Chapitre 5 – Kafâla et succession en Algérie
Transmettre un nom et des biens dans le cadre de la parenté élective
p. 77-90
Texte intégral
1L’État algérien a construit un système familial d’origine patriarcal fondé sur l’alliance et la consanguinité1. À l’intérieur de ce cadre homogène et hiérarchisé, légitime et stable, fusionnent les trois composantes fondamentales de la parentalité2 (Théry, 1995, p. 103), à savoir la dimension biologique (le parent est lié biologiquement à son enfant), domestique (le parent élève son enfant) et généalogique (le parent est celui que le droit désigne comme tel, il est juridiquement affilié à son enfant). Depuis une trentaine d’années, une nouvelle forme de parenté se construit en Algérie :
« Elle met en scène une famille qui ne coïncide pas nécessairement avec le couple. Les parents ne sont pas forcément les géniteurs des enfants dont ils ont la charge. Ils sont plutôt les adultes qui les nourrissent, les élèvent et assurent leur avenir. Cette parenté sociale, qui existe pourtant depuis toujours, n’a eu jusqu’au début des années 1990, aucun fondement légal. Prohibée par la religion et les pratiques familiales traditionnelles, elle risquait d’être en concurrence avec elles et de “mettre en danger” les liens d’engendrement et de descendance » (Bettahar, 2017, p. 160).
2Dans un contexte de crise et de profondes mutations sociales, à mi-chemin entre le fosterage et l’adoption, le système kafâla est venu répondre à la fois à la réalité des enfants sans famille et des couples en mal de parentalité sans pour autant remettre en question les principes fondamentaux du modèle familial de référence, sans donc porter atteinte aux normes et à la morale. Il est communément admis que l’adoption n’existe pas au Maroc et en Algérie, dès lors que « l’islam l’interdit » (versets 4, 5, 37 ; sourate XXXIII). Or, l’ethnologie de l’adoption invite à corriger, par la nuance, cette affirmation. L’adoption telle qu’elle est définie en droit français, une institution inscrite dans le registre de la filiation, ne connaît pas d’équivalent en droit marocain et algérien3 ce qui n’exclut pas l’existence de formes de parentalité sociales, informelles, parfois illégales, mais aussi institutionnalisées, comme le recueil légal kafâla. Dans ce chapitre, nous nous intéressons à la kafâla algérienne, une institution qui crée un lien de parentalité privé de sa composante biologique et généalogique (le lien de filiation élective n’est pas juridiquement reconnu). La filiation adoptive est prohibée, l’enfant adoptif, ou recueilli par le biais du dispositif kafâla, ne connaît pas le même traitement juridique qu’un fils légitime. Dans ce contexte, il ne peut exister de pratiques de transmission du nom et de biens en dehors de la filiation légitime (fondée sur la coïncidence de la consanguinité et de l’alliance). L’ethnographie des pratiques adoptives et des pratiques légales de transmission dans le cadre de la kafâla témoigne d’une réalité plus complexe dans laquelle interviennent d’autres référencements que celui de l’islam dans le cadre du processus de création et de sécurisation d’un lien de parentalité souhaité aussi durable et permanent que le lien légitime. Ce chapitre propose un éclairage de cette réalité sociale en contexte algérien.
Interdit de l’adoption et recueil légal kafâla
3Depuis 1984, le droit positif algérien, par référence explicite à la charia, prohibe l’adoption en tant qu’acte juridique qui établit entre l’adopté et l’adoptant des relations de droit analogues à celles qui résultent de rapports de descendance. L’article 46 (chapitre V) du Code de la famille dispose formellement que « l’adoption (tabanni) est interdite par la charia et la loi ». Le législateur algérien emploie un ton doublement impératif et renvoie à l’autorité de la loi islamique. La charia est en effet une source matérielle de droit que le juge invoque4 lorsque la loi est muette. Au sujet de l’adoption, le Code de la famille n’est pas silencieux, mais le législateur entend marquer une position officielle, empreinte de fermeté, afin que la norme ne puisse être discutée.
4Mes recherches ont cependant contribué à montrer qu’en la matière, les règles de droit ne coïncident pas toujours avec la réalité observée (Barraud, 2009, p. 2013). Ici comme ailleurs, les couples confrontés au drame de la stérilité ont toujours su contourner, voire enfreindre les lois, optant pour des formes d’adoption totales ou partielles, d’un enfant de la famille ou étranger. Le phénomène encore actuel des adoptions illégales (supposition d’enfant) témoigne d’un décalage entre le droit et les aspirations sociales, et démontre comment le stigmate porté sur les couples stériles, cette impérieuse nécessité de ne pas s’écarter du système normatif, oblige à la transgression des lois pour mieux se conformer au modèle dominant.
5Le Code de la famille interdit l’adoption, mais lui substitue depuis 1984 un autre mode d’intégration familiale ou de parentalité élective, le recueil légal de mineur, ou kafâla. La légalisation de la kafâla résulte d’une prise de conscience qu’une politique de gestion de l’abandon d’enfants, un phénomène occulté qui s’intensifie dramatiquement lors des années 1980, doit nécessairement être élaborée (Barraud, 2010). Cette forme de recueil s’est progressivement imposée comme le mode privilégié de prise en charge et de protection de l’enfance abandonnée, une catégorie sociale jusqu’alors invisible et frappée d’un violent ostracisme.
6Le recueil légal kafâla est l’engagement de prendre bénévolement en charge l’entretien et la protection d’un mineur, « au même titre que le ferait un père pour son fils » (art. 116). Il ouvre droit « aux mêmes prestations familiales et scolaires que pour l’enfant légitime » (art. 121). Dans le texte, le lien issu de la kafâla est par deux fois comparé à la filiation légitime, qui tient lieu de référence, mais en aucun cas le recueil légal ne reconnaît de lien filial entre l’adulte et l’enfant. Ce dernier ne prend pas le nom et n’hérite pas de son kafîl (tuteur ou attributaire du recueil légal) dès lors que les règles de succession, déterminées par le Coran et reconduites par le droit positif, reposent uniquement sur la consanguinité et l’alliance. Le makfûl (enfant recueilli ou bénéficiaire du recueil légal) n’est pas placé au rang de fils et n’est donc pas inscrit dans le livret de famille. Ne reconnaissant pas la filiation entre les parents et l’enfant, le recueil kafâla évite la transgression du légal et du licite. Cette institution est rassurante pour la collectivité, car, partiellement affilié, l’enfant recueilli ne menace pas les droits des héritiers légitimes.
