Michel Foucault, le rapport de l’archéologie à l’histoire des idées éclairé par l’étude de manuscrits inédits
p. 221-242
Texte intégral
Les deux faces d’un problème
1En mars 1967, Michel Foucault est invité par Raymond Aron à parler dans son séminaire en Sorbonne. Au tout début de son intervention, il définit l’enjeu de sa démarche méthodologique, d’abord positivement, puis négativement :
Le problème dont je voudrais vous parler, je ne crois pas me l’être donné d’entrée de jeu ; je ne crois pas non plus l’avoir rencontré un beau jour ; mais il me semble maintenant que je n’ai pas cessé de tâtonner dans sa direction. […] Ce problème est celui-ci : comment décrire des énoncés ?
Problème simple dont il faut voir tout de suite ce qu’il implique négativement. Il suppose en gros le refus de ce qu’on appelle généralement l’histoire des idées. Disons plus exactement que la description des énoncés est dans un rapport de commutativité avec l’histoire des idées1.
2Derrière le « problème » que Foucault soumet ce jour-là à son auditoire, on reconnaît la tâche que se donnera, deux ans plus tard, L’Archéologie du savoir, à savoir la description de ces unités linguistiques que sont les « énoncés » — irréductibles, selon lui, aux « phrases », aux « propositions » ou aux speech acts. Mais ce que révèlent ces considérations liminaires, c’est bien la pars destruens, « négative », de cette entreprise méthodologique, c’est-à-dire « un refus de ce qu’on appelle généralement l’histoire des idées ». L’objet de cet article ne sera pas de revenir sur la nature et les applications de ce que Foucault a appelé « archéologie du savoir » — cela a déjà été fait, notamment dans certaines études récentes2 —, mais de mettre en évidence cette partie négative de la méthodologie de Foucault : produire une critique de l’histoire des idées. À quoi Foucault fait-il référence par cette expression ? À quels auteurs, à quelle pratique songe-t-il ? Et surtout, pourquoi met-il tant d’insistance à en produire une critique radicale ?
3Tout d’abord, un mot sur les sources. Le texte que je viens de citer, extrait de l’intervention de Foucault au séminaire d’Aron, ne figure pas dans les Dits et Écrits, mais dans le fonds Foucault acquis, en 2013, par la Bibliothèque nationale de France. Il s’agit d’un fonds de manuscrits inédits, qui étaient conservés par Daniel Defert dans l’appartement de la rue de Vaugirard. Ce fonds considérable, comprenant des cours inédits, des conférences, des projets entiers de livres et des centaines de fiches de lecture, apporte quantité d’éléments nouveaux qui modifient, parfois bouleversent, la vision que l’on avait de certains livres de Foucault. C’est notamment le cas de L’Archéologie du savoir, ce livre de 1969 dans lequel Foucault, encore pris dans la tempête intellectuelle provoquée par la réception de Les Mots et les Choses, tente de clarifier et préciser sa méthode d’analyse historique. Son élaboration a lieu pendant le séjour en Tunisie, entre les mois de novembre 1966 et octobre 1968 — un an avant que l’assemblée des professeurs du Collège de France ne vote la transformation de la chaire Histoire de la pensée philosophique de Jean Hyppolite en chaire Histoire des systèmes de pensée, qu’il occupera jusqu’à sa mort.
4« Histoire des systèmes de pensée », voire « histoire de la pensée » tout court, mais pas « histoire des idées », comme Foucault le précisera à plusieurs reprises lors de son enseignement au Collège de France. De fait, la quatrième et dernière partie de L’Archéologie du savoir est tout entière consacrée à une opposition terme à terme des principes de la méthode de Foucault et de ceux de « l’histoire des idées », et ce avec une radicalité voire une emphase dans le ton qui peut aujourd’hui surprendre le lecteur. Comme si l’histoire des idées représentait le pôle à la fois irrésistiblement attractif et repoussoir par rapport auquel il concevait sa propre démarche archéologique.
J’ai fait comme si je découvrais un domaine nouveau, et comme si, pour en faire l’inventaire il me fallait des mesures et des repères inédits. Mais en fait ne me suis-je pas logé très exactement dans cet espace qu’on connaît bien, et depuis longtemps, sous le nom d’« histoire des idées » ? […] Au fond je ne suis peut-être qu’un historien des idées. Mais honteux, ou, comme on voudra, présomptueux. Un historien des idées qui a voulu renouveler de fond en comble sa discipline ; qui a désiré sans doute lui donner cette rigueur que tant d’autres descriptions, assez voisines, ont acquise récemment ; mais qui, incapable de modifier réellement cette vieille forme d’analyse, incapable de lui faire franchir le seuil de la scientificité […] déclare, pour faire illusion, qu’il a toujours fait et voulu faire autre chose3.
5Et Foucault de conclure ce paragraphe : « Je n’aurai pas le droit d’être tranquille tant que je ne me serai départagé de “l’histoire des idées”, tant que je n’aurai pas montré en quoi l’analyse archéologique se distingue de ses descriptions4. »
L’adversaire
6Ce qui peut nous surprendre d’abord ici — a fortiori au terme de cet ouvrage qui a montré la variété des méthodes que l’on peut ranger sous ce terme —, c’est à quel point « l’histoire des idées » semble renvoyer, pour Foucault, à une méthode unique, à une tradition cohérente, à laquelle on pourrait s’opposer d’un seul tenant. Dans son intervention au séminaire d’Aron, il va jusqu’à dire que « l’histoire des idées » forme un « modèle théorique ». Quel est ce « modèle » ? Qui en sont les représentants ? Dans la quatrième partie de L’Archéologie du savoir, Foucault dit que l’on peut caractériser l’histoire des idées par deux rôles.
