De père en fils : éthique et poétique de la peur dans Ysaïe le Triste
Résumé
At the end of the 14th century an anonymous author writes a sequel to the famous Tristan romances. Ysaïe le Triste fills a gap of the previous romances giving the classic couple a son, eponymous hero, and a grandson, Marc l’Essilié, who reminds about the violent epic knights. I draw this research on work done by Patricia Victorin (2002) who shows the confluence in this romance which mixes literary traditions in a complex narrative construction. I propose to examine fear in Ysaïe le Triste and to compare it to its source, the Prose Tristan. In these, the knight Dinadan has a critical discourse about chivalric values, including manipulating fear. This dinadian discourse splits in Ysaïe le Triste and takes a new shape in several fear schemes related to characters: Drian – Dinadan’s son, the dwarf Tronc, Ysaïe and Marc. My purpose is to examine the splitting of the dinadian discourse and to question its possible inclusion in a chivalric narrative crisis.
Entrées d’index
Keywords : arthurian literature, fear, chivalric ethics, Ysaïe le Triste, Dinadan
Texte intégral
1Le roman Ysaïe le Triste, daté de la fin du XIVe ou du début du XVe siècle, s’inscrit dans le sillage du Tristan en prose, l’un des plus célèbres romans en prose du XIIIe siècle, dont il constitue la suite. Il se positionne donc par rapport aux œuvres arthuriennes contemporaines comme le très long Perceforest1, et par rapport à sa source, dont il comble une lacune en racontant l’histoire du personnage éponyme, fils de Tristan et Yseut. Cette nouveauté est d’emblée fondée sur un épisode peu glorieux car le narrateur affirme « comment que li honneurs y fust et y soit pettite, a l’une partie comme a l’autre2 ». Sous le sceau du déshonneur, la descendance de Tristan s’épanouit dans un monde arthurien en déclin. Le roman commence en effet après la mort d’Arthur, et la plupart des chevaliers de la Table Ronde les plus connus sont morts ou vont mourir. La chevalerie a perdu de sa superbe et les mauvaises coutumes s’imposent partout dans le royaume, à tel point que la dame appelée « la Douloureuse de la Douloureuse Garde » déclare la mort de la chevalerie :
- M’et Dieus, fait elle, de chevalier me cault gaires, car il n’est mes nuls chevaliers. Chevalerie est morte, proeche est trespasses et courtoisie est pieche a perie, et tout par ung seul homme le quel estoit tous sires de cheens. (YT, § 28)
2Dans le prolongement de nos travaux de recherche3, nous nous proposons d’étudier la représentation de la peur dans le roman Ysaïe le Triste, en regard de sa source, le Tristan en prose. Cette dernière présente de nombreux combats où la peur trouve un lieu d’expression privilégié, malgré ce qu’en pensait la critique qui a longtemps refusé d’y voir autre chose que la démonstration de stéréotypes chevaleresques sans émotions. À première vue, deux groupes se dessinent : d’une part les bons chevaliers, qui ne ressentent pas la crainte et dont le chef de file est Tristan, et d’autre part les mauvais chevaliers, fuyant à tout-va et souvent qualifiés de coart et failli. Mais cette dichotomie n’est qu’apparence et elle se voit nuancée de différentes façons dans le roman, notamment en la personne du surprenant chevalier Dinadan. Dans cet article, nous rappelons d’abord quel discours critique pose Dinadan dans le Tristan en prose, puis nous montrons comment le discours dinadien éclate dans Ysaïe le Triste pour se disperser dans le récit, inscrivant ce texte dans une nouvelle vision de la chevalerie.
Le discours critique de Dinadan
3Le Tristan en prose regorge de savoureux passages où Dinadan se plaît à mettre en question les valeurs chevaleresques4. Éconduire une dame, refuser une joute gratuite, éviter une embuscade : le chevalier étonne ses compagnons tout autant que le lecteur mais personne ne l’accuse vraiment de couardise. Dans le cadre de cet article, nous n’abordons que la contestation des joutes mais nous renvoyons à notre travail de thèse pour une analyse approfondie de cette mise en question dont Dinadan se fait le porte-parole. Lors d’une rencontre avec un chevalier inconnu, en terre de Logres, Dinadan explique pourquoi il refuse volontiers les joutes qui lui sont proposées :
[Le chevalier à Dinadan] « […] - Conment ? Dynadant, fait li chevaliers. Ne volés vous donc maintenir la coustume du roiaume de Logres ? ja estes vous chevaliers errans ! – Chertes, ce est voirs, fait Dynadans. Mais quant je voi que mout grant acoison ne me mainne a jouster ne a combatre, je m’en suefre mout volentiers, car je ne vieng mie granment en liu u je ne truise tel encontre. Tous jours truis je chevaliers ki me dient quant il m’encontrent : « Gardés vous de moi, sire cevaliers ! A jouster vous couvient. » Ce est orendroit une coustume si conmune par tout le roiaume de Logres que li chevalier errant ne sevent dire li un as autres fors que « Gardés vous de moi ! » Je truis chestui salu en tant de lieus que, s’il m’anuie, ce n’est mie mout grant merveille. Pour coi je les refus du tout et refuserai en tous lieus a mon pooir. Quant je truis chevalier errant par aucune aventure et je plus quit estre a sauveté, dont primes sui je en greigneur balanche5. »
4Chez Dinadan, la joute n’est plus physique mais verbale. Il entend bien mettre en question une coutume que tout le monde respecte mais qu’il trouve aberrante. La reprise des interpellations qu’on lui a lancées soulignent le caractère automatique des demandes de joute au royaume de Logres. Mécanisées de la sorte, comme vidées de leur sens, elles reflètent l’inanité de la coutume et révèlent la singularité de Dinadan. Par ailleurs, le personnage en souligne lui-même la banalité puisqu’il rencontre ce type de requête si conmune en tant de lieus. Si la plupart des chevaliers considèrent le refus du combat comme une lâcheté, lui y voit la juste et nécessaire expression de son bien-être personnel. Par son discours et par ses actes, Dinadan6 participe à une contestation des codes de la chevalerie. Il ne s’accorde en effet plus à la recherche absolue de l’honneur et de la gloire, mais pose un regard critique sur des coutumes qu’il juge trop répandues pour avoir un sens profond. La réflexion et la raison induisent un discours dialectique et la mise en scène d’une voix décalée, qui remplace les valeurs chevaleresques traditionnelles par celles de santé et d’asseürance. Seul représentant, ou presque, d’une chevalerie qui s’interroge, Dinadan pose ainsi les fondements d’une nouvelle conception de l’honneur. De la sorte, ce réfractaire, qui refuse de se conformer aux traditions établies, marginalise le discours et les comportements communs en ce que, au regard du bon sens, il en révèle l’absurdité. Un siècle plus tard, la suite du Tristan en prose remodèle ce discours critique pour en donner une réalisation singulière.