7L’interdit de l’adoption est d’inspiration coranique5. Étymologiquement, le terme kafâla exprime tout aussi bien le cautionnement et la garantie, que la prise en charge et le fait de prendre soin. Par deux fois, le terme apparaît dans le Coran dans le sens de « confier la garde, nommer ou désigner quelqu’un comme tuteur ». Le verset 39 de la sourate XX se réfère à l’histoire de Moïse lorsque, confié aux eaux du fleuve, il est recueilli par la femme du pharaon et rendu à sa mère (qui se présente en qualité de nourrice) : « Jette-le dans le coffre ; jette le coffre à la mer, et que la mer relance au rivage, et que le recueille un ennemi de Moi, ennemi de soi-même » (Berque, 1990, p. 330). Le verset 37 de la sourate III fait quant à lui référence à l’un des épisodes de la vie de Marie, lorsqu’elle est confiée à Zacharie après que l’enfant (Jésus) soit placé dans le temple : « wa kafalaha Zakariah ». Deux interprétations procèdent de cette phrase (Aït Zaï, 1996, p. 97). Dans la première, « Zakariah » est le deuxième complément d’objet direct, il subit l’action de Dieu, étant chargé d’une mission de protection et de prise en charge à l’égard de Marie : « Donc son Seigneur l’accueillit d’accueil gracieux et la fit pousser de belle poussée, sous la responsabilité de Zacharie » (Berque, 1990, p. 74) ou « l’accueillit du meilleur accueil et la fit croître de la plus belle croissance, et il la confia à Zakariah » ou encore « et fit de Zakariah son gardien » (Aït Zaï, 1996, p. 97). L’autre interprétation fait de Zakariah le sujet : « Et Zakariah se porta garant de Marie ». Cette dernière lecture est celle retenue par les législateurs algériens. L’individu est libre de se porter volontairement garant de quelqu’un. Bien qu’employé dans le texte coranique, le fiqh malékite n’a pas formalisé la kafâla. Ce concept prend racine dans la fonction du kafîl et s’entend « comme un pur fait rattaché aux notions de tutelle et d’entretien » (Aït Zaï, juriste, Alger 2006). En d’autres termes, la kafâla n’a pas fait l’objet d’une construction juridique par les docteurs de la loi.
8Le mineur recueilli en kafâla peut être de filiation connue ou inconnue. S’il est de parents connus, il conserve sa filiation d’origine. Dans le cas contraire, il est soumis à l’application du Code de l’état civil de 1970 (art. 64)6 et d’une loi de 19767 en vertu de laquelle le nom patronymique est obligatoire pour toute personne qui en est dépourvue. Le fiqh malékite classe les enfants en trois catégories : légale (enfants nés dans le mariage), illégale (enfants nés hors mariage) et d’origine inconnue (trouvés). Dans la société algérienne actuelle, les enfants qui naissent en dehors du cadre matrimonial (catégorie illégale, enfants illégitimes, issus de la zina8) sont aussi de filiation inconnue (Barraud, 2010).
9Depuis plusieurs dizaines d’années, les pays du Maghreb sont l’objet de transformations sociales et économiques qui dépassent largement les cadres nationaux. Ces processus, décrits plus généralement comme un phénomène de globalisation, ont conduit à l’émergence de nouvelles configurations familiales, affectant à la fois les structures et les relations au sein de la famille. Dans ce nouveau contexte, les pratiques matrimoniales et les rapports sociaux de genre se sont considérablement modifiés, particulièrement en milieu urbain. Ont alors émergé de nouvelles catégories de populations, notamment féminines, lesquelles posent la délicate question du célibat féminin, de la sexualité hors mariage et du statut de la mère célibataire.
10Les enfants abandonnés et confiés en kâfala sont le plus souvent issus d’une rencontre sexuelle illicite et illégale, dans le cadre de sociétés où la procréation n’a de légitimité que dans le mariage9. En fait, ils représentent la partie visible, émergée de la sexualité extramatrimoniale ; une réalité occultée et présentée comme marginale par les autorités10. Quand on étudie l’abandon au Maghreb, en s’appuyant sur des enquêtes personnelles ou sur la production scientifique, il apparaît que la question de la rencontre et de la relation intime des parents d’origine est rarement abordée. Ni la famille ou le juge, ni l’homme de foi ou le législateur, pas plus que le scientifique ne s’aventurent sur ce terrain-là. Seuls les travailleurs sociaux des institutions publiques, et surtout privées, œuvrant à l’accompagnement des mères seules se posent la question des origines de la situation. Dans ces pays, tout semble soigneusement organisé pour que la rencontre sexuelle entre un homme et une femme en dehors du cadre matrimonial soit évitée. Or l’enfance abandonnée montre que ce type de rencontre n’a rien d’exceptionnel.
11En 2001, le ministère concerné annonçait 5 000 naissances hors mariage (suivies d’un abandon à la naissance) officiellement répertoriées en Algérie (CNEAP, 2001). En 2007, le chiffre s’élevait à 7 000. Depuis près de quinze ans, le ministère de la Solidarité nationale estime à près de 3 000 par an le nombre d’enfants abandonnés ; un chiffre demeuré étonnamment stable et comprenant les près de 600 enfants nés dans le maquis. Toutefois, l’ensemble des enfants abandonnés ne passe pas dans le circuit officiel et tout laisse à penser que le « chiffre noir » (comprenant les avortements, les infanticides, les abandons sauvages, les pratiques adoptives illégales) est considérable.
12La loi algérienne ne reconnaît pas explicitement l’existence des enfants illégitimes, le Code de la famille n’y fait pas référence. Le sort de ces nouveaux nés hors normes, dont le handicap est strictement social, est lié à la décision de la mère de naissance (communément appelée « mère célibataire »). Si celle-ci dispose d’un soutien familial et de ressources tant relationnelles que matérielles, elle peut garder l’enfant et procéder depuis 2005 à une reconnaissance maternelle (art. 44). L’enfant est ainsi dépourvu de nasab (nom généalogique, filiation légitime), mais porte le patronyme (laqab) de sa mère, avec le consentement des héritiers mâles. Dans le cas contraire, la mère est contrainte à l’abandon de son enfant dès la naissance et dans le plus grand secret. Les mères célibataires sont les grandes pourvoyeuses des pouponnières algériennes et abandonnent des enfants qui ont pour seul handicap l’illégitimité de la naissance, l’absence de nom et de filiation légitime (nasab).
