Chapitre I. Les politiques linguistiques éducatives marocaines aujourd’hui : un enjeu de conflit politique qui mine le système éducatif
p. 35-42
Texte intégral
1Depuis la nouvelle Constitution de 2011, le Maroc est une monarchie parlementaire avec un pouvoir exécutif « bicéphale » où « l’institution monarchique […] demeure l’épicentre d’où émane toute compétence de conception et de production de la norme juridique ainsi que de son exécution » (Benkhatab, 2012 : 10) face à un gouvernement dont le chef est nommé par le Souverain au sein du parti arrivé en tête aux élections de la chambre des représentants1. C’est de cette manière que le Parti de la justice et du développement (PJD), parti islamiste qui a remporté les élections en 2011 puis en 2016, a été majoritaire au gouvernement, d’abord avec Abdellilah Benkirane, nommé premier ministre de 2011 à avril 2017, puis avec Saadeddine El Othmani entre avril 2017 et octobre 2021, périodes pendant lesquelles j’ai mené la recherche présentée dans cet ouvrage. Ainsi, ce pouvoir « bicéphale » est-il divisé entre, d’un côté, le Makhzen (terme générique désignant l’appareil d’État royal), le roi étant à la fois chef de l’État et en charge du domaine religieux en tant que Commandeur des Croyants2 et, de l’autre, un gouvernement issu des élections, en l’occurrence entre 2011 et 2021 un gouvernement à majorité islamiste.
2Pour Hibou et Tozy (2015 : 9), les pouvoirs sont ainsi partagés : d’un côté les « activités exceptionnelles et symboliques » pour le roi Mohammed VI ; de l’autre « le quotidien de l’administration » pour le gouvernement. Or, si le roi nomme les ministres sur proposition du chef du gouvernement, il est généralement admis que la nomination de certains ministres relève de la prérogative royale, parmi lesquels celui de l’Éducation nationale. Aussi les réformes éducatives mises en place par les ministres successifs de ce ministère en accord avec le Palais sont-elles souvent en décalage avec les positions politiques et idéologiques du parti majoritaire au gouvernement, et donc du premier ministre. L’Éducation nationale marocaine et, en particulier, l’aménagement linguistique dans le système éducatif se retrouvent ainsi pris en étau entre des conceptions politiques antagonistes qui s’incarnent non seulement dans des discours mais aussi dans des actions de réformes et de résistances contre ces réformes au sein même des instances gouvernantes.
3D’un côté, le ministère de l’Éducation nationale, appuyé par le Palais royal et les instances évaluatives et consultatives du royaume, met en place des réformes pour développer le plurilinguisme dans l’enseignement et renforcer les compétences des élèves de l’école publique dans les langues étrangères – surtout le français, comme nous le verrons. D’autre part, les parlementaires du PJD et d’autres partis au gouvernement s’y opposent, en défendant le monolinguisme scolaire au nom de l’unité et de la religion nationales et en minimisant l’importance de l’enseignement des langues étrangères.
Vers un plurilinguisme éducatif d’État de plus en plus assumé
4Les textes officiels ont progressivement mis en avant l’importance de la reconnaissance de la diversité culturelle et linguistique marocaine et de la nécessité de l’ouverture vers l’international à travers les langues étrangères, tout en continuant d’affirmer l’attachement de l’État à l’unité nationale et religieuse du royaume. Il s’est ainsi produit un glissement progressif du monolinguisme d’État affiché par le Palais dans les années suivant l’indépendance vers un plurilinguisme de plus en plus officialisé dans les textes de politiques linguistiques éducatives appliquées par le ministère de l’Éducation nationale.
5En 1999, la Charte nationale d’éducation et de formation (CNEF) ouvre une première voie dans ce sens en citant aux côtés de « la maîtrise orale et écrite de la langue arabe, langue officielle du pays » « l’utilisation des langues étrangères les plus largement utilisées dans le monde » (CNEF, 1999 : 6). De même, elle annonce dans l’enseignement supérieur « l’ouverture de sections optionnelles, hautement spécialisées, de recherche et de formation dans la langue étrangère offrant la meilleure performance scientifique et la plus grande facilité de communication » (ibid. 45).