7Premièrement, l’histoire des idées peut désigner « l’histoire des à-côtés et des marges » : non pas l’histoire des sciences, mais celle des quasi-sciences (l’alchimie plutôt que la chimie — peut-être Michel Foucault pense-t-il ici aux déjà anciennes Origines de l’alchimie de Marcellin Berthelot, de 1885) ; non pas l’histoire des systèmes philosophiques, mais celle des conceptions philosophiques implicites, sous-jacentes aux systèmes rationnels — « la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas » ; non pas l’histoire de la haute littérature, mais celle des formes mineures d’écriture (les almanachs, les journaux). En bref, l’histoire des idées, c’est d’abord l’histoire de « toute cette insidieuse pensée, tout ce jeu des représentations qui courent anonymement entre les hommes… Analyse des opinions plus que du savoir, des erreurs plus que de la vérité, non des formes de pensée mais des types de mentalité5 ». À qui Foucault songe-t-il ici ? Sans doute à une tradition essentiellement française, universitaire, littéraire, qui a ses racines dans les ouvrages de Paul Hazard sur La Crise de la conscience européenne (1935), de Daniel Mornet sur Les Origines intellectuelles de la Révolution française (1933), et qui, au début des années 1960, s’est prolongée dans la thèse de Jean Ehrard sur L’Idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle (1963), dans le livre de Jacques Roger sur Les Sciences de la vie dans la pensée française du xviiie siècle (1963) ou dans celui de Robert Mauzi sur L’Idée de bonheur au xviiie siècle (1960), que Foucault avait en partie relu parce qu’il s’était lié d’amitié avec Mauzi à la fondation Thiers. On constate à la lecture des noms que je viens de citer que l’histoire des idées en France est une pratique indissociable de la littérature comparée. Ehrard est celui qui tenta avec le plus de détermination de défendre cette discipline « sans existence officielle6 » dans le champ académique, et dont les « avocats commis d’office7 » furent tous, en France, des « littéraires ». Or il est arrivé qu’on associe à cette entreprise les premiers livres de Foucault8. On comprend donc qu’au moment de clarifier sa propre méthode, il ait souhaité se démarquer de cette tradition qui suivait, selon lui, un objectif très différent du sien9. Puisqu’elle prend pour objet les « opinions diffuses » qui courent à l’intérieur d’une époque donnée (sur le bonheur, sur la nature), l’histoire des idées fait « l’économie d’un rapport au vrai et à l’opposition au rapport vrai-faux10 ». Cette histoire de la pensée écrite par des littéraires ne prend pas au sérieux la manière dont un rapport à la vérité est effectivement engagé dans la formation des savoirs positifs à une époque donnée.
8Foucault assigne ensuite à l’histoire des idées un second rôle. Il existe des ouvrages dits d’« histoire des idées » qui, certes, abordent de front l’histoire de la philosophie, des sciences et de la littérature, mais c’est alors sous l’angle d’une analyse de « ces connaissances qui ont servi de fond empirique et non réfléchi des formalisations ultérieures ». L’histoire des idées montre en outre « comment peu à peu ces grandes figures ainsi constituées se décomposent : comment les thèmes se dénouent, poursuivent leur vie isolée, tombent en désuétude ou se recomposent sur un mode nouveau11 ». Ce passage est abstrait, on peut le trouver obscur. Foucault ne donne pas d’exemple : à qui pense-t-il ? Sans doute à une tradition différente de celle que je viens d’évoquer. Elle n’est plus française, mais américaine ; elle n’est pas écrite par des littéraires, mais par des philosophes. Il s’agit de l’History of ideas d’Arthur O. Lovejoy. La discipline fondée par Lovejoy consistait à identifier les unit-ideas qui entrent dans la composition des systèmes philosophiques, des œuvres littéraires, des modèles scientifiques, puis à montrer comment ces ideas, devenues complexes, en viennent peu à peu à se décomposer. Le sujet du livre le plus célèbre de Lovejoy, la « grande chaîne de l’être », est l’exemple même d’une représentation latente, qui s’est tenue comme à l’arrière-plan de certaines formalisations scientifiques ou artistiques, avant de se « décomposer » progressivement au fil du temps, en l’occurrence à l’époque romantique.
9Les archives fournissent deux indices qui montrent que Foucault n’ignorait pas l’œuvre de Lovejoy. Le premier se trouve dans le manuscrit de son intervention au séminaire d’Aron. On y lit :
L’histoire des idées, telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à maintenant (Baltimore), est donc loin d’être un tissu de contradictions, d’imprécisions, d’erreurs méthodologiques. C’est une configuration épistémologique qui a sa cohérence12.
10La mention de Baltimore entre parenthèses est une référence transparente à Lovejoy et à son école, réunie à l’université Johns-Hopkins. La seconde preuve se trouve parmi les centaines de fiches de lecture que Foucault avait pris l’habitude de regrouper par thèmes, et ce dès ses années d’étudiant à l’École normale supérieure. Une immense partie de ces fiches se trouve actuellement dans le fonds de la BNF. C’est une ressource précieuse pour déterminer les sources que Foucault se refuse souvent à donner dans ses livres. L’une de ces chemises porte le titre « l’histoire des idées ». Malheureusement pour nous, cette chemise est bien maigre : elle ne comprend qu’une seule fiche. C’est un petit extrait d’un article de Lovejoy intitulé « Reflections on the history of ideas », recopié et traduit partiellement par Foucault lui-même. Cet article de Lovejoy a paru en 1940 dans le premier numéro du Journal of the History of Ideas, afin de présenter cette discipline qu’il inaugura quatre ans auparavant, avec la parution de The Great Chain of Being, et auquel il donnait, par cette revue, l’ampleur d’un élan collectif. Dans le passage recopié par Foucault, Lovejoy fait un éloge de l’interdisciplinarité qui caractérise sa méthode : il souhaite que sa revue soit un lieu de rencontre interdisciplinaire car il affirme que l’History of ideas ne reconnaît pas les divisions admises par l’Université entre les différentes spécialités. Voici le passage, tel que Foucault le retranscrit :
Ideas are the most migratory things of the world
Un présupposé, une catégorie, un postulat, unmotifthème dialectique, une métaphore ou une analogie prégnante, un « mot sacré », un mode de pensée, une doctrine explicite, qui font leur apparition en une provincedéfinieconventionnellement distincte de l’histoire, peut (et cela arrive souvent) passer dans des dizaines d’autres13.
11Le passage de L’Archéologie du savoir évoqué plus haut renferme une allusion assez claire à cette méthode de Lovejoy, notamment lorsque Foucault écrit que l’histoire des idées
[…] montre comment le savoir scientifique se diffuse, donne lieu à des concepts philosophiques et prend forme éventuellement dans des œuvres littéraires ; elle montre comment des problèmes, des notions, des thèmes peuvent émigrer du champ philosophique où ils ont été formulés vers des discours scientifiques ou politiques14.
12Le verbe émigrer est ici une reprise de l’expression de Lovejoy que Foucault a recopiée dans sa fiche de lecture. C’est une preuve qu’il n’ignorait pas l’œuvre de Lovejoy. Est-ce toutefois suffisant pour nous autoriser à dire qu’il la « connaissait bien15 » ? J’en doute. Quiconque lit les ouvrages de Lovejoy peut se rendre compte que son History of ideas est bien différente de l’histoire des idées que l’on trouve dans la tradition française. Son contenu et sa finalité répondent à des problèmes philosophiques spécifiques, qu’il est pour le moins hâtif de confondre avec la tâche que se donnent les ouvrages français évoqués plus haut16. Cependant, Foucault n’indique à aucun endroit ces différences pourtant criantes. Il les néglige tout à fait et insiste au contraire sur le « modèle théorique… parfaitement cohérent » que constitue à ses yeux « cette discipline qu’on appelle histoire des idées17 ». Si les « deux rôles » que L’Archéologie du savoir assigne à l’histoire des idées renvoient donc, en fait, à deux traditions distinctes, on peut se demander ce qui autorise Foucault à les confondre. Qu’est-ce qui, malgré la diversité des auteurs et des méthodes qu’on y trouve, fait que Foucault voit dans « l’histoire des idées » un seul et même adversaire, que son archéologie a pour tâche de pourfendre ?
