Autour de la notion de mémoire collective de Maurice Halbwachs, et son appropriation par les urbanistes et architectes
p. 121-132
Texte intégral
1« Architecture et mémoire » : dans un bref texte publié il y a trente ans dans la revue de l’École d’architecture de l’université de Pennsylvanie, Umberto Eco s’interrogeait sur ce binôme. Tout en consacrant l’essentiel de son propos à l’usage de l’architecture dans la Rhetorica ad Herennium (La Rhétorique à Hérennius), il rappelait la fréquence des métaphores spatiales dans le discours des psychologues, où figurent entre autres les « “traces mnésiques”, la construction et la lecture de “chemins mnésiques”, ou encore l’hypothèse de liens rattachant entre eux les “centres” du cerveau » et il affirmait : « les mémoires sont construites comme les villes sont construites1 ». De plus, il soulignait combien l’architecture avait servi de métaphore pour la construction du raisonnement philosophique. Enfin, il concluait plaisamment : « peut-être l’architecture a-t-elle toujours voulu être un théâtre de mémoire ? C’est le cas du Louvre. Et aussi de la Trump Tower. Tout dépend de ce dont vous voulez vous souvenir2 ».
2John Ruskin avait quant à lui fait de la sixième des sept lampes de l’architecture, auxquelles il consacra en 1849 son livre le plus important, celle du « souvenir » – memory dans l’édition anglaise. Parlant de l’architecture, il écrivait alors : « nous pouvons vivre sans elle, nous pouvons adorer sans elle, mais sans elle nous ne pouvons nous souvenir3 ». Pour lui, l’attention à la mémoire coïncidait avant tout avec le soin à porter à la préservation des édifices existants, en excluant toute restauration mutilante qui en aurait falsifié l’authenticité. On sait à ce propos tout ce que Marcel Proust devait à Ruskin, dont il traduisit en 1904 la Bible d’Amiens, après avoir découvert justement le texte de la « lampe du souvenir » en 18964. Le romancier alla par la suite jusqu’à avouer avoir fait de la cathédrale le modèle de la Recherche5.
3Quelques mois avant que ne paraisse la traduction de Proust, une contribution fondamentale à la réflexion sur le monument était apportée à Vienne avec le Moderne Denkmalkultus de l’historien de l’art Aloïs Riegl6. Il distingue dans ce bref texte les différentes catégories de monuments, qu’ils soient intentionnels (gewollt) ou non (ungewollt). Riegl définit leur Kunstwert – ou valeur artistique –, leur Alterswert – ou valeur d’antiquité –, leur historischer Wert – ou valeur d’antiquité –, leur Entwicklungswert et leur Neuheitswert – respectivement valeurs de développement et de nouveauté. Il accorde une importance primordiale à l’Errinerungswert – ou valeur remémorative –, qui les associe à la mémoire d’un événement particulier, au plus près de la notion de monumentum.
4Plutôt que d’entrer dans le détail des considérations fécondes de Riegl, qui ont fait l’objet de deux traductions simultanées en français en 1984 et d’une troisième en 20137, je voudrais m’arrêter sur l’un des trois ouvrages dont la publication concomitante en 1966 marqua un seuil incontestable dans la réflexion sur l’architecture et sur la ville. Avec Complexity and Contradiction in Architecture de l’Américain Robert Venturi, les livres contemporains de Vittorio Gregotti – grand ami milanais d’Umberto Eco, au demeurant –, Il territorio dell’architettura, et de son concitadin Aldo Rossi, L’architettura della città, ont été des sources d’inspiration durables à l’heure de la crise de l’architecture moderne8. Ils ont contribué à leur manière à cette « inondation de mémoire » dont fait état Adrian Forty dans le chapitre de son beau livre Words and Buildings consacré à celle-ci9. Un des parties structurantes du livre de Rossi, traduit dans un grand nombre de langues et qui fut une contribution déterminante à la critique de l’urbanisme de son temps, était fondée explicitement sur la notion de mémoire collective, empruntée au sociologue français Maurice Halbwachs, et donne son origine à mon propos.
Rossi en son temps
5La conjoncture dans laquelle Rossi écrit son livre est celle de la reconstruction européenne d’après 1945, suivie par la politique des grands ensembles, deux programmes fortement soutenus par l’État tant en Italie qu’en France et faisant largement fi des traces historiques. Après avoir été bombardées, les villes européennes furent souvent déblayées et reconstruites sur des tracés nouveaux. Les périphéries rurales furent investies par le logement de masse, comme si les traces de l’agriculture et de la vie suburbaine étaient sans valeur aucune. À cette politique de la table rase s’ajoutait une réflexion architecturale souvent caractérisée par un certain nihilisme, dans un refus ferme de l’historicité des tissus et de l’histoire de la discipline.
