Cours 18. Le possibilisme, le déterminisme et le problème de la délibération
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Mots-clés : compatibilisme, déterminisme, liberté, nécessité, possibilités, volonté, Alberto Coffa, Harry Frankfurt, Jean Bernoulli, Tomis Kapitan, Leibniz, Bertrand Russell, Wilfrid Sellars, Spinoza
Texte intégral
La doctrine selon laquelle la contrainte et la responsabilité morale s’excluent l’une l’autre peut sembler n’être rien de plus qu’une version un peu particularisée du principe des possibilités alternatives (principle of alternate possibilities). Il est assez naturel de dire d’une personne qui a été contrainte de faire quelque chose qu’elle n’aurait pas pu faire autrement. Et on peut facilement avoir l’impression que le fait d’être contrainte prive une personne de liberté et de responsabilité morale simplement parce que c’est un exemple spécial de situation dans laquelle on est incapable de faire autrement. Le principe des possibilités alternatives peut, de cette façon, dériver une certaine crédibilité de son association avec la proposition très plausible selon laquelle la responsabilité morale est exclue par la contrainte1.
Les choses suivantes peuvent être toutes vraies : il y a eu des circonstances qui rendaient impossible pour une personne d’éviter de faire quelque chose ; ces circonstances ont joué réellement un rôle dans ce qui l’a amené à le faire, de sorte qu’il est correct de dire qu’il l’a fait parce qu’il ne pouvait pas faire autrement ; la personne voulait réellement faire ce qu’elle a fait ; elle l’a fait parce que c’était ce qu’elle voulait réellement faire, de sorte qu’il n’est pas correct de dire qu’elle a fait ce qu’elle a fait uniquement parce qu’elle n’aurait pas pu faire autrement. Dans ces conditions la personne peut bien être moralement responsable de ce qu’elle a fait. D’un autre côté, elle ne sera pas moralement responsable de ce qu’elle a fait si elle l’a fait uniquement parce qu’elle n’aurait pas pu faire autrement, même si ce qu’elle a fait était quelque chose qu’elle voulait réellement faire2.
1Si l’on en croit Leibniz, la volonté ne peut pas manquer d’être déterminée par un bien apparent : « Le franc arbitre va au bien, et s’il rencontre le mal, c’est par accident, c’est que ce mal est caché sous le bien, et comme masqué.3 » L’assertion contenue dans le fameux Video meliora proboque, deteriora sequor signifie que « le bien honnête est surmonté par le bien agréable, qui fait plus d’impression sur les âmes quand elles se trouvent agitées par les passions4. » La force dont nous avons besoin pour bien agir est donc essentiellement celle qui permet de résister aux passions, mais nous pouvons aussi bien sous-évaluer que surévaluer de façon plus ou moins importante celle dont nous disposons exactement dans un cas donné, et l’idée que nous nous faisons de ce qui est ou n’est pas possible, concrètement parlant, pour nous en dépend largement.
2L’intéressé lui-même peut être amené à constater après coup – et c’est, du reste, ce que l’on fait fréquemment pour essayer de se soustraire à toute espèce de reproche à ses propres yeux et à ceux d’autrui (ou au contraire, plus rarement, pour s’accuser d’une faute) – que, contrairement à ce que l’on pouvait croire et à ce qu’il croyait peut-être lui-même initialement, il ne lui était finalement pas possible (ou au contraire il lui était peut-être possible) de se conduire autrement qu’il ne l’a fait. Mais celui qui délibère ne peut évidemment le faire que sur la base d’une connaissance incomplète et il commettrait une faute majeure s’il essayait de se convaincre que la possibilité qui se réalisera le fera parce qu’elle était, de toute façon, la seule qui soit réelle, en oubliant qu’elle ne se réalisera que s’il la choisit et, dans le cas qui nous intéresse, parce qu’il la choisira. C’est un point sur lequel, justement, l’ignorance relative dans laquelle nous sommes contraints d’agir peut se révéler utile. Nous ne savons jamais avec certitude si quelqu’un (nous-mêmes ou une autre personne) n’est pas capable, après tout, de se conduire mieux et ne le fera pas effectivement. L’avenir est peut-être déterminé, mais justement nous ne le connaissons pas et c’est ce qui fait toute la différence.