Archéologie philosophique contre histoire des idées : le néokantisme de Foucault
13Au fond, ce que Foucault refuse dans l’histoire des idées, c’est cette manière qu’il juge naïve et désuète d’appliquer les catégories de la subjectivité aux évolutions historiques. C’est ce qu’il explique dans sa recension de La Philosophie des Lumières d’Ernst Cassirer, parue en juillet 1966 dans La Quinzaine littéraire :
Nous autres Français, nous ne sommes pas encore débarrassés des prestiges de la psychologie ; une culture, une pensée, c’est toujours pour nous, la métaphore d’un individu : il nous suffit de transposer à l’échelle d’une époque ou d’une civilisation ce que, dans notre naïveté, nous croyons valable pour un sujet singulier ; un « siècle » aurait, comme tout un chacun, des opinions, des connaissances, des désirs, des inquiétudes, des aspirations ; Paul Hazard, à l’époque de Cassirer, décrivait La Crise de la conscience européenne18.
14Ce que Foucault veut abattre, c’est cette tradition, essentiellement française, de l’histoire des idées qui applique des catégories psychologiques à une époque entière, qui transpose à l’histoire elle-même ce que l’on a dit du sujet. De fait, que l’on se reporte à la préface de Hazard à La Crise de la conscience européenne et l’on pourra apprendre que l’Europe a non seulement une « conscience », mais qu’elle traverse des « crises », qu’elle a des « idées » et que ces idées à leur tour peuvent « s’affirmer », « s’enhardir » et remporter des « victoires19 ». Ce que Foucault doit à Cassirer, c’est d’avoir raconté une autre histoire de la pensée, désencombrée des motivations individuelles et, a fortiori, de toute tentation de projeter ces catégories psychologiques sur une époque entière. Cassirer a dégagé en pleine lumière le champ du discours et de la pensée ; « il isole de toutes les autres histoires (celle des individus, comme celle des sociétés) l’espace autonome du “théorique” », où se définissent, à chaque époque, les formes impersonnelles du savoir. Cassirer « laisse la pensée penser toute seule » écrit Foucault.
15Ce faisant, Ernst Cassirer retrouve le sens qu’Emmanuel Kant donnait à l’expression « archéologie philosophique ». Alain de Libera le rappelait au Collège de France lors de sa séance de séminaire du 20 mars 2014 : c’est Kant qui est l’inventeur de cette expression d’« archéologie philosophique ». On la trouve dans les Lose Blätter, les feuillets détachés pour le texte de 1791, Sur les progrès de la métaphysique. Kant s’y interroge sur la possibilité de faire une « histoire philosophique de la philosophie20 », autrement dit une histoire qui ne serait pas une simple collection empirique ou historienne de faits, mais une histoire proprement rationnelle ou a priori. Il n’y serait pas question « d’ergoter à propos de l’origine des opinions qui ont jailli par hasard ici ou là », ou encore de présenter simplement l’ordre factuel dans lequel se sont succédées les diverses idées philosophiques ; cette archéologie philosophique serait une histoire du développement propre de la raison, qui prendrait comme point d’appui le « sol », l’archè, sur lequel se fonde la connaissance.
16On peut alors penser que lorsque Foucault oppose son « archéologie » à l’histoire des idées, il se comporte en strict néokantien. Il emboîte le pas de Cassirer en proposant lui aussi d’étudier le plan autonome du « discours-savoir » et de ses transformations, sans chercher à y plaquer des catégories et des motivations relevant naïvement de la psychologie subjective. Dans L’Archéologie du savoir, il refuse la facilité consistant à rendre compte d’une époque entière par une même « vision du monde », une même « mentalité » ; il refuse également d’extraire de ces époques quelques rares « précurseurs » dont le génie individuel, par ce qu’il entrevoit de l’époque à venir, assurerait d’âge en âge la grande trame continue de l’Histoire. Au lieu de tout cela, il défend une discipline qui en resterait au niveau des discours, de leurs règles et des savoirs positifs qui s’y dessinent, sans jamais céder à la tentation psychologisante de reconstituer, derrière ces discours, une pensée cachée.
17Alors, Foucault néokantien ? Sans doute, à maints égards, mais d’autres textes montrent qu’il entend dépasser Cassirer. Car Cassirer n’est pas allé assez loin dans son entreprise. En 1970, dans une conférence à la faculté des arts libéraux de l’université de Tokyo, Foucault rappelle sa volonté de réformer complètement la pratique de l’histoire des idées (en s’inspirant des méthodes structurales) et, sous la catégorie d’histoire des idées, il range cette fois ce qui s’est fait « à l’époque de Paul Hazard ou en Allemagne à l’époque de Cassirer21 ». Voilà donc maintenant Cassirer rangé avec Hazard dans la catégorie des historiens des idées, alors qu’on pensait qu’il nous en avait libéré ! Quel a été son tort ? Il a certes eu le mérite de nous débarrasser des grands récits psychologisant de l’histoire, en mettant en évidence le plan autonome du « théorique » ; cependant, il a eu le tort de considérer que ce plan-là se manifeste de manière privilégiée dans une « philosophie », plus précisément dans une théorie de la connaissance réflexive. Son kantisme le conduit à rechercher les conditions de possibilité des positivités déterminées (les sciences, les œuvres d’art, les institutions) dans la forme théorique de la philosophie. Cassirer a mis à la place du sujet transcendantal la philosophie elle-même. Je cite la fin de la recension de La Philosophie des Lumières, au moment où Foucault adresse ses critiques à Cassirer :
Comme si la pensée d’une époque avait son lieu d’élection dans des formes redoublées, dans une théorie du monde plus que dans une science positive, dans l’esthétique plus que dans l’œuvre d’art, dans une philosophie plus que dans une institution. Sans doute faudra-t-il – ce sera notre tâche – nous libérer de ces limites qui rappellent encore fâcheusement les traditionnelles histoires des idées22.
18Selon Foucault, ce qu’il faut dépasser dans Cassirer, c’est ce privilège donné à la réflexivité philosophique. C’est ce qu’il a tenté de faire dans ces trois exercices « archéologiques » que sont Histoire de la folie en 1954 et 1972, Naissance de la clinique en 1963 (« une archéologie du regard médical ») et Les Mots et les Choses en 1966 (« archéologie des sciences humaines »). Il s’agissait pour lui de déterminer les conditions d’apparition de certains savoirs positifs — la psychiatrie, l’histoire naturelle, etc. — sans renvoyer à leurs conditions de possibilité philosophiques, mais plutôt à la manière dont ils se constituent effectivement au sein des discours positifs. Décrire les « conditions d’émergence des énoncés, la loi de coexistence avec d’autres, la forme spécifique de leur mode d’être, le principe selon lequel ils subsistent, se transforment et disparaissent23 ». En un mot comme en cent, pour Foucault, l’arché-ologie cesse de renvoyer à l’« origine », au fondement de toute connaissance rationnelle ; elle renvoie — selon une étymologie que lui-même qualifie de « fantaisiste » — à « l’archive », c’est-à-dire à la forme discursive qu’ont pris les savoirs au fur et à mesure des époques.
