La distribution de la charge de protéger l’environnement : expressions juridiques de la solidarité
p. 19-36
Texte intégral
1La notion de « responsabilité solidaire » dans le cadre de la protection juridique de l’environnement peut être envisagée d’au moins deux manières. Une compréhension restreinte de cette notion porte sur la participation dans la réparation d’un dommage. C’est ainsi, par exemple, que l’on parle de « responsabilité solidaire » (selon laquelle chaque entité responsable, que ce soit une personne physique ou morale, telle une entreprise, répond de la totalité du dommage, quitte à se retourner ensuite contre ses co-responsables) par opposition à la responsabilité simple (selon laquelle chaque entité répond uniquement de la partie du dommage causée par elle). La responsabilité civile (liability) en matière environnementale peut être analysée sous cet angle et des variations peuvent être établies selon les systèmes de responsabilité. Une compréhension plus large porte sur la manière dont le droit, à l’aide d’une diversité de techniques, rend les diverses entités « responsables » de protéger l’environnement ou, en d’autres termes, distribue les devoirs relatifs à cette protection non seulement lorsque survient un dommage, mais aussi, plus en amont, en ce qui concerne l’internalisation des externalités (les dommages tolérés), la prévention du dommage, la réponse lorsqu’un dommage survient et qu’il s’agit de le contenir, puis enfin – comme nous venons de le voir – la réparation du dommage. Cette notion peut être appelée « solidarité distributive » (allocative solidarity).
2La distinction entre des stades (1) d’internalisation des externalités négatives tolérées, (2) de prévention du dommage significatif (ou non-toléré), (3) de réponse visant à mitiger le dommage immédiatement après qu’il est survenu, et (4) de réparation du dommage, offre un outil analytique pour cartographier1 les divers niveaux de solidarité distributive envisagés par une norme, une technique juridique, un domaine du droit ou, plus généralement, par un ordre juridique. La présente étude se fonde sur cette approche de la solidarité en matière de protection de l’environnement pour analyser certaines techniques tirées de divers corps juridiques, nationaux comme international, notamment en ce qui concerne les activités de l’entreprise multinationale. À chaque niveau ou stade d’intervention, nombre de techniques juridiques sont susceptibles d’entrer en jeu. Dans le cadre restreint de cette contribution, nous ne pourrons aborder que certaines d’entre elles, choisies en vertu de leur importance pratique ou de leur caractère représentatif. Par ailleurs, compte tenu de l’origine diverse de ces techniques (droits nationaux, droit communautaire, droit international), notre analyse mettra l’accent sur la dimension conceptuelle de chaque technique plutôt que sur tel ou tel ordre juridique spécifique.
3Quant à l’ordre à suivre, nous analyserons l’incidence du droit de l’environnement sous l’angle, tour à tour, de l’internalisation des externalités négatives d’une activité, de la prévention des dommages environnementaux, des mécanismes de réponse à des accidents ou à des catastrophes naturelles et de la réparation du dommage environnemental survenu. En guise de conclusion, nous ferons quelques observations sur l’état actuel du droit en matière de solidarité distributive relative à la protection de l’environnement.
1. L’internalisation juridique des externalités négatives
4La notion d’internalisation des externalités négatives suppose une vision assez particulière des problèmes environnementaux en tant qu’effets « collatéraux » d’activités qu’il s’agit autrement de permettre, voire d’encourager. La conceptualisation moderne de cette notion est due à des économistes tels que A.C. Pigou2 ou R. Coase3, même si elle repose sur une pratique bien plus ancienne déjà présente dans la réglementation juridique du Royaume-Uni ou de la France au xixe siècle4.
5D’un point de vue juridique, les éléments qui doivent retenir notre attention sont au nombre de quatre. Premièrement, les effets négatifs qu’il s’agit de réglementer sont subis par des tiers à une transaction. Par exemple, dans le cas d’une usine qui produit du papier en polluant son entourage, ces effets sont subis non seulement par ceux qui ont un intérêt à acheter du papier mais également par toute personne affectée par la dégradation environnementale causée par la production de l’usine, voire par tout contribuable qui supporte financièrement une éventuelle intervention de l’État pour restaurer l’environnement (à noter cependant que les externalités sont subies par une « personne » et non pas – dans cette approche – par l’environnement en tant que tel). Deuxièmement, le dommage reste toléré jusqu’à un certain seuil de pollution et donc l’activité peut se dérouler dans cette limite. En réalité, historiquement il s’agissait avant tout de ne pas entraver l’activité des usines et manufactures jugée utile pour la prospérité de la nation. Troisièmement, l’intervention juridique vise à internaliser le dommage toléré ou, en d’autres termes, à faire supporter ce dommage par ceux qui prennent partie à la transaction (le ou les pollueur(s)). Quatrièmement, l’internalisation des coûts causés à la société par l’activité polluante peut poursuivre plusieurs objectifs, selon la manière dont elle est effectuée et, en particulier, l’étendue du coût qui est internalisé. On peut en effet chercher à couvrir simplement le coût des efforts de dépollution par les autorités publiques ou à réorienter les comportements (et par ce biais prévenir le dommage sans interdire l’activité) ou, encore, à réparer le dommage (que ce soit dans une perspective d’enrichissement illégitime ou punitive).
6Ces quatre éléments reflètent tous une logique fondamentalement économique de la protection de l’environnement. Elle sous-tend l’essentiel des mécanismes dits « de marché5 » et vise des objectifs d’efficience, à savoir : réduire l’externalité négative sans pour autant entraver l’activité productive. Plus fondamentalement, elle vise à protéger l’environnement sans porter atteinte à certaines fondations de l’ordre juridique consacré par la Révolution industrielle, notamment les libertés d’industrie et le droit de propriété privé dans ses diverses manifestations6. En effet, à ce stade d’intervention, la protection environnementale est envisagée non pas comme une limite à l’industrie et à la propriété, mais comme une extension de cette dernière à des objets chaque fois plus abstraits, tels que la création de droits de polluer de diverses sortes. Nous pouvons donner de nombreux exemples de cette logique, mais nous nous en tiendrons à deux seulement, l’un de nature générale et l’autre plus spécifique.