3Dans la Théodicée, Leibniz cite Horace :
Prudens futuri temporis exitum/Caliginosa nocte premit Deus. (Dans sa sagesse, Dieu recouvre l’issue du futur d’une épaisse nuit)5.
Et il écrit :
Tout l’avenir est déterminé, sans doute ; mais comme nous ne savons pas comment il l’est, ni ce qui est prévu ou résolu, nous devons faire notre devoir suivant la raison que Dieu nous a donnée et suivant les règles qu’il nous a prescrites, et après cela nous devons avoir l’esprit en repos et laisser à Dieu lui-même le soin du succès6.
Autrement dit, savoir que l’avenir est déterminé ne change pas grand-chose, tant que nous ne savons pas comment il l’est. Et, comme ce qui dépend de nous est uniquement la bonne action, et non les effets heureux dont nous pouvons espérer qu’ils résulteront de son effectuation, nous ne sommes tenus qu’à l’intention droite, et non au résultat :
Car quand l’événement aura peut-être fait voir que Dieu n’a pas voulu présentement que notre bonne volonté ait son effet, il ne s’ensuit pas de là qu’il n’ait pas voulu que nous fissions ce que nous avons fait. Au contraire, comme il est le meilleur de tous les maîtres, il ne demande jamais que la droite intention, et c’est à lui de connaître l’heure et le lieu propre à faire réussir les bons desseins7.
4Sur cette question de la compatibilité du déterminisme avec la liberté, voyez ce qu’écrit Tomis Kapitan :
Le spectacle d’un déterministe qui délibère est pour commencer un sujet de perplexité. Quel intérêt y a-t-il à délibérer si ce qu’on choisit et fait, quoi que ce puisse être, est déjà déterminé ? Quelle différence nos propres délibérations peuvent-elles faire ? Confrontés à de telles questions, certains concluent que nous sommes, de par notre nature même d’agents rationnels, des indéterministes – une idée qui ne peut que perturber le déterministe, qui considère ses actions et volitions comme étant le résultat de facteurs antécédents tout en conservant une passion pour la consistance. D’accord avec l’idée qu’un agent a un sens de la contingence de son propre futur, j’ai insisté sur le fait que la modalité est indexée sur ce qu’il suppose lui-même être le cas ; cela n’est pas nécessairement une présomption de la non-existence de conditions déterminantes. Rien de plus n’est requis pour conférer à la délibération une raison d’être que les fins de l’agent, sa croyance que ces fins ne seront pas réalisées autrement que par la voie de sa propre activité intentionnelle, et son sens de la liberté, fondée, en partie, sur son appréhension incomplète du futur. Si l’oubli, comme Nietzsche l’a écrit une fois, est une précondition de l’action, une conception imparfaite de ce qui sera n’est pas moins essentielle. Les déterministes qui pensent de façon pratique, hantés par les spectres de l’inconsistance et du fatalisme, peuvent être encouragés par cette façon de rendre compte des choses8.
5Bertrand Russell est convaincu que, quelle que soit la menace qu’il peut sembler représenter pour la croyance à la volonté libre, le déterminisme n’en constitue pas moins une conviction à laquelle il est tout à fait impossible de renoncer :
Il y a […] un chapitre sur la volonté libre qui produit sur mon esprit l’effet que les arguments déterministes produisent toujours : toute la chose semble irréfutable, et je ne peux découvrir aucune raison de vouloir davantage ; et néanmoins, d’une certaine façon, il semble y avoir un problème qui n’est toujours pas résolu. Je ne peux pas énoncer le problème ; je peux seulement dire que je ne me satisfais pas de l’idée qu’il n’y a pas de problème. La difficulté principale, bien entendu, concerne la responsabilité. Le Dr. Mc Taggart considère cela comme consistant dans le fait que la punition et le remords peuvent avoir pour effet que l’on s’amende. Je ne me satisfais pas de l’idée que c’est cela que signifie la responsabilité ; mais je ne sais pas ce qu’elle peut signifier d’autre9.