L’époque
19Je m’arrête sur la phrase qui clôt la recension du livre de Cassirer : « Sans doute faudra-t-il — ce sera notre tâche — nous libérer de ces limites qui rappellent encore fâcheusement les traditionnelles histoires des idées. » Quel est le sens de cette injonction, de cet « il faudra » ? C’est une injonction de l’époque elle-même ; une tâche imposée par les temps où nous vivons. Pour bien comprendre le fond de la critique foucaldienne de l’histoire des idées, et pourquoi cette critique atteint le néokantisme, il faut expliquer la manière dont il interprète, dans ces années-là, le tournant propre de l’époque contemporaine. Une immense partie des manuscrits inédits de cette période, et plus particulièrement de l’exil tunisien, sont consacrés à une sorte de diagnostic général de l’époque. Quel est ce diagnostic ?
20En 1966, Foucault est à peine installé en Tunisie qu’il choisit de consacrer son premier cours à l’histoire de la philosophie. Ce cours essentiel dans le parcours de Foucault, intitulé Le Discours philosophique, dont nous possédons dorénavant le manuscrit, peut être considéré comme le déclencheur de l’écriture de L’Archéologie du savoir. Il s’agit d’une sorte de continuation de Les Mots et les Choses. Foucault cherche à définir la spécificité de la mutation philosophique commencée avec Friedrich W. Nietzsche, dont nous ne voyons pas encore l’aboutissement. Il tente de définir cette mutation historique en la mettant en regard de celle survenue avec René Descartes au xviie siècle. Le cours se termine par une clarification de ce que Foucault appelle « l’archive » et de la discipline chargée d’en faire l’analyse : « l’archéologie ». Le 16 novembre, il écrit à Defert : « J’ai trouvé hier, ce matin, à l’instant, cette définition du discours dont j’avais besoin depuis des années24. » C’est donc par un long cours d’histoire de la pensée philosophique occidentale que Foucault a enclenché l’écriture de ce texte de pure méthodologie qu’est L’Archéologie du savoir.
21De quoi parle ce texte ? En voici le problème central : Foucault constate une disparition du discours philosophique, du moins dans la forme particulière qui a été la sienne depuis le xviie siècle. Avec Descartes, dit-il, s’est constitué un type de discours bien identifiable : la philosophie, distincte à la fois de l’exégèse religieuse, du discours scientifique, du discours quotidien et du discours de fiction. À quoi reconnaît-on le discours philosophique ? D’abord à une certaine « manière de parler » : la philosophie est une sorte de genre littéraire, de modalité discursive. Ensuite, et surtout, aux questions qu’il pose et qu’il est seul à poser : celle de la nature du sujet pensant et du fondement de la connaissance. À vrai dire (et c’est tout le problème, selon Foucault), pendant longtemps ces deux questions n’en ont formé qu’une seule : au xviie siècle, poser le problème épistémologique du fondement de la connaissance vraie, c’était, en même temps, poser la question du sujet qui accède à cette vérité. Le discours philosophique a ceci de spécifique qu’il s’interroge sur les conditions qui font qu’une vérité, en elle-même non contingente, puisse être énoncée et découverte par un sujet, dont l’existence et les modalités de discours sont prises dans la contingence d’un « maintenant » (« comment le maintenant, quel qu’il soit, d’un discours, peut lui permettre d’accéder à une vérité qui ne dépend pas de lui25 ? »). La philosophie ne pose pas la question de la vérité en elle-même — comme s’il s’agissait d’une chose éternelle et universelle —, mais des conditions d’accès du sujet à la vérité, et ainsi des raisons qui font que la vérité dépend de certaines circonstances dans lesquelles s’est trouvé un sujet particulier. Telle est la nature du discours philosophique à partir de Descartes. Le cours de Tunis montre les étapes de la constitution de ce discours, mais aussi de sa dissolution. Car, pour Foucault, le privilège de la philosophie dans le champ du savoir (encore au cœur d’une entreprise historique comme celle de Cassirer) est en train de s’effacer. On constate, à l’époque contemporaine, l’apparition et le développement de toute une série de disciplines produisant une analyse du discours ou du savoir sans pour autant renvoyer à une philosophie du sujet ni même à une théorie des conditions de possibilité de l’objectivité en général. Ce sont les mathématiques de Nicolas Bourbaki, la logique de Gottlob Frege, la linguistique structurale, la philosophie analytique. Foucault développe cette idée dans un autre texte inédit, l’un des manuscrits préparatoires à L’Archéologie du savoir, intitulé Histoire des sciences, archéologie du savoir. Ce qui caractérise notre époque, c’est bien la prolifération de ces disciplines qui constituent, à partir de leur positivité propre, un rapport à l’objectivité. En mathématiques, en logique, on se rend compte que le rapport à l’objet n’est plus ce qui, au fondement de la connaissance, rend celle-ci possible, mais plutôt ce qui est constitué à l’intérieur même du savoir. « Connaître, ce n’est plus avoir un rapport déterminé à l’objet, c’est constituer des formes qui définissent le mode d’être d’un objet possible26. »
22D’où la disparition définitive du sujet comme corrélat absolu de l’objet. « La mort de l’homme est impliquée dans cet effacement du rapport à l’objet27. » D’où aussi la fin du privilège de « la philosophie », comme discipline chargée d’exposer, en un métadiscours surplombant tous les savoirs, les conditions de possibilité de l’objectivité en général. En revanche, on assiste au déploiement d’un domaine théorique illimité, « celui où la pensée, par le jeu de sa propre forme, esquisse, constitue, déploie, efface les objectivités auxquelles elle a affaire et dont elle prend connaissance28 ». Le développement des disciplines d’analyse formelle du discours montre qu’en épistémologie nous sommes en train de tourner la page du moment kantien, c’est-à-dire que nous n’attendons plus d’une philosophie du sujet (fût-elle transcendantale) qu’elle explicitât les conditions de possibilité de la connaissance. Je cite longuement un passage d’Histoire des sciences, archéologie du savoir où Foucault développe cette idée :
Devient inutile l’entreprise d’une philosophie qui, discipline des objectivités constituantes, serait critique, fondement et validation de la connaissance […].