7Le premier exemple est le principe dit « pollueur-payeur ». L’origine de ce principe, qui figure désormais dans nombre d’instruments internes, communautaires et internationaux7, est à chercher dans une recommandation du Conseil de l’OCDE de 1972 aux termes de laquelle « le coût des mesures [de protection de l’environnement adoptées par les autorités] devrait être répercuté dans le coût des biens et services qui sont à l’origine de la pollution du fait de leur production et/ou de leur consommation8 ». La formulation la plus connue de cette idée figure au principe 16 de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement9, selon lequel « [l]es autorités nationales devraient s’efforcer de promouvoir l’internalisation des coûts de protection de l’environnement et l’utilisation d’instruments économiques, en vertu du principe selon lequel c’est le pollueur qui doit, en principe, assumer le coût de la pollution, dans le souci de l’intérêt public et sans fausser le jeu du commerce international et de l’investissement ».
8Comme nous l’avons souligné dans un autre contexte10, les modalités spécifiques de l’internalisation envisagée par ce principe sont difficiles à déterminer dans la mesure où plusieurs paramètres relativement ouverts doivent être définis, notamment le coût social, sa probabilité (lorsqu’il s’agit d’un risque ou d’un coût potentiel ou lorsque les effets d’une activité ne sont pas connus avec certitude), la détermination du pollueur et, s’il s’agit des producteurs, l’étendue de la participation de chaque entreprise (lorsque plusieurs entreprises contribuent à créer une externalité négative), les modalités de paiement (ex ante ou ex post), et bien d’autres. Autant de variables qui permettent de distribuer la responsabilité ou la charge de la pollution environnementale de manière large, parfois à juste titre, car le consommateur est aussi le pollueur, mais parfois aussi de manière déficiente, comme le suggère l’application de ce principe en matière de changement climatique.
9En effet, la théorie économique conventionnelle soutient que la meilleure manière de faire face à cette monstrueuse déficience du marché (market failure) qu’est le changement climatique issu des émissions humaines de gaz à effet de serre est de mettre un prix au dioxyde de carbone émis. Les deux moyens principaux de faire ceci sont l’introduction d’une taxe carbone et la création de marchés de droits d’émission. Les deux instruments ont été explorés, le premier plus timidement que le deuxième, pour des raisons politiques aisément compréhensibles (introduire une taxe est plus simple politiquement que d’introduire ce qui, au début, est perçu comme une subvention ou, du moins, comme une offre de permis de polluer sans coût initial). Selon une étude de la Banque mondiale sur l’état des marchés de carbone, publiée en septembre 201511, il existe actuellement une quarantaine de mécanismes de « carbon pricing » (tarification du carbone) sur divers plans (européen, national et sous-national). Le plus souvent, il s’agit de marchés d’émissions, tels que les marchés établis par l’Union européenne par voie de la directive de 2003 sur le commerce des émissions, les mécanismes créés par la Californie ou par un groupe d’États du Nord-Est des États-Unis ou, encore, le projet pilote introduit dans sept villes et régions chinoises, qui est susceptible d’être élargi à la totalité du territoire chinois. Moins souvent, les États introduisent des taxes sur le carbone, comme c’est le cas notamment de la Suisse ou de la Suède. Si nous comparons la situation actuelle par rapport à la situation avant 2012, force est de constater que le nombre de tels mécanismes a doublé (de 20 à 38) en quelques années. Mais la quantité d’émissions (en termes de tonnes de dioxyde de carbone ou leur équivalent) qui sont soumises à de tels mécanismes reste, sur le plan mondial, assez limitée12. Plus fondamentalement, dans la grande majorité des cas (à savoir, les mécanismes recouvrant 85 % des émissions soumises à ces techniques), le prix de la tonne de carbone reste très bas (moins de 10 dollars américains par tonne), ce qui a un effet d’incitation environnementale faible13. Nous retrouvons ici la question des objectifs poursuivis par l’internalisation. Pour qu’un objectif de prévention, par voie de réorientation des comportements, puisse être poursuivi de manière réaliste, les coûts internalisés doivent être suffisamment importants pour que le pollueur ait une incitation à investir dans une nouvelle technologie de production moins polluant ou à chercher des substituts à ses produits actuels ou, encore, à prévenir par d’autres moyens ses externalités négatives.
10Si nous avons consacré quelques développements à cette optique d’internalisation, et notamment à l’exemple des droits de polluer, c’est qu’elle représente une vision particulière et très puissante de la manière dont il faut distribuer le fardeau de la protection environnementale, à savoir en permettant l’activité et en tolérant le dommage, sous condition uniquement d’internaliser les coûts, ce qui peut être fait (compte tenu des coûts relativement bas, pour l’instant, de cette internalisation) sans entraver l’activité économique. Une vision différente consiste à prévenir le dommage environnemental ou, en d’autres termes, à ne pas le tolérer, à exiger des opérateurs économiques qu’ils prennent des mesures, y compris des mesures potentiellement coûteuses, pour empêcher la survenance d’un dommage ou la matérialisation d’un risque. Même si, en pratique, l’internalisation des coûts peut viser la prévention et les mesures préventives peuvent avoir pour effet d’internaliser le coût social, d’un point de vue conceptuel, le Rubicon est franchi dès que le dommage environnemental n’est plus toléré. La logique de réglementation consiste alors à fixer des limites à la liberté d’industrie et au droit de propriété. L’activité même pourrait être interdite ou suspendue en l’absence d’une autorisation appropriée. Cette autre logique, que nous analyserons par la suite, est celle de la prévention. Comme nous le verrons, elle distribue la responsabilité de protéger l’environnement d’une manière différente.
2. La prévention du dommage environnemental non-toléré
11L’intervention au stade de la prévention du dommage non-toléré entretient des relations complexes avec l’internalisation. Comme nous venons de le mentionner, même si les deux approches peuvent viser des objectifs similaires, leur logique est fondamentalement différente. En effet, l’intervention au stade de la prévention admet que certaines activités, de par leurs effets nuisibles à l’environnement, ne puissent pas être développées. Même si, en pratique, la logique de la prévention cherche à permettre autant que possible ces activités, en leur fixant des exigences et des limites, le dommage qui peut en découler n’est pas toléré ; il est trop significatif pour qu’on puisse simplement acquérir le droit de le causer. En cas de violations des prescriptions de sécurité ou de standards d’émission ou, encore, du devoir de diligence, l’activité peut être suspendue, ou l’opérateur économique sera susceptible d’encourir une amende de nature punitive. Au fond, les techniques relevant de la prévention visent à prévenir un dommage jugé trop important pour être toléré (par exemple les accidents industriels) ou à le réduire à un niveau jugé tolérable (par exemple, les standards techniques en matière d’émissions permises de certaines particules par les automobiles, ou la présence de certaines substances chimiques ou autres dans les denrées alimentaires).
