réalité contemporaine vivante (voir notamment Miller, 2009 ; 2010 ; 2012 ; 2013 ; 2017 ; Benitez Fernandez et al., 2013 ; De Ruiter, 2006 ; 2012 ; 2013 ; De Ruiter et Ziamari, 2014 ; Caubet et Miller, 2016).
10Langue sacrée, symbole d’unification de la communauté (‘umma) arabo-musulmane, panarabe et religieuse, symbole de la grande culture arabe, la langue de l’État est investie comme un des symboles fondamentaux d’unification de la nation marocaine autour de sa langue, de sa religion, de son identité et de son intégrité territoriale dont les appareils d’État se positionnent comme les garants et les protecteurs légitimes. Aussi la langue est-elle chargée d’une aura idéologique d’autant plus forte qu’elle est conçue à la fois comme un des ciments et comme une des émanations de la nation et de la religion d’État. Or, dans cette idéologie, par association métaphorique, de même que la nation doit être protégée de toute invasion étrangère, la langue, dans sa pureté originelle, doit être préservée elle aussi de toute invasion linguistique étrangère. C’est à cette conception à la fois religieuse et nationaliste de la langue arabe que renvoie la proposition de loi du parti islamiste PJD, analysée dans le chapitre i, qui souhaite légiférer pour la « purifier de tous les mots et expressions étrangers ».
11Or, cette conception idéologique de la langue officielle n’est pas seulement l’apanage des discours des personnalités politiques et religieuses islamistes, même si ces derniers s’en font les champions avec verve et éloquence. En effet, on la retrouve aussi bien dans les textes officiels fondateurs de la nation et de son système éducatif cités plus haut que dans les discours du roi Mohammed VI qui, en tant que Commandeur des Croyants, comme son père Hassan II2, véhicule la même conception de la langue arabe3.
12Comme Haeri le décrit pour l’appareil d’État égyptien et Vermeren pour le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, cette mise en avant de la langue officielle comme langue religieuse d’État par le dirigeant du pays (monarque ou président) est un moyen d’assurer et de perpétuer son autorité, sa légitimité et son contrôle sur la sphère religieuse (Haeri, 2003 : 119-120 et Vermeren, 2011a). Ainsi, au Maroc la langue officielle se retrouve-t-elle un enjeu de pouvoir pour le roi, Commandeur des Croyants, face aux islamistes, et/ou face à d’autres groupes aux conceptions religieuses alternatives, en quête d’autorité et de légitimité religieuses. Or, comme Haeri le dit justement, cette autorité religieuse du chef de l’État n’est jamais totalement acquise et est constamment remise en cause par d’autres groupes qui la revendiquent pour eux-mêmes au nom d’une conception plus pure, plus authentique ou plus juste de l’Islam. Dans cette configuration, au Maroc comme dans les autres pays arabes, « la langue officielle à la fois renforce l’autorité de l’État et la remet en question4 » (Haeri, 2003 : 119).
13De plus, au-delà de l’enjeu de l’autorité sur la sphère religieuse, se pose celui de s’assurer ou de revendiquer l’autorité sur la sphère politique, notamment à travers la maîtrise de la définition de ce qu’est la nation marocaine et ses valeurs nationales, religieuses, morales et sociales. Ainsi, cette idéologie de la langue officielle est-elle au cœur des rivalités entre le Makhzen et une partie du gouvernement marocain, d’autant plus lorsqu’il y a une majorité islamiste au gouvernement pour qui l’assimilation entre langue officielle, identité arabe et Islam est un des principaux chevaux de bataille (Laroui A., 1987).
L’amazigh, langue identitaire « patrimoine »
14Après avoir été écarté au profit de l’arabe comme langue unique et unificatrice pendant des décennies après l’indépendance, l’amazigh est désormais aussi investi comme une langue d’identité nationale dans les discours politiques aussi bien du Palais que du PJD (voir notamment Boukous, 1995 ; Rachik, 2006 et Abouzaid, 2011).
15La première mention de la nécessité d’apprendre « les dialectes » est prononcée par le roi Hassan II dans son discours du 20 août 19945. Le discours du roi Mohammed VI du 30 juillet 2001 va plus loin, même si l’amazigh y est cité en dernier dans une phrase composée de trois propositions : la première portant sur l’arabe ; la seconde sur les langues étrangères ; la troisième sur l’amazigh et son « introduction » dans l’enseignement6. Elle est également mentionnée dans l’introduction de la proposition de loi du PJD de 2017 présentée dans le chapitre i. On remarque, cependant, chez le parti islamiste une tiédeur, voire une ambivalence certaine, face à cette langue, puisque le texte ne la mentionne qu’une seule fois et n’en dit pas un mot dans la section sur l’éducation alors même que, depuis 2003, les programmes officiels de l’école primaire prévoient qu’elle soit enseignée dès la première année (MENFPESRS, 20117).