6Cependant, la Charte ne nomme aucune langue étrangère spécifiquement, ne donnant ainsi aucun statut officiel à une langue en particulier, comme si, implicitement, toutes les langues étrangères étaient interchangeables et pouvaient être facilement enseignées et utilisées dans l’enseignement : le français évidemment, vu son omniprésence dans le paysage linguistique marocain, mais aussi l’anglais qui est, de fait, la langue la plus utilisée dans le monde et la recherche scientifique.
7Ce premier pas vers une approche plurilingue de l’éducation est consolidé par la Constitution de 2011 qui reconnaît la pluralité des langues nationales et qui, contrairement aux précédentes, reconnaît l’amazigh comme « une langue nationale » et le hassani, parler arabe du Sahara occidental et de Mauritanie, comme « partie intégrante de l’identité culturelle marocaine unie » (Constitution, 2011 : 5).
8Le roi Mohammed VI lui-même s’engage progressivement de plus en plus en faveur de l’apprentissage des langues étrangères dans le système éducatif public. Son discours du Trône du 30 juillet 2015 associe apprentissage des langues, enseignement de qualité, insertion professionnelle et enrichissement de l’identité nationale. Il insiste sur la permanence et la vigueur de celle-ci (« séculaire et enracinée »), tout en ne manquant pas de mentionner, sans les nommer, ceux qui voient dans la pluralité une « atteinte à l’identité nationale3 », c’est-à-dire vraisemblablement les mouvements d’opposition islamistes et nationalistes présents au gouvernement tels le PJD et l’Istiqlal, parti historique de l’indépendance du royaume.
9Cette mise en valeur du plurilinguisme comme moyen d’accès à une égalité des chances sociale, économique et professionnelle se retrouve dans les directives de la « Vision stratégique de la Réforme 2015-2030 : Pour une école de l’équité, de la qualité et de la promotion » du Conseil supérieur de l’enseignement, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS) qui est le texte de référence dans la conduite des réformes actuelles. La « Vision stratégique » réitère l’importance de la langue arabe comme langue principale d’enseignement et celle de l’amazigh comme langue de communication. Contrairement aux textes officiels précédents, elle nomme explicitement le français et l’anglais comme langues enseignées et langues d’enseignement de « certains contenus ou modules » dans le secondaire (Vision stratégique, 2015 : 45-46).
10Plurilinguisme et alternance linguistique dans l’enseignement font donc l’objet d’une institutionnalisation progressive et de réformes éducatives qui sont cependant ralenties et en partie minées par de fortes oppositions au sein même de l’exécutif.
Réformes les plus récentes : le renforcement de la présence de la langue française
11Les réformes qui vont dans le sens de développer le plurilinguisme dans l’éducation se sont multipliées ces dernières années, qu’il s’agisse de l’introduction de l’enseignement de l’amazigh dans les programmes de l’école primaire depuis 2003 sur laquelle nous reviendrons, ou de réformes concernant les langues étrangères, surtout le français.
12La version pilote de la première de ces réformes date de 2014 avec la création de filières scientifiques dites Sections internationales4 au niveau de l’enseignement secondaire qualifiant (lycée) où les trois matières scientifiques (mathématiques, sciences de la vie et de la terre (SVT) et physique-chimie) sont enseignées en langue étrangère au lieu de l’arabe : principalement le français dans l’ensemble du royaume, mais aussi l’espagnol dans certains établissements du nord du Maroc, et l’anglais dans de rares établissements pilotes à Casablanca et Rabat5. Ces Sections internationales permettent aux élèves qui suivent ces filières d’obtenir un baccalauréat international option français (BIOF), option espagnol (BIOE) ou option anglais (BIOA). Le nombre limité d’enseignants en capacité d’enseigner leur discipline en espagnol ou en anglais ainsi que la moindre demande du côté des familles pour ces deux langues expliquent en partie le fait que l’option français a peu à peu été généralisée à l’ensemble des établissements du royaume. Depuis la rentrée scolaire 2017, le même fonctionnement a été mis en place au niveau du secondaire collégial (collège).