12Les concepts et les techniques juridiques susceptibles d’exprimer l’approche préventive sont très nombreux. Nous pouvons affirmer que, à l’heure actuelle, le centre de gravité du droit de l’environnement (interne, communautaire et international) se trouve bien au niveau de la prévention, bien que l’internalisation exerce un attrait économique et une pression politique importants. Ces concepts et techniques constituent une charge dont le but ultime peut être de maintenir une solidarité avec d’autres personnes ou groupes dans le présent, ou avec les générations futures, ou, encore, avec l’environnement ou la nature elle-même, présente ou future. Aux fins de l’analyse, ils peuvent être rangés dans trois catégories conceptuelles principales. La première catégorie concerne l’allocation des devoirs, par voie de techniques comme la distribution des droits de propriété sur certains espaces14 (dans l’espoir – souvent déçu ? – qu’une telle allocation aura pour effet une gestion plus responsable), de compétences gouvernementales, ou encore le principe, désormais bien connu, des responsabilités communes mais différenciées15. La deuxième catégorie porte sur la formulation de devoirs, tels que les principes de prévention16, de précaution17 et d’équité intergénérationnelle18, ou de règles plus précises interdisant une activité ou exigeant son élimination à terme (phase out19) ou, encore, la réduction du dommage pour le ramener à des limites jugées tolérables (par l’application de normes techniques ou des standards20). La troisième catégorie recouvre l’expression procédurale de tels devoirs, par voie notamment de processus d’évaluation d’impact environnemental21, de participation en matière environnementale22, de représentation d’entités ne pouvant pas faire valoir leurs intérêts23, ou encore de systèmes d’autorisation administrative conditionnant l’exercice d’une activité aux démarches que nous venons d’évoquer et/ou d’autres exigences (par exemple, capacité et expérience reconnues dans un certain domaine24). Afin d’illustrer la manière dont ces techniques distribuent la responsabilité au sens large pour la protection de l’environnement, il convient d’approfondir deux techniques, choisies aussi bien pour leur importance pratique que pour leur caractère représentatif.
13Un premier exemple est l’utilisation d’études d’impact environnemental (EIE) pour informer la décision des autorités sur l’opportunité de conduire ou de permettre certaines activités. Depuis son introduction en 1969 par la National Environmental Policy Act aux États-Unis, cette technique n’a cessé de se répandre partout dans le monde, aussi bien au niveau du droit comparé que du droit communautaire ou international25. Son utilisation fait désormais partie de la plupart des systèmes juridiques de protection de l’environnement, même si, en pratique, son fonctionnement et sa capacité préventive doivent faire face à de nombreux défis. Dans une étude structurée des différentes analyses empiriques sur la question publiée en 201626, un certain nombre de défis au fonctionnement des EIE sont analysés à la lumière de ce que les auteurs appellent les « mégatendances », telles que l’évolution démographique, l’urbanisation, l’innovation technologique, la redistribution des pouvoirs, la rareté des ressources et les changements climatiques. Les auteurs concluent que ces tendances poseront des défis majeurs aux EIE comme technique environnementale, du fait des complexités et incertitudes plus grandes (et donc de la possibilité qu’une EIE soit incapable d’anticiper de manière fiable l’impact d’une activité), du point de vue de l’efficience (en particulier du fait de la pression qui pèse sur ces procédures dans un contexte qui privilégie la croissance économique et le développement), de la détermination des seuils relatifs aux EIE (aussi bien les seuils susceptibles de déclencher l’exigence d’une EIE que de rattacher à une activité des conséquences tolérées/non-tolérées pour l’environnement) et de la nécessité d’améliorer la communication et la participation publique dans le cadre des procédures d’EIE. Ces défis nous semblent particulièrement intéressants car ils illustrent plusieurs aspects de la manière dont opère le droit au stade de la prévention. Nous voyons assez clairement les difficultés relatives au contrôle des processus de production, notamment en ce qui concerne les considérations d’efficience et la détermination des seuils (non)tolérés, le tout dans un contexte d’incertitude. Nous voyons également que, à ce stade, le droit de l’environnement ne vise pas uniquement, pour employer une distinction introduite par Alain Supiot27, à « réguler » l’activité humaine, comme on règle une machine ou un thermostat pour rester à l’intérieur de certaines limites raisonnables, mais également à « règlementer » celle-ci, en offrant des outils par voie desquels ces aspects essentiellement techniques, aussi incertains soient-ils, peuvent être légitimés.
14Ce dernier point nous amène au deuxième exemple, parfois appelé la « démocratie environnementale », à savoir les droits d’accès à l’information environnementale, de participation dans la prise de décision environnementale, et d’accès à la justice dans ce cadre. Ces droits, que nous avons identifiés comme une composante essentielle aux transitions environnementales28, ont été introduits à l’initiative des États-Unis au principe 10 de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement et se sont ensuite développés par voie d’instruments régionaux, tels que la Convention d’Aahrus de 199829 ou les travaux dans le cadre de la CEPAL30, et nationaux. Ils reflètent d’une manière claire la manière dont on cherche à rendre « responsables » – au sens de « responsabiliser » – les individus pour les activités susceptibles d’avoir un impact sur l’environnement. Par ailleurs, cette distribution de « responsabilités » permet aussi de briser le monopole étatique en matière de contrôle et de protection de l’environnement, lequel peut parfois être proie aux intérêts politiques et/ou économiques ou, simplement, manquer de moyens pour effectuer un contrôle approprié. En même temps, cette distribution de la « responsabilité » ne doit pas être conçue comme une distribution des « tâches », dans la mesure où l’État reste le premier responsable en matière de protection de l’environnement, avec des droits de participation permettant d’informer mais aussi de contrôler la prise de décision étatique et donc de la légitimer. Les procédures de participation au sens large, de même que les procédures d’EIE, sont souvent lourdes et ralentissent la prise de décision et donc l’efficience de l’appareil étatique. Mais elles le font pour une raison normative, un choix normatif ou politique, susceptible de prévaloir sur des considérations d’efficience. Il arrive pourtant que cette dimension ne soit pas suffisamment prise en compte. À titre d’exemple, dans une plainte portée contre le Canada par une société minière américaine, décidée par un tribunal d’arbitrage en 201531, la majorité du tribunal (deux arbitres sur trois) a jugé que le refus opposé à l’investisseur de poursuivre ses activités constituait une violation du droit international des investissements, car la décision se fondait sur les préférences de la population consultée, et des mesures d’atténuation de l’impact n’avaient pas été explorées.