La transmission du nom hors filiation légitime
13Dans les premières années de sa légalisation, l’insuccès du recueil légal est criant. Les couples inféconds désireux d’élever un enfant sans famille sont nombreux, mais la plupart renoncent pour que la société ne puisse pointer du doigt une double honte : être stérile et avoir recueilli un enfant perçu comme le « fruit du péché ». En raison de l’absence de coïncidence patronymique entre le parent et l’enfant, la kafâla est visible. Elle donne à voir la stérilité du kafîl et les origines prétendument honteuses du makfûl, lequel n’est plus sans statut, mais demeure un enfant à part, stigmatisé par ses deux prénoms et sa filiation inconnue ; ce qui est lourd de conséquences dans une société qui définit les individus par leur appartenance filiale.
14Le législateur algérien s’est attelé à résoudre le problème de la stigmatisation nominale par promulgation d’un surprenant décret en 1992. L’amendement sur la concordance de nom est l’aboutissement d’un travail en commun entre le président de l’Association algérienne enfance et familles d’accueil bénévole (AAEFAB), le ministère des Affaires sociales et le Conseil supérieur islamique ; l’objectif étant d’assurer au makfûl une meilleure intégration sociale et familiale, tout en examinant ce projet à la lumière de la loi islamique. L’interdiction de donner le nom à l’adopté procède d’une certaine interprétation du verset 5 de la sourate XXXIII : « Donnez-leur le nom de leur père : c’est plus équitable auprès de Dieu ; si vous ignorez leur père, qu’on les tienne pour vos frères en religion ou pour vos clients » (Berque, 1990, p. 47). Mais, le nom tel qu’il était pensé au VIIe siècle en Arabie et le patronyme moderne sont-ils comparables ? À l’époque du Prophète et avant que l’état civil soit introduit par les Français en Algérie (1865), l’appellation d’une personne se composait d’un prénom (ism), suivi du nasab (nom généalogique : liste des prénoms du père, du grand-père, précédés chacun de ibn). Un troisième élément, le laqab (surnom honorifique) fut institutionnalisé comme « nom de famille » par le droit positif. Les opposants au projet défendaient une définition assimilant le nom à la filiation et redoutaient l’ambiguïté qui aurait pu résulter d’une concordance de nom entre kafîl et makfûl. L’enfant risquait de passer pour le fils du kafîl aux yeux de la collectivité. Autrement dit, ils craignaient « un dérapage vers l’adoption » (Pruvost, 1996, p. 174). Les partisans de la concordance ont, quant à eux, ciblé le débat sur la notion d’ijtihad11, arguant que l’islam ne peut accomplir sa mission – fonder un droit vivant capable d’organiser les besoins des sociétés et d’élaborer des solutions adaptées aux problèmes sociaux modernes – sans cet effort de réflexion. En appelant à la conciliation des préceptes coraniques avec les nouvelles exigences sociales, ils ont développé un raisonnement sur le nom de famille moderne qui, rendu obligatoire pour tout citoyen algérien, permet de passer « d’une définition traditionnelle de la personne par le nasab […] à une identité personnelle » (Borrmans, 1977, p. 349). Ils sont parvenus à convaincre qu’une concordance de nom dans le cadre de la kafâla n’aurait pas d’incidence sur la filiation. En août 1991, le ministère des Affaires religieuses s’est adressé au président de l’AAEFAB, Monsieur Tidafi, après s’être longuement entretenu avec le président de l’Association des oulémas, lequel a décrété : « Si cette apparentée n’est pas dans le but de faire bénéficier l’enfant de l’héritage ou de proscrire ce qui ne l’est pas, tel le mariage avec la fille du père adoptif, alors il est possible de donner le nom ». L’autorisation de concordance de nom fut légalisée par un décret exécutif en janvier 199212. Notons que cette date coïncide avec celle de la signature par l’Algérie de la Convention de New York relative aux droits de l’enfant. En 1992 intervient une nouvelle référence de poids : « l’intérêt supérieur de l’enfant » ; l’un des quatre principes directeurs de cette Convention qui consacre l’enfant comme « sujet de droit ». Depuis, le makfûl peut porter le patronyme de son kafîl ; mais il s’agit du laqab, nullement du nasab. L’enfant recueilli porte le nom de famille de ses parents adoptifs, mais ne prend pas rang parmi les successibles.
15Depuis 1992, l’Algérie connaît une envolée de recueils légaux avec changement de nom. Tous les acteurs et observateurs de la kafâla considèrent ce décret comme une mesure adaptée aux aspirations sociales. Il existe en effet un décalage manifeste entre, d’une part, les règles du droit islamique et les réformes gouvernementales qui s’en inspirent et, d’autre part, les pratiques et les aspirations sociales. Pour la plupart, les kafîl algériens sont inscrits dans une logique d’adoption. Ils désirent s’instituer parents exclusifs d’un enfant le plus jeune et le plus ressemblant possible, définitivement abandonné et de filiation inconnue, auquel ils transmettront leur nom, et plus encore. Par ce don, ils socialisent l’enfant comme s’il venait de naître ou de renaître. Ils le « font » ou le « refont » socialement. Ils le reconnaissent comme leur fils tandis qu’eux-mêmes, en posant leur empreinte, s’intronisent parents, signalent leur propre passage, définitif, à la parentalité et signifient au plus haut point l’acte d’adoption. Tout est fait pour que la situation adoptive soit masquée, pour sortir de la marginalité (celle causée par la stérilité) et réintégrer la norme en calquant le modèle familial de référence. Or, les dispositions de la kafâla contrarient les aspirations de ceux et celles qui la vivent comme une adoption pleine13.
16La kafâla se veut être une solution d’urgence pour un enfant en détresse, tandis que les adoptants construisent un lien de parentalité qu’ils désirent aussi durable et permanent que le sang ; un lien qui se renforcerait avec le temps, qui serait l’assurance d’une vieillesse comblée, car épaulée par la descendance, un lien que rien ne pourrait rompre et durablement honoré après la mort. Ainsi, au cours des dernières décennies, les évolutions sociales contemporaines, les changements de représentations à l’égard de l’enfant abandonné, les combats menés par l’AAEFAB et les parents-adoptants ont conduit à une révision du modèle kafâla afin de l’adapter aux nouvelles nécessités et aspirations sociales, quitte à transgresser certaines règles, au point que le modèle kafâla tend de plus en plus vers celui, interdit, de l’adoption, notamment en sa forme simple14. En portant l’intérêt sur l’ensemble des pratiques qui entourent l’élaboration de la législation sur la kafâla, ses remaniements, son application et surtout son vécu, il ressort l’hypothèse que le droit, en ce domaine bien particulier, apparaît de moins en moins subordonné à l’autorité islamique. La seule différence que l’on peut relever entre l’adoption simple et la kafâla est que l’enfant est intégré dans la famille du kafîl mais ne prend pas rang parmi les successibles15.