13La seconde réforme date de la rentrée scolaire 2017 avec l’introduction de l’enseignement du français en première année primaire. Le 15 juin 2017, à peine nommé ministre de l’Éducation nationale depuis quelques mois, Mohamed Hassad, polytechnicien et ancien ministre de l’Intérieur, proche du roi Mohammed VI, surprend l’opinion en annonçant comme une évidence sa décision d’introduire l’enseignement de la langue française en première année de l’école primaire dès la rentrée scolaire de septembre suivant, soit deux mois plus tard. Les arguments mis en avant par le ministre et les tenants de cette réforme dans la presse portent sur la nécessité de « réparer les injustices linguistiques » du fait de la place de la langue française comme « valeur ajoutée sur le marché de l’emploi » (TelQuel, 29 juin 2017 et 16 septembre 2017). Pourtant, en réalité, cette réforme présentée comme novatrice ne fait que mettre en application les programmes officiels de l’enseignement primaire6 qui ne sont généralement pas appliqués dans les établissements puisque le français n’y est enseigné de fait qu’à partir de la troisième année.
14Pourtant, ces deux réformes, considérées comme essentielles et légitimées par le texte de la « Vision stratégique 2015-2030 », sont mises en place dans la précipitation. En témoignent le manque d’informations et l’impréparation des enseignants rencontrés au cours de mon travail de formatrice d’enseignants entre 2013 et 2021 auprès de plus de mille cinq cents enseignants des matières scientifiques dans le secondaire et de première année primaire dans l’ensemble des Académies de l’éducation et de la formation (AREF) du royaume.
15Concernant la première réforme, au début de l’année scolaire 2014-2015 où elle a été introduite comme projet pilote, les premiers groupes d’enseignants des matières scientifiques rencontrés en formation n’avaient été prévenus qu’ils devaient changer de langue d’enseignement que le premier jour de la rentrée de septembre, voire quelques mois plus tard. Beaucoup d’entre eux se sentaient brusqués par une réforme qui leur était imposée du jour au lendemain sans aucune préparation, aucun matériel pédagogique pour les aider, aucun suivi pour savoir s’ils avaient les compétences linguistiques pour faire ce changement au pied levé.
16Bien que tous aient fait leurs études supérieures en français, une grande majorité d’entre eux n’avaient pas utilisé cette langue depuis leur diplôme. De plus, leurs connaissances scientifiques dans cette langue, notamment la terminologie, correspondaient surtout aux programmes de l’enseignement supérieur, et non à ceux du secondaire. Encore aujourd’hui en 2023, même s’il existe désormais des manuels des matières scientifiques pour chaque niveau en langue française, les enseignants peinent à suivre les instructions officielles, ceux du collégial étant encore plus en difficulté que leurs collègues du qualifiant, du fait de leur niveau linguistique plus fragile en français.
17De leur côté, les enseignants de première année primaire rencontrés lors des formations dans des établissements scolaires urbains, périurbains et ruraux durant l’année scolaire 2017-2018, étaient encore plus démunis face à la réforme de la rentrée 2017. Malgré les moyens investis dans les études diagnostiques réalisées entre 2000 et 2013 ayant donné lieu aux recommandations de la « Vision stratégique 2015-2030 », la réforme a été annoncée juste avant les vacances scolaires d’été, soit à peine deux mois avant sa mise en œuvre. Plus étonnant encore, la nouvelle était parue dans la presse avant d’être officialisée dans les établissements scolaires, selon les dires de directeurs, d’enseignants et de parents d’élèves.
18Ainsi, malgré sa forte médiatisation avant l’été, à leur arrivée à la rentrée scolaire de septembre suivant, ces enseignants découvraient cette nouveauté curriculaire : ils n’en avaient pas été informés par leur hiérarchie à l’avance et n’avaient reçu aucune formation pour enseigner une langue que certains d’entre eux n’avaient pas pratiquée, voire entendue, depuis leurs propres études supérieures ou secondaires. Cette nouvelle, tombée d’en haut sans prévenir, a provoqué chez eux des réactions diverses : a minima la surprise, voire une certaine curiosité pour une nouveauté imprévue, mais généralement plutôt le sentiment amer d’être maltraités par leur administration, le rejet d’une langue française mal aimée, voire détestée, et surtout un sentiment d’impuissance et d’incompétence pour enseigner dans cette langue.
19De plus, le seul outil pédagogique qui leur était fourni était un manuel7 édité directement par la direction des curricula du ministère de l’Éducation nationale et distribué par les Académies régionales d’enseignement et de formation (AREF) avec un guide d’accompagnement pédagogique. Or, tous deux étant entièrement rédigés dans un français pédagogique technique, beaucoup d’enseignants et de directeurs d’école rencontrés n’étaient pas en mesure d’en lire les instructions, ce qui n’a pas manqué d’accentuer encore leur malaise et leur insécurité, leur sentiment d’être maltraités et non pris en compte par leur hiérarchie.