L’éclatement du discours dinadien dans Ysaïe le Triste
5L’étude de la peur dans le roman des pères puis dans le roman des fils montre un profond changement. Elle n’est plus traitée de la même manière : alors qu’elle se rencontrait à chaque page dans le Tristan en prose, elle devient plus rare dans Ysaïe le Triste, mais aussi plus structurelle dans la mesure où elle intervient selon plusieurs schémas typiques. Nous entendons par là des emplois de la peur cohérents et propres à certains personnages qui portent chacun une partie du discours dinadien : Drian – le fils de Dinadan, l’affreux nain Tronc, et enfin Ysaïe et Marc, les descendants de Tristan7.
Drian : beau couard et indigne héritier du père
6Comme son père, Drian est un personnage surprenant. Au début de l’œuvre, son discours le rappelle déjà. Alors qu’il discute avec sa mère, Drian manifeste un refus de la chevalerie :
[Bise à Drian] […] bien porra avenir qu’il me mariera haultement et qu’il te fera chevalier, de quoy nos lignage porra estre à honneur. – Chevalier ? mere, fait Drians, qu’est ce de chevalier ? ne sont ce mie ceulx qui tous jours vont joustant lez ungs as aultres, et tel fois est qu’il trebuscent jus de leurs chevaux ? – Marie, beaux fieux, fait elle, si sont. – Marie, belle mere, fait il, je ne le serray ja, la u je puisse. – Et pour quoy ? fait elle. – Pour çou c’on s’y coisse, fait il. – M’é Dieux, fieux, fait elle, non font, car il sont sy armé que riens ne leur peut mal faire. - Ne doubtés, mere, fait il ; je ne querray ja que ceulx ne se coissent qui chiéent de sy hault que leurs chevaux sont a terre. – Beaux fieux, fait Bise, on ne peut rien faire sans paine. – Ce sai ge bien, fait il, car tost aroie le ceur crevé. » (YT, § 51)
7L’écho au discours du père est évident : ils promettent qu’ils ne combattront pas, et mettent ainsi en question la valeur de l’honneur dans l’affrontement8. Drian surpasse même son père car il refuse de devenir chevalier et y échappera en prenant l’habit de convers. Aucune peur n’est mentionnée et aucune accusation de couardise n’est encore formulée. Mais plus tard, lorsqu’il attend Ysaïe en compagnie de Marthe, celle-ci l’envoie prendre des nouvelles à l’extérieur du château. Il doit s’installer dans une tente et interroger tous ceux qui passeront à proximité. Ennuyé9, Drian accepte finalement et met tout en œuvre pour éviter les altercations. Ce n’est plus simplement par son discours que Drian critique la chevalerie, mais il met en pratique ses déclarations par une attitude qui commence à être qualifiée de couarde :
- Par Sainte Croix, fait Drians, je ne luy diray ne feray riens, car je ne suy mie encore a le tente, mais se je y fusse, je parlaisse a lui sy que bien me porroit entendre. […] Et quant che vint ainsy qu’envers nonne, Drians boutte son chief hors et voit venir une routte de chevalierz et d’escuiers qui portoient grant fuison de lanches et d’escus. Sy se remet ens et pense qu’i lez laira passer oultre. […] – Simedieux, dist le varlet, si vous fussiés ungz aultres, je deisse que vous fussiés ou erragiés ou couars ou que vous eussiés le veue bestournee. (YT, § 140)
8Un peu plus loin encore, Drian refuse de se rendre au tournoi et justifie son choix par le sens qu’il manifeste :
– Par Sainte Croix, fait Drains, il ne fera mie sain en le merlee, et Dieus me gart d’estre y, car tost serroye mors, a m’entente. – Ce n’est pas a vraye foy que vous parléz, fait ly chevaliers. – Par ma foy, fait Drians, c’est au mileur sens que j’aye car je n’y serroye tant que ly tournoys fust finés, pour estre de mez pechiés quittez. (YT, § 141)
9Comme un écho au discours de son père, Drian place le sens au-dessus de l’honneur. Il n’est plus question pour le chevalier de se jeter à corps perdu dans une bataille hors norme, mais il est plus raisonnable de se tenir à l’écart. Néanmoins, là où Dinadan n’était jamais accusé d’être couard, Drian, au milieu du roman, gagne un statut sans appel. Alors qu’il retrouve Ysaïe et Tronc, Drian est pris de honte car il a reçu l’habit religieux :
Et quant Drians le recongnut, sy fu sy honteux qu’il ne sceut que respondre fors qu’il dist : « Pour Dieu ! ayés pité demoy, car je sui cy venus et prins cet abit pour ce que je ne puis ne ne poroye endurer lez paines que chevaliers endurent. (YT, § 218)
10La critique de la chevalerie recouvre dans ce passage un aveu d’impuissance. La honte ressentie par le chevalier ne laisse pas de doute sur la façon dont ses choix seront interprétés par son frère, puis par la société chevaleresque en général. Qu’un chevalier devienne convers et qu’en plus il admette que c’est par faiblesse, et il ne mérite qu’à peine la considération de ses pairs. Le nain Tronc confirme d’ailleurs la sentence lorsqu’il déclare :
« En l’ame de moy, Sire, fait Tronc, je loch que le laissons en pais, et que chy le laissiés, car pooir n’a d’avoir nulez desfautez en ceste abbeÿe, car on ne feroit ja mais de bruhier esprivier, ossy ne feroit on d’ome a ceur cowart hardi chevalier. (YT, § 219)
11Selon l’adage courtois, la transformation des couards en hardis chevaliers est rendue possible par l’amour qui incite à réaliser de grandes prouesses10. Il n’est nullement question d’amour dans ce passage mais les mots de Tronc rappellent cet adage tout en le réfutant. Alors que l’amour enhardissait Palamède lors du tournoi de Louveserp, le poussant à écraser tous ses adversaires, dans le Tristan en prose11, cet enhardissement pas l’amour ne semble plus possible dans Ysaïe le Triste. Drian est lâche et il lui est impossible de sauver son honneur. Tronc le classe définitivement du côté des couards de nature. Nous observons donc une évolution du traitement de la peur chez ce chevalier qui conteste et refuse les codes de la chevalerie, comme son père, mais qui, lui, est considéré à juste titre comme un couard. Drian représente l’échec de la chevalerie et confirme le déclin du monde arthurien. Lors de leur compagnonnage, Ysaïe et Drian arrivent au Chastel Mal Assis, dont le seigneur regrette le temps passé où de nombreux chevaliers se présentaient à sa porte pour abolir la male costume (YT, § 83). Aujourd’hui, les adversaires se font rares et Drian, qui le combattra sur l’insistance d’Ysaïe, ne fera que confirmer cette décadence chevaleresque puisqu’il se rend afin d’éviter les coups12.