Alors que le primat de l’objectivité renvoyait toute science à l’analyse philosophique (« non scientifique » en tous cas) de ses fondements, la disparition de ce primat permet aux sciences de se constituer comme objet les unes des autres. Le champ épistémologique, au lieu de renvoyer à la couche de l’originaire, et d’exiger, pour la mettre enfin au jour, une discipline spécifique, se replie sur lui-même, et rend possible l’organisation de sciences qui soient, pour les autres, des méta-sciences. S’il est vrai que la pensée classique de la représentation exigeait une métaphysique, s’il est vrai que la pensée moderne de l’objectivité exigeait un méta-discours fondateur, nous sommes entrés maintenant dans un âge où la science se constitue dans un espace méta-disciplinaire. Nous voici arrivés à l’époque des sciences de sciences : en cette nouveauté dont nous ne pouvons pas encore mesurer la richesse, il faut voir la raison du prestige singulier acquis récemment par toutes les disciplines (de la logique à la linguistique) qu’on pourrait appeler sciences du discours29.
23Les fiches de lecture de Foucault au cours de ces années révèlent l’ampleur des lectures consacrées à la linguistique, à la logique, mais également — ce que l’on ignorait — à la philosophie analytique. C’est l’une des révélations de ces archives de montrer que Foucault ne possédait pas une connaissance superficielle de cette littérature, mais au contraire extraordinairement approfondie et méthodique. Ce sont des dizaines et des dizaines de fiches — en tout plusieurs centaines de pages — qu’il consacre à Bertrand Russell, à Ludwig Wittgenstein, à Gilbert Ryle, à Peter F. Strawson, à John L. Austin ou à Alfred Ayer30. Ce qui intéresse Foucault dans cette littérature, c’est qu’elle semble rendre possible une analyse du discours, des savoirs et des sciences qui ne passe plus par une « théorie de la connaissance », si l’on entend par là une discipline qui assigne aux savoirs positifs un fondement dans une théorie de la conscience. Le concept même de « connaissance » procède d’une « insoutenable confusion entre le savoir et la conscience31 », entre le niveau des caractères formels d’un discours et celui de l’expérience vécue d’un sujet. Ces deux plans sont pourtant rigoureusement distincts. Si, pendant longtemps, il a été impossible de bien les distinguer, c’est à cause de l’héritage kantien :
Depuis Kant jusqu’à nos jours, toute l’analyse du savoir s’est faite dans la forme d’une réflexion sur la connaissance, c’est-à-dire sur les modes ou les actes de conscience qui pourraient fonder, habiter, accompagner ou inquiéter, de l’intérieur, le discours scientifique ; le savoir en sa positivité, en son existence de discours manifeste répondant à des critères particuliers, a toujours été réduit, parce que naïf, non fondé, trop immédiat pour être au niveau d’une
réflexionjustification radicale, trop médiat pour être à lui-même son propre fondement ; depuis plus de deux siècles, on ne cesse de substituer à la visible étendue du savoir, et à l’enchaînement de son discours la suite des actes de la connaissance32.
24Selon Foucault, cette configuration typique qu’a prise la philosophie de la connaissance depuis Kant définit en même temps ce qu’il appelle « la structure anthropologique propre à la pensée moderne », consistant à toujours ramener les positivités ou les empiricités au niveau transcendantal, « dans la région fondamentale du vécu33 ». Foucault interprète le développement conjoint de toutes les formes d’analyse formelle du discours comme une manière de tourner cette page de l’histoire de la philosophie. On peut désormais réfléchir sur la nature du savoir et du discours à partir de méta-disciplines, et sans avoir recours à une philosophie générale ou à une anthropologie. Il faut pouvoir produire une analyse rigoureuse des savoirs, décrire les propriétés formelles des discours, sans pour autant estimer que cette analyse nous renseigne sur la nature du sujet lui-même. En un mot, il faut convertir intégralement l’archéologie philosophique kantienne en une archéologie du savoir.
25« Notre tâche », comme il l’écrit à la fin de sa recension du livre de Cassirer, est de prendre acte de cette nouveauté fondamentale de l’époque, sans être tenté de revenir en arrière : prendre acte de ce nouveau rapport à l’objectivité qui se constitue à même le savoir, au sein même du discours, et non plus dans une philosophie. Il est très étonnant, pour un lecteur d’aujourd’hui, de découvrir qu’à ce moment-là Foucault a cru qu’il existait une solidarité réelle entre son propre travail et les recherches concomitantes qui avaient lieu dans le champ de la philosophie analytique et de toutes les disciplines connexes d’analyse du discours. Toutes ces disciplines appartiendraient selon lui à une même « mutation » historiale :
La mutation qui caractérise la pensée contemporaine – celle en laquelle nous pensons déjà sans la penser elle-même – peut donc se définir d’un seul tenant : elle substitue, elle doit substituer, puisque c’est notre tâche aussi bien que notre actualité, le savoir à la connaissance, la positivité à l’objectivité et
à l’homme le redoublement du discoursà la science les configurations épistémologiques34.
26« Notre tâche », encore ! « Nous », les philosophes analytiques, les structuralistes, les logiciens, les mathématiciens, les psychanalystes, les foucaldiens, nous partageons une même actualité et « nous » n’avons donc qu’une tâche à accomplir : celle de la faire pleinement advenir. Pour peu que les nouvelles disciplines d’analyse du discours résistent à la tentation de se présenter en avatar de la réflexion transcendantale, elles pourront accomplir pleinement la grande mutation que l’époque exige. « En fait, ce qu’il s’agit de faire surgir et d’analyser, dans tous ces énoncés, qu’ils soient scientifiques ou non, c’est < en sa positivité >, cette dimension du savoir qui n’est aucunement sujet, mais tout entier discours35. » Le livre L’Archéologie du savoir a pour fonction première de participer de cette grande mutation collective, en proposant une méthodologie de l’étude du discours « entièrement indépendante de toute activité de connaissance qui pourrait le doubler, l’animer, le reconstituer ou plutôt le constituer à l’avance, et par esquisses préalables, dans l’élément du sujet36 ».
27Mais il ne suffit pas de donner à l’époque la méthodologie qui sied à son actualité. Il faut encore y traquer toute velléité réactionnaire, qui chercherait à réintroduire par-delà le déploiement horizontal des savoirs, la dimension verticale de la subjectivité. Dans la conclusion de la version définitive de L’Archéologie du savoir, Foucault redoute en effet que les hommes n’abandonnent pas facilement leur philosophie, leur anthropologie, leur théorie du sujet, et que même si on les contraint à accepter les résultats ponctuels des disciplines formelles ou structurales (pour interpréter « une légende indo-européenne ou une tragédie de Racine »), ils n’abandonnent jamais la croyance en la souveraineté de la conscience. Ils ne cesseront d’en chercher l’expression ou la manifestation ailleurs, dans une région du savoir encore épargnée. Quelle est cette région ? Il s’agit précisément de l’histoire des idées. « Si nous sommes bien obligés de supporter, bon gré mal gré, tous les structuralismes nous ne saurions accepter qu’on touche à cette histoire de la pensée qui est l’histoire de nous-mêmes37. »
L’histoire des idées : dernier avatar de la philosophie du sujet ? Foucault contre Gusdorf38
28Il faut préciser qu’au moment où Foucault écrit, l’histoire des idées n’est pas qu’une discipline surannée, pratiquée en France par des spécialistes de littérature comparée. Elle revêt pour les philosophes une importance et un enjeu nouveaux. En 1966, Georges Gusdorf, professeur à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, dont Foucault avait suivi les cours lorsqu’il préparait l’agrégation de philosophie, publie le premier tome de sa monumentale histoire des sciences humaines et de la pensée occidentale (qui comptera en tout quatorze volumes, parus entre 1966 et 1988). Sa conclusion est un plaidoyer pour l’histoire des idées.