Ce que le déterminisme soutient est que notre volonté de choisir cette option-ci ou celle-là est l’effet d’antécédents ; mais cela n’empêche pas notre volonté d’être elle-même une cause d’autres effets. Et le sens auquel différentes décisions sont possibles semble suffisant pour distinguer certaines actions comme bonnes et certaines autres comme mauvaises, certaines comme morales et certaines autres comme immorales.
En liaison avec celui-là, il y a un autre sens auquel, quand nous délibérons, l’une ou l’autre décision est possible. Le fait que nous jugions une façon de faire comme objectivement bonne peut être la cause du fait que nous choisissions cette façon-là : par conséquent, avant que nous ayons décidé quelle façon de faire nous croyons être juste, l’une et l’autre est possible en ce sens que l’une ou l’autre résultera de notre décision concernant ce que nous croyons être juste. Ce sens de la possibilité est important pour le moraliste, et illustre le fait que le déterminisme ne rend pas futile la délibération morale.
Le déterminisme, par conséquent, ne détruit pas la distinction du juste et de l’injuste ; et nous avons vu auparavant qu’il ne détruit pas la distinction du bon et du mauvais : nous continuerons à être en mesure de considérer certaines personnes comme meilleures que d’autres, et certaines actions comme plus justes que d’autres10.
6Le déterminisme, aux yeux de Russell, est sans danger réel pour la moralité, parce qu’il n’exclut ni l’existence ni l’efficience de la volonté, mais seulement l’existence de volitions non causées. Or, s’il pouvait exister des volitions non causées et, de façon générale, des événements sans cause, la situation serait, d’après Russell, beaucoup plus insatisfaisante et inquiétante qu’elle ne l’est si l’on doit admettre que les volitions ont, elles aussi, des causes. Ce qui est le plus dangereux, notamment pour la morale, n’est sûrement pas le déterminisme, mais une certaine idée absolue de la liberté :
La plus grande partie de la moralité dépend absolument de la supposition que les volitions ont des causes, et rien dans la morale n’est détruit par cette supposition. […] En fait, personne ne croit que les actes bons sont sans causes. Ce serait un paradoxe monstrueux de dire qu’une décision d’un homme ne doit pas être influencée par sa croyance concernant ce qui constitue son devoir ; cependant, s’il s’autorise à décider d’un acte parce qu’il croit que c’est son devoir de l’effectuer, sa décision a un motif, c’est-à-dire une cause, et n’est pas libre dans le seul sens dans lequel le déterministe doit nier la liberté. Il semblerait, par conséquent, que les objections contre le déterminisme doivent être attribuées principalement à une incompréhension de ce qu’il se propose. De sorte que, finalement, ce n’est pas le déterminisme, mais la volonté libre, qui a des conséquences subversives. Il n’y a donc pas de raison de regretter que les raisons en faveur du déterminisme soient d’une force prédominante11.
Les controverses éternelles, telles que celle du déterminisme et du libre-arbitre, surgissent du conflit entre deux fortes passions, logiquement inconciliables. Le déterminisme a l’avantage que la puissance nous vient de la découverte des lois causales ; la science, en dépit de son conflit avec les préjugés théologiques, a été acceptée parce qu’elle donnait la puissance. La croyance au cours régulier de la nature donne également un sentiment de sécurité : elle nous permet, dans une certaine mesure, de prévoir l’avenir et d’éviter les événements désagréables. Quand les maladies et les tempêtes étaient attribuées à de capricieuses forces diaboliques, elles étaient beaucoup plus terrifiantes qu’aujourd’hui. Mais, si les hommes aiment avoir du pouvoir sur la nature, ils n’aiment pas que la nature ait du pouvoir sur eux. S’ils sont obligés de croire que, dès avant l’existence de la race humaine, des lois étaient déjà au travail pour produire, par une sorte de nécessité aveugle, non seulement les hommes et les femmes en général, mais eux-mêmes, avec toutes leurs petites manies, disant et faisant en ce moment même ce qu’ils sont en train de dire et de faire, ils se sentent alors dépouillés de leur personnalité, vains, sans importance, esclaves des circonstances, incapables de s’écarter le moins du monde du rôle qui leur a été assigné par la nature dès l’origine. Certains essaient de s’évader de ce dilemme en supposant l’existence du libre-arbitre chez l’homme et du déterminisme partout ailleurs, d’autres par des tentatives ingénieusement sophistiques pour concilier le libre-arbitre avec le déterminisme. En fait, nous n’avons aucun motif d’adopter l’une ou l’autre hypothèse, mais nous n’avons non plus aucun motif de supposer que la vérité, quelle qu’elle puisse être, soit de nature à réunir les côtés agréables des deux, ni qu’elle puisse dans aucune mesure être déterminée par rapport à nos désirs12.