16Abouzaid, dans sa thèse sur les politiques linguistiques éducatives marocaines relatives à l’amazigh, montre comment cette reconnaissance progressive et tardive de cette langue comme étendard de l’identité commune à tous les Marocains dans les discours politiques est due aux changements sociopolitiques qu’a connus le royaume depuis la fin des années 1960 (2011 : 102). Elle montre également « la dimension politico-religieuse » de ce retournement vers une reconnaissance plus ou moins forcée et ambivalente par l’État de la diversité culturelle et linguistique du peuple marocain, suite aux pressions des mouvements militants amazighs depuis 1967, aussi bien au Maroc que dans l’Algérie voisine (p. 128). Bien qu’elle écrive avant la publication de la Constitution de 2011, la chercheuse analyse comment « le mouvement du 20 février 2011 », lors des dites « révolutions arabes », a participé à l’accélération de cette reconnaissance de « l’amazighité, patrimoine commun de tous les Marocains, sans exclusive8 ».
17Cependant, malgré cette récente mise en valeur et l’ouverture sur la diversité linguistique des discours des pouvoirs publics, de facto le statut de l’amazigh reste bien en-deçà de celui de l’arabe désigné par la nouvelle Constitution de 2011 comme « la langue officielle » tandis que l’amazigh vient en seconde position comme « une langue officielle de l’État en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception » (Constitution 2011, article 5 : 5). Cette appellation de « patrimoine commun » est pour le moins ambiguë dans la mesure où l’amazigh semble ainsi être mis en avant comme un bien transmis par les ancêtres et hérité, donc davantage lié au passé et à une culture du passé que solidement ancré dans le présent.
18Par ailleurs, l’expression « tous les Marocains sans exception » vient dans un sens atténuer la conception d’une diversité culturelle et linguistique qui pourrait être considérée comme un obstacle à l’unité nationale puisque tous les sujets du royaume sont incités à se reconnaître dans cet héritage et cette transmission. L’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM) créé en 2001 véhicule aussi ce sens patrimonial, en mettant en avant comme sa mission première de « sauvegarder et promouvoir la langue et la culture amazighes dans toutes ses formes et expressions9 ». Ainsi, l’amazigh, langue du passé de tous, langue-patrimoine, semble ainsi davantage muséifiée que promue comme une force vivante actuelle, même si elle apparaît de plus en plus dans l’espace public dans la signalétique, les enseignes des bâtiments publics, etc.
19Ce statut ambigu de l’amazigh se retrouve également dans le système éducatif national. La Charte nationale d’enseignement et de formation de 1999, premier texte à promouvoir son enseignement, reste aussi ambiguë, voire ambivalente. L’amazigh y est simplement présenté comme une langue d’appui pour « faciliter l’apprentissage de la langue officielle au préscolaire et au niveau du premier cycle de l’école primaire » (article 115 : 45) dans la section intitulée « Renforcement et Perfectionnement de l’enseignement de la langue arabe ». De plus, il est officiellement enseigné dans les écoles primaires depuis 2003 mais, de fait, très peu d’établissements scolaires appliquent cette règle10.
20Ce n’est qu’en 2015 que la « Vision stratégique 2015-2030 » du CSEFRS déjà citée va plus loin dans la clarification du statut de l’amazigh dans l’enseignement, puisque, parmi les dispositifs pédagogiques à mettre en place pour l’apprentissage des langues, elle préconise de développer chez les élèves la capacité à « communiquer en amazigh » (article 85 : 45). Il s’agit pourtant d’une compétence moindre que celle de « maîtriser » mise en avant au sujet de l’arabe dans le même texte.
21Pendant l’année scolaire 2019-2020, l’officialisation et l’institutionnalisation de l’intégration de l’enseignement de l’amazigh dans le système éducatif marocain ont connu une accélération, notamment avec l’entrée en vigueur le 12 septembre 2019 de la loi organique 26-16 portant sur « les étapes de la mise en œuvre du caractère officiel de la langue amazighe et des modalités de son intégration dans l’enseignement et dans les différents secteurs prioritaires de la vie publique »11. De plus, en appui à cette loi, le projet de loi organique concernant la création du Conseil national des langues et de la culture marocaine (CNLCM) annoncée par la Constitution de 2011 a été adopté le 12 février 2020, son rôle étant « la protection et le développement des deux langues officielles, l’arabe et l’amazigh, ainsi que le hassani, les parlers et les différentes expressions culturelles marocaines12 ».