29Dans cet ouvrage, Gusdorf propose un diagnostic sur l’état du savoir scientifique qui recoupe, à peu de chose près, celui de Foucault : il y a indéniablement une tendance croissante à la spécialisation dans le champ scientifique. Mais contrairement à Foucault, qui se réjouit de cette manière pluraliste de constituer un rapport à l’objectivité, Gusdorf écrit que la spécialisation est la « maladie constitutionnelle de la science depuis un siècle environ39 ». Il constate lui aussi que la philosophie est devenue impuissante à rassembler en une même réflexion fondamentale tout le déploiement de ces savoirs spécialisés, mais il ne pense pas que cette ambition doive être abandonnée. La philosophie doit certes renoncer à sa prétention de fonder tous les savoirs en une seule théorie de la conscience — c’était une illusion, il est heureux qu’elle soit abandonnée —, mais elle peut et doit chercher à embrasser ces savoirs en une réflexion historique — « recherche d’une vue synoptique de la culture en laquelle s’ordonnent les apports de toutes les disciplines40 ». En d’autres termes, il s’agit de confier maintenant à une « histoire du savoir » ce qui était pendant longtemps la tâche de la métaphysique, de « constituer, en seconde lecture, un savoir des savoirs, c’est-à-dire […] mettre au point une théorie des ensembles de la connaissance, faute de quoi l’encyclopédie des sciences, tels les célèbres portraits de Picasso, n’est qu’une mosaïque incohérente d’éléments où ne se retrouve pas le sens de la figure humaine41 ».
30Où est le mal à ce que le champ du savoir prenne ainsi la forme dispersée d’une mosaïque ? C’est qu’il en va, selon Gusdorf, de notre capacité à retrouver en lui l’« image de l’homme » :
Si la logique du développement des sciences dans le monde récent est une logique de la dissociation, dont l’aboutissement normal serait la dissolution radicale de toute image de l’homme, alors l’histoire des sciences enseigne la nécessité inverse de la réintégration, et de la solidarité du domaine humain42.
31Gusdorf énonce clairement son ambition dans le titre qu’il donne à la conclusion du tome I de Les Sciences humaines et la Pensée occidentale : « L’histoire du savoir comme contribution à une anthropologie historique ». C’est dans et par l’histoire que l’aventure de la pensée scientifique peut apparaître non seulement comme un progrès des découvertes et de la connaissance, mais aussi comme l’expression de la pensée humaine. « L’histoire du savoir apparaît comme un moyen de remédier à l’aliénation du spécialiste, en le reclassant dans l’humain43. » L’histoire du savoir tient lieu pour notre époque de studium generale ; elle porte en elle le sens qui était jusqu’à présent celui de la philosophie : réfléchir l’unité du savoir dans une anthropologie.
32J’ai dit « histoire du savoir ». En réalité, Gusdorf termine son ouvrage en proposant une terminologie plus adéquate. Quelle pourrait être la discipline qui tente d’embrasser l’histoire du savoir humain sans le réduire à la stricte histoire des sciences ni à la seule histoire littéraire, mais qui tienne compte de ce fait même de l’interdisciplinarité propre à la pensée humaine ? Selon Gusdorf, une telle discipline est toute trouvée ; elle existe déjà : il s’agit de « l’histoire des idées ». L’histoire des idées, écrit-il, « ne bénéficie pas, en France, d’une reconnaissance officielle ; elle n’a pas sa place dans les institutions et n’est enseignée nulle part44 », au contraire d’autres pays occidentaux. Elle n’est certes pas absolument absente du paysage intellectuel français, mais elle n’a été jusqu’à présent cultivée que par des spécialistes de littérature, non par des philosophes. Ce sont les littéraires, davantage que les philosophes, qui ont pris en considération cette réalité mixte qu’est « l’idée », à cheval sur l’expression artistique et la connaissance rationnelle. Gusdorf cite alors les mêmes ouvrages que nous avons évoqués plus haut :
Il a paru en France, pendant ces dernières années, une série de gros ouvrages, portant sur divers aspects de la pensée du xviiie siècle, et qui sont autant de thèses de doctorat. On peut citer : Robert Mausi [sic] : l’idée de Bonheur au xviiie siècle (1960) ; Jean Ehrard : l’idée de Nature en France dans la première moitié du xviiie siècle (1963) ; Roger Mercier : la Réhabilitation de la nature humaine (1960) ; Jacques Roger : les Sciences de la vie dans la pensée française du xviiie siècle (1963). Le caractère commun de ces travaux, d’une érudition consciencieuse et respectable, c’est qu’ils ont pour auteurs des spécialistes de la littérature française, bien que leurs thèmes respectifs ne soient littéraires que par occasion, et concernent beaucoup plus l’histoire de la philosophie et l’histoire des sciences. Les auteurs, en dépit de leur bonne volonté, ne sont qu’imparfaitement préparés à traiter les sujets qu’ils traitent, faute de posséder le sens des perspectives techniques45.
33Les « historiens de la littérature » ont fait de l’histoire des idées, mais faute de maîtriser suffisamment les questions proprement épistémologiques, leurs travaux sont restés en quelque sorte en deçà des enjeux fondamentaux de cette discipline. Gusdorf termine donc par un plaidoyer pour une histoire des idées proprement philosophique, sur le modèle de ce qu’a proposé Lovejoy, « l’un des meilleurs spécialistes de cette discipline », dans The Great Chain of Being. Seul un philosophe de formation, maîtrisant réellement le contenu des savoirs positifs, est capable d’accomplir pleinement l’ambition interdisciplinaire de l’histoire des idées. Ce que nous enseigne Lovejoy, mieux encore que les spécialistes français de littérature comparée, c’est que nous ne pouvons plus distinguer comme on le faisait auparavant l’histoire de la philosophie de l’histoire des sciences, des idées religieuses, de la littérature :
Le parti pris de l’histoire des idées, par-delà la hantise des particularismes de la spécialisation, permet donc de préparer une théorie des ensembles de la pensée au sein de laquelle chaque perspective culturelle retrouverait sa place et son sens parmi toutes les autres […]. En même temps sont mises en lumières les interférences constantes entre la sensibilité et l’entendement, entre la perception objective et l’imagination46.
34On voit à cette dernière citation que, d’une certaine manière, l’histoire des idées retrouve au niveau des positivités ce que la philosophie classique prétendait décrire au niveau d’une psychologie, à savoir les relations entre les facultés : au lieu de disserter abstraitement des relations entre sensibilité, imagination et entendement, on tente de comprendre les relations entre les arts et les sciences.