7Sur ce qu’on peut vouloir dire quand on dit que les raisons inclinent sans nécessiter, ou en tout cas sans contraindre, il vaut la peine de relire et de méditer ce qu’écrit Spinoza :
[Votre ami] dit ensuite que les causes qui ont appliqué son esprit à l’acte d’écrire l’ont poussé, mais ne l’ont pas contraint ; mais si l’on veut examiner la chose pondérément, tout cela ne signifie rien d’autre que ce fait : son esprit était constitué à ce moment de telle sorte que des causes impuissantes à le fléchir dans d’autres circonstances, lors d’un conflit contre une grande passion par exemple, ont eu, à ce moment, le pouvoir de le faire céder. Cela signifie que des causes impuissantes à le contraindre dans d’autres cas l’ont contraint, ici, non pas à écrire contre sa volonté, mais à avoir nécessairement le désir d’écrire13.
8Deux questions différentes se posent, semble-t-il, ici. (1) Des causes peuvent-elles être suffisantes pour nous contraindre à avoir un désir déterminé ? Et (2) une fois que le désir est là, est-il ou non susceptible d’entraîner nécessairement l’action ? Quand on parle de la maîtrise des désirs, on peut penser à l’une ou l’autre de ces deux choses, au pouvoir dont nous disposons peut-être sur l’occurrence ou la non-occurrence de désirs d’une espèce déterminée, ou bien au pouvoir que nous avons, au moins jusqu’à un certain point, de résister à la force du désir quand il est là. J’ai déjà insisté sur le fait que Leibniz croit à la réalité du pouvoir que nous pouvons exercer dans les deux cas. Nous pouvons dans une certaine mesure réussir à orienter le cours de nos désirs : le grand buveur ou le grand fumeur peuvent, par exemple, s’efforcer de détourner le cours de leurs pensées de l’objet du désir pour s’orienter vers d’autres choses. Et, de toute façon, aussi fort et obsédant que puisse être le désir, il ne l’est jamais, du point de vue de Leibniz, au point qu’il soit impossible de ne pas lui céder, tout au moins si « impossible » veut dire « logiquement impossible ».
9Que le fumeur, même lorsque le désir de fumer est à première vue irrésistible, réussisse malgré tout à s’abstenir de le faire, ne serait pas contradictoire si cela se produisait. Mais c’est justement un point sur lequel la position de Leibniz soulève un problème sérieux, dont j’avais déjà donné, je crois, une idée l’année dernière :
Il y a une indifférence relative ou limitée quand la volonté incline certes davantage à l’une ou l’autre des deux choses, mais peut néanmoins encore agir ou ne pas agir, en dépit du fait que peut être elle agira certainement. Et c’est une chose qui appartient à l’essence de la liberté. Jamais en effet il n’y a dans un esprit qui agit librement une inclination suffisamment grande pour que l’action s’ensuive nécessairement14.
Mais, en disant cela, il n’est pas certain que l’on réponde réellement à la question de quelqu’un qui se demande s’il est ou non toujours possible de résister à la force du désir ou de la passion. Leibniz soutient que cela reste toujours possible, au moins en principe, parce que la contrainte exercée par eux ne devient jamais suffisamment forte pour se transformer en une nécessité logique. Mais on peut avoir envie d’objecter que ce n’est pas ce qui était demandé. Ce qu’on voulait savoir est si, étant admis que la nécessité, s’il y en a une, ne peut être, de toute façon, qu’empirique, par exemple physique et/ou psychologique, et non pas logique, il s’agit bien ou non d’une nécessité réelle et effective, c’est-à-dire si les inclinations, quand elles sont suffisamment fortes, ne peuvent pas bel et bien nécessiter (au sens de la nécessité naturelle, bien entendu), au lieu de se contenter simplement, comme leur nom l’indique, d’incliner.