6À Milan, Aldo Rossi avait collaboré à partir de 1958 à la revue Casabella-continuità, dont le directeur Ernesto Nathan Rogers avait rédigé en 1955 un article marquant sur l’importance des « preesistenze ambientali », périphrase rendant compte du contexte de l’architecture nouvelle, dans lequel il proposait de rendre tout son rôle à la mémoire des lieux et à celle de la discipline10. Auteur d’articles historiques portant sur la capitale lombarde et sur l’architecture de la Révolution française, Aldo Rossi était attentif aux travaux français sur les villes, leur géographie et leur histoire, et il avait notamment suivi les cours d’été que donnait Pierre George à Turin. C’est ainsi qu’il fut conduit, pour proposer son interprétation de la fabrication de la ville, à lire les premiers textes de Maurice Halbwachs, à commencer par La Population et les Tracés de voies à Paris depuis un siècle, de 1928, qu’il utilise en 1964 pour énoncer sa théorie de la morphologie urbaine11. Il observe alors dans ses « considérations » que les positions de Halbwachs « au sujet de l’étude du phénomène urbain possèdent une valeur extraordinaire quant à des questions qui n’ont été jusqu’à présent qu’effleurées12 ».
7Les premiers écrits de Maurice Halbwachs portaient en effet sur les villes, comme l’a bien montré Christian Topalov13. Critique et historien précoce des transformations haussmanniennes, il en a étudié le mécanisme foncier, tout en mettant en évidence le fait qu’elles répondaient à des besoins collectifs. Maurice Halbwachs s’est aussi intéressé à la discipline nouvelle qu’était au début du xxe siècle l’urbanisme, en analysant de première main les expériences allemandes, qu’il avait connues de près à l’occasion d’un long séjour comme correspondant de presse à Berlin, dont il fut expulsé en 190914.
La mémoire collective selon Halbwachs
8Rédigée sous diverses formes entre 1926 et 1944, La Mémoire collective est le dernier ouvrage dont Maurice Halbwachs prépara l’édition, peu avant son élection à la chaire de Psychologie collective du Collège de France, où il succéda à Marcel Mauss, et qu’il n’occupa que quelques semaines avant d’être déporté à Buchenwald où il devait mourir. Une première version en fut publiée en 1950, puis revue en 1968, avant qu’une édition scientifique en soit réalisée en 1997 par Gérard Namer15. Inscrit dans un dialogue feutré avec Marc Bloch, car il place l’histoire en dehors du champ de la mémoire sociale16, l’ouvrage de Maurice Halbwachs traite explicitement de la mémoire collective, mais, latente ou manifeste, la dimension spatiale est présente dans tout le livre, où la référence à l’architecture affleure plus d’une fois, ainsi que je voudrais le montrer.
9À propos de la mémoire individuelle, Halbwachs évoque l’expérience du retour dans une ville déjà visitée, et découverte à nouveau dans toutes ses dimensions. Il donne l’exemple d’une visite de Londres avec un architecte, qui « attire [son] attention sur les édifices, leurs proportions, leur disposition17 ». Dans les rapports entre la mémoire individuelle et la mémoire collective, il fait état des différentes formes de souvenirs des membres d’une même famille ayant vécu dans une ville donnée et de leurs contradictions, et de la forme que peut prendre le souvenir d’un lieu donné18. Lorsqu’il aborde les enjeux liés à la « mémoire historique », il montre, en lecteur attentif de Marcel Proust, comment certains quartiers de Paris renseignent sur des générations et des époques révolues : « c’est dans la ville et la population d’aujourd’hui qu’un observateur remarque bien des traits d’autrefois, surtout dans ces zones désaffectées où se réfugient des petits métiers et […] dans le Paris ouvrier et boutiquier qui a moins changé que l’autre19 ».
10Dans le même chapitre, il écrit : « lorsque nous parcourons les vieux quartiers d’une grande ville, nous éprouvons une satisfaction particulière à nous faire raconter l’histoire de ces rues et de ces maisons. Ce sont là autant de notions nouvelles, mais qui nous paraissent bientôt familières parce qu’elles s’accordent avec nos impressions et prennent place sans peine dans le décor subsistant. Il nous semble que ce décor lui-même et tout seul aurait pu les évoquer, et que ce que nous imaginons n’est que le développement de ce que nous percevions déjà. C’est que le tableau qui se déroule sous nos yeux était chargé d’une signification qui demeurait obscure pour nous, mais dont nous devinions quelque chose20 ».