15Dans le contexte qui nous occupe, c’est le présupposé d’efficience (il faut que l’activité économique continue dans toute la mesure du possible même si les populations n’en veulent pas), au mieux soumis à des mesures d’atténuation du dommage (atténuation ne se confond pas avec élimination, donc on se retrouve dans le domaine du dommage toléré) qui doit retenir notre attention. À l’heure actuelle, le primat de l’efficience sur le choix politique (même inefficient) en matière environnementale relève presque du postulat. Pourtant, dans d’autres matières (et selon les pays), telles que la légalisation de certaines drogues pour les combattre, le choix normatif semble l’emporter sur la logique d’efficacité empirique. Ce texte n’est pas le lieu pour ouvrir un débat aussi vaste et épineux. Nous ne pouvons en effet que mentionner ce contraste pour mieux faire comprendre l’emprise du discours de l’efficience – un discours si culturellement et chronologiquement situé – en matière environnementale, avec des conséquences sans doute souvent positives, mais parfois également peu désirables.
3. L’organisation de la réponse au dommage survenu
16L’intervention juridique au stade de la réponse pourrait également être conçue comme une expression élargie de la prévention, car il s’agit d’éviter un dommage plus étendu. Elle s’en distingue, pourtant, du fait que les techniques de prévention initiales ont à ce stade échoué, dès lors que le dommage qu’elles cherchaient à prévenir est survenu. À ce stade, le droit de l’environnement ne se borne pas à prendre acte du dommage et à organiser sa réparation. Mais il cherche à distribuer la responsabilité relative aux efforts de minimisation des conséquences, notamment par la création de certains devoirs (devoir de mettre en place un plan de réponse coordonné et selon certains standards en cas de sinistre, devoir de notifier, devoir de coopérer, etc.), l’allocation préalable de compétences parmi les diverses autorités potentiellement affectées, la mise en place d’un système d’alerte afin de déclencher la réponse au plus tôt et la mise à disposition de ressources pour permettre la réponse. Le but de cette organisation est de répondre au sinistre et à ses conséquences immédiates et non pas de les réparer monétairement. Au stade de la réponse, il s’agit d’une fonction bien plus opérationnelle que normative, soumise aux standards de l’efficacité et de l’efficience, alors qu’au stade de la réparation l’accent est mis sur la fonction normative de distribuer le fardeau du dommage non toléré.
17Un exemple particulièrement illustratif de l’intervention juridique au stade de la réponse est donné par la Convention internationale sur la préparation, la lutte et la coopération en matière de pollution par les hydrocarbures (dite « OPRC » en référence à son acronyme anglais), conclue en 199032. Selon les termes de ce traité, les États parties s’engagent à établir, au moyen de leur droit interne, des « systèmes nationaux et régionaux de préparation et de lutte » (article 6[1]) comportant notamment le développement d’un plan d’urgence national, la désignation des autorités compétentes et des points de contact, et un schéma des relations entre les diverses entités concernées, publiques et/ou privés, suivant certains paramètres. Les États doivent s’assurer, « dans la mesure de [leurs] moyens », que ces systèmes ont à disposition des moyens nécessaires de lutte contre la pollution, et ils sont encouragés à coopérer avec l’industrie pétrolière et maritime à cet égard. En outre, le droit national doit exiger des navires mais aussi d’autres « unités au large » (telles que les plateformes pétrolières) et, selon les cas, aussi des « ports maritimes et installations de manutention d’hydrocarbures » (comme les ports maritimes, les terminaux pétroliers ou les pipelines), qu’ils disposent d’un plan d’urgence pouvant être inspecté par les autorités de l’État du port. Ces systèmes sont déclenchés par des obligations de notification des autorités étatiques, d’abord du capitaine du navire en question ou d’une personne dans une position similaire (article 4) et ensuite des autorités elles-mêmes envers les autorités d’autres États potentiellement concernés (article 5), avec une obligation de coopération entre eux dans la réponse (article 7). Nous voyons donc bien la structure des systèmes juridiques de réponse, consistant à préparer des plans et des moyens de réponse, à distribuer de manière claire les responsabilités de chacun, et à établir des devoirs de notification et de coopération pour déclencher et mettre en œuvre le système.
18L’organisation de la réponse est étroitement liée à l’organisation de la réparation du dommage causé, dans la mesure où le déclenchement et déploiement du système de réponse peuvent être très couteux, de même que les mesures de contention du dommage. Ces frais font partie intégrante du fardeau financier qui découle de la survenance d’un dommage non-toléré, comme nous le verrons par la suite.
4. La réparation du dommage non-toléré
19Le quatrième stade d’intervention nous permet de renouer avec la compréhension restreinte de la notion de responsabilité solidaire en droit de l’environnement, même si les deux conceptualisations restent suffisamment distinctes. En effet, la règle de distribution de la réparation du dommage entre deux ou plusieurs co-responsables à titre principal pour la totalité du dommage n’est que l’une des expressions juridiques de la solidarité distributive au stade de la réparation. Il existe d’autres expressions juridiques de cette solidarité, parfois complémentaires avec la compréhension restreinte, comme c’est le cas de l’extension de la responsabilité – par diverses voies – à la société mère d’une entreprise, et parfois en contradiction avec l’idée classique de responsabilité solidaire, comme c’est le cas de la responsabilité dite « pour la part de marché » (qui est une responsabilité simple à titre principal pour une partie uniquement du dommage). Par ailleurs, il existe des formes de responsabilité solidaire institutionnalisée et ex ante, où le fardeau du dommage est mutualisé par l’intermédiaire d’un système proche de l’idée d’assurance mais qui s’en distingue. Ces systèmes interagissent avec les règles classiques de la responsabilité pour faute. Dans les pages qui suivent, nous aborderons tour à tour ces diverses expressions de la solidarité distributive au stade de la réparation.