10Comme nous l’avons vu, Dieu lui-même, quand il choisit de créer le meilleur des mondes possibles, le fait parce qu’il est déterminé complètement à le faire. Mais comment faut-il comprendre la proposition « Dieu choisit nécessairement de créer le meilleur », si on admet qu’elle exprime réellement une nécessité ? Il semble difficile de faire autrement, puisque tout le monde est prêt, semble-t-il, à admettre qu’il ne pouvait pas faire autre chose. Mais peut-on aller jusqu’à dire que le fait de faire autre chose aurait impliqué une contradiction ? Dans le passage qui suit, Leibniz admet la vérité de la proposition « Il est nécessaire que Dieu veuille librement le meilleur », mais pas celle de la proposition « Dieu veut nécessairement le meilleur (et par conséquent ne le veut pas librement) », qui n’en résulte en aucune façon. Il ne faut pas confondre les deux affirmations « Dieu est nécessairement celui qui veut le meilleur » et « Dieu est celui qui veut nécessairement le meilleur » :
« Dieu veut le meilleur ». Est-ce que par conséquent « Dieu veut nécessairement le meilleur » ? Je réponds que le nécessairement peut être appliqué à la copule, mais pas aux choses contenues dans la copule. Dieu est nécessairement celui qui veut le meilleur. Mais pas celui qui veut nécessairement le meilleur. Il veut en effet librement. De la même façon on peut dire : l’homme veut marcher. Cette proposition est nécessairement contingente, mais le contingent ne devient pas pour autant nécessaire.
<Il est nécessaire que Dieu veuille le meilleur, mais d’une volonté qui n’est pas nécessaire, ou encore qui est libre. Ou encore il est nécessaire que Dieu veuille le meilleur, mais pas nécessairement. Il est nécessaire que le contingent soit d’une vérité déterminée, mais d’une détermination qui n’est pas nécessaire. Il est nécessaire que l’âme choisisse ce à quoi incline la raison de choisir, d’un choix qui cependant n’est pas nécessaire. Il faut dire : que Dieu, de par la liberté qui fait qu’il peut ne rien créer du tout, peut aussi créer moins ; mais la raison qui fait qu’il crée quelque chose fait aussi qu’il produise le meilleur dans la mesure des choses qu’il a décrétée, une raison, dis-je, inclinante et non pas nécessitante. Mais le mal moral, il ne peut le faire, ou le vouloir.15>
11Leibniz s’explique ailleurs de la façon suivante :
Est-ce que ceci est une déduction correcte : « Cette proposition est nécessaire : Dieu fait le meilleur ; donc ce que fait Dieu est nécessaire » ? La conséquence n’est pas bonne. Car la conclusion suit la partie la plus faible. Mais que quelque chose soit le meilleur n’est pas démontrable ; donc ce qu’il faut faire ne l’est pas non plus <Ou bien dirons-nous plutôt que cette proposition n’est pas non plus nécessaire, « Dieu fait le meilleur », mais est seulement certaine ? Il semble que la première déclaration soit la meilleure, parce que cette proposition « A est le meilleur » est certaine, mais elle n’est pas nécessaire, car elle ne peut pas être démontrée>16.
Dans ce dernier passage, Leibniz explique que, si l’on considère le raisonnement suivant : « Nécessairement (Dieu choisit le meilleur), Ceci (à savoir le monde réel) est le meilleur, Par conséquent, nécessairement (Dieu le choisit) », la conclusion ne peut pas être vraie, autrement dit, la proposition « Dieu choisit le meilleur » ne peut pas être nécessaire, parce que la deuxième prémisse du raisonnement n’est pas nécessaire. Leibniz exprime cela en disant que ce n’est pas une proposition que l’on pourrait espérer réussir à démontrer, ce qui signifie qu’elle n’est pas nécessaire, puisque, selon la théorie à laquelle il est parvenu finalement pour rendre compte de la distinction entre les propositions nécessaires et les propositions contingentes, toute proposition nécessaire est démontrable et une proposition indémontrable est par conséquent contingente. La proposition « Ce monde-ci est le meilleur » est seulement certaine et, par conséquent, la proposition « Dieu, en choisissant ce monde-ci, a choisi le meilleur » est au mieux certaine, et non pas nécessaire.