20Dans ces deux cas présentés brièvement, comment expliquer une telle précipitation pour mettre en place des réformes pourtant jugées essentielles plutôt que de prendre le temps d’informer, de former et de s’efforcer d’emporter l’adhésion des acteurs du terrain éducatif ? De fait, celles-ci semblent avoir été « passées en force » par le ministre de l’Éducation nationale, mettant ainsi les acteurs éducatifs, les parents et l’opinion publique devant le fait accompli, comme s’il s’agissait de contourner – au moins temporairement – l’opposition politique à ces réformes.
Actions d’opposition et de contre-réforme immédiates du PJD et de l’Istiqlal
21Ces réformes qui vont dans le sens de développer un plurilinguisme éducatif de plus en plus affirmé au profit des langues étrangères – et surtout, pour le moment, de la langue française – rencontre de fortes contestations et oppositions chez les tenants politiques islamistes et nationalistes du monolinguisme d’État, non seulement parmi les membres du PJD mais aussi dans d’autres partis politiques comme l’Istiqlal.
22Le PJD et l’Istiqlal se sont en effet efforcés de bloquer légalement les deux réformes présentées ci-dessus. Tandis que celle de l’enseignement des matières scientifiques en français au niveau du secondaire a connu sa première promotion de bacheliers en juin 2017, les parlementaires du PJD et de l’Istiqlal ont rejeté au nom de « l’identité nationale » le projet de loi-cadre 51-17 « relatif au système de l’éducation, de l’enseignement, de la formation et de la recherche scientifique » destiné, entre autres, à encadrer cette réforme. Noureddine Mediane de l’Istiqlal a déclaré à cet égard à la chambre des représentants : « Nous ne sommes pas français, ni canadiens, ni américains. Nous sommes marocains. Nous devons en tenir compte lorsque nous produisons nos lois » (Medias24, 8 janvier 2019). Ce n’est que le 22 juillet 2019 que le projet de loi-cadre a finalement été voté8, soit cinq ans après la mise en place pilote de la réforme.
23On retrouve le même fonctionnement concernant l’introduction de l’enseignement du français en première année primaire. Dès l’annonce de cette réforme dans la presse en juin 2017, les réactions virulentes du PJD et de l’Istiqlal ne se sont pas fait attendre9. Abderrahim Chikhi, président du MUR, association religieuse liée au PJD, dans son communiqué de presse, y dénonçait une mise en concurrence du français avec l’arabe, langue officielle, qui mettrait ainsi en péril l’obligation constitutionnelle de « renforcer le statut de la langue arabe, son rôle et l’attention qui lui est due dans les différentes étapes de l’éducation afin de renforcer sa présence dans la société10 ».
24Dans un mouvement de surenchère quelques mois plus tard, le 15 novembre 2017, le PJD déposait à la Chambre des Députés une proposition de loi pour « la protection et l’extension du développement de l’usage de la langue arabe11 » (PJD, 2017). En introduction, le document rappelle la place de la langue arabe dans la Constitution comme une des « composantes de l’identité nationale marocaine12 » et « le devoir de l’État de travailler à sa protection, son développement et le développement de son usage13 ». Il y rappelle également le caractère de langue officielle de la langue amazighe et la nécessité de l’intégrer dans l’enseignement et dans la vie publique, sans pour autant donner de propositions concrètes la concernant (ibid.). En creux, dès cette introduction, on devine un rejet implicite de l’éventuelle intrusion de toute autre langue14 dans la sphère marocaine.
25Dans la section consacrée à « la langue arabe dans l’enseignement » et à la réaffirmation de sa primauté fondamentale comme langue d’enseignement15, l’article 6 stipule :
La langue arabe est la matière fondamentale de toutes les étapes de l’enseignement, elle est la langue d’enseignement des disciplines sociales et scientifiques dans l’ensemble des établissements d’enseignement publics et privés. C’est aussi la langue des examens, des concours, des thèses universitaires et des mémoires dans les établissements d’enseignement publics et privés, à l’exception des cas où la loi impose l’enseignement d’une autre langue officielle ou l’enseignement dans cette langue et du cas des établissements de la mission étrangère ou des établissements d’enseignement autorisés à exercer au Maroc et qui dispensent un enseignement international.