12Il est vrai que Drian n’est finalement qu’un beau couard (VICTORIN, 2002, 150), mais son discours fait de tout même écho à celui de son père dans le Tristan en prose. Patricia Victorin a très bien montré les jeux de symétries, de redoublements et de dédoublements au sein d’Ysaïe le Triste, et nous pensons que ces jeux fonctionnent aussi en dehors de l’œuvre, dans son rapport à sa source narrative. C’est dans cette mesure que le personnage de Drian participe à une remise en cause des valeurs chevaleresques13 : il est lié au père et aux pairs, Ysaïe et le nain Tronc. Leurs discours et attitudes résonnent dans ce roman complexe qui mêle les esthétiques épiques et romanesques et qui se plaît à déconstruire les traditions, à les faire éclater pour les « cristalliser » (VICTORIN, 2002, 373) sous une nouvelle forme. Les parallèles entre Drian et Dinadan ne peuvent être une coïncidence : refuser de combattre, se désarmer14, ruser15, rejeter les valeurs chevaleresques traditionnelles, tous ces comportements se font écho d’un roman à l’autre. Néanmoins, Drian ne porte pas le discours critique de son père, il n’en qu’un pâle reflet, sombrant dans la couardise. Il semble que l’esprit de Dinadan se trouve ailleurs : en la personne du sage nain Tronc.
Tronc, l’hideur incarnée
13Tout aussi surprenant, le nain Tronc entretient lui aussi un rapport singulier à la peur, qu’il inspire plus qu’il ne la ressent. Introduit par les quatre fées qui se sont occupé d’Ysaïe, il devient son maître. Pour ce chevalier, le nain n’a rien d’un personnage diabolique, mais il représente au contraire la sagesse qu’il ne pourra jamais atteindre. Ysaïe sombrera en effet dans la folie lorsqu’il pensera avoir perdu son maître nain, celui sans qui il n’aurait pu accomplir toutes ses prouesses16. Il est remarquable que seul Ysaïe et les quatre fées ne craignent pas Tronc. Son apparence hideuse entraine en effet toujours la peur des gens qui le rencontrent, qu’ils soient chevaliers, rois, dames ou paysans. Un rapide exemple représente aisément l’effroi que cause Tronc à ses interlocuteurs, ici, quatre vilains :
A tant se met Trons au devant et lez salue tout en haut. Lors se retournent, mais si tost qu’i le virent s’en fuirent de peur, fors c’un, le quel demoura oultre se volenté, car il se pasma de hideur esfreuee, ou au mains li fali le ceur. (YT, § 54)
14Nous pourrions multiplier les cas de ce type. Toute apparition de Tronc est immédiatement suivie d’un cri de stupeur, d’une fuite précipitée ou d’un évanouissement et la peur fait ainsi presque partie de son portrait. Il n’est en effet aucun interlocuteur qui ne souligne sa particularité physique et l’effroi qu’elle inspire. Si la première description du nain s’attarde sur sa laideur (YT, § 16), l’ermite Sarban refuse de lui laisser le petit Ysaïe car « ly enffens se poroit espanter de lui » (YT, § 16) : ce trait physique semble déjà indissociable de l’émotion qu’il suscite. Tout au long du roman, l’hideur, qui renvoie doublement à l’épouvante et à une laideur extrême, naît en présence du nain17. Cette corrélation de la laideur et de la peur est entraînée par le cliché qui associe laideurs physique et morale en vertu d’un principe d’harmonie qui assimile l’être au paraître. La difformité et la laideur de Tronc devraient être une marque diabolique, mais il n’en est rien. Ce personnage révèle au fil des pages toute son ambivalence puisqu’il poursuit le Bien en aidant Ysaïe puis Marc, en les sauvant parfois. Le texte rompt donc le cliché : la petitesse de Tronc semble inversement proportionnelle à sa sagesse18, invitant le lecteur à voir par-delà le paraître. La frayeur qu’inspire le nain, très souvent répétée, donne ainsi l’impression d’un refrain qui scande chaque rencontre19. Si ce traitement de la peur pose question, c’est justement parce que ce personnage se révèle le plus sage du roman. Loin d’être aussi mauvais que laid, le nain s’illustre non seulement par son rôle de maître pour Ysaïe puis pour Marc, mais aussi par sa grande sagesse dans la plupart des situations périlleuses20. S’appuyant sur un article de Jean-Charles Payen, Patricia Victorin note d’ailleurs que Tronc incarne la sapientia pour Ysaïe, tout comme Dinadan pour Tristan (PAYEN, cité dans VICTORIN, 2002, 335). Parce qu’il endosse le rôle du sage dans le roman, Tronc est lui aussi un écho à Dinadan21. Et, comme la peur qu’il inspire n’a aucune raison morale d’être, elle ne manque pas de faire sourire le lecteur. Le nain démontre en effet la plupart des valeurs morales que l’on attend généralement des meilleurs chevaliers. Cette valorisation morale d’un nain affreux et l’absurdité de la peur qu’il suscite mettent en question la traditionnelle exigence d’harmonie entre l’être et le paraître. Puisque son apparence physique hideuse suggère une nature profondément mauvaise, un contraste s’instaure – presque un paradoxe – et brouille la lecture sociale des traits physiques. Ainsi minée par le rire, la crainte devient un artifice poétique qui tend à questionner la lecture traditionnelle des valeurs chevaleresques, dont les plus forts représentants sont Ysaïe et Marc.