22Pour autant, sur les pages du site officiel du MENFPESRS concernant l’enseignement primaire qui ont été mises à jour en septembre 2020, ainsi que dans les nouveaux curricula, l’enseignement de l’amazigh n’est quasiment jamais mentionné. Une des rares occurrences qui y fasse référence met en avant pour le préscolaire : « des activités de préparation à l’apprentissage de la lecture et l’écriture en langue arabe, notamment à travers la maîtrise de l’arabe oral, et en s’appuyant sur les langues maternelles13 ». Une telle mention des langues maternelles mobilisées en appui de l’enseignement de l’arabe semble être une reprise directe de la Charte de 1999 et faire table rase de toutes les étapes de l’institutionnalisation de l’enseignement de l’amazigh qui lui ont succédé par la suite. Ainsi, concernant la langue amazighe, les institutions publiques marocaines fonctionnent en décalage et sans véritable coordination tant politique qu’opérationnelle.
Le français : entre non-dits idéologiques et omniprésence
23La présence et le statut ambigus de la langue française participent à l’exacerbation de la rivalité pour la légitimité politique et religieuse entre les acteurs politiques, entre ceux qui sont en faveur du renforcement de sa présence dans le système éducatif et ceux qui s’y opposent au nom de l’identité nationale et de la protection de la langue arabe.
24Langue de l’ancien colonisateur sous le protectorat français (1912-1956), la langue française est, comme l’arabe, chargée idéologiquement de non-dits, de sous-entendus et de représentations implicites. Comme la darija et les parlers amazighs, elle est absente des textes nationaux officiels. Comme eux également, elle est omniprésente dans l’espace public marocain, que ce soit dans la signalétique, l’administration, l’enseignement supérieur, le marché de l’emploi qualifié, l’économie et les échanges avec les pays francophones, les médias et la publicité (voir entre autres Moatassime, 1992 ; Ennaji, 2005 ; Benzakour, 2007 ; Benitez Fernandez et al., 2013 ; Caubet et Miller, 2016). Sa présence se fait aussi sentir en creux dès que la question des langues au Maroc est débattue dans les discours politiques qui portent sur l’identité nationale : elle est très souvent mentionnée en miroir par opposition à la langue arabe et, comme dans les déclarations fréquentes de l’Istiqlal et du PJD, considérée comme un danger pour la langue arabe et, au-delà, pour l’identité marocaine, arabe et musulmane et pour l’intégrité de la nation.
25Contrairement à la langue arabe qui apparaît dans quasiment chaque paragraphe de tout texte officiel généraliste au sujet de l’éducation, la langue française n’est pas mentionnée nommément dans les textes antérieurs à la « Vision stratégique 2015-2030 ». Pourtant, paradoxalement, ces mêmes textes sont le plus souvent édités et publiés sur les sites officiels en arabe et en français. De même, comme nous l’avons vu, le français est la langue d’enseignement du plus grand nombre des filières de l’enseignement supérieur.
26Ce silence officiel sur une présence linguistique aussi prégnante que celle de la langue française au Maroc ne peut que souligner le malaise des institutions face à une langue en porte-à-faux avec les discours des acteurs politiques. Il est sans doute difficile d’affirmer officiellement que cette langue est omniprésente dans le royaume sans reconnaître, par conséquent, que le statut de la langue arabe n’est peut-être pas aussi solide, unifié et unificateur que les discours officiels ne le martèlent.
27D’autre part, les discours sur la langue française chez les personnalités politiques, comme chez bon nombre de chercheurs marocains qui étudient les langues dans le contexte national, sont le plus souvent ambivalents et font alterner, parfois dans un même texte ou une même déclaration, deux registres de représentations opposés : l’un extrêmement négatif de registre identitaire la concevant comme un risque d’invasion étrangère contre laquelle il faut se protéger et protéger la langue, la culture et l’identité marocaines ; l’autre extrêmement positif de registre technocratique, la concevant comme un des instruments incontournables d’accès à la modernité et à la réussite professionnelle et sociale aussi bien au niveau national qu’international.
28Dans les représentations négatives qu’elle véhicule, la langue française, langue de l’excolonisateur, jamais vraiment appropriée ou acceptée comme une langue locale par une grande majorité de Marocains, reste pétrie de connotations négatives, symbole de domination étrangère, de risque de perte d’identité et d’« acculturation linguistique et culturelle ou d’aliénation » (Ennaji, 2005 : xi, voir aussi Moatassime, 1992 : 85 sq.).