26On voit clairement que cet article se positionne en contre-pied des réformes citées puisqu’il présente l’arabe comme la langue d’enseignement des « disciplines sociales et scientifiques » dans « l’ensemble des établissements publics et privés ». En creux est à nouveau présent le rejet implicite de toute autre langue que la langue officielle : à aucun moment l’amazigh n’est nommé dans cette section sur l’enseignement ; les langues étrangères n’y sont pas nommées non plus. L’existence des réformes citées est simplement ignorée et niée.
27Ce même fonctionnement par négation implicite se retrouve dans l’article 7 concernant l’enseignement supérieur puisqu’il y est question de l’arabe comme « la langue des examens, des concours, des thèses universitaires et des mémoires ». Or, dans la réalité, plusieurs filières universitaires publiques et privées sont enseignées en français, comme toutes les disciplines scientifiques, les études de médecine et d’ingénieurs et l’économie, l’arabe étant la langue d’enseignement des sciences humaines et sociales, du droit arabe et des études islamiques (voir le tableau dans l’introduction).
28Dans ce même article 7, l’affirmation « l’enseignement de la langue arabe est obligatoire pour tous les enfants marocains dans tous les établissements éducatifs exerçant au Maroc » semble aussi être une allusion critique implicite à « certains » enfants marocains que leurs parents préfèrent scolariser dans des établissements privés étrangers ou internationaux où l’arabe est loin d’être la langue d’enseignement, même si elle est enseignée quelques heures (ou plus) par semaine. De fait, ce choix concerne une grande majorité des familles marocaines qui en ont les moyens et qui peuvent y avoir accès. Le fait de scolariser ses enfants dans des établissements scolaires privés où l’arabe n’est pas la langue d’enseignement est d’ailleurs une critique récurrente des médias et de la société civile à l’égard des personnalités politiques marocaines, visant en particulier les premiers décideurs de l’arabisation de l’enseignement public après l’indépendance (Grandguillaume, 1983 ; Vermeren, 2000 ; 2011).
29Ainsi, ces articles de la proposition de loi du PJD fonctionnent-ils de manière performative, énonçant une politique linguistique éducative centrale dans les positions idéologiques et politiques du parti islamiste alors au gouvernement, mais qui est loin de correspondre à la situation réelle des politiques linguistiques éducatives marocaines.
30Ces actions de réformes et de contre-réformes mettent en lumière combien les langues dans l’enseignement au Maroc sont un des enjeux et une des manifestations d’un antagonisme politique permanent qui oppose les décideurs au niveau même du pouvoir exécutif. Ainsi, les politiques linguistiques dans l’éducation se retrouvent prises en étau, voire en otage, entre, d’un côté, les décisions prises, médiatisées et mises en place par le ministère de l’Éducation nationale et appuyées par le roi Mohammed VI et, de l’autre, les actions de résistance courroucées mais souvent impuissantes des chefs du gouvernement PJD. Tandis que l’ancien premier ministre PJD, Abdelillah Benkirane, les refusait avec vindicte et théâtralisation16, son successeur, Saadeddine El Othmani, plus effacé, semblait tout autant disposé à faire échouer les réformes par l’opposition parlementaire durant son mandat.
31Ce jeu d’opposition permanent fortement médiatisé, parfois théâtralisé, dans les médias s’appuie des deux côtés sur des discours idéologiques politisés qui rencontrent un terreau favorable dans de grands pans de la société civile marocaine. Dans cette politisation des langues, se cristallisent des antagonismes sur ce qu’est la nation, l’identité marocaine, les valeurs nationales, religieuses et sociales, la définition du citoyen marocain d’aujourd’hui.
32Or, ces antagonismes clivés sur les langues semblent relever plus de l’affrontement politique que d’un véritable souci d’améliorer le fonctionnement du système éducatif national en lui donnant une cohérence linguistique solide. De la sorte ils freinent, voire paralysent, toute tentative de réforme éducative de fond. En effet, les réformes, comme celle du ministre Hassad présentée plus haut, sont souvent prises à l’emporte-pièce, de manière précipitée, et hypermédiatisées comme des remèdes-miracles immédiats. Cependant, à peine annoncées et mises en place, elles sont aussitôt minées de l’intérieur par les contre-discours eux aussi hypermédiatisés du chef du gouvernement et, sur le terrain, par l’absence d’adhésion des acteurs de l’éducation. En effet, comme nous l’avons vu dans le prologue ethnographique de l’introduction, ces acteurs sont eux-mêmes divisés sur la légitimité idéologique et la pertinence pédagogique de ces réformes et n’ont, par ailleurs, souvent pas la formation ni les compétences nécessaires pour les mettre en œuvre de façon cohérente, confiante et solide.