De Tristan à Ysaïe et Marc
15Du père au fils et au petit-fils, par l’intermédiaire du maître nain, le traitement de la peur évolue et s’éloigne peu à peu de celui de Tristan dans l’œuvre du XIIIe siècle. Alors qu’Ysaïe reste un chevalier assez courtois (SZKILNIK, 1997a, 131), Marc est dès sa naissance annoncé ainsi : « Ly enffes est nés que ja n’arra peur ! » (YT, § 236). Si la peur qu’inspire et que ressent Ysaïe ne diffère qu’assez peu de celle qu’inspirait et ressentait Tristan, c’est essentiellement l’épisode de la folie qui marque une rupture. Lorsqu’Ysaïe comprend que Tronc a disparu, il quitte le château et sombre dans la folie. C’est là un topos de la littérature arthurienne qui, comme la tempête en mer, bénéficie d’un traitement de la peur assez stable : la perte de la raison justifie les émotions ressenties par le chevalier fou. Mais Ysaïe n’est pas le même fou que Tristan. Déjà, la cause de la folie diffère : à la perte de l’amour de sa dame (Yseut) se substitue la perte du maître nain. Ainsi, Ysaïe le Triste évince la dimension courtoise de la folie qui guidait le héros dans le Tristan en prose. Ensuite, Ysaïe, dans sa folie, et à l’inverse de Tristan, ne ressent jamais la peur22. En plus, son discours se révèle étrangement raisonnable. Lorsqu’il assiste à une quintaine, Ysaïe souligne en effet la sottise des chevaliers qui pensent se battre contre un vrai adversaire, avant de réaliser l’épreuve avec succès, aux dépens de ses pairs :
Ysaïe regarde son maistre et lez chevaliers jouster, sy dist en cest maniere : « Dy, maistre, cuident cil vassal que che soit la ungz chevaliers ? Qu’il sont sot ! C’et une estacque ; je l’y vy treshui mettre. (YT, § 308)
16Le discours du fou révèle donc une certaine vérité du récit lorsqu’il dévoile avec bon sens l’absurdité de se battre contre un pantin de bois23, non sans rappeler les arguments de Dinadan, qui jugeait ridicules les joutes gratuites. Le fils de Tristan prend donc lui aussi en charge une partie du discours critique de Dinadan sur la futilité des combats, mais c’est son fils, Marc qui en donne le dernier éclat.
17Dès sa naissance, le petit-fils de Tristan, Marc l’Essilié, est présenté sur un ton prophétique comme le chevalier qui ja n’arra peur. La sentence rappelle les valeurs prônée par l’éthique chevaleresque : les bons chevaliers ne craignent rien. Marc est donc d’emblée né sous le signe du courage, et promis à une destinée exceptionnelle. L’absence de peur devient la vertu principale du chevalier24. Si le mot courage n’est jamais mentionné, la vertu de Marc se définit en creux : elle est avant tout absence d’un élément dysphorique, alors qu’elle était le plus souvent courage, et donc présence d’un élément euphorique, dans le Tristan en prose. Comme Galaad, le fils de Lancelot, Marc ne ressent pas la peur. Mais la dimension christique et la quête du Graal ont disparu pour laisser place à la lutte contre les païens25, retournant à l’esthétique épique des premiers textes littéraires français (VICTORIN, 2002, 99‑136)26. Mais une ombre apparait dans ce tableau parfait : la critique de la chevalerie perce dans le portrait d’un héros en devenir un peu trop impétueux dont la démesure évoque les enfants épiques27 (VICTORIN, 2002, 168). Alors que son valet lui rappelle les codes de la chevalerie, Marc montre une attitude peu courtoise :
– Amis, fait ly chevaliers, il fault que vous soyés d’aultre condicion que vous n’avés esté et que vous soyés humble et debonnaires, pasiens aux povres et crieus a vos anemis. Honnourés ceulx qui font a honnourer, amés vos amis, allés volentiers a l’eglise et envis es lieux dont vous pensés que maulx en doie venir. » […] « Mes oncles me veult il faire mettre hors de chi pour faire tant de choses ? Le passion le mes feroit faire ! Je feray ce que vauroy et le remenant lairay en pais, et se plus m’en parlés, je vous courcheray. – Sans doubte fait ly chevaliers, je ne le disoie fors pour bien. – Ce ne peut estre bien de tant de choses, fait Mars, mais allons a Yrion puis qu’il me mande. » (YT, § 311-312)
18Comme Drian et comme Dinadan avant lui, Marc l’Essilié semble refuser les codes de la chevalerie. Si l’extrait ne permet pas de déterminer quelle partie des codes il refuse, le doute reste permis sur la valeur du futur chevalier. Celui qui n’aura jamais peur met aussi en question l’éducation chevaleresque puisqu’il affirme que la passion l’y pousserait. Il s’en remet donc aux mouvements de l’âme que l’Église ne cesse de condamner28. Fidèle à la prophétie, Marc ne montre aucune crainte, mais questionne les codes chevaleresques. Par cette impétuosité, il effraie aussi ses ennemis. Cette crainte est davantage présente que celle qu’inspirait Ysaïe, ce qui souligne l’évolution de l’émotion du père au fils. En combat, Marc est emporté par une fureur guerrière qui terrorise ses adversaires :
Il fist tant que cascuns qui le veoit venir s’en fuioit ariere, et ly faisoient voye et crioient qe mieulxmieulx : « Tous sommes tourné a desconfiture par le nepveu Yrion ! » Mars fiert et maille, mais nulz ne se deffent, ainchois dient en fuiant : « Chevaliers, tiens toy en pais ; ce n’est pas tes honneurs de tuer les gens mors, car ou ne vous faisons que veoir sommes nous desconfit. » En tel guise que je vous dy disoient il de Marcq et disoient l’un a l’autre : « Gardés vous de cel chevalier, sy chier que vous avés vostre vye. Il n’est pas homs de raison, ains est ungz mourdrisseres de gens, non raisonnables. » (YT, § 323)
19Sur les traces de son père et de son oncle, qui répandaient déjà cervelle et boyaux sur le champ de bataille29, Marc est reconnu de tous comme « ungz chevaliers sans peur » (YT, §347) et il ne cesse d’inspirer la crainte à ses ennemis. Son attitude furieuse et sa rage au combat rappellent les héros des chansons de geste. Patricia Victorin a bien souligné les aspects épiques de ce personnage qui fait définitivement entrer l’esthétique épique dans le monde arthurien (2002, 163-176 et 220-224). Son absence totale de peur apparaît pourtant sous un jour négatif : alors que les chevaliers sans peur sont d’ordinaire valorisés, Marc fait peur à cause de son manque de raison. Certes, il se jette à corps perdu dans la bataille et extermine ses ennemis, mais l’on retient de lui qu’il est un meurtrier (moudrisseres). La peur que ne ressent pas Marc pose donc problème et elle laisse une impression de malaise au lecteur. De plus, sa critique des codes chevaleresques ne peut pas être associée à sa raison, puisqu’il semble ne pas en être doté. Marc n’est donc pas non plus un nouveau Dinadan, mais il en constitue un écho irraisonné et violent. Finalement, la peur qu’il ne ressent pas ne fait peut-être pas de lui un si bon chevalier.