12Le passage dit à peu près la même chose :
Il est vrai que cette proposition : « Dieu veut l’ouvrage le plus digne de lui » est nécessaire. Mais il n’est pas vrai qu’il le veuille nécessairement. Parce que cette proposition : « cet ouvrage est le plus digne » n’est pas une vérité nécessaire, c’est une vérité indémontrable, contingente, de fait. Je crois qu’on peut dire généralement que cette proposition est nécessaire : sa volonté agira suivant la plus grande inclination. Mais il ne s’ensuit point qu’elle agira nécessairement. C’est comme il est nécessaire que les futurs contingents soient déterminés, mais il n’est pas vrai qu’ils soient déterminés nécessairement, c’est-à-dire qu’ils ne soient point contingents17.
Et que répondons-nous à Abélard ? Argument : tout ce qui n’est pas le meilleur n’est pas possible ; tout ce qui ne se fait pas n’est pas le meilleur. Donc tout ce qui ne se fait pas n’est pas possible. Je nie la première prémisse. C’est pourquoi nous dirons que les choses qui ne sont pas possibles à Dieu sont celles dans lesquelles il y a un mal (malitas) intrinsèque, et non pas celles qui sont supplantées par des choses meilleures. […] N’est-il pas vrai que « Ceci est le meilleur » est vrai, mais non nécessaire ? C’est vrai, mais non pas démontrable a priori. Est-ce par conséquent contingent ? N’est-ce pas plutôt contingentiel (contingentialis), comme dans les choses qui n’arrivent pas réellement ou les contingents possibles18 ?
13À propos de l’argument d’après lequel même le meilleur des mondes possibles ne pouvait pas ne pas comporter une certaine quantité de mal, qui n’est pas un mal intrinsèque, mais ce que l’on peut appeler un « mal de conséquence ». La réaction de Bertrand Russell est, comme on pouvait s’y attendre, pour le moins sceptique :
Je ne connais pas d’argument concluant quelconque contre l’existence de Dieu, pas même l’existence du mal. Je crois que Leibniz dans sa Théodicée a démontré que le mal dans le monde peut avoir été nécessaire pour produire un bien plus grand. Il n’a pas remarqué que le même argument démontre que le bien peut avoir été nécessaire pour produire un mal plus grand. Si un monde qui est partiellement mauvais peut avoir été créé par un Dieu totalement bienveillant, un monde qui est partiellement bon peut avoir été créé par un Démon totalement malveillant. Aucune de ces deux choses ne me semble probable, mais l’une est aussi probable que l’autre. Le fait que la possibilité désagréable n’est jamais prise en compte montre le préjugé optimiste qui infecte la plupart des choses qui s’écrivent sur la philosophie de la religion19.
14Certains des correspondants de Leibniz, comme par exemple Jean Bernoulli – dont les objections sont rarement évoquées par les commentateurs, bien qu’elles ne soient pas dépourvues d’intérêt – ont eu des difficultés sérieuses avec l’usage déterminant qu’il fait de la distinction entre la nécessité absolue et la nécessité hypothétique20. Leibniz soutient que les propositions contingentes sont, elles aussi, nécessaires en un certain sens, à savoir au sens de la nécessité hypothétique, et que la distinction entre les deux nécessités, de même que la distinction entre nécessité et contingence, qui repose sur elle, doit être valable pour Dieu lui-même. En janvier 1699, il écrit à Jean Bernoulli :
Je ne dis pas que le vide, l’atome et d’autres choses de ce genre sont impossibles, mais seulement qu’ils ne sont pas en accord avec la sagesse divine ; même si, en effet, Dieu ne produira rien si ce n’est en conformité avec les lois de la sagesse, les objets de la puissance et de la sagesse n’en sont pas moins différents, et ne doivent pas être confondus. Dieu choisit entre des possibles infinis, en vertu de sa sagesse, ce qui est le plus approprié. Or il est évident que le vide (de même que les atomes) laissent subsister des lieux stériles et incultes, dans lesquels pourtant, toutes les autres choses étant conservées, quelque chose aurait pu encore être produit. Mais laisser subsister des choses de cette sorte est en contradiction avec la sagesse. Et je ne pense pas qu’il y ait dans la nature quoi que ce soit de stérile et d’inculte, même si bien des choses nous semblent telles21.