11Considérant la mémoire collective dans ses rapports au temps, Halbwachs éclaire la façon selon laquelle la mémoire peut atteindre sans continuité, « par deux voies différentes les souvenirs correspondant à […] deux périodes successives ». Il fait ainsi état de ce que je dénommerai l’interurbanité – la relation transhistorique entre deux formes urbaines –, poursuivant : « pour retrouver une ville ancienne dans le dédale des rues nouvelles qui l’ont peu à peu encerclée et bouleversée, des maisons et monuments qui tantôt ont découvert et effacé les anciens quartiers et tantôt trouvé leur place sur le prolongement et dans l’intervalle des constructions d’autrefois, on ne remonte pas du présent au passé en suivant en sens inverse et de façon continue la série des travaux, démolitions, tracés de voies, etc., qui ont modifié progressivement l’aspect de cette cité. Mais pour retrouver les voies et monuments anciens, conservés d’ailleurs ou disparus, on se guide sur le plan général de la ville ancienne, on s’y transporte en pensée, ce qui est toujours possible à ceux qui y ont vécu avant qu’on ait élargi et rebâti les vieux quartiers, et pour qui ces pans de murs restés debout, ces façades d’un autre siècle, ces tronçons de rues gardent leur signification d’autrefois. Dans la ville moderne elle-même, on retrouve les particularités de la ville ancienne, parce que l’on n’a d’yeux et de pensées que pour celle-ci21 ».
12Le chapitre consacré à la mémoire collective et à l’espace est évidemment celui qui concerne de plus près l’architecture, tant Halbwachs y insiste sur le rôle des images spatiales. Il s’intéresse tout d’abord à la disposition des objets dans l’espace des villes : « chaque objet rencontré et la place qu’il occupe dans l’ensemble nous rappellent une manière d’être commune à beaucoup d’hommes, et lorsqu’on analyse cet assemblage, qu’on attire notre attention sur chacune de ses parties, c’est comme si l’on disséquait une pensée où se confondent les apports d’une quantité de groupes. De fait, les objets qui nous entourent ont bien cette signification. Nous n’avions pas tort de dire qu’ils sont autour de nous comme une société muette et immobile22 ». C’est cette même société qu’Italo Calvino décrit dans ses Villes invisibles : « la ville ne dit pas son passé, elle le possède pareil aux lignes d’une main, inscrit au coin des rues, dans les grilles des fenêtres, sur les rampes des escaliers, les paratonnerres, les hampes des drapeaux, sur tout segment marqué à son tour de griffes, dentelures, entailles, virgules23 ».
13Comme l’a remarqué Gérard Namer, Maurice Halbwachs rédige cette dernière partie de son texte consacrée à l’espace sous l’Occupation, alors que les traces de la mémoire révolutionnaire et démocratique sont systématiquement effacées par le régime de Vichy24. Il insiste en référence à peine voilée à l’actualité sur l’attachement de la population au cadre urbain : « les habitants se trouvent porter une attention très inégale à ce que nous appelons l’aspect matériel de la cité, mais […] le plus grand nombre sans doute seraient bien plus sensibles à la disparition d’une telle rue, de tel bâtiment, de telle maison, qu’aux événements nationaux25 ».
14Observant finement le sol, sa propriété, son usage et son échange, Maurice Halbwachs s’intéresse aux reflets qu’en donnent les transactions des notaires et des géomètres. Il est non moins attentif à l’ancrage dans la ville, dans son sol, dans sa géographie, qu’ont redécouvert depuis quarante ans urbanistes et paysagistes : « les divers quartiers, à l’intérieur d’une ville, et les maisons, à l’intérieur d’un quartier, ont un emplacement fixe et sont aussi attachés au sol que les arbres et les rochers, une colline ou un plateau. Il en résulte que le groupe urbain n’a pas l’impression de changer tant que l’aspect des rues et des bâtiments demeure identique, et qu’il est peu de formations sociales à la fois plus stables et mieux assurées de durer26 ».