20Mais, la fin du roman30 nous révèle que la prophétie a menti : Marc connaît la crainte, mais seulement celle des merveilles et des êtres merveilleux comme le nain immortel Tronc ou les êtres démoniaques qu’il rencontre lors d’aventures. Nous avons déjà abordé la peur générale qu’inspire Tronc à tout ceux qu’il croise, mais il est remarquable que Marc, le chevalier qui ja n’arra peur et qui connaît bien le nain, continue à s’effrayer en sa présence :
[Marc à Ysaïe] – […] car s’il voet, vollentiers l’y manroye, mais qu’il me voelle asseurer. – Comment, fait Ysaïe, vous doubtés vous encore de lui ? – Certes, dist Marcq, toutes lez fois que je le voy j’ay peur, mais le compaignie de lui m’en fera oster. – Comment, dist Ysaïe, vous estes sy grans, avés vous peur d’un sy petit homme ? » Et Marcq dist : « Je n’ay point peur que mal me doye faire, mais quant je le voy, j’ay en moy une freur pour le grant laidure qui est en lui. » (YT, § 535)
21Ysaïe reste le seul chevalier qui ne craint pas Tronc et la peur ressentie par Marc paraît bien ridicule puisque Tronc est son plus fidèle allié et qu’Ysaïe lui-même rassure son fils à plusieurs reprises. Lui qui était prédit à un devenir exceptionnel se laisse finalement envahir par une crainte que ressentent tous les autres personnages, hormis son père : l’hideur du nain. Que faire de ce chevalier d’exception qui sauve le royaume contre l’ennemi païen mais qui ne maîtrise pas une émotion qu’il a pourtant toutes les raisons de surpasser ? Plus loin, la tempête merveilleuse du verger enchanté effraie aussi Marc et il se justifie:
Et sambloit a Marcq que lez voix fuissent a ses oreilles, sy avoit sy grant peur qu’il ne sçavoit que faire, car fuir ne pooit, pour che que goutte n’y veoit, pour le tempeste que l’air avoit sy obscurchy, et se avoit sy grant peur dez voix qu’il ooit que il ne s’osoit mouvoir. [..] Et Troncq prinst Marcq par la main, et ungz sy grans cops de tonoille vient que Marcq chey tous estendus, en criant : « Je suis mors ! » Et Troncq le releva, en disant : « On m’avoit conté que quant vous fustes nes, une voix fu oÿe qui dist, « Chieulx est nes que jamais peur n’ara ! » Et Marcq dist : « Oncques n’euch peur de personne mortel, mais bien ay peur de Dieu et de le mort, et quant aucune chose voy esperitable et que point n’est acoustumee ». (YT, § 547)
22Le chevalier sans peur a donc bel et bien peur, là où son père a su contenir son émotion31. Il n’échappe pas à la règle et confirme que la dichotomie des bons et des mauvais chevaliers ne résiste par à la réalité des aventures. Toute l’ironie de la scène éclaire l’éclatement du discours dinadien car celui qui se jette à corps perdu dans les combats tombe presque mort au premier coup de tonnerre.
23Enfin, un peu plus loin, Marc refuse une cotte en peau de serpent au nom du courage. La fée Oriande souhaite en effet lui offrir cette protection mais il préfère partir avec sa seule épée (comme David contre Goliath) :
« Dame, il n’y a sy couart chevalier ou monde que s’il estoit ainsy armés qu’il ne fust hardis, et sy n’a sy hardy chevalier qui ne fust couars, car bien saroit que nulle honneur n’y aroit. Sy oseroye dire, devant tous lez chevaliers du monde, que oncques nuls ne lez prinst, se ne fu par couardise. […] Sy dy que lez armeures sont faittes pour les corps warder, et lez chevaliers pour leurs armeures desfendre et honneur conquester, sy ne sont point lez armeures pour chevaliers, car elles n’ont besoing d’eux desfendre ». (YT, § 549)
24Marc refuse les armes qu’on lui propose pour démontrer son courage. Selon lui, accepter de telles armes reviendrait à faire preuve de couardise car dans l’aventure qui l’attend, il n’en aura pas besoin et il convient au chevalier de ne pas se protéger outre mesure s’il veut prouver sa bravoure. Par un mouvement de retour, le discours du fils nous semble faire référence au discours du père au début de l’œuvre. Lorsqu’Ysaïe rappelait que les bons chevaliers meurent parfois, que les mauvais fuient toujours et que ceux qui sont plein de sens s’en tirent :
[Ysaïe à la Dame de la Belle Garde] « […] sens vault mieux que force, car li fort et li hardi laissent lez vies a le fois, et ly feble s’enfuient, et li peuplé de sens escapetent. » (YT, § 61)
25L’attitude de Marc le place du côté des bons, qui parfois meurent, et son souhait de porter les armes les moins protectrices, à l’encontre du conseil de la fée, suggère qu’il commet peut-être une erreur. Cet écho aux mots d’Ysaïe nous montre une chevalerie qui semble se chercher, et où, finalement, aucun modèle, chevalier courtois ou héros épique, n’est réellement satisfaisant.