De l’enfant objet dont on hérite, à l’enfant aimé à qui l’on transmet
« Au regard des règles de l’héritage, le makfûl, c’est comme si c’était une fille unique ou comme s’il n’y avait pas d’enfant du tout. Il n’existe pas. Mieux, il est transmis avec les biens » (Responsable DAS, Alger, 2012).
17La concordance de nom n’est pas constitutive de la filiation, toutefois, cela n’exclut pas la question de la transmission. Pourtant le problème se pose en des termes bien particuliers dans la mesure où le makfûl, loin de prendre rang d’héritier, est considéré lui-même comme étant une partie de l’héritage. Au décès de son kafîl, à l’instar d’un bien, il « tombe » en quelque sorte dans le patrimoine : « En cas de décès, le droit de recueil légal est transmis aux héritiers s’ils s’engagent à l’assurer. Au cas contraire, le juge attribue la garde de l’enfant à l’institution compétente en matière d’assistance » (art. 125). Or les héritiers, ce sont les enfants légitimes et les frères du kafîl, mais pas la mère adoptive. Ainsi, le makfûl, contrairement à tout enfant légitime, n’est concerné ni par les règles relatives aux successions ni par le droit de garde (hadâna) qui est dévolu à la mère lorsque le père décède (art. 64)16.
18Ces règles du droit positif qui enferment le makfûl dans une irréductible figure de l’altérité en vue de protéger les intérêts des héritiers légitimes ne reflètent que partiellement la réalité sociale observable. En effet, la lecture des normes juridiques ne nous permet pas de conclure que tous les enfants recueillis en kafâla sont systématiquement renvoyés à la DAS dès le décès de leur père kafîl, ni qu’ils ne sont jamais les bénéficiaires d’actes de transmission de biens de propriété au sein même de leur famille d’adoption. L’approche ethnographique combinée à l’étude des cas judiciaires et des solutions jurisprudentielles font émerger d’autres concepts et normes de référence, tels « l’amour filial », « l’égalité des enfants et des citoyens » et « l’intérêt supérieur de l’enfant » pour appuyer des pratiques de transmission. Lorsqu’un père kafîl décède, le juge doit statuer dans l’intérêt de l’enfant, lequel réside le plus souvent en ce que le makfûl demeure auprès de la femme du kafîl, c’est-à-dire à la garde de sa mère adoptive. De même, on voit que la règle de la légitimité joue à l’encontre des enfants recueillis pour faire obstacle à leurs parts dans la succession de leur père ou de leur mère d’adoption. Faut-il pour autant en déduire qu’elle joue systématiquement à chaque fois que dans la famille algérienne un enfant est recueilli sous kafâla ? Nous ne pouvons l’affirmer. Dans bien des cas, des dispositions « conservatoires » sont prises par les parents d’adoption pour protéger l’enfant recueilli. Elles relèvent de stratégies de contournement de l’interdit islamique de la filiation adoptive.
La donation pour remédier aux inégalités du régime successoral
19Dans un ouvrage consacré aux donations (hiba), Yvon Linant de Bellefonds en donne une définition générale valable pour tous les rites musulmans : « Le transfert immédiat du donateur au donataire de la propriété d’un bien, fait à titre gratuit et dans un but terrestre17 » (Linant de Bellefonds, 1935, p. 16). Le Code de la famille algérien la définit en des termes équivalents et ajoute : « Elle peut porter sur tout ou parties des biens du donateur » (Chap. II, art. 205). Ainsi, en matière de donation (hiba), toute personne a juridiquement le droit de se dépouiller, de son vivant, de la totalité de ses biens meubles et immeubles au profit de la personne de son choix. Et aucune restriction ni réserve ne concerne le donataire : ce dernier peut être parent ou étranger, homme ou femme, majeur ou mineur, musulman ou non musulman. Le fiqh n’établit aucune limitation au droit de disposer de cette mesure par acte entre vifs et à titre gratuit. Seules les règles relatives à la capacité du donateur viennent restreindre cette faculté de « donner18 ».
20La donation est frappée d’une certaine désapprobation morale dans la mesure où un homme jouissant d’une capacité complète peut déposséder totalement sa famille au profit d’un étranger. Il n’est, en effet, pas tenu de réserver la part des héritiers. C’est par conséquent une manière légale de les déshériter. De nos jours, bon nombre d’héritiers ainsi lésés, voyant un père ou un oncle dilapider le patrimoine, intentent des actions pour contester la donation. Elles ne se verront déboutées que si donateurs et notaires ont su prendre leurs précautions19. Certains membres de la famille, héritiers légitimes, sont perçus comme des « étrangers » quand les liens quotidiens sont lâches ou quand un conflit est venu altérer la relation. C’est ce que confirme une notaire algéroise à propos d’une dame âgée vivant avec sa sœur, sa nièce et sa fille adoptive, et ayant réalisé une donation du tiers de sa villa à chacune d’elles :
« Elle est venue, et elle disait qu’elle ne voulait pas que ses cousins héritent de son bien, que toute sa vie, elles avaient vécu seules, elles s’étaient débrouillées seules, sans père, ni mère, et que les cousins comme les oncles n’étaient jamais venus les voir, ne les avaient jamais aidées. Pour elle, il était hors de question qu’ils héritent de sa villa » (Notaire, Alger 2012).
21Considérer les membres de la parenté comme des « étrangers » à l’égard desquels on nourrit ressentiments et hostilité témoigne d’un changement majeur dans les représentations de la famille musulmane ; changement que les juristes de l’époque n’avaient peut-être pas anticipé. Au regard des dispositions conservatoires qu’ils ont élaborées, on constate une absence de préjugé à l’égard du donateur, qui est encouragé à donner dès lors que son « détachement des choses terrestres » permet de soulager des nécessiteux et de remédier à l’inégalité sociale. Mais cet appui tenait aussi « à ce que l’esprit de famille, si puissant dans l’Islam, ne faisait pas naître la crainte de voir la donation servir à des fins nuisibles à la famille et, partant, à la société » (Linant de Bellefonds, 1935, p. 39). De nos jours, l’usage de la donation a pour terme de « modifier l’ordre légal des successions, en avantageant certains héritiers par rapport à d’autres », telle une fille unique par exemple, et ainsi de « limiter les effets du régime successoral » (Rycx, 1987, p. 32).