Notes de bas de page
1Royaume du Maroc, ministère de la Culture et de la communication – département de la communication, « les attributions du roi », [http://www.maroc.ma/fr/content/les-attributions-du-roi], consulté le 20 janvier 2023.
2Ibid.
3« Contrairement à ce que prétendent certains, l’ouverture sur les langues et les autres cultures, ne portera aucunement atteinte à l’identité nationale. Bien au contraire, elle contribuera à l’enrichir, d’autant plus que l’identité marocaine est, grâce à Dieu, séculaire et bien enracinée, et qu’elle se distingue par la diversité de ses composantes qui s’étendent de l’Europe jusqu’aux profondeurs de l’Afrique. » (Extrait du Discours de S.M. le Roi à la Nation à l’occasion du 16e anniversaire de la Fête du Trône, le 30 juillet 2015).
4Il s’agit de la réforme dont il a été brièvement question dans l’introduction.
5Voir ministère de l’Éducation nationale, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique (MENFPESRS), 25 février 2014, Communiqué sur la création des Sections internationales et du baccalauréat international option français (BIOF) [https://www.men.gov.ma/Fr/Pages/ DetailActualite.aspx?ActuID=vlvISxE9bVQ=], consulté le 20 janvier 2023. Voir également le site officiel du ministère de la Culture, 17 février 2014, [http://www.maroc.ma/fr/le-ministre-francais-de-leducation-nationale-en-visite-au-maroc/%D8%A3%D8%AE%D8%A8%D8%A7%D8%B1], consulté le 20 janvier 2023.
6« البرامج والتوجيهات التربوية الخاصة بسلك التعليم الإبتدائى / مديرية المناهج », « Programmes et directives éducatifs pour l’enseignement primaire », publication officielle du ministère de l’Éducation nationale, septembre 2011, direction des curricula.
7Manuel « Dire, Faire et agir pour apprendre le français », 2017, direction des curricula, MENFPESRS. Une seconde édition mise à jour est parue en 2020.
8[https://www.chambredesrepresentants.ma/fr/%D8%A7%D9%84%D9%86%D8%B5%D9%88%D8%B5%D8%A7%D9%84%D8%AA%D8%B4%D8%B1%D9%8A%D8%B9%D9%8A%D8%A9/projet-de-loi-cadrendeg5117-relatif-au-systeme-de-leducation-de-lenseignement-de], consulté le 20 janvier 2023.
9Voir TelQuel (29 juin 2017) en français et en arabe et la déclaration du MUR contre l’enseignement du français en 1re année dans Le360.ma (27 juin 2017) « Unicité et Réforme (MUR) s’attaque à la décision de Hassad sur l’enseignement du français au 1er niveau » : « التوحيد والإصلاح تتصدى لقرار حصاد تدريس الفرنسية بالمستوى الأول » Voir également en arabe Le360.ma (25 juin 2017) « l’enseignement du français ouvre la porte à la confrontation entre le PJD et Hassad : « وحصاد”البيجيدي“ تدريس الفرنسية يفتح باب المواجهة بين ».
10Ibid. Traduction personnelle.
« تعزيز مكانة اللغة العربية ودورها والعناية بها في مختلف مراحل التعليم بما يقوي حضورها في المجتمع »
11« مقترح قانون يقضي بحماية وتطوير تنمية استعمال اللغة العربية »
12« مقومات الهوية الوطنية المغربية »
13« واجب الدولة أن تعمل على حمايتها وتطويرها وتنمية استعمالها » Ces termes reprennent mot pour mot un extrait de l’article 5 de la Constitution de 2011 (version arabe page 5).
14La langue hassania, présente dans l’article 5 de la Constitution de 2011 comme « partie intégrante de l’identité culturelle marocaine unie » (p. 5), n’est pas mentionnée dans cette proposition de loi du PJD.
15Pages 4 et 5. Traduction personnelle.
16Voir par exemple la vidéo source d’une importante polémique au Parlement où Abdellilah Benkirane, alors premier ministre, s’en prend violemment au ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Rachid Belmokhtar, dont il conteste les décisions et les prérogatives (NaharPress, 2 décembre 2015).
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