26 La portée critique d’Ysaïe le Triste est inspirée du discours de Dinadan qui proposait à sa façon une nouvelle éthique chevaleresque dans le Tristan en prose. Mais ce discours éclate dans le roman du XVe siècle et il se réincarne dans différents personnages, qui portent chacun un schéma de la peur. De la couardise du fils Drian à la non-peur (presque) absolue de Marc, en passant par la frayeur risible qu’inspire Tronc aux autres personnages, Ysaïe le Triste invite à une autre lecture de la peur. Comme pour le nain Tronc, dont la sagesse surprend parce qu’elle contredit sa laideur, il faut dépasser le cliché pour saisir la vérité du récit. Il a fallu quatre personnages pour écrire la fin heureuse du roman, quatre héros32 qui se complètent dans cette « esthétique de la confluence » (VICTORIN, 2002) et qui ont repoussé les frontières de la chevalerie courtoise et du roman arthurien. La critique de la chevalerie, du discours dinadien du Tristan en prose à son éclatement dans Ysaïe le Triste, trouve ainsi sa place dans un retour à l’esthétique épique. Mais il semble finalement qu’aucun discours ne s’impose durablement. Faut-il y voir, comme le suggère Patricia Victorin (2002, 336), un symptôme des crises politiques qui se succèdent à la fin du XIVe et au début du XVe siècle et qui conduisent à repenser la politique vers un plus grand réalisme et une plus grande sagesse33 ? Oubliés les « illusions chevaleresques » et l’héroïsme individuel (POIRION, 1971, 16), le bon chevalier se devrait-il avant tout d’être bien entouré et de s’accorder à une idéologie plus « politique » (POIRION, 1971, 17) ? Nous y voyons à tout le moins le signe d’une crise de la chevalerie qui s’annonce et qui conduira à la folie du célèbre Don Quichotte. Dans ce syncrétisme des mondes arthurien et épique, où la courtoisie est mise à mal, le seul personnage qui escapete, qui s’en tire, c’est le nain Tronc, qui n’est ni chevalier, ni amant courtois mais qui fait preuve d’un sens incomparable. « Clé (de voûte) du roman » (VICTORIN, 2002, 136), il est finalement le meilleur écho au discours dinadien, qui trouve à la fin du XIVe siècle l’une de ses meilleures actualisations et qui invite peut-être son lecteur à conjurer la peur34.
Bibliographie
Œuvres médiévales
Le roman de Tristan en prose. Tome I à IX (1987-1997), dir. Philippe MENARD. Genève : Droz.
Le roman de Tristan en prose (version du manuscrit 757 de la Bibliothèque nationale de France. Tome I à V (1997-2007), dir. Philippe MENARD. Paris : Honoré Champion (coll. Classiques Français du Moyen Âge).
Ysaïe le Triste. Roman Arthurien du Moyen Âge tardif (1989), éd. André GIACHETTI. Rouen : Publications de l’Université de Rouen.
Études critiques
BEARDSMORE, Barry F. (1979) – Les enfances Auberon dans Ysaïe le Triste et leur importance dans la structure du roman. In Mélanges de langue et littérature françaises du Moyen Âge offerts à Pierre Jonin. Aix-en-Provence : Presses Universitaires de Provence (coll. Senefiance, 7), p. 103-113.
BEARDSMORE, Barry F. (1990) – Les éléments épiques dans le roman Ysaïe le Triste. In Actes du XIe Congrès International de la Société Rencesvals (Barcelone, 1988), in Memorias de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, vol. 21, t. 1, p. 43-52.
BOQUET Damien et NAGY Piroska (dir.) (2015) – Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval. Paris : Seuil.
BOUCHERON, Patrick (2013) – Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images. Paris : Seuil.
PAYEN, Jean-Charles (1979) – Le Tristan en prose, manuel de l’amitié. Le cas Dinadan. In RUHE, E. ; SCHWADERER, R. (éds). Der altfranzösische Prosaroman. Funktion, Funktionswandel und Ideologie am Beispiel des « Roman de Tristan en prose ». Kolloquium Würzburg 1977. München : Fink, p. 104-121.
POIRION, Daniel (1971) – Le Moyen Âge. Tome II (1300-1480). Paris : Arthaud (coll. Littérature française).
SZKILNIK, Michelle (1997a) – Passelion, Marc l’Essilié et l’idéal courtois. In Mullaly, Evelyn ; Thompson, John (éds). The Court and Cultural Diversity : Selected Papers from the Eight Triennial Congress of the International Courtly Literature Society. Woodbridge Suffolk : D. S. Brewer, p. 131‑138.
SZKILNIK, Michelle (1997b) – Justice et violence dans Ysaïe le Triste. In Tolérance et intolérance au Moyen Âge. 8e congrès annuel de la Société Reineke (Tolède 1997). Greiswald : Reineke-Verlag (coll. WODAN, 74).
VICTORIN, Patricia (2002) – Ysaïe le Triste. Une esthétique de la Confluence. Tours, Tombeaux, Vergers et Fontaines. Paris : Champion (coll. Bibliothèque du XVe siècle, LXIII).
Notes de bas de page
1 Pour un aperçu des rapprochements entre le Perceforest et Ysaïe le Triste, nous renvoyons à l’article de Michelle Szkilnik (1997a).
2 Ysaïe le Triste. Roman Arthurien du Moyen Âge tardif (1989), éd. André Giachetti. Rouen : Publications de l’Université de Rouen, § 1. Toutes les références à ce roman sont prises à cette édition et nous y renvoyons à présent par les lettres YT suivies du paragraphe. Dans les exemples, nous soulignons.
3 Thèse de doctorat sous la direction de Michelle Szkilnik, « La peur dans les romans de Tristan (XIIe-XIIIe siècles) », à Paris III – Sorbonne Nouvelle.
4 Sur ce personnage, voir ADLER, Alfred (1969) – Dinadan, inquiétant ou rassurant ? (Encore quelques remarques à propos du rôle de ce chevalier arthurien dans la “Seconde Version” du Tristan en prose). In Mélanges offerts à Rita Lejeune. Gembloux : Duculot, p. 945-963. MILLAND-BOVE, Bénédicte (1998) – Nous chantons chansons diverses et si tirom diverses cordes. L’esthétique de la dissonance dans le Tristan en prose. In Cahiers de recherches médiévales et humanistes, vol. 5, p. 69-86. VINAVER, Eugène (1964) – Un chevalier errant à la recherche du sens du monde. Quelques remarques sur le caractère de Dinadan dans le Tristan en prose. In Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à M. Maurice Delbouille. Gembloux : Duculot, p. 677-686. WAHLEN, Barbara (2007) – Le Bon Chevalier sans Peur, Brunor, Dinadan et Drian. Un lignage détonnant !. In FERLAMPIN-ACHER, Christine et HÜE, Denis (dir.), Lignes et lignages dans la littérature arthurienne. Actes du 3e Colloque Arthurien organisé à l'Université de Haute-Bretagne, 13-14 octobre 2005. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, (Coll. Interférences), p. 187-203.