Contradictions et discrimination juridique de l’enfant kafâla
22Dans le Code de la famille algérien, l’enfant makfûl est ignoré du chapitre sur les successions. Toutefois, dans celui relatif à la kafâla, l’article 123 est consacré à la question de la transmission. Si le makfûl n’hérite pas de son kafil, l’attributaire du droit de recueil peut en revanche, « s’il le souhaite, léguer ou faire don, dans la limite du tiers de ses biens, en faveur de l’enfant. Au-delà de ce tiers, la disposition testamentaire n’est de nul effet, sauf consentement des héritiers » (art. 123). Bien que lacunaire, cet article de loi interroge. D’abord, le kafîl peut réaliser un legs testamentaire, lequel est limité au tiers de ses biens. Cette disposition est conforme aux règles de succession qui s’appliquent à tout Algérien. Mais, selon l’article 123, le kafîl ne semble pas pouvoir « donner » à l’enfant davantage que le tiers de ses biens. Or, les règles régissant la donation (hiba) sont sans équivoque : il est possible de donner la totalité de son patrimoine (art. 205) et quiconque peut être le bénéficiaire de cet acte de bienfaisance, particulièrement « les malheureux » que le régime successoral tend à léser. C’est justement le cas de l’enfant makfûl. Pourtant, ce dernier se révèle être moins bien traité qu’en droit commun. S’agit-il d’une erreur dans le texte ? Est-ce une intention délibérée du législateur de limiter la volonté du kafîl en tant que donateur, et de réduire la part du makfûl en tant que bénéficiaire ? Dans ce cas, nous sommes renvoyés aux représentations sociales de l’enfant adoptif : un intrus limitant les droits des héritiers légaux.
23Une contradiction, doublée d’une discrimination, apparaît clairement au sein même du Code. De surcroît, l’article 123 introduit la notion de don (tabarû), et à ce titre fait figure d’exception puisque ce terme n’apparaît qu’une seule fois dans le Code. Cette mention attise la curiosité dès lors qu’il n’existe aucun dispositif juridique relatif au don, contrairement à la donation (hiba) qui pour être valide doit répondre à des critères particuliers (enregistrement devant notaire, transfert de propriété), et même si dans la plupart des documents juridiques, beaucoup de juristes définissent la donation comme étant un don (tabarû). En somme, la confusion est complète et laisse ouverte la voie à toutes sortes d’interprétations, d’autant plus que ce problème ne fait pas doctrine. Il n’a en effet jusqu’alors pas été commenté par les chercheurs ni pris en considération par la justice :
« Il faut que ce soit des chercheurs étrangers qui viennent pour mettre le doigt sur des contradictions comme ça. Les juristes algériens ne s’intéressent pas aux affaires familiales, c’est le parent pauvre de la justice » (Avocat près de la Cour suprême et du tribunal d’État, Maître de conférences, Oran, 2012).
« Je reconnais qu’il y a un problème, il faut maintenant amener la jurisprudence à faire la différence » (Magistrat, École de magistrature, Alger, 2012).
Les obstacles à la donation en cas de kafâla
24Face à l’incohérence de la loi, les pratiques sont soumises aux postures individuelles des acteurs institutionnels (notaires, conservation foncière, juges, etc.). Cela commence dès le premier entretien avec le notaire qui peut opposer un refus au kafîl en brandissant l’imparable argument religieux et en suscitant chez son client un embarrassant sentiment de culpabilité :
« Parmi nous, notaires, il y a des tendances et certains refusent. Leur raisonnement c’est que l’islam interdit de priver un héritier. Ceux qui sont de tendance religieuse, ils font tout pour ne pas faire la donation. Ils disent : “Comment ? Vous privez les héritiers ? Vis-à-vis de la charia, c’est péché !”. Par exemple, une jeune femme, elle adopte un enfant et elle n’est pas mariée. Les héritiers, ce sont ses parents, et s’ils ne sont pas vivants, c’est les frères et sœurs, sinon les neveux et nièces. Les notaires vont lui dire qu’elle prive les héritiers, et ça ne se fait pas. Alors ils essaient par tous les moyens de ne pas faire la donation. Mais sur le plan juridique, rien ne l’interdit » (Notaire, Alger, 2012).
25Avec leur concours, la rumeur selon laquelle les kafil n’ont pas le droit de réaliser une donation en faveur de l’enfant adoptif prend doucement corps, pour peu à peu bloquer les intentions et les initiatives des moins résolus et des plus vulnérables. Ainsi, beaucoup de parents kafîl m’expliquent d’un air contrit que la religion interdit de faire une donation à l’enfant recueilli sous kafâla.
26Quand le kafîl est décidé et qu’il réalise l’acte auprès d’un notaire, un nouvel obstacle se profile ; celui qu’a le pouvoir de dresser l’administration de la conservation foncière. Sous tutelle du ministère des Finances, cette administration tient dans chaque daïra le fichier national des propriétaires. Elle contrôle les actes et procède aux transmissions des biens. Elle oppose aussi des refus, lesquels doivent être fondés :
« Certains font passer et d’autres sont très rigides, ils vont dire que ça concerne un kafîl, qu’ils appliquent l’article 123, et qu’ils ne peuvent faire le transfert de propriété » (Notaire, Alger, 2012).
27C’est ce dont témoigne un kafîl muni d’une décision de rejet et venu consulter la juriste Nadia Aït Zaï au Centre d’information et de documentation sur les droits de l’enfant et de la femme (CIDDEF). Voici la lecture qu’elle en a faite lors d’un entretien :
« Sur ce papier, l’administration dit qu’elle ne peut pas faire le transfert de propriété, car c’est un enfant makfûl et que selon l’article 123, c’est limité au tiers. Cette décision n’est pas généralisée, mais ça a été soulevé. J’ai conseillé à ce monsieur de faire une vente » (Nadia Aït Zaï, CIDDEF, Alger, 2012).
« La conservation ne motive pas. Elle rejette, pour des raisons fantaisistes parfois, mais il faut persévérer, il faut aller sur place, demander des explications, montrer que vous n’êtes pas dupe. Il faut se bagarrer plutôt que de pleurnicher en laissant faire » (Avocate spécialiste des affaires familiales, Oran, 2012).