29Il est d’ailleurs intéressant de constater que les deux chercheurs marocains cités ici, Ahmed Moatassime et Moha Ennaji, comme de nombreux autres, sont eux-mêmes imprégnés de cette crainte : ils projettent eux aussi dans la présence de la langue française au Maroc un risque d’aliénation culturelle et ressentent ce risque comme une menace réelle et réaliste. Moatassime en 1992, avec la beauté caractéristique de son style dans la langue française qu’il s’est appropriée et a fait sienne, analyse la rivalité entre l’arabe et le français en allant jusqu’à parler d’un « affrontement culturel inégal entre deux modes de vie, de pensée et de civilisation que le décalage économique et social rend encore plus féroce » (1992 : 72), même s’il prédit aussi que la langue française « a servi longtemps de vecteur à la colonisation mais en sera aussi son fossoyeur paradoxal grâce à son appropriation par les peuples indigènes » (ibid. : 123). En 2005, Ennaji centre aussi la préface de son livre rédigé en anglais sur ce risque : « The danger of linguistic and cultural assimilation or alienation is stronger than ever today as an increasing number of Moroccans speak French and are influenced by Western social behavior » (2005 : ix).
30Dans cette perspective, la langue française et, par association, la culture française et/ ou occidentale sont de la sorte intellectuellement construites et émotionnellement perçues comme des menaces à l’intégrité de l’identité nationale marocaine : identité linguistique, culturelle, religieuse, collective et individuelle. Or, la rivalité entre le Makhzen et la majorité PJD au gouvernement entre 2011 et 2021 se joue dans ce domaine. Le roi, en tant que Commandeur des croyants et souverain est le garant légitime de la protection de l’intégrité nationale, de l’identité culturelle et linguistique marocaine, il en a « la responsabilité symbolique […] une responsabilité omnisciente, surnaturelle, surplombante qui ne se concrétise pas, qui est à la fois revendiquée par le pouvoir royal et acceptée par tous ou presque » (Hibou et Tozy, 2015 : 12). Aussi, lorsque le pouvoir royal ouvre la voie au plurilinguisme et à la reconnaissance de la place de la langue française dans la société et l’éducation, les partis politiques tels que le PJD et l’Istiqlal s’emparent de la question de l’unité et de l’intégrité linguistique et culturelle du royaume et s’en font les champions contre le risque d’éclatement, d’acculturation et « d’aliénation » que représente la langue française et ce qu’elle véhicule. Or, cette démarche est d’autant plus efficace qu’elle entre en résonnance avec ce que beaucoup de Marocains, dont les chercheurs cités ci-dessus, investissent intellectuellement et émotionnellement dans les langues arabe et française, comme nous le verrons dans le chapitre v.
31Cela peut expliquer au moins en partie pourquoi, quand le ministre de l’Éducation nationale annonce une réforme éducative qui augmente la présence du français dans l’école, comme celles présentées dans le chapitre i, il le fait à travers la presse de manière précipitée comme une opération « coup de poing » ou un « remède miracle », sans préparations, sans envoyer de circulaires à l’avance aux établissements scolaires et juste avant leur fermeture annuelle pour les vacances d’été. De plus, dans ces opérations de médiatisation soudaines, les connotations négatives attachées à la langue de l’ex-colonisateur et les arguments identitaires sont soudainement totalement éludés pour faire place à des arguments d’un tout autre registre, d’ordre technocratique qui, au contraire, présentent la maîtrise de la langue française comme un remède évident aux inégalités sociales. Les arguments, qui sont alors mis en avant, s’appuient sur des études d’impact quantitatives et des évaluations nationales des performances éducatives qui raisonnent en termes de variables et de mesures d’ajustement. Il s’opère alors un glissement d’un registre identitaire fortement déclaré à ce registre technocratique. Or, un sous-entendu apparaît en creux dans ce dernier : si la langue française est ainsi la langue de l’efficience, de la rationalité et de la modernité, qu’en est-il de la langue arabe, la langue officielle ? Ne peut-elle donc pas, elle aussi, être efficiente, rationnelle et moderne ? Ces questions ne sont pas abordées clairement dans les argumentaires.
32Aussi, se retrouve-t-on face à une « dichotomie » idéologique, pour reprendre un terme cher à Moatassime : d’un côté, l’exaltation identitaire de la langue arabe comme langue symbole d’identité et d’intégrité nationales, avec en creux le rejet de la langue française comme langue étrangère potentiellement invasive et aliénante ; d’un autre côté, l’exaltation technocratique de la langue française comme langue symbole de performance et de réussite, avec, en creux, le rejet de la langue arabe comme langue inégalitaire et inadaptée à cette modernité rationnelle.