5 Le roman de Tristan en prose. Tome IV (1991), éd. Jean-Claude FAUCON. Genève : Droz, § 118. Les références de cette œuvre sont prises à l’édition Droz dirigée par Philippe Ménard : Le roman de Tristan en prose. Tome I à IX (1987-1997), dir. Philippe MENARD. Genève : Droz. Nous y renvoyons à présent par les lettres TP suivies du tome et du paragraphe. Dans cet exemple et les suivants, nous soulignons.
6 Dans une moindre mesure, le chevalier Kahédin le rejoint dans cette contestation des valeurs chevaleresques. Nous comparerons notamment ce passage au discours de Drian refusant le combat : [Kahédin à Keu] « Dans cevaliers, fait Kahedins, je entens mout bien ce que vous dites, mais or me respondés a ce que je vous demanderai. Ceste acointance est mout doutable, ele n’est mie tres bien sainne. S’il avient par aucune aventure que vous au premier caup me jetés mort a tere, quele hounour me ferés vous puis ? Et tout ce puet bien avenir ! Se je sui mors, autretant me caut se vous me faites puis hounour com deshounour ! Pour ce di je bien tot apertement que je ne me poroie acorder a vostre coustume maintenir en nule maniere du monde, car li conmencemens en est trop perillous. Et kil puet de peril escaper par sens, il ne fait mie trop a blasmer. » (TP, t. I, § 124).
7 À l’inverse du Tristan en Prose, le roman Ysaïe le Triste présente assez peu les craintes ressenties ou suscitées individuellement par les chevaliers, mais le roman comporte des schémas cohérents dans l’expression de la crainte. La peur suscitée par le nain Tronc en fait partie, mais la frayeur qu’inspire la fureur guerrière d’Ysaïe, de Marc ou même d’Yrion marque également cette tendance à la reprise, presque formulaire, d’une émotion sans nuance.
8 Dinadan refuse tout aussi simplement la joute contre Ségurade avant le tournoi de Louveserp : [Dinadan à Tristan] « - Tristain, ce a dit Dynadam, me cuidéz vos par vostre plait fere joster ? Nannil, ne le penssés vos oucqes, qe je ne le feroie mie. Ce a se vient, meulz vousisse estre conclus de parole qe del fait. Sire, je me tieng por conclus : or qu’en feréz ? Je refuse del tout le joste, qe je ne la voill. » Le roman de Tristan en prose (version du manuscrit 757 de la Bibliothèque nationale de France. Tome III (2000), éd. Jean-Paul PONCEAU. Paris : Honoré Champion, § 122. Les références de cette œuvre sont prises à l’édition Champion dirigée par Philippe Ménard : Le roman de Tristan en prose (version du manuscrit 757 de la Bibliothèque nationale de France. Tome I à V (1997-2007), dir. Philippe MENARD. Paris : Honoré Champion (coll. Classiques Français du Moyen Âge). Nous y renvoyons à présent par les lettres TP Ms 757 suivies du tome et du paragraphe. Dans cet exemple et les suivants, nous soulignons.
9 Quant Drians ot oÿ et entendu Marte, lors fu sy courchiés qu’il ne sot que dire, et bien vausist estre cent lieues en sus d’ilecq. Non pour quant ne l’osa refuser, et respont pailles et esperdus qu’il yra volentiers. (YT, § 140).
10 Dans son Débat des Deux Fortunés d’Amours, Alain Chartier formule cet adage : « Ainsi Amours fait honneur soustenir Et les couärs a prouesse advenir. » CHARTIER, Alain (1974) – Œuvres poétiques, éd. J. C. Laidlaw. Cambridge : Cambridge University Press, p. 174. Par ailleurs, la comparaison à l’esprivier donne au passage une coloration épique qui va de pair avec l’évincement de la dimension courtoise (Victorin, 2002, 226).
11 Le roman de Tristan en prose. Tome V (1992), dir. Philippe MENARD, éd. Denis LALANDE. Genève : Droz, § 202.
12 [Drian à Ysaïe] « Se vous couvrés et deffendés dru et par loisir, ensy que bon vous samblera, car j’aroye plus chier a renonchier a chevalerie toute me vie que moy combatre une treseure. (YT, § 89).
13 Nous nuançons ainsi le propos de Patricia Victorin qui ne voit en Drian qu’un « reflet bien déformé de son père », rapidement abandonné par la narration et qui ne participerait à aucune « remise en cause des valeurs liées au monde chevaleresque » (2002, 150).
14 En arrivant à Drangor, Drian se désarme afin d’éviter la joute contre le seigneur de la ville, Vadan, qui le défie (YT, § 118), tout comme Dinadan abandonne son heaume au Roi des Cents Chevaliers : Tant se travaille Dynadans k'il a son hiaume deslacié. Il l'oste de son cief et le met a tere et puis dist au roi des Cent Cevaliers : “Dans cevaliers, or prendés le hiaume, car, en non Dieu, s'il valoit assés mieus que hiaumes, ne m'en voel je ore mie combatre a vous ! » (TP, t. V, § 96). À la différence que Dinadan a été abattu par le roi, tandis que Drian n’en vient même pas aux armes.
15 Voir les mensonges de Drian lorsque le roi Yrion lui propose un tournoi (YT, § 121), qui sont bien différents des ruses verbales de Dinadan dans le Tristan en prose (par exemple, en présence d’Yseut, TP, t. V, § 54-58).
16 Sur la folie originale d’Ysaïe produite par la perte du nain et non par la perte de la dame aimée, voir Patricia Victorin (2002, 317-329).
17 Ainsi, la cour d’Yrion : Et sachiés que ceulx qui le virent a ce dont dont dirent c’onques mais n’orent veu plus laide creature et en eurent lez aucuns grant freur, car trop estoit hideux a merveille. (YT, § 150). Les gens du Chastel Argus : Et quant ly rois d’Escoche et sy compaignon le perchurent, sy se sainerent de hideur […] (YT, § 509). Ysaïe à Orimonde, à propos du nain : […] mais sy lais que c’est hideurs a veoir, et croy que Dieux l’a fait pour son bien, car s’il fust beaux, chascuns le vausist avoir pour le sens de lui. (YT, § 543). Marc rappelle à Tronc qu’il est hideux : « Tu sambles maisement escuiers a chevalier qui ait chier honneur, car tu es hideux a veir, et sy dist on que ly drap refont les gens, sy n’as cotte ne capperon ne chauches ne sollers : c’est mervelles comment tu peus durer ! » (YT, § 566).
18 La fin du roman rétablit l’équilibre car le nain, devenu Auberon, retrouve toute sa beauté, si petit soit-il (YT, § 623).