35Ainsi, au moment même où Foucault travaille à L’Archéologie du savoir, l’histoire des idées se trouve investie d’un enjeu nouveau : c’est à elle qu’incombe de reprendre la tâche abandonnée par la philosophie. Et on comprend bien pourquoi Foucault a cherché à s’opposer de toutes ses forces à ce projet porté par son ancien professeur. À ses yeux, l’enjeu de notre temps n’est certainement pas de reconstituer, sous la forme d’une « histoire des idées », l’anthropologie philosophique qui a sous-tendu jusqu’alors la théorie de la connaissance, mais au contraire de prendre acte de la coupure définitive, irrémédiable, qui s’est produite dans l’histoire de notre savoir, qui fait que, précisément, l’on n’attend plus d’une philosophie qu’elle explicitât les conditions générales du savoir ni qu’elle offrît, par là même, une théorie du sujet.
Conclusion
36Pour conclure, j’aimerais formuler une remarque critique. Selon Foucault, la naïveté de l’histoire des idées est de croire en une continuité de l’Histoire, qui ne serait au fond que le corrélat d’une croyance au sujet. Dans sa réponse au cercle épistémologique, il conclut que, jusqu’à présent :
[…] il fallait que l’histoire soit continue pour que la souveraineté du sujet soit sauvegardée ; mais il fallait réciproquement qu’une subjectivité constituante et une téléologie transcendantale traversent l’histoire pour que celle-ci puisse être pensée dans son unité. Ainsi était exclue du discours et rejetée dans l’impensable la discontinuité anonyme du savoir47.
37Admettons que l’histoire des idées cède à ces mirages de la continuité historique. Mais la proposition méthodologique de Foucault ne souffre-t-elle pas du défaut inverse ? À trop vouloir réintroduire la discontinuité dans l’histoire, à trop vouloir assigner à chaque époque une « tâche » et une actualité qui lui serait propre, Foucault ne tombe-t-il pas dans une erreur symétrique, que Bernard Balan avait, à l’époque, appelée très justement « illusion de l’homogénéité48 » ? À deux reprises, au cours de ce chapitre, nous avons en effet constaté que Foucault tombe dans cette illusion de l’homogénéité. Une première fois lorsqu’il croit pouvoir attribuer à l’histoire des idées un seul et même « modèle théorique parfaitement cohérent », négligeant les différences pourtant considérables qui existent entre une tradition française, issue de la littérature comparée, des livres de Hazard ou de Mornet, et une tradition américaine, issue de la philosophie et des réflexions de Lovejoy. Une deuxième fois, dans les épreuves de L’Archéologie du savoir, lorsqu’il observe l’émergence de toutes les nouvelles disciplines d’analyse du langage comme participant d’un seul et même phénomène historique. La linguistique, la logique, la philosophie analytique, la sémiotique de Charles W. Morris, mais aussi les méthodes d’analyse structurale — ethnologie ou psychanalyse — ne sont pas évoquées sous l’angle de leurs différences, voire de leur opposition irréductible ; elles sont convoquées toutes ensemble, comme des symptômes d’un même changement des temps : quand « l’être morcelé du langage49 » vient se substituer à l’ancienne unité de l’homme.
Depuis quelques temps déjà – est-ce depuis Nietzsche ? plus récemment encore ? – la philosophie a reçu en partage une tâche qui ne lui était point jusqu’ici familière : celle de diagnostiquer. Reconnaître, à quelques marques sensibles, ce qui se passe. Détecter l’événement qui fait rage dans les rumeurs que nous n’entendons plus, tant nous y sommes habituées. Dire ce qui se donne à voir dans ce qu’on voit tous les jours. Mettre en lumière soudain, cette heure grise où nous sommes. Prophétiser l’instant50.
38C’est par ces mots que commence Le Discours philosophique, le cours donné par Foucault à Tunis en 1966 sur la philosophie. On y reconnaît la tâche qu’il s’est lui-même donnée : comprendre à travers les bruissements de son époque les marques sensibles d’un « événement qui fait rage ». Et d’ailleurs, le développement simultané de toutes ces disciplines d’analyse du discours n’est-il pas le signe que l’instant où nous vivons a une cohérence propre — cohérence que le philosophe nouveau aurait pour tâche de ressaisir en un même diagnostic, une même prophétie ? Pourtant, Foucault n’a, en fin de compte, presque rien fait de toutes ses lectures analytiques. Il s’est aperçu (mais plus tard) des différences insurmontables qui éloignent, en fait, sa propre démarche de celles des « analyticiens » qu’il lisait avec tant d’ardeur lors de son exil tunisien. C’est pourquoi, dans son œuvre publiée, on ne trouve plus guère de trace de cet espoir, qui transparaissait dans les dossiers préparatoires de L’Archéologie du savoir, de ramener à une « tâche » commune l’ensemble des forces en présence dans le champ épistémologique de son époque. Comme le dit Balan, « si une cohérence interne définissant une époque peut être dégagée, il est peut-être dangereux de sous-estimer des discordances qui conduisent à établir des enchaînements conceptuels diachroniques au sujet d’un même problème51 ».
Notes de bas de page
1 Manuscrit sans titre déposé à la Bibliothèque nationale de France, boîte 55, chemise 10. Je remercie ici M. Henri-Paul Fruchaud de m’avoir guidé dans ces archives et notamment de m’avoir indiqué ce texte.
2 Voir en particulier le numéro 153 des Études philosophiques (2015/3) et plus particulièrement l’article de L. Paltrinieri, « L’archive comme objet : quel modèle d’histoire pour l’archéologie ? ». À cause de la proximité de nos objets, la teneur du présent article recoupe parfois certains passages de cet article.
3 M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; rééd. coll. « Tel », 2008, p. 184-185.
4 Ibid., p. 185.
5 Ibid., p. 185-186.
6 J. Ehrard, « Histoire des idées et histoire sociale en France au xviiie siècle : réflexions de méthode », in : Niveaux de culture et groupes sociaux. Actes du colloque réuni du 7 au 9 mai 1966 à l’École normale supérieure, Paris/La Haye, Mouton & Cie, 1967, p. 171.
7 J. Ehrard, « Histoire des idées et histoire littéraire », in : Problèmes et méthodes de l’histoire littéraire, colloque du 18 novembre 1972, Paris, Armand Colin, 1974, p. 68.