20La première expression (parfois appelée foreign direct liability) consiste à étendre la responsabilité d’une société pour un dommage qui, selon les règles traditionnelles de la responsabilité civile, ne lui serait pas attribuable. L’hypothèse de base est celle d’une société anonyme (ou d’une autre forme d’écran sociétaire) située dans un État en voie de développement et menant des activités à risque, dont une quantité suffisante des actions, permettant le contrôle effectif des activités, est détenue par une autre société située dans un État développé. Si la première société se rend responsable, de par ses faits ou omissions, d’un dommage environnemental (ou autre) mais ne dispose pas de ressources suffisantes pour le réparer, la question se pose de savoir si les victimes du dommage ou les autorités étatiques qui ont encouru les frais de la réponse et de la restauration peuvent réclamer le solde, voire la totalité du dommage (à titre principal) à la société mère ? Une variation de cette première hypothèse porte sur des relations de contrôle d’une société sur l’autre d’une nature plus générale, par exemple en tant que client principal d’un fournisseur. L’extension de la responsabilité à la société qui contrôle effectivement l’activité d’une autre ou qui pourrait la contrôler est envisagée dans certains instruments de soft-law, tels que les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme33. Aux termes du principe 13(b) de cet instrument :
La responsabilité de respecter les droits de l’homme exige des entreprises […] qu’elles s’efforcent de prévenir ou d’atténuer les incidences négatives sur les droits de l’homme qui sont directement liées à leurs activités, produits ou services par leurs relations commerciales même si elles n’ont pas contribué à ces incidences […]
21De même (et d’une manière plus générale relevant également de la protection environnementale), les Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales prévoient que les entreprises
[…] devraient […] s’efforcer d’empêcher ou d’atténuer une incidence négative, dans les cas où elles n’y ont pas contribué mais où cette incidence est néanmoins directement liée à leurs activités, à leurs produits ou à leurs services en vertu d’une relation d’affaires. Ceci ne doit pas être interprété comme transférant la responsabilité de l’entité à l’origine d’une incidence négative sur l’entreprise avec laquelle elle entretient une relation d’affaires34.
22La dernière phrase souligne qu’il s’agit de conceptualiser d’une manière plus large un certain type de responsabilité de la société qui a le contrôle de fait, plutôt que de faire valoir, pour cette société, une responsabilité à titre principal, dans son sens technique, pour la totalité du dommage. Par ailleurs, ces deux textes ont une valeur purement incitative et n’ont pas valeur d’obligation juridique. Pour transformer cette relation de contrôle en extension de responsabilité, deux voies principales ont été explorées, à savoir la levée du voile sociétaire (de la société contrôlée) et l’affirmation d’un devoir de diligence étendu de la société qui a le contrôle de fait. La première voie se fonde sur l’idée d’un abus de droit35, en l’occurrence de la personnalité morale séparée de la société contrôlée, qui n’existerait qu’aux fins de limiter la responsabilité des actionnaires de la société. Quant à la deuxième voie, elle fait découler la responsabilité du pouvoir factuel sur l’entité directement responsable du dommage. Ce pouvoir doit être tel qu’un comportement diligent de la société mère36 ou du client principal d’un fournisseur37 aurait permis de prévenir le dommage ou du moins de le limiter. Dans les deux cas, l’extension de la responsabilité n’est admise qu’exceptionnellement, et cette extension peut être rendue plus difficile si le dommage est survenu dans un État autre que l’État du for. Dans cette hypothèse, il faut également trouver une base juridique pour asseoir la compétence extraterritoriale des tribunaux saisis de l’affaire38.
23Les voies d’extension de la responsabilité mentionnées dans le paragraphe précédent supposent toutes la possibilité d’attribuer, de manière spécifique, la survenance d’un dommage à l’action ou à l’omission de la société qui exerce le contrôle factuel. Or, parfois, ce rapport de causalité ne peut être établi de manière spécifique et, pourtant, la situation est telle que permettre à une société d’échapper à toute responsabilité choquerait les sentiments de justice. Dans cette deuxième hypothèse, une extension de l’attribution d’un dommage à une entité devient possible du fait de sa contribution générale – par opposition à une relation de causalité spécifique – au produit ou à l’activité qui a causé le dommage. Cette contribution générale est déterminée en vertu d’un indicateur, à savoir la part de marché du produit nocif fabriqué par la société. Cette responsabilité du fait de la « part du marché » (market-share liability39) permet de remédier aux défaillances du système classique de responsabilité, car elle est fondée sur la causalité adéquate dans des situations caractérisées par deux conditions : (i) il est établi que le produit est la cause du dommage ; mais (ii) le produit étant fabriqué par plusieurs sociétés, on ne peut pas déterminer avec précision lequel des produits est à l’origine du dommage. Dans cette hypothèse, toutes les entreprises fabriquant ledit produit sont réputées responsables pour une part du dommage, calculée selon la part du marché de ce produit de chacune d’entre elles. En rigueur, leur responsabilité n’est pas une responsabilité solidaire au sens classique, car elles ne répondent que d’une partie du dommage. Mais elle est solidaire tout de même, au sens large, car elles sont toutes considérées comme responsables en fonction de leur contribution dans la mise sur le marché de ce produit. Cette approche, qui a été utilisée surtout dans le cadre de la responsabilité du fait des produits, pourrait être explorée en matière de responsabilité pour les changements climatiques, l’étendue de la responsabilité d’un État émetteur ou d’une société émettrice de gaz à effet de serre étant alors calculée selon la part respective des émissions au cours d’une période donnée40. Cependant, le contexte des changements climatiques comporte des difficultés supplémentaires dans la mesure où, si on peut bien établir clairement la relation entre le phénomène des changements climatiques et la plus grande fréquence d’événements climatiques extrêmes, il reste à l’heure actuelle très difficile d’établir un lien de causalité entre les changements climatiques et un événement climatique spécifique (comme on pourrait le faire entre le produit et le dommage, dans le contexte précédent).