19 C’est presque une caricature.
20 Il sauve les bons chevaliers à plusieurs reprises et, sans lui, la descendance de Tristan serait restée inconnue.
21 Il ne s’agit pas d’un reflet car, là où Dinadan fait mine d’avoir peur pour éviter les situations périlleuses, Tronc fait peur à ceux qui le croisent. Cette peur risible rapproche les deux personnages, mais sans qu’une identification parfaite soit possible. Si des effets d’écho sont perceptibles, Dinadan n’a pas son pareil dans Ysaïe le Triste et il semble plutôt avoir inspiré plusieurs personnages.
22 Ce dernier s’effraie une fois, lorsqu’il entend au loin le son du cor qui le réveille : Quant mesire Tristrans [...] ot la vois du cor et le son, il saut sus tout maintenant mout durement esfreés et conmenche a crier, tant com il puet, ensi com a bouche li vient : « Or tost, Hudenc ! Pren le moi ! Pren le moi ! » (TP, t. I, § 186).
23 Par ailleurs, la suite du paragraphe présente un dialogue d’Ysaïe, toujours fou, et de Marthe, qui ne le reconnait pas. Ysaïe remarque pourtant qu’elle ressemble à une amie dont il se souvient et qu’il a abandonnée. « […] Je laissay m’amie grosse que tu le ressambles bien. - Je ne say, fait Marte, a quoy che sert que tu me dis, mais tez raisons resamblent bien lez parolles de l’omme du monde que j’aime le mieux. […] – Ascoutés, fait Ysaïe, je ne say nient plus lé festes que lez ours ouvrans. Par Saint Pol, se je ne cuidasse coissier, je salisse par ces fenestres en le rue. – Et, pour Dieu, fait Yvore, metés le hors de chy, car meshuy ne serray bien asseur tant qu’il soit chy. » (YT, § 308).
24 Elle est comparée à d’autres vertus, comme la beauté, la connaissance, l’amour et la puissance. « Ces vertus, fait Gracieux, ne sont elles pas aussy grans que de nient avoir peur ? – Sans doubte, fait ly roys, sy sont. » (YT, § 237). Patricia Victorin met en lumière le caractère burlesque de cette énumération qui évoque les Neuf Preux (2002, 167-168).
25 Sur le portrait nuancé des Sarrasins, voir l’article de Michelle Szkilnik (1997b).
26 Voir aussi les articles de Barry F. Beardsmore pour une étude précise de l’influence épique sur Ysaïe le Triste, particulièrement pour le personnage du nain, qui est en réalité le roi de Féérie, Auberon, apparu pour la première fois dans la chanson de geste Huon de Bordeaux.
27 Enfant, il tue son cousin et doit être enfermé dans une tour pour calmer ses ardeurs mais il ne cesse de lancer des objets sur les passants au pied de la tour (YT, § 298). Le portrait qu’en dresse d’ailleurs l’écuyer est sans appel : « Par ma foy, fait il, c’est le plus crueuse pieche de chair c’onques nasqui, et vous dy que se tantost ne faisoye che qu’il dist, il me jetteroit hors dez fenestres de se tour, et sachiés que au gu de l’escremie, il a tué vostre boutillier et ung dez maistres d’ostel. » (YT, § 311).
28 Sur les émotions au Moyen Âge et leur étude dans les milieux savants, voir BOQUET Damien et NAGY Piroska (dir.) (2015) – Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval. Paris : Seuil.
29 Ainsi sont décrits les coups d’Ysaïe qui se bat au Bourcq : Il depeche, deront, debrise, desquire, froisse et esmie escus, heaumes, testes, hanepiers, cervelles, panches, boiaux, entrailles et corees, sy que c’est hideux a veoir. (YT, § 106). Et ceux d’Yrion contre les Sarrasins : A l’abaissier dez glaives, peuissiés avoir veu grant merlee commenchie et hideuse, et morir, verser et tresbuchier chevaliers, chevaulx et touttes manieres de gens ; et ly roys Yrions fait telz mervelles de se lanche que c’est hideurs, et les sarrasins se deffendent radement et recullerent nos gens par forche. (YT, § 399). D’ailleurs, la locution mourdrisseres de gens fait écho à celle utilisée par Drian pour qualifier Ysaïe au combat, destruiseres de gens (YT, § 124). Ce nouveau jeu de redoublement confirme le rôle de Drian dans la mise en question des valeurs chevaleresques. Il ne relaie que par échos le discours que tenait son père, mais, par petites touches, il s’inscrit dans un étroit réseau de personnages qui construisent une éthique de la peur liée à l’éclatement du discours dinadien.
30 À partir du paragraphe 535 du roman. À ce moment du récit, Marc l’Essilié a déjà beaucoup combattu. Il a été confronté à de nombreuses situations périlleuses qui auraient pu (dû ?) lui faire connaître la peur.
31 Marc demande au nain si Ysaïe s’était lui aussi effrayé devant cette merveille : « Quant il y fu, eut il point peur ? – Nennil, dist Troncq, car les .IIII. dames qui nourirent Ysaïe en le forest gardent Merlin, et les dames le desporterent. » (YT, § 547). Par la suite, Marc l’Essilié connaît trois fois la peur : lorsque son cheval est tué (§ 556, § 564) et lorsqu’il combat un lion (§ 567).
32 Ysaïe, Marc et Tronc, mais aussi Marthe, que nous n’avons pas abordée dans cet article pour restreindre notre recherche aux personnages masculins, qui représentent mieux les valeurs chevaleresques. Il serait toutefois intéressant d’élargir la perspective à ce personnage féminin qui ne voit son portrait assombri par aucun manquement (comme Tronc la plupart du temps, et à l’inverse d’Ysaïe et Marc).
33 Elle remarque notamment que le surnom de Marc, « le Chevalier qui ja n’arra peur », évoque ceux de Bayart et de Louis de Trémoille, dont les armoiries ouvrent le manuscrit Gotha d’Ysaïe le Triste (2002, 334). Peut-être évoque-t-il aussi Jean sans Peur ?
34 Nous empruntons cette expression à Patrick Boucheron qui a étudié le rôle de la peur dans la fresque du bon gouvernement (1338), peinte par Ambrigio Lorenzetti dans le palais communal de Sienne. BOUCHERON, Patrick (2013) – Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images. Paris : Seuil.
Auteur
Paris III – Sorbonne Nouvelle
srh.cals@gmail.com
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