L’espagnol et l’anglais : entre « hégémonie occidentale » et ouverture sur l’international
33Les langues espagnole et anglaise semblent beaucoup moins investies dans les discours politiques et dans les antagonismes idéologiques incarnés par l’arabe, l’amazigh et le français. À ma connaissance, l’une et l’autre ne sont pas particulièrement nommées de manière conflictuelle ou problématique dans les discours des acteurs politiques, bien qu’on puisse parfois retrouver dans les argumentaires de certains une forme d’ambivalence à l’égard de l’espagnol.
34L’espagnol est, comme le français, une ancienne langue coloniale présente dans les régions du Maroc autrefois sous protectorat espagnol (1912-1956), notamment au Nord le long de la Méditerranée et au sud dans la zone de Tarfaya. L’ouvrage de Gonzalez Gonzalez (2015) présente et analyse l’histoire du système éducatif colonial espagnol dans le nord du Maroc et le fonctionnement des écoles hispano-arabes destinées à éduquer une population sympathisante avec le pouvoir colonial. Elle démontre que, même après l’indépendance, les autorités espagnoles se sont efforcées de freiner le remplacement des enseignants espagnols dans les écoles par des enseignants marocains afin de conserver leur influence sur la région. Elle montre également comment aujourd’hui encore la même « rhétorique de fraternité entre les deux pays » est maintenue, notamment à travers les accords de coopération éducative et culturelle (2015 : 3).
35Ennaji et Gonzalez Gonzalez mettent en avant l’ambivalence des autorités marocaines depuis l’indépendance vis-à-vis d’une langue perçue, à l’instar du français, comme un symbole de « l’hégémonie économique et culturelle occidentale » (Ennaji, 2005 : 53), tout en soulignant que, malgré l’importance stratégique de cette langue dans les relations économiques et culturelles internationales avec les pays hispanophones, la présence de l’espagnol dans l’ensemble du royaume est bien moindre que celle de la langue française. L’ouvrage de Benyaya en 2007, sur l’enseignement de la langue espagnole au Maroc, montre en effet que sa présence dans le royaume, notamment dans les apprentissages scolaires comme langue étrangère, est en baisse depuis les années 1970-1980. Enseignée uniquement à partir du niveau du lycée qualifiant, elle est largement devancée par le français dont l’enseignement est obligatoire dès l’école primaire ; elle est également beaucoup moins prisée que l’anglais qui est la langue la plus choisie par les élèves et leurs familles au niveau du secondaire. D’après les estimations officielles rapportées par Benyaya, au début des années 2000, trois millions de Marocains avaient une très bonne maîtrise de l’espagnol et deux millions de plus la pratiquaient sur une population totale d’alors de plus de 29 millions (2007 : 175).
36Une étude menée en 2014 par le ministère des Affaires étrangères et de la coopération espagnol constate également une baisse de l’offre et de la demande pour la langue espagnole dans l’enseignement au Maroc, ce qui est également repris par un article du journal El País du 14 janvier 2018. Il est intéressant d’ailleurs de lire dans cet article l’interview d’un jeune Marocain qui s’exprime sur le manque de débouchés qu’offre la langue espagnole sur le marché de l’emploi national et qui déclare au sujet de la langue française : « c’est notre seconde langue officielle, après l’arabe14 ». Une telle confusion en dit long sur ce que les non-dits sur le statut du français au Maroc provoquent comme représentations et certitudes, notamment chez les jeunes.
37Il est important de préciser ici que le travail de terrain pour cette recherche a été réalisé dans des régions du Maroc autrefois sous protectorat français, et non dans celles anciennement sous protectorat espagnol. Ainsi, il ne sera pas possible dans cet ouvrage d’approfondir la question du statut et des représentations de la langue espagnole dans ces régions. Voici cependant une anecdote qui peut faire sens et mériterait d’être élargie et explorée par une enquête de terrain dans les établissements scolaires publics des régions concernées par l’ancienne présence coloniale espagnole. Lors de formations à Tétouan en 2018 pour des enseignants des matières scientifiques amenés à enseigner leur discipline en français, plusieurs d’entre eux ont exprimé combien ils aimaient la langue française et ne voulaient plus de la langue espagnole parce qu’elle représentait « la colonisation ». Or, c’est l’argument exactement inverse de celui contre la langue française souvent entendu dans d’autres formations dans des régions autrefois sous protectorat français, les enseignants refusant la « langue de la colonisation » et valorisant par opposition l’anglais et/ou l’espagnol.