24Une approche pour organiser la réparation des dommages causés par le phénomène des changements climatiques d’une manière susceptible de traduire la responsabilité différenciée des plus importants émetteurs serait de leur demander une contribution financière à un fonds commun établi pour soutenir l’action climatique. Cette contribution pourrait être fixée sur la base des émissions annuelles de chaque entité responsable. Bien entendu, un tel scénario serait politiquement très difficile à faire accepter, comme le révèlent les difficiles négociations en matière de climat sur ce que l’on est convenu d’appeler, depuis quelques années, de la formule vague de « loss and damage » pour éviter aussi bien le Scylla de la réparation (ou de l’indemnisation) et le Charybde de la simple aide financière au développement41. Il existe, cependant, un précédent potentiellement très utile d’organisation d’un système de solidarité institutionnalisée, à savoir le système de réparation établi en matière de dommage pour le déversement d’hydrocarbures, notamment par deux traités dits « CLC 9242 » et « FIPOL 9243 », complétés en 2003 par un fonds complémentaire44. Ce système est intéressant du fait de son fonctionnement concret ainsi que de son interaction avec les régimes classiques de la responsabilité civile pour faute et de la responsabilité pénale.
25Le système international repose sur trois couches d’indemnisation en cas de dommage. La première est mise à la charge du propriétaire du navire-citerne concerné. Il s’agit d’une responsabilité objective (sans faute) plafonnée à un certain montant (qui dépend de la jauge du navire mais ne peut dépasser environ 112 millions d’euros45), avec des causes d’exonération restrictives, et assortie de l’obligation de contracter une assurance pour le montant de la responsabilité. La deuxième couche permet de réparer les dommages qui ne peuvent pas être réparés par la première couche (que cette dernière s’avère insuffisante ou que le propriétaire du navire ait pu se prévaloir d’une cause d’exonération) jusqu’à un plafond d’environ 254 millions d’euros. Elle est mise à la charge d’un fonds (FIPOL) alimenté par les contributions financières de l’industrie du pétrole et, plus spécifiquement, des réceptionnaires du pétrole, en rapport avec la proportion de pétrole réceptionné au cours d’une année civile. Une partie importante des dommages vise à couvrir le coût des mesures de réponse (sauvegarde, nettoyage, remise en état). Une troisième couche a été introduite par voie du protocole en 2003 portant création d’un fonds complémentaire. Cette troisième couche est également financée par l’industrie pétrolière et permet de couvrir des dommages allant au-delà de la deuxième couche, et jusqu’à un montant maximal d’environ 937 millions d’euros.
26Ce régime conventionnel interagit avec les règles classiques de responsabilité civile pour faute et de responsabilité pénale. Afin d’illustrer cette interaction, nous pouvons faire référence au naufrage de l’Erika, un navire-citerne maltais affrété par des filiales de Total S.A. et vérifié par RINA, en décembre 1999 dans le golfe de Gascogne, à l’intérieur de la zone économique exclusive française. Deux voies de réclamation ont été alors poursuivies. Sur le plan civil, nombre de réclamations ont été traitées par le système de responsabilité objective établi par la CLC/FIPOL 92 ainsi que par les tribunaux du Nord-Ouest de la France (par exemple des litiges sur les demandes de réparation admissibles). Sur le plan pénal (y compris des prétentions civiles présentées devant les juridictions pénales), des actions ont été ouvertes devant les tribunaux parisiens. Dans son arrêt de 2008, le tribunal de grande instance de Paris46 a considérée RINA et Total pénalement responsables au regard du droit français et a prononcé des amendes. Par ailleurs, il a conclu que ces sociétés étaient également responsables sur le plan civil pour les dommages causés, y compris le préjudice écologique, et ceci de manière solidaire. Le tribunal a aussi conclu que les sociétés ne pouvaient pas se prévaloir de l’exclusion de responsabilité prévue à l’article III(4) CLC 92 (notamment la lettre (c), qui exclut la responsabilité de l’affréteur). Cette décision a été confirmée par la cour d’appel de Paris en 201047, mais Total est parvenu à cette occasion à convaincre la cour que l’exclusion de responsabilité lui était applicable car la société n’avait pas commis de faute suffisante. Mais, en septembre 2012, la Cour de cassation est revenue à la position du tribunal de première instance, considérant que la société Total avait été fautive et, par conséquent, qu’elle était responsable solidairement des dommages48. À noter que la Cour de cassation a confirmé l’existence d’un préjudice écologique, mais elle l’a qualifié en tant que préjudice « objectif » subi par l’environnement, lequel diffère des préjudices « subjectifs », tant patrimoniaux qu’extrapatrimoniaux. Ce dernier point est intéressant car le système international ne permet pas la réparation du préjudice écologique pur, mais uniquement du coût des mesures raisonnables de restauration.
27L’analyse de ces diverses expressions juridiques de la responsabilité solidaire pour dommage environnemental souligne la distinction que nous avons faite au début de cette section, à savoir que, même au stade de la réparation, la responsabilité solidaire au sens étroit n’est que l’une des expressions juridiques possibles de la solidarité distributive en matière environnementale. Que l’on se place sous l’angle des techniques d’extension de la responsabilité à la société qui possède le contrôle factuel, de la responsabilité pour la part de marché, de la responsabilité solidaire institutionnalisée ou, encore, de la responsabilité solidaire au sens étroit, l’intervention du droit à ce stade présuppose qu’un dommage non-toléré est déjà survenu et qu’il est désormais question de distribuer le fardeau juridique de le réparer. Les diverses manières dont cette distribution sera effectuée en fonction des différents systèmes et techniques juridiques expriment des conceptions de la solidarité distributive utilisées en matière environnementale ou susceptibles de l’être.
Conclusions
28Nous arrivons à la fin du parcours envisagé par cette contribution et, en guise de conclusion, il convient, d’une part, de rappeler l’essentiel de notre propos et, d’autre part, de mettre l’accent sur quelques éléments de l’exposé qui nous semblent utiles à titre prospectif.