28Plutôt que d’engager une bataille, et pour « éradiquer le problème à la racine », beaucoup de kafîl optent pour la transmission de leurs biens par ventes déguisées ; soit ils vendent leur bien à l’enfant20, soit ils achètent une propriété au nom de l’enfant :
« On leur conseille de ne pas donner, mais d’acheter. Quand vous achetez au nom de l’enfant, une fois décédés, ça ne fait plus partie de l’héritage, ça ne rentre pas dans la fredah. On piège l’entourage en fin de compte » (Responsable DAS, Alger, 2012).
29Bien qu’elle ait un coût (un cinquième du montant est déclaré au Trésor public), la vente et l’achat au nom de l’enfant sont des solutions pour protéger le makfûl tout en se prémunissant d’un conflit juridique avec les héritiers. Car, lorsque le kafîl s’obstine, qu’il transmet devant notaire une part conséquente de son patrimoine, voire la totalité à son makfûl, et que le transfert de propriété est validé par la conservation foncière, une épée de Damoclès plane au-dessus du donataire : le risque de contestation de la donation par les héritiers. L’arrêt du 12 mai 2011 illustre un cas de contestation confirmé par la Cour suprême (n° 620402). De son vivant, un homme a donné (hiba) un tiers de son patrimoine à sa femme et deux tiers à son enfant makfûl. Au décès du donateur, les héritiers, ses frères, font une action en annulation de la donation en invoquant deux arguments : la donation a été faite en dernière maladie (art. 204)21 et, de surcroît, dans le cadre d’une kafâla (art. 123). Un magistrat commente oralement cet arrêt :
« La dernière maladie, d’après nos connaissances, c’est qu’il est alité et mourant, ses facultés mentales ne sont pas pleines. Alors les notaires demandent un certificat médical, mais malgré ça les héritiers arrivent encore à annuler. Dans cette affaire, ils invoquent la dernière maladie et ils vont encore plus loin. Ils expliquent que l’article 205 permet de donner la totalité, mais étant donné qu’il s’agit d’un makfûl, l’article 123 doit être appliqué. Il y a contradiction entre hiba et tabarû, ils en parlent, ils donnent une explication tirée par les cheveux dans laquelle ils distinguent don et donation et ils en viennent à dire que dans ce cas, c’est plutôt un don. Ils précisent que la donation faite à un makfûl rentre dans les dispositions qui concernent le don, lequel est limité au tiers » (Magistrat, École de magistrature, Alger, 2012).
30Le juge de la Cour suprême a donné raison aux héritiers, annulant la donation au motif que l’article 123 avait été violé. Les juristes et magistrats rencontrés lors du travail ethnographique s’accordent en soulignant le caractère confus, « mal rédigé » et surtout isolé de cet arrêt. Les jugements de cet acabit sont en effet rares. D’abord, nous n’avons accès qu’aux jugements de contestation ayant abouti. Nous ne voyons donc pas toutes les demandes de contestations qui ont été déboutées. Ensuite, la donation de la totalité des biens à un enfant makfûl est un acte rare dans la société algérienne, pour toutes les raisons évoquées ci-avant. La rumeur en effet accomplit son œuvre : « les gens en parlent », « j’ai entendu dire que la religion ne veut pas », « ça ne se fait pas de coutume », « les gens ont peur de ce qui se dit », « les héritiers vont contester », « ça, il ne faut pas le faire ». Nombreux sont les kafîl qui, déjà fragilisés par une position de « parent illégitime » à l’égard d’un enfant qui l’est tout autant, préfèrent emprunter d’autres voies que l’acharnement pour une « donation à tout prix ». De fait, il existe très peu d’actes de donation en faveur d’enfants makfûl.
Souhaiter ou ne pas souhaiter transmettre à l’enfant recueilli
31L’article 123 précise que le kafîl peut, « s’il le souhaite », faire don ou léguer au makfûl. À l’évidence, de nombreux kafîl considèrent l’enfant recueilli comme « un fils », un sujet de droit, un être aimé : « Même s’il n’y a pas de lien de filiation, il y a de l’amour filial » (Mère kafîl, Alger, 2012). Cet amour parental s’accompagne d’un désir de protection qui leur inspire des actes de transmission de biens, tout au moins des pensées d’intention. Protéger l’enfant adoptif ? En effet, s’il jouit d’une pleine intégration familiale du vivant de ses parents kafîl, – qui ont bien souvent imposé à la famille élargie leur choix individuel de kafâla –, il encourt le risque sévère d’un violent rejet en cas de décès précoce de ses protecteurs :
« Le principe c’est que le kafîl et le makfûl règlent leurs problèmes de leur vivant. Une fois le kafîl enterré, l’enfant n’a droit à rien » (Nadia Aït Zaï, Alger, 2012).
« De manière générale, le makfûl représente un danger pour la famille élargie, qui ne l’accepte pas. Il suffit du moindre écart de sa part pour que les héritiers lui tombent dessus » (Notaire, Alger, 2012).
« Quand je travaillais dans une pouponnière de l’Est, j’ai rencontré un beau jeune homme de 23 ans qui venait là pour manger et dormir. Je me suis interrogée. J’ai connu son histoire. Il avait été “adopté” dans une famille de personnes instruites, des gens bien. Il avait trois sœurs, des filles légitimes, il était le seul garçon, et le cadet. Leurs parents sont morts dans un accident de la circulation, et ses sœurs se sont retournées contre lui. Elles lui ont fait payer tout ce qu’il avait eu parce qu’étant un jeune garçon, il avait été très chouchouté. Du coup, elles l’ont foutu à la porte. Le seul lien qui lui reste dans cette Algérie, c’est la pouponnière » (mère kafîl, chercheure, Alger, 2012).
« Je n’ai pas d’enfant, j’ai adopté, je la considère comme mon enfant, depuis sa naissance jusqu’à maintenant, elle est majeure et si je décède ils vont la jeter dehors, je veux la protéger, et tous les moyens sont bons » (Mère kafîl, Oran, 2012).
32Certains kafîl donnent tout ce qu’ils possèdent (par donation hiba), surtout si le makfûl est un enfant unique, d’autres préfèrent la solution moins controversée du testament (legs limité au tiers). Quelques-uns couplent les dispositions conservatoires du régime successoral, de sorte que le makfûl peut se voir largement favorisé par rapport à d’autres héritiers :
« Parfois, le makfûl reçoit plus d’argent et de biens que l’héritier, car il peut bénéficier d’une donation, mais aussi d’un testament après. On peut faire les deux. Je connais des cas, ils ont donné le logement, puis par la suite ils ont fait un testament. Sauf que l’adopté peut renoncer à son droit d’héritage s’il est endetté alors qu’en droit français on hérite des dettes » (Notaire, Alger, 2012).