38La langue anglaise, quant à elle, n’est pas liée à un passé colonial au Maroc et, vraisemblablement de ce fait, ne suscite pas autant de passion identitaire dans les discours politiques. Boukous met en avant cet argument pour expliquer l’engouement des Marocains à apprendre cette langue (1995 : 81). Introduite par les Américains dans le royaume dans les années 1940-1950, bien que certains intellectuels la considèrent aussi parfois comme un risque d’acculturation linguistique et culturelle venue de l’occident (Ennaji, 2005 : 18), elle est surtout investie dans les discours politiques dans un argumentaire de registre technocratique qui la met en avant comme « langue de communication universelle » ; de performance et de haute technologie suivant la « métaphysique anglo-saxonne des transferts technologiques » par opposition au français, langue considérée comme dépassée sur la scène internationale (Boukous, 1995 : 78). Sa mise en compétition avec le français est d’ailleurs saluée par Ennaji (2005) qui lui-même écrit en anglais américain et affirme que, pour des raisons de facilité d’apprentissage, de neutralité, de rentabilité et d’efficience, notamment dans le domaine de la recherche scientifique, il serait bon que la langue anglaise remplace à terme le français comme première langue étrangère au Maroc.
39On peut penser d’ailleurs que cet argument est présent implicitement dans la Charte nationale d’éducation et de formation de 1999 où il est question de développer l’apprentissage « des langues étrangères les plus largement utilisées dans le monde » et de développer des filières de l’enseignement supérieur enseignées « dans la langue étrangère offrant la meilleure performance scientifique et la plus grande facilité de communication » (CNEF 1999, levier 9, section 114 : 45). Cette absence de mention d’une langue précise laisse ouverte la possibilité de changer la langue étrangère d’apprentissage et d’enseignement à tout moment, d’autant plus que, si on les prend à la lettre, ces définitions de « la langue étrangère » correspondent aujourd’hui clairement davantage à l’anglais qu’au français.
40Or, même si le français continue d’être omniprésent dans le paysage linguistique scolaire marocain et si son enseignement a été récemment renforcé par les réformes présentées précédemment, depuis les années 1990 la présence de l’anglais se développe de plus en plus dans le système éducatif et universitaire marocains. La « Vision stratégique 2015-2030 » va dans ce sens, en citant nommément l’anglais comme devant devenir la langue d’enseignement de certains modules dans le secondaire (article 85 : 46). Cette langue est également introduite de plus en plus au niveau de l’enseignement supérieur : d’après des informations relevées auprès d’enseignants permanents et de doctorants, depuis l’année 2014-2015 au moins, pour pouvoir soutenir sa thèse, un doctorant doit écrire un résumé de sa recherche et avoir publié au moins un article en anglais. De plus, les enseignants universitaires sont fortement incités à se former en langue anglaise pour qu’ils puissent d’ici quelques années être amenés à enseigner leurs cours dans cette langue.
41Ainsi, l’anglais et, dans une moindre mesure, l’espagnol sont moins investis comme des langues potentiellement envahissantes et dangereuses pour l’identité marocaine que comme des langues d’ouverture sur l’international, la mondialisation, la recherche et la technologie, même si, pour l’instant, les enseignements dans ces langues sont peu développés.
Et la darija ?
42Le registre parlé de l’arabe, dit arabe marocain dialectal ou darija, est omniprésent à l’intérieur des établissements scolaires, comme nous le verrons dans les chapitres consacrés à l’enseignement des langues dans les salles de classe. Pourtant, il reste encore un sujet relativement tabou quand il s’agit des politiques éducatives. Là encore, une forme de non-dit traverse les textes officiels, même si certains incidents, depuis le début des années 2000, provoquent des débats et des réactions conflictuels et passionnés. De manière générale, la darija est dénigrée comme une non-langue qui ne serait pas un medium digne d’exprimer la grande culture arabo-musulmane ; une dérivation impure de l’arabe classique qui met en péril la pureté de la langue officielle, langue du Coran, et qui porte atteinte à sa sacralité (voir entre autres Benitez Fernandez et al., 2013).
43La première mention de la darija dans un texte officiel, sous le nom de « dialecte », se trouve dans la Charte nationale d’éducation et de formation :
« Les autorités pédagogiques régionales pourront, dans le cadre de la proportion curriculaire laissée à leur initiative, choisir l’utilisation de la langue amazighe ou tout dialecte local dans le but de faciliter l’apprentissage de la langue officielle au préscolaire et au premier cycle de l’école primaire. » (CNEF, 1999 : 115)
44On voit ici non seulement que le « dialecte local » est mis sur le même plan que l’amazigh mais aussi que son utilisation n’est envisagée dans l’enseignement primaire qu’en appui de l’apprentissage de l’arabe, sans qu’il fasse lui-même l’objet d’un enseignement à part entière. Le discours du trône du roi Mohammed VI du 30 juillet 2001, citant un propos de son père le roi Hassan II, va plus loin :
« Notre regretté Père a, en outre, souligné que “… au moment où nous engageons une réflexion nationale sur l’enseignement et les cursus, il convient d’envisager l’introduction, dans les programmes, de l’apprentissage des dialectes, sachant bien que ces dialectes ont contribué, aux côtés de l’arabe, la langue mère, celle qui a véhiculé la parole de Dieu – Glorifié soit Son Nom –, le Saint Coran, au façonnement de notre histoire et de nos gloires…” » (« Discours du Trône à l’occasion du deuxième anniversaire de l’intronisation de Sa Majesté le roi Mohammed VI, le 30 juillet 2001 », termes soulignés par nous).