29Le rappel des principaux jalons de l’exposé est désormais un exercice aisé. La compréhension restreinte de la responsabilité solidaire n’est que l’une des nombreuses expressions de la solidarité distributive en matière environnementale. Cette dernière trouve son expression dans de très nombreuses techniques qui interviennent aux stades de l’internalisation du dommage toléré, de la prévention du dommage non-toléré, de la réponse au dommage non-toléré survenu et de sa réparation. Cette cartographie analytique permet d’embrasser du regard, sinon la totalité, du moins un bon nombre des techniques juridiques pertinentes pour exprimer ce que nous avons appelé la solidarité distributive.
30Mais pouvons-nous dépasser cette cartographie analytique et nous en servir pour déterminer s’il existe des manières plus complètes, plus efficaces, de traduire juridiquement cette notion de solidarité sur le plan environnemental ? Nous pouvons pour cela identifier des conditions qui devraient faire partie d’une telle entreprise. Elles sont au nombre de trois.
31Premièrement, il nous semble important de réduire de manière significative le seuil du dommage toléré, qui est l’apanage des mécanismes dits « de marché » mais aussi d’une conception du droit et de nos rapports avec la nature qui est profondément instrumentale. Cette conception, érigée sur l’idée d’efficience en tant que valeur suprême, semble exclure d’autres valeurs susceptibles de fonder une décision, y compris un refus concernant la continuation de certaines activités économiques. L’internalisation des dommages tolérés peut, certes, être préservée en tant qu’approche d’intervention, mais l’objectif poursuivi par les techniques d’internalisation doit être calibré afin qu’il soit de nature préventive ou, en d’autres termes, que l’internalisation permette de réorienter les comportements polluants. De manière concrète, cela se refléterait tout simplement par un montant plus élevé de la taxe ou dans des mécanismes permettant de raréfier les droits de polluer, de sorte que leur prix soit plus élevé.
32Deuxièmement, au stade de la prévention, qui aurait été étendu au champ laissé par le rétrécissement du stade de l’internalisation, le rôle des techniques de participation devrait être renforcé et répandu. Il s’agit, au fond, non seulement d’exercer une certaine pression publique sur les opérateurs économiques et sur les autorités étatiques, notamment pour que ces dernières s’acquittent mieux de leur fonction de prévention, mais, aussi, d’offrir une base de légitimité plus solide aux mesures de prévention, y compris au refus potentiel de certaines activités. Les techniques juridiques de participation en matière environnementale permettraient de créer un espace pour l’expression de la préférence publique, même lorsque celle-ci est perçue comme « inefficiente économiquement » par un discours technoscientifique, celui de l’économie conventionnelle, qui a été incapable de prévoir l’énormité de la crise économique de la décennie passée et est encore plus inapte à comprendre la crise environnementale à laquelle nous faisons face. Nous souhaitons donc soutenir ce qui pourrait être qualifié d’un « droit à l’inefficience » délibérément et démocratiquement choisi.
33Troisièmement, il nous semble important de renforcer la responsabilité solidaire institutionnalisée en vue de la réparation des dommages non-tolérés, ceci par voie de systèmes comme le CLC/FIPOL 92 étendus à d’autres types de dommages également (les dommages résultant des changements climatiques, de la perte de diversité biologique, de la pollution marine d’origine tellurique et d’autres), qui agiraient comme toile de fond des systèmes plus ponctuels de responsabilité solidaire mentionnés dans notre analyse du stade de la réparation.
34Trois conditions, donc, toutes nécessaires. Mais seraient-elles suffisantes ? Nous ne pouvons pas le savoir. La réponse n’est toutefois pas uniquement à chercher dans la satisfaction d’un impératif d’efficacité et/ou d’efficience, mais également dans des considérations de justice, si négligées à notre époque d’optimisation arrogante et, hélas, aussi aveuglante.
Remerciements
Ce chapitre est la version remaniée du texte de la conférence prononcée au Collège de France le 29 mars 2016. Je voudrais remercier le professeur Supiot pour ses commentaires et suggestions qui m’ont permis d’améliorer le texte. Je reste, naturellement, seul responsable des éventuelles erreurs que le texte pourrait contenir.
Notes de bas de page
1 Sur la notion de « cartographie juridique » comme outil d’analyse du droit voir J.E. Viñuales, « On legal inquiry », in D. Alland et al. (dir.), Unité et diversité du droit international. Écrits en l’honneur du Professeur Pierre-Marie Dupuy, Leyde, Martinus Nijhoff, 2014, p. 45-75.
2 A.C. Pigou, The Economics of Welfare, Londres, Macmillan, 1920.
3 R. Coase, « The problem of social cost », Journal of Law and Economics, no 3, 1960, p. 1-44.
4 Voir J.F. Brenner, « Nuisance law and the industrial revolution », Journal of Legal Studies, vol. 3, no 2, 1974, p. 403 ; J.-B. Fressoz, « Payer pour polluer : l’industrie chimique et la compensation des dommages environnementaux, 1800-1850 », Histoire & mesure, vol. 28, no 1, 2013, p. 145.
5 Voir J. Freeman, C. Kolstad (dir.), Moving to Markets in Environmental Regulation. Lessons from Twenty Years of Experience, Oxford, Oxford University Press, 2006.
6 Sur l’utilisation des libertés d’industrie et des economic torts pour freiner les revendications des mouvements des travailleurs voir A.C.L. Davies, Perspectives on Labour Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2e éd., 2009, p. 4 (se référant à la situation de l’Angleterre). Sur la situation aux États-Unis, voir W.E. Forbath, Law and the Shaping of the American Labor Movement, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1991.
7 Voir E. Rehbinder, Politische und rechtliche Probleme des Verursacherprinzips, Berlin, Schmidt, 1973 ; P. Schwartz, « Principle 16: The polluter-pays principle », in J.E. Viñuales (dir.), The Rio Declaration on Environment and Development. A Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 429-450.
8 Recommandation du Conseil, en date du 26 mai 1972, sur les principes directeurs relatifs aux aspects économiques des politiques de l’environnement sur le plan international, 26 mai 1972, C(72)128 (1972), annexe, § A.4.
9 Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, 13 juin 1992, doc. ONU A/CONF.151/26 Rev.1.
10 P.-M. Dupuy et J.E. Viñuales, Introduction au droit international de l’environnement, Bruxelles, Bruylant, 2015, p. 106-108.