15Et Halbwachs conclut en affirmant que « l’espace seul est assez stable pour pouvoir durer sans vieillir ni perdre aucune de ses parties27 ». Bref, « il n’est point de mémoire collective qui ne se déroule dans un cadre spatial. Or l’espace est une réalité qui dure : nos impressions se chassent l’une l’autre, rien ne demeure dans notre esprit, et l’on ne comprendrait pas que nous puissions ressaisir le passé s’il ne se conservait pas en effet dans le milieu matériel qui nous entoure ». Retrouvant la problématique des arts de la mémoire, il signale que « c’est sur l’espace […] que notre pensée doit se fixer, pour que reparaisse telle ou telle catégorie de souvenirs28 ». La Chronique berlinoise écrite en 1932 par Walter Benjamin illustre de façon saisissante cette réflexion, lorsque son auteur – qui voit ailleurs dans la ville « l’auxiliaire mnémotechnique du promeneur solitaire29 » – se souvient comment un après-midi passé à Paris lui a permis de se remémorer toute sa vie comme dans un éclair, « avec la violence d’une illumination30 ».
Rossi lecteur de Halbwachs
16Revenons à Rossi et à L’architettura della città. Dans sa véhémente critique de l’urbanisme fonctionnaliste et sa tentative pour penser « ce qui constitue la qualité des faits urbains », il s’appuie sur les analyses de l’historien Marcel Poëte, et surtout sur celles de La Mémoire collective, dont il a lu la première édition publiée en 195031. Il cite notamment ce passage de Halbwachs : « lorsqu’un groupe est inséré dans une partie de l’espace, il la transforme à son image, mais en même temps il se plie et s’adapte à des choses matérielles qui lui résistent. Il s’enferme dans le cadre qu’il a construit. L’image du milieu extérieur et des rapports stables qu’il entretient avec lui passe au premier plan de l’idée qu’il se fait de lui-même32 ».
17Rossi se propose d’élargir cette thèse quant à la « partie de l’espace » à la ville elle-même dans sa totalité : « la ville elle-même est la mémoire des peuples ; et comme la mémoire est liée à des faits et à des lieux, on peut dire que la ville est le locus de la mémoire collective33 ». Rossi définit auparavant le locus comme « le rapport à la fois particulier et universel entre une situation locale donnée et les constructions qui s’y trouvent34 ». Ce rapport entre le locus et les habitants de la ville devient par conséquent l’image prédominante, l’architecture, le paysage ; de même que les faits s’inscrivent dans la mémoire, des faits nouveaux apparaissent et se constituent comme formes dans la ville. C’est de cette manière concrète que les grandes idées traversent l’histoire de la ville et lui donnent sa forme35 ».
18Les considérations de Rossi – qui n’a pas alors trente ans – sont parfois d’une ambition sans limite, comme lorsqu’il affirme que « la mémoire devient le fil conducteur de toute la structure complexe de la ville » ou, qu’à l’intérieur même de cette structure, « la mémoire est la conscience de la ville ; elle est une action qui se donne une forme rationnelle et dont le développement consiste à démontrer de la façon la plus claire, concise et harmonieuse possible, un principe qui est déjà accepté36 ».
19Ailleurs, il sait développer plus clairement l’idée de Halbwachs sur les quartiers de la ville « attachés au sol », lorsqu’il évoque la persistance de l’idée fondatrice de la ville : « cette valeur de l’histoire comme mémoire collective, autrement dit comme rapport de la collectivité avec le site et avec l’idée qu’elle s’en fait, nous donne probablement […] la signification de la structure urbaine, de sa spécificité et de l’architecture de la ville, qui est la forme de cette spécificité. […] L’idée de la ville réalise ainsi l’union entre le passé et le futur ; elle traverse la ville, comme la mémoire traverse la vie d’un individu ; pour devenir concrète, elle doit toujours à la fois donner forme à la réalité et se conformer à elle. Cette forme continue d’exister dans les faits urbains uniques que dans les monuments et dans l’idée que nous avons d’eux. Ce qui explique également pourquoi chez les Anciens la cité avait son origine dans le mythe37 ».
20La réception par Rossi des analyses de Halbwachs a été un vecteur significatif pour la dissémination de la notion de mémoire collective, qui a fait l’objet d’un assez grand nombre d’interprétations dans le champ des études urbaines, parmi lesquelles j’ai à l’esprit celle de Christine Boyer, qui l’a placé en 1994 dans The City of Collective Memory au centre de sa réflexion sur la ville perçue comme « divertissement architectural38 ».