45La mention dans ce discours de la contribution des « dialectes » à la construction historique du pays est fondamentale en ce qu’elle ouvre la voie à la reconnaissance de l’existence de la darija et de son rôle, même si elle n’y est pas directement nommée. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure cet extrait de discours ne cherche pas à maintenir une forme d’ambiguïté, le terme « dialectes » ici pouvant désigner aussi bien la darija que les parlers amazighs et hassanis.
46Dans le domaine de l’éducation cependant, les débats publics sur la présence de la darija à l’école sont récents et le plus souvent investis de manière conflictuelle et passionnelle. D’après Catherine Miller15, certains chercheurs marocains ont commencé à écrire sur ce sujet depuis le début des années 2000 seulement, notamment depuis la thèse de Tamer en 2003, et l’utilisation de la darija dans l’enseignement scolaire semble plus ouvertement débattue publiquement depuis le débat télévisé entre l’historien et philosophe Abdellah Laroui et le publicitaire et chef d’entreprise Noureddine Ayouch sur la chaîne publique 2M le 27 novembre 2013. Ce dernier est connu pour avoir créé un dictionnaire de darija qui a fait polémique et pour militer en faveur d’un enseignement dispensé en darija afin de rendre l’éducation accessible à tous, comme il l’explique dans un article de Medias24 du 23 décembre 2016.
47Le scandale ayant éclaté en septembre 2018 est particulièrement révélateur des idéologies linguistiques investies au sujet de la darija dans la sphère politique. Dans un manuel scolaire officiel de deuxième année primaire ont été introduits quelques noms de pâtisseries marocaines en darija qui n’ont pas d’équivalent en arabe fusha : baghrir, ghriba, briouate (voir les articles dans la presse tels que Média24, 4 septembre 2018 ; TelQuel, 5 septembre 2018 ; L’Économiste, 6 septembre 2018). Cette entrée du dialecte à l’écrit dans un support éducatif a alors embrasé les passions aussi bien au niveau des partis politiques que des réseaux sociaux, les partis du PJD et de l’Istiqlal étant les premiers à réagir officiellement en publiant aussitôt des lettres ouvertes demandant la convocation d’une réunion d’urgence à la commission parlementaire (voir les fac-similés de ces lettres dans l’article de Média24 du 6 septembre 2018). Les deux partis ont dénoncé une « intrusion » et une « attaque à la nation » mettant en péril et portant atteinte à l’intégrité nationale en dénigrant la langue arabe et l’identité marocaine ; un acte anticonstitutionnel puisque seuls l’arabe et l’amazigh sont les langues officielles du Maroc.
48Les réactions du ministère de l’Éducation nationale dans la presse, dont celle du directeur des curricula, Fouad Chafiqi, ont opposé à ces arguments autour de l’identité et de la nation, des arguments à la fois culturels et d’ordre pédagogique en évitant délibérément de se placer sur le terrain politique. Le communiqué du ministère (sans préciser le nom du porte-parole) a insisté sur l’importance du « rôle de l’école comme transmetteur de culture » en précisant : « l’apprentissage d’une langue est indissociable de sa dimension culturelle. Pourquoi donc refuser des mots juste parce qu’ils sont marocains ? » (L’Économiste, 6 septembre 2018). F. Chafiqi, interviewé par Medias24, s’est appuyé de son côté sur les neurosciences et l’efficacité prouvée internationalement de la méthode syllabique pour l’apprentissage de la lecture pour justifier l’emploi de « noms propres » faisant partie du « registre lexical local » et permettant de « capter l’attention des enfants », tout en se référant aussi à l’autorité de la « Vision stratégique 2015-2030 » (Medias24, 4 septembre 2018 et TelQuel, 5 septembre 2018).
49Du côté des réseaux sociaux, les réactions des internautes contre la présence de mots de darija à l’école publique ont repris avec virulence les arguments du PJD et de l’Istiqlal, voire ont surenchéri en accusant le ministère de l’Éducation nationale de dégrader ainsi volontairement la qualité de l’enseignement, de traiter les Marocains de « demeurés16 », de « s’acharner contre les enfants marocains en les maintenant dans l’ignorance et en dégradant davantage leur niveau17 ». Les voix des internautes défendant ces mots de darija sur les mêmes supports médiatiques en ligne étaient en tout petit nombre et assez timides.