11 Banque mondiale, State and Trends of Carbon Pricing 2015, Washington, septembre 2015.
12 Elle était équivalente à environ 12 % des émissions totales annuelles, voir ibid., p. 10.
13 Ibid., p. 13.
14 Voir R. Barnes, Property Rights and Natural Resources, Oxford, Hart, 2009.
15 Voir P. Cullet, « Principle 7: Common but differentiated responsibilities », in J.E. Viñuales (dir.), op. cit., p. 229-244.
16 Voir L.-A. Duvic-Paoli et J.E. Viñuales, « Principle 2: Prevention », in J.E. Viñuales (dir.), op. cit., p. 107-138.
17 Voir A.A. Cançado Trindade, « Principle 15: Precaution », in J.E. Viñuales (dir.), op. cit., p. 403-428.
18 Voir C. Molinari, « Principle 3: From a right to development to intergenerational equity », in J.E. Viñuales (dir.), op. cit., p. 139-156.
19 Voir Dupuy et Viñuales, op. cit., chapitres 5 et 7.
20 Voir, par exemple, lesdites « normes Euro », dont la violation par le groupe Volkswagen notamment a fait l’objet d’une grande polémique en 2015 : Règlement (CE) no 692/2008 en ce qui concerne les émissions des véhicules particuliers et utilitaires légers (Euro 6).
21 Voir N. Craik, The International Law of Environmental Impact Assessment, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ; N.A. Robinson, « EIA Abroad – The Comparative and Transnational Experience », in S.G. Hildebrand, J.B. Cannon (dir.), Environmental Analysis – The NEPA Experience, Boca Raton, Lewis, 1993, p. 679-702.
22 Voir J. Ebbesson, « Principle 10: Public participation », J.E. Viñuales (dir.), op. cit., p. 287-309.
23 Voir : Secrétaire général de l’ONU, « Intergenerational solidarity and the needs of future generations. Report of the Secretary-General », 15 août 2013, doc ONU A/68/322.
24 Voir, par exemple, la directive 2010/75/UE du Parlement européen et du Conseil du 24 novembre 2010 relative aux émissions industrielles (prévention et réduction intégrées de la pollution).
25 Voir supra, note 21.
26 F. Retief et al., « Global megatrends and their implications for environmental assessment practice », Environmental Impact Assessment Review, no 61, 2016, p. 52-60.
27 A. Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 2007, p. x-xiii.
28 Voir J.E. Viñuales, « The rise and fall of sustainable development », Reciel, vol. 22, no 1, 2013, p. 3.
29 Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, 25 juin 1998, RTNU, no 2161, p. 447.
30 Voir « Acuerdo regional sobre el acceso a la información, la participación pública y el acceso a la justicia en Asuntos Ambientales en América Latina y el Caribe », 3e version (3 mai 2016), disponible sur : http://negociacionp10.cepal.org/3/es/print/73 (consulté le 15 février 2018).
31 Voir William Ralph Clayton, William Richard Clayton, Douglas Clayton, Daniel Clayton, and Bilcon of Delaware, Inc. c. Government of Canada, NAFTA (UNCITRAL), Award (17 mars 2015).
32 Convention internationale sur la préparation, la lutte et la coopération en matière de pollution par les hydrocarbures, 30 novembre 1990, RTNU, no 1891, p. 91.
33 Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, 16 juin 2011, disponibles sur http://www.ohchr.org/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_FR.pdf (consulté le 15 février 2018). Voir également le principe 26 selon lequel « les États devraient prendre des mesures appropriées pour assurer l’efficacité des mécanismes judiciaires internes lorsqu’ils font face à des atteintes aux droits de l’homme commises par des entreprises, y compris en examinant les moyens de réduire les obstacles juridiques, pratiques et autres qui pourraient amener à refuser l’accès aux voies de recours ».
34 Organisation pour la coopération et le développement économique, Principes directeurs sur les entreprises multinationales, version au 25 mai 2011, disponible sur http://www.oecd.org/fr/daf/inv/mne/principesdirecteursdelocdealintentiondesentreprisesmultinationales.htm (consulté le 15 février 2018), chapitre II, section A, § 12.
35 Voir J. Zerk, Multinationals and Corporate Social Responsibility, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 228 sq.
36 Voir, dans le cadre des tribunaux anglais, les cas suivants : Caparo c. Dickman [1990] 2 A.C. 605 ; Chandler c. Cape [2012] EWCA Civ 525. Cependant, les conditions auxquelles un tel devoir de diligence direct de la société mère pourrait entrer en jeux sont extrêmement restrictives : David Thompson c. The Renwick Group plc [2014] EWCA Civ 635.
37 Voir, dans le cadre des tribunaux fédéraux américains : Doe I c. Nestle USA, Inc., 766 F.3d 1013, 1025 (9th Cir. 2014).
38 Voir Zerk, supra, note 35, chapitre 5.
39 Voir Sindell c. Abbott Labs., 607 P.2d 924 (Cal. 1980).
40 J. E. Viñuales, « Legal techniques for dealing with scientific uncertainty in environmental law », Vanderbilt Journal of Transnational Law, no 43, 2010, p. 496-501.
41 Voir le groupe de travail établi sous l’égide de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques : http://unfccc.int/adaptation/workstreams/loss_and_damage/items/6056.php (consulté le 15 février 2018).
42 Protocole portant amendement à la Convention internationale sur la responsabilité civile pour des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, 27 novembre 1992, disponible sur www.ecolex.org (TRE-001177).
43 Protocole d’amendement à la Convention internationale portant création d’un fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, 27 novembre 1992, disponible sur www.ecolex.org (TRE-001176).
44 Protocole de 2003 relatif à la Convention internationale portant création d’un fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, 16 mai 2003, disponible sur www.ecolex.org (TRE-001401).
45 Les montants sont fixés en droits de tirage spéciaux (DTS), dont la conversion en euros varie avec le temps.
46 TGI, 11e chambre, 4e section, jugement du 16 janvier 2008, no 9934895010.
47 CA pôle 4, chambre 11 E, arrêt du 30 mars 2010.
48 Cour de cassation, chambre criminelle, arrêt no 3439 du 25 septembre 2012.
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