33Le cas des familles mixtes, composées d’enfants légitimes et d’enfants recueillis sous kafâla, est encore particulier. Les kafîl défendant l’idée d’égalité de tous les enfants (adoptif/légitime, fille/garçon) procèdent à un partage « équitable » de leur vivant :
« J’ai quatre enfants, le double choix du roi, deux biologiques, deux adoptés, deux filles, deux garçons. Mes enfants sont tous dans l’acte de donation que j’ai fait il y a sept ans. Mon frère a trois enfants adoptés, il a créé une société civile immobilière et les a mis dedans » (Père kafîl, Alger, 2012).
34La loi relative au recueil légal laisse au kafîl le libre choix de la transmission. Elle ne le contraint à aucun devoir de protection dans ce domaine. En ce sens, d’un point de vue légal et en matière d’héritage, l’intérêt de la famille légitime, élément de structuration de la société, prime sur l’intérêt supérieur de l’enfant recueilli. Ainsi, s’agissant des pratiques, nous pouvons observer que tous les kafîl ne « souhaitent » pas transmettre de bien au makfûl. D’abord, il y a ceux qui ne disposent d’aucun bien :
« Ils n’ont rien et ce sont les plus heureux. Dès le départ, l’enfant sait qu’il n’y aura rien à gratter et ça restera une famille soudée » (Notaire, Alger, 2012).
35Nous l’évoquions peu avant, il y a encore ceux qui ne se sentent pas la force de mener bataille contre les héritiers, les administrations, en somme, la société tout entière. Enfin, il y a les réticences nées de la peur :
« Tu peux te retrouver dehors si tu donnes tout. Je connais quelqu’un à qui c’est arrivé, elle a été jetée dehors par son fils makfûl » (Mère kafîl, Alger, 2012).
« Ils ont souvent peur de la donation, car si demain la fille adoptive se marie, elle peut changer de comportement et la mettre dehors. Une personne est venue me voir, elle m’explique qu’elle veut faire une vente, mais qu’elle a peur que sa fille la mette un jour dehors, qu’une fois mariée, son mari la pousse à vendre, à acheter autre chose, dans le but d’être intégré au bien » (Notaire, Alger, 2012).
« Ma femme me disait de l’enlever de la maison (annuler la donation au makfûl), c’est vrai qu’on lui a donné sa part. Mais ces enfants-là sont très égoïstes, même si chacun est un cas. […] Agir de son vivant ce n’est pas évident, l’enfant a dix ou quinze ans, et demain, avec l’adoption, il peut devenir méchant, violent. Et quand il commence à boire et à se droguer » (Père kafîl, Alger, 2012).
« Une de mes nièces a été adoptée par ma belle-sœur. Les grands-parents de cette petite ont beaucoup de biens, et ils avaient fait un partage avant l’adoption. Les biens iraient à deux filles dont ma belle-sœur, et deux garçons. Mais la grand-mère, avant de décéder, elle a décidé d’enlever sa fille du bien, celle qui a adopté bien sûr. Elle a dit : “Si jamais il y a des soucis avec ta fille, elle risque de prendre toute la maison et te foutre à la porte” » (Mère kafîl, Alger, 2012).
36Cette crainte d’être « jeté dehors par son enfant adoptif » n’est ici pas liée au dispositif juridique de la donation, car la vente suscite aussi ses réticences :
« Si j’ai fait une vente, ça veut dire que j’ai perçu de l’argent et en réalité je n’ai rien perçu, et du jour au lendemain, je peux me retrouver dehors » (Mère kafîl, 2012, Alger).
37L’ensemble de ces témoignages renvoie aux représentations socio-culturelles de l’enfant abandonné et adopté (Barraud, 2013). La société transmet avec force l’idée selon laquelle toute l’affection, toute l’attention et la protection données à l’enfant adoptif seront récompensées par de l’ingratitude, spécialement s’il s’agit d’un garçon. Nombreuses sont les histoires, réelles ou fantasmées, qui relatent comment le fils adoptif s’est violemment retourné contre ses parents, comme si l’absence de lien biologique justifiait à elle seule la trahison de l’adopté. Ces histoires sont instrumentalisées pour appuyer les idées préconçues selon lesquelles l’enfant né illégitime puis adopté est substantiellement mauvais et ingrat, selon lesquelles « la violence fait partie du programme » (père kafîl, Alger, 2012). Cette peur d’un comportement malveillant de l’enfant adoptif s’explique d’autant plus que la donation est irrévocable (bien que contestable), lorsqu’elle est faite en faveur d’un autre que l’enfant légitime. En revanche, il existe la possibilité d’insérer dans l’acte notarié de donation une clause stipulant que le donateur conserve l’usufruit du bien jusqu’à son décès.
Conclusion
38Il semble que le problème de la transmission reste entier pour les kafil qui retardent autant que possible le moment de prendre une décision, gardant toujours la peur au ventre de mourir avant que des précautions aient été prises. Trop hésitants, peu informés des règles et des dispositifs juridiques, n’optant ni pour la vente, ni pour le legs, ni pour la donation, ces parents, quand ils le peuvent, ouvrent des livrets d’épargne au nom de l’enfant, en Algérie et parfois à l’étranger. Ils lui financent une instruction de qualité (école privée) afin de lui offrir un bagage intellectuel qui lui permettra de vivre sans compter sur un quelconque héritage familial. Notons que beaucoup privilégient encore l’adoption illégale d’un garçon22 à la naissance afin de « fermer la porte aux héritiers », et tandis que le recueil légal kafâla se fait majoritairement en faveur des filles (Barraud, 2013, p. 119).