Mémoire et autobiographie
21De son côté, dans l’Autobiographie scientifique qu’il a publiée en anglais en 1981, empruntant son titre aux mémoires du physicien Max Planck39, Rossi a opéré un glissement de la mémoire collective à la mémoire individuelle. Il s’intéresse moins à la ville, désormais, qu’à des types d’édifices précis sur lesquels il fixe ses réminiscences, remontant à son enfance, qui inspirent ses projets40. Ainsi son ensemble d’habitation du Gallaratese à Milan transpose-t-il les dispositions des logements ouvriers à coursives des quartiers populaires de la métropole lombarde, tandis que son projet pour la Maison de l’étudiant de Chieti renvoie aux formes élémentaires des cabines de bain de l’île d’Elbe. Rossi relate aussi combien ses souvenirs de la statue géante de saint Charles Borromée à Arona ont conditionné sa réflexion sur la relation entre l’intérieur et l’extérieur dans l’architecture. À la recherche d’une architecture spécifique, la mémoire s’impose à lui comme ressource première : « mémoire et spécificité comme caractéristiques permettant la reconnaissance de sa propre structure individuelle et de ce qui lui est étranger, me semblaient la condition la plus évidente et l’explication la plus claire de la réalité. Il n’existe pas de spécificité sans mémoire, ni de mémoire qui ne proviennent d’un moment spécifique ; et seule l’union de ces deux paramètres permet la connaissance de sa propre individualité et de son contraire41 ».
22Rossi dévoile avec une certaine jubilation la principale de ses sources littéraires : « il m’est difficile de ne pas évoquer l’impression ressentie à la lecture de la Vie de Henry Brulard lorsque j’étais adolescent. Peut-être les dessins de Stendhal et cet étrange mélange entre autobiographie et plans d’édifices furent-ils une de mes premières approches de l’architecture ; ils constituent en tout cas les premiers germes d’un savoir dont ce livre est le résultat. J’étais frappé par les dessins des plans, qui semblaient une variation graphique du manuscrit42 ». Il est utile de noter que les mémoires de Stendhal sont aussi maintes fois cités par Halbwachs.
23La mémoire est dans ce cas celle des objets bâtis, des « choses », comme l’admet Rossi, dont il fera les thèmes de ses croquis dessinés a posteriori et dans lesquels se mêlent souvent sur une même page réminiscences et esquisses de projets : « sans doute l’observation des choses a-t-elle constitué l’essentiel de mon éducation formelle ; puis, l’observation s’est transformée en mémoire des choses. Aujourd’hui, j’ai l’impression de voir toutes ces choses observées, disposées comme des outils bien rangés, alignées comme dans un herbier, un catalogue ou un dictionnaire. Mais cet inventaire inscrit entre imagination et mémoire n’est pas neutre. Il revient sans cesse à quelques objets et participe même à leur déformation ou, d’une certaine manière, à leur évolution43 ».
24Il s’agit là de formes bâties qui ne relèvent pas du répertoire monumental. Comme il le précise dans un article de 1976, Rossi préfère s’arrêter « sur des objets familiers, dont la forme et la position sont fixes, mais dont la signification peut changer – granges, étables, hangars, ateliers, etc. Des objets archétypiques dont le charme émotionnel révèle des enjeux intemporels. Ces objets sont situés entre inventaire et mémoire. Concernant la question de la mémoire, l’architecture est aussi transformée en expérience autobiographique ; les lieux et les choses changent avec la superposition de nouvelles significations44 ». Pour l’exégète français d’Aldo Rossi qu’était Bernard Huet, « le recours à de telles figures géométriques élémentaires, non figuratives et archaïques était une manière […] d’ouvrir les portes de l’imagination collective, celles de la mémoire attachée à ces formes45 ». Par ailleurs, loin de considérer ses opérations mnésiques comme frappées au coin de l’objectivité, Rossi prend soin de faire la part de l’oubli dans la convocation de ces images46. Il va même jusqu’à dire qu’il a failli donner à son Autobiographie le titre Oublier l’architecture47.
25Comme Forty l’a noté, Rossi n’a pas été le seul architecte de sa génération à voir dans la mémoire la source d’une architecture urbaine retrouvant son sens et sa complexité. Deux figures semblent à ce propos s’être imposées dans les discours des années 1970 traitant de ces enjeux, qui font écho toutes les deux aux analyses de Halbwachs. La première est celle du palimpseste – de la ville conçue comme sédimentation de couches historiques et mémorielles partiellement effacées, à l’image du cerveau tel que Baudelaire le décrit dans Les Paradis artificiels :
Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri. […] Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonance48.