8 Lorsque Jean Ehrard écrit sa recension du livre de Robert Mauzi, il commence par le distinguer, mais tout en le comparant, à La Naissance de la clinique. Lors de la séance du samedi 23 mai 1970 de la Société française de philosophie, Mauzi revient sur les enjeux méthodologiques de son étude sur l’idée de bonheur, et plus largement sur ceux de la pratique de l’histoire des idées. « Les pires difficultés adviennent lorsqu’on pose alors cette question, qui est la première et la plus naïve de toutes : qu’est-ce qu’une idée ? Il est certain que nos prédécesseurs, Daniel Mornet ou Paul Hazard, n’avaient pas beaucoup d’inquiétude à ce sujet ; et c’est leur sérénité même qui leur a permis d’être des pionniers de cette entreprise de dénombrement et de classification qui a abouti à une sorte de panorama idéologique du xviiie siècle. » Mauzi distingue trois attitudes, trois « partis idéologiques » possibles en histoire des idées : la dialectique hégélienne (« difficilement acceptable dans la mesure où elle est un pur idéalisme ») qui s’est prolongée dans le néokantisme d’un Ernst Cassirer ; le psychologisme (dans une tradition qui se réclame de Sigmund Freud ou de William James : « alors on dira que les idées sont des “priorités affectives” ou des “mythes de substitution” ») ; et enfin l’analyse des systèmes de Michel Foucault. « Dans la perspective de Foucault, les idées rétrogradent, elles ne sont plus considérées qu’au titre d’opinions, comme une écume de la pensée, abandonnée à la houle ou aux tempêtes des jours. Et sous ces opinions, que le vent emporte, la seule vérité, la seule fixité, c’est le savoir, qui seul révèle de quelle manière une civilisation saisit le monde. » (Bulletin de la Société française de philosophie, 64e année, no 1, 1970, p. 126.)
9 Jacques Proust avait indiqué, dès la parution de Les Mots et les Choses, cette volonté polémique de Foucault à l’encontre de cette littérature : « […] il ne faut pas sous-estimer l’aspect polémique du livre. Il n’apparaît pas toujours, parce que les adversaires ne sont pas nommés. Mais il me semble que les railleries à l’adresse de la “doxographie” visent en fait certains travaux récents : le livre de Jacques Roger sur la pensée biologique au xviiie siècle, par exemple, ou celui de Jean Erhard sur l’idée de nature. J’ai personnellement la plus grande estime pour l’un et pour l’autre, et pour ce qu’ils ont écrit. Je pense même qu’ils ont une supériorité considérable sur Foucault du point de vue de l’information (ils ne commettent pas le centième des erreurs de détail qu’il fait). Et pourtant je me demande si du point de vue de la méthode, l’avantage n’est pas du côté de Foucault. » (Discussion consécutive à B. Balan, « Entretiens sur Foucault. Deuxième entretien », La Pensée, no 137, janvier-février 1968, p. 14-25 ; reproduit in : Les Mots et les Choses de Michel Foucault. Regards critiques, 1966-1968, Caen, Presses universitaires de Caen, 2009, p. 365-366.)
10 M. Foucault, Dits et Écrits II (1976-1988), Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, texte no 219, p. 435.
11 M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 186.
12 M. Foucault, intervention au séminaire Raymond Aron, ms. cité (voir supra, note 1).
13 Boîte 18, enveloppe 4 : « l’histoire des idées » (une page recto verso). Les mots rayés le sont par Foucault.
14 M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 186. Je souligne.
15 C’est ce que pense L. Paltrinieri, « L’archive comme objet : quel modèle d’histoire pour l’archéologie ? », art. cit., p. 355.
16 Sur la méthode d’Arthur O. Lovejoy, je renvoie aux contributions de Patrizia Lombardo et Frédéric Nef dans le présent volume. Sur celle de l’histoire des idées à la française, et sur son ancrage dans la discipline de la littérature comparée, je renvoie aux conclusions d’Antoine Compagnon, dans cet ouvrage également.
17 M. Foucault, intervention au séminaire Raymond Aron, ms. cité (voir supra, note 1).
18 M. Foucault, « Une histoire restée muette », in : Dits et Écrits I (1954-1975), Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, texte no 40, p. 575.
19 P. Hazard, La Crise de la conscience européenne [1961], Paris, Libraire générale française, coll. « Le Livre de poche », 1994, p. 9-11.
20 E. Kant, Les Progrès de la métaphysique en Allemagne, Ak XX, 7, p. 341 ; cité et commenté par G. Agamben, Signatura Rerum. Sur la méthode, Paris, Vrin, 2008, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », chap. iii : « Archéologie philosophique », p. 93 sq.
21 M. Foucault, Dits et Écrits II, op. cit., texte no 222, p. 479.
22 M. Foucault, « Une histoire restée muette », op. cit., p. 576.
23 M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 167.
24 M. Foucault, Dits et Écrits I, op. cit., p. 38.
25 M. Foucault, Le Discours philosophique [cours à Tunis, 1966], ms. inédit, Fonds Foucault, boîte 58, p. 140.
26 M. Foucault, Histoire des sciences, archéologie du savoir [1967], ms. inédit, Fonds Foucault, boîte 48, p. 9.
27 Ibid., p. 10.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 12-13.
30 J’ai donné le compte rendu complet de ces fiches de lecture en annexe d’A. de Libera, L’Archéologie philosophique, Paris, Vrin, 2016, p. 253-258.
31 M. Foucault, Histoire des sciences, archéologie du savoir, op. cit., p. 42.
32 Ibid., p. 42-43.
33 Ibid., p. 47.
34 Ibid., p. 48. Je souligne.
35 Ibid., p. 65.
36 Ibid., p. 51.
37 M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 274.
38 Je remercie ici Ronan de Calan de m’avoir indiqué cette piste.
39 G. Gusdorf, Les Sciences humaines et la Pensée occidentale, tome I : De l’histoire des sciences à l’histoire de la pensée [1966], Paris, Payot, coll. « Bibliothèque scientifique », 1977, p. 322 ; édition numérique de P. Patenaude, « Les classiques des sciences sociales » (http://classiques.uqac.ca/).
40 Ibid., p. 324.
41 Ibid., p. 325.
42 Ibid., p. 322.
43 Ibid., p. 323.
44 Ibid., p. 327.
45 Ibid., p. 330.
46 Ibid., p. 331.
47 M. Foucault, Dits et Écrits I, op. cit., p. 759.
48 B. Balan, « Entretiens sur Foucault. Deuxième entretien », art. cit., p. 14-25 ; reproduit in : Les Mots et les Choses de Michel Foucault, op. cit., p. 364. Bernard Balan défend, contre la méthode de Foucault, la méthode de l’histoire des idées. Pour mettre à bas le postulat foucaldien d’homogénéité des époques, Balan se sert à plusieurs reprises des conclusions de Lovejoy dans The Great Chain of Being. Il oppose le caractère têtu des unit-ideas de Lovejoy — en l’occurrence la continuité — aux homogénéités discontinues de Foucault.
49 M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 316.
50 M. Foucault, Le Discours philosophique, ms. cité, p. 1.
51 B. Balan, « Entretiens sur Foucault. Deuxième entretien », art. cit., p. 14-25 ; reproduit in : Les Mots et les Choses de Michel Foucault, op. cit., p. 362.
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