39Pour conclure, traiter la question de la succession en cas de kafâla, c’est porter un éclairage sur la rencontre conflictuelle de deux grands principes : celui de l’égalité des droits de tous les enfants (naturels, légitimes, illégitimes, adoptés), par référence à la Convention internationale des droits de l’enfant (1989), contre le principe de la légitimité par référence au droit islamique. En définitive, ce conflit est une invitation à la réflexion pour une redéfinition de la filiation en Algérie. Les parents adoptifs d’aujourd’hui demandent non seulement la reconnaissance d’une fonction de parentalité (nous sommes d’aussi bons parents que les autres), mais aussi la proclamation de leur position de parenté (cet enfant est mon fils). L’amour filial électif, et tout ce qu’il engendre en termes de pratiques, s’exprime dans la majorité des familles adoptives, pour progressivement s’imposer comme donnée à intégrer dans le système familial :
« Quid, alors, puisque les temps ont changé, – mais pas les lois – de ce nouveau besoin irrépressible de donner son nom, de léguer ses biens, de laisser, avant de quitter ce monde, sa propre signature non plus de chair et de sang, mais comme nom de l’amour donné, de l’attention tout entière portée sur un enfant, une vie, avec laquelle des liens autres qu’utérins, mais non moins forts, ont été tissés, faisant de ce tissage la trame d’une loi nouvelle… » (Jaydan, 2014).
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 L’organisation générale de la famille au Maghreb consacre les liens agnatiques. Le système de filiation est patrilinéaire ; la transmission passe par le père, l’individu appartient au groupe de son père et acquiert une légitimité uniquement à l’égard du père.
2 Ce lien spécifique qui unit les deux parents à leur enfant.
3 Elle est cependant inscrite dans le Code du statut personnel tunisien depuis 1958.
4 Art. 1 du Code civil.
5 Les versets 4, 5 et 37 de la sourate XXXIII traitent de la parenté élective (Barraud, 2008).
6 « L’officier de l’état civil attribue lui-même les prénoms aux enfants nés de parents inconnus. L’enfant est désigné par une suite de prénoms dont le dernier lui sert de patronyme » ; Ordonnance 70-20 du 19 février 1970 relative à l’état civil (JORA, 1970, p. 233).
7 Ordonnance 76-7 du 20 février 1976 portant obligation du choix d’un nom patronymique aux personnes qui en sont dépourvues (art. 1) (JORA, 1976, p. 214).
8 Il y a zina lorsque les règles du mariage ne sont pas respectées et que les interdits matrimoniaux ont été enfreints.
9 La majorité des enfants abandonnés sont le fruit d’une sexualité pré-conjugale dans le contexte du célibat prolongé des jeunes générations.
10 Ainsi, les statistiques relatives aux pratiques contraceptives ne prennent en compte que les femmes mariées.
11 Adapter par le raisonnement les prescriptions des textes sacrés aux besoins et aux évolutions de la société.
12 Décret exécutif 92-24 du 13 janvier 1992, complément décembre 71-157 du 3 juin 1971 relatif au changement de nom (JORA, 1992, p. 113).
13 Le recueil légal est temporaire et révocable. L’enfant peut être restitué à ses parents biologiques, même s’il vit dans sa famille adoptive depuis de nombreuses années. Le makfûl ne prend pas rang d’héritier. La kafâla est encore souvent jugée au nom seul du mari. En cas de divorce ou de décès, le makfûl est hérité comme le serait un bien. L’ensemble de ces facteurs explique le succès toujours actuel des adoptions illégales, en dépit des accommodements et des compromis consentis par le législateur.
14 En France, l’adoption simple est une adoption qui laisse subsister des liens de caractère juridique entre l’enfant et sa famille d’origine (articles 360 et suivants du Code civil français). Elle est beaucoup moins exigeante dans ses conditions et moins radicale dans ses effets que l’adoption plénière.
15 En outre, dans l’adoption simple, l’enfant adopté prend le statut de « fils de » de ses parents adoptifs ; un lien de filiation est autrement dit créé.
16 En cas de divorce du couple kafîl, les juges refusent généralement de juger le droit de garde. Le jugement n° 1288/07 du 15/05/2007, tribunal de Cheraga, l’illustre. Voici l’extrait d’un argument discriminatoire d’un juge de la famille : « Attendu que la défenderesse a demandé la garde de la fille prise en kafâla et la condamnation du demandeur à verser une pension alimentaire et de mettre à sa disposition un domicile pour y exercer un droit de garde, cette demande est irrecevable, car les dispositions légales applicables dans ce cas ne concernent que les enfants légitimes, c’est pourquoi cette demande est rejetée pour non-fondement ». En appel, les juges de la cour de Blida ont confirmé le 03/12/2007 la décision du tribunal de Cheraga aux motifs que les « dispositions organisant la kafâla sont différentes des dispositions concernant la garde et de ce fait ont rejeté la demande de garde introduite par la mère kafila » (Aït Zaï, 2008, p. 19).
17 En ce sens, hiba se distingue de l’aumône sadaqa qui est faite en vue de plaire à Dieu et pour mériter sa récompense (Liant de Bellefonds, 1935, p. 18).
18 Ceux pour qui l’acte de donation n’est pas admis sont les mineurs (al qoussarr), le fou (al madjnoûn), l’imbécile (al ma’touh), le prodigue (al moubazzer ou safih), le négligent (moughaffal), l’insolvable (al moufless).
19 Il s’agit de prouver la capacité du donateur, en fournissant par exemple un certificat médical attestant des pleines facultés mentales de ce dernier.
20 « Certains déclarent un prix dérisoire, et on attire l’attention sur le fait que les impôts peuvent procéder à un redressement. On leur conseille de déclarer un prix raisonnable, car certains annoncent 500 000 dinars (l’équivalent de 3 627 euros) pour une villa de valeur. D’autres vont vendre leur bien à un bon prix et en acheter un autre au nom de leur enfant » (Notaire, Alger, 2012).
21 La donation faite par une personne au cours d’une maladie ayant entraîné sa mort ou atteinte de maladie grave ou se trouvant en situation dangereuse, est tenue pour legs et se voit donc limitée au tiers : « Il s’agit là aux yeux des jurisconsultes musulmans d’une véritable incapacité destinée à protéger les héritiers qui, du fait de la maladie mortelle, ont déjà un droit acquis sur le patrimoine du malade » (Linant de Bellefonds, 1935, p. 62).
22 Pour s’épargner les contraintes et les stigmatisations de la stérilité comme de la kafâla, des couples s’entendent avec « une mère célibataire » et contournent les lois (aidés par quelques complicités) en procédant à de fausses déclarations à l’état civil.
Auteur
Docteure en anthropologie depuis 2009, de 2004 à 2014, elle a mené des recherches sur les questions de sexualité, d’enfance abandonnée, de parenté élective et de migrations entre le Nord et le Sud de la Méditerranée (France, Algérie, Maroc, Tunisie). En 2014, elle a opéré un virage pour s’installer en Guadeloupe et s’intéresser à l’agriculture et à la sécurité alimentaire dans le contexte des petites économies insulaires.
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