26La seconde figure, non moins stimulante en matière d’imagination architecturale, est celle du collage, par laquelle chaque ville peut être pensée comme un assemblage de fragments juxtaposés, chacun portant la mémoire d’un moment historique particulier. C’est celle qu’ont étudié Colin Rowe et Fred Koetter en 1978 dans Collage City. Prenant acte du « déclin » et la « chute » de l’utopie, et critiquant les grands projets modernes tels ceux de Le Corbusier, ils énoncent une série de questions rhétoriques : « Pourquoi serions-nous obligés de préférer les nostalgies de l’avenir à celles du passé ? La ville paradigmatique ne pourrait-elle tenir compte d’une psychologie connue ? Cette ville idéale ne pourrait-elle se comporter, à la fois et explicitement, comme théâtre de la prophétie et théâtre de la mémoire49 ? » Cette dernière proposition révèle la captation par ces deux auteurs des analyses de The Art of Memory, de Frances Yates, dont ils ne font d’ailleurs aucun mystère. Mais ils en renversent en quelque sorte la proposition : ce ne serait plus désormais la mémoire qui s’appuierait sur l’architecture, mais bien cette dernière qui trouverait enfin ses fondements poétiques les plus solides dans la mémoire.
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Notes de bas de page
1 Eco, 1986, p. 89.
2 Ibid., p. 94.
3 Ruskin, 1900 [1849].
4 Gamble, 2002.
5 Marcel Proust, lettre à Jean de Gaigneron, août 1919, citée par Jean Rousset dans Forme et signification, essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1966, p. 137.
6 Riegl, 1903.
7 Riegl, 2003 [1984].
8 Venturi, 1966 ; Gregotti, 1966 ; Rossi, 1966.
9 Forty, 2000, p. 206.
10 Rogers, 1955.
11 Rossi, 1975.
12 Ibid., p. 259.
13 Topalov, 1997.
14 Halbwachs, 1908.
15 Halbwachs, 1950.
16 Voir Péquignot, 2007.
17 Halbwachs, 1997, édition critique, p. 92.
18 Ibid., p. 77-78.
19 Ibid., p. 116.
20 Ibid., p. 127.
21 Ibid., p. 188.
22 Ibid., p. 195.
23 Calvino, 1996, p. 16.
24 Namer, 1997, p. 272.
25 Halbwachs, 1997, édition critique, p. 197-198.
26 Ibid., p. 197.
27 Ibid., p. 236.
28 Ibid., p. 209.
29 Benjamin, 1991 [1929], t. III, p. 194.
30 Ibid., t. VI, p. 494.
31 Halbwachs, 1950 ; cité par Rossi, 1981 [1966], chapitre 1, note 3. Sur la production théorique de Rossi, voir Olmo, 1988.
32 Halbwachs, cité par Rossi, 1981 [1966].
33 Ibid., p. 171.
34 Ibid., p. 129.
35 Ibid., p. 171.
36 Ibid., p. 172.
37 Ibid., p. 172-173.
38 Boyer, 1994.
39 Planck, 1948.
40 Rossi, 1981.
41 Rossi, 1988 [1981].
42 Ibid., p. 20.
43 Ibid., p. 42.
44 Rossi, 1976.
45 Huet, 1986.
46 Onaner, 2014.
47 Rossi, 1981.
48 Baudelaire, 1966 [1860], p. 145.
49 Rowe et Koetter, 1993 [1978], p. 89.
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La pluralité interprétative
Fondements historiques et cognitifs de la notion de point de vue
Alain Berthoz, Carlo Ossola et Brian Stock (dir.)
2010
Korčula sous la domination de Venise au XVe siècle
Pouvoir, économie et vie quotidienne dans une île dalmate au Moyen Âge tardif
Oliver Jens Schmitt
2011
La mondialisation de la recherche
Compétition, coopérations, restructurations
Gérard Fussman (dir.)
2011
La prévention du risque en médecine
D'une approche populationnelle à une approche personnalisée
Pierre Corvol (dir.)
2012
Big data et traçabilité numérique
Les sciences sociales face à la quantification massive des individus
Pierre-Michel Menger et Simon Paye (dir.)
2017
Korčula sous la domination de Venise au xve siècle
Pouvoir, économie et vie quotidienne dans une île dalmate au Moyen Âge tardif
Oliver Jens Schmitt
2019