50Cet incident donne un aperçu des représentations et des discours sur les langues dans l’enseignement auxquels une grande partie des Marocains sont attachés affectivement et émotionnellement. Ces aspects seront approfondis dans les chapitres dédiés aux pratiques et aux discours à l’intérieur de l’école où la présence de la darija dans les classes reste un sujet le plus souvent tabou et où la darija elle-même est dépréciée avec virulence dans les discours scolaires au profit de l’exaltation de la langue officielle.
51Pour mieux comprendre comment ces idéologies linguistiques se sont cristallisées, il est important d’identifier leurs origines et comment elles ont été construites et négociées historiquement au travers de l’histoire coloniale et postcoloniale du Maroc.
Notes de bas de page
1Les discours officiels des hommes politiques marocains eux-mêmes commencent généralement par les salutations rituelles en arabe dit classique puis ils s’adressent au peuple en parler marocain dit « darija ». Voir par exemple le même discours filmé du premier ministre A. Benkirane au Parlement cité plus haut (NaharPress, 2 décembre 2015).
2Dans son discours du 20 août 1994, le roi Hassan II parle de la langue arabe comme de « la langue mère, celle qui a véhiculé la parole de Dieu » (également cité dans le discours de Mohammed VI du 30 juillet 2001).
3Voir Mohammed VI, Discours du 30 juillet 2001 : « […] les contours d’une politique linguistique claire qui fait de la langue arabe, en sa qualité de langue officielle et en tant que langue du Saint Coran, la principale langue d’enseignement dans tous les cycles, qui prône l’ouverture sur les langues étrangères et qui introduit pour la première fois dans notre pays, l’Amazigh dans le système éducatif national. » (version française, page 5, termes soulignés par nous). Voir également son discours du 2 avril 2008.
4« The official language simultaneously reinforces the authority of the state and challenges it ».
5« Au moment où nous engageons une réflexion nationale sur l’enseignement et les cursus, il convient d’envisager l’introduction, dans les programmes, de l’apprentissage des dialectes, sachant que ces dialectes ont contribué, aux côtés de l’arabe, la langue mère, celle qui a véhiculé la parole de Dieu […] au façonnement de notre histoire et de nos gloires » (cité par Abouzaid, 2011 : 108, termes soulignés par nous).
6« […] les contours d’une politique linguistique claire qui fait de la langue arabe, en sa qualité de langue officielle et en tant que langue du Saint Coran, la principale langue d’enseignement dans tous les cycles, qui prône l’ouverture sur les langues étrangères et qui introduit pour la première fois dans notre pays, l’Amazigh dans le système éducatif national. » (version française, page 5, termes soulignés par nous).
7Direction des curricula, (en arabe) « Programmes et directives éducatives pour l’enseignement primaire ». « مديرية المناهج / البرامج والتوجيهات التربوية الخاصة بسلك التعلي ».
8Voir le discours du roi Mohammed VI du 9 mars 2011 cité par Abouzaid, 2011 : 114.
9Site officiel de l’IRCAM, [https://www.ircam.ma/fr], consulté le 20 janvier 2023.
10Abouzaid le constate en 2011 (p. 154). Les entretiens formels et informels avec des responsables des Académies Régionales d’Enseignement et de Formation (AREF) entre 2016 et 2020 le confirment également.
11Voir le texte de la loi (en arabe) : [http://bdj.mmsp.gov.ma/Ar/Document/10396-Loi-organique-n-26-16fixant-les-%C3%A9tapes-de-la-mis.aspx?KeyPath=594/596/595/10396], consulté le 1er janvier 2023.
12Voir la partie 2, article 2 (en arabe) : [https://www.chambredesrepresentants.ma/sites/default/files/loi/projet_ loi_2_04.16_0.pdf], consulté le 1er janvier 2023.
13Voir [https://www.men.gov.ma/Fr/Pages/enseignement-presco-prim.aspx], consulté le 1er janvier 2023.
14« Es nuestra segunda lengua oficial, después del árabe. »
15Communication personnelle.
16Voir par exemple les commentaires des internautes à l’article de L’Économiste du 6 septembre 2018, l’un d’entre eux écrivant : « C’est vraiment prendre les marocains pour des demeurés avec cette introduction de nos mots quotidiens et familiers. Mais que va-t-on apprendre aux enfants en leur parlant de la harcha qu’ils sont mangé le matin à la maison ou à la mahlaba ? Au lieu de nous dire nous allons renforcer les sciences ou les mathématiques ou les langues, on se moque de nous tout simplement. »
17Commentaire d’une internaute, Media24, 4 septembre 2018.
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