Dans une lettre datée du 4 mars, Jean Bernoulli répond à ces déclarations de Leibniz et exprime son désaccord :
Quelles choses sont possibles ou impossibles, nous tout au moins ne pouvons pas toujours le déterminer ; je croirais néanmoins que les choses qui ne conviennent pas à la prudence de Dieu ne conviennent pas à sa puissance pour la raison que j’ai avancée dans mes lettres précédentes ; et la distinction de la nécessité absolue et de la nécessité hypothétique n’a aucune réalité en Dieu, et n’a pas lieu si ce n’est pour la seule raison. Cependant je ne nie pas que nous connaissions un grand nombre de choses qui sont conformes à la Sagesse et à la Justice divines, mais nous ne connaissons pas tout. Tu me sembles, en effet, être du même avis que moi et l’exprimer seulement dans d’autres mots quand tu dis que le mal conjoint de temps à autre au bien augmente sa réalité et est utile, comme les ombres dans la peinture et les dissonances dans la musique ; de cela en effet j’ai voulu conclure que Dieu a peut-être disséminé pour la même raison des vacuoles dans les choses pleines, des atomes dans les choses organiques, qu’un peintre mélange des ombres à la lumière ou un musicien des dissonances à l’harmonie. Mais là où tu dis que les maux ne sont permis que lorsqu’un bien plus grand naît de cela, prends garde de ne pas enfreindre ce principe commun : on ne doit pas faire de choses mauvaises pour qu’arrivent des choses bonnes22.
Leibniz avait déjà essayé de répondre à cette objection, le 1er mars, de la manière suivante :
Pour ce qui est de la puissance de Dieu, je répète ce que j’ai dit, il peut tout, il ne veut que les choses les meilleures. La distinction de la nécessité hypothétique d’avec la nécessité absolue est d’après moi valide et en Dieu et dans les Créatures, et à nouveau je ne vois pas ce qui s’oppose à cela. Les vides et les atomes ne me paraissent pas être des ombres, mais des taches, et assurément des taches inexcusables, parce qu’elles ne sont d’aucune aide, puisque, si elles étaient enlevées, toutes les choses qui sont faites autrement pourraient être faites. Ce principe commun selon lequel il ne faut pas faire des choses mauvaises pour qu’adviennent des choses bonnes, est faux, si tu le prends dans une acception suffisamment générale. Souvent il faut et faire et souffrir des choses mauvaises ou condamnables, pour obtenir un bien plus grand ou éviter un mal23.
Leibniz réaffirme sa position le 16 mai.
Si Dieu peut tout, mais ne veut parmi toutes les choses que certaines d’entre elles, les meilleures évidemment, il faut que même en lui pouvoir et vouloir diffèrent. Les vides ne peuvent pas avoir un usage que n’auraient pas des fluides, pour autant qu’ils sont suffisamment subtils, et les mêmes ont en même temps un autre usage que les vides ne peuvent avoir. On ne peut montrer par aucun argument du même genre que la permission des péchés va contre la sagesse24.
Bernoulli n’est pas convaincu. Près d’un an plus tard, le 6 avril 1700, il écrit à Leibniz :
Tu reviens à la vieille question quand tu dis qu’il arrive que des possibles ne se réalisent pas, mais j’ai déjà répondu à cela, qu’assurément ce n’est pas vrai pour ce qui est de Dieu ; car relativement à lui, il n’y a pas de choses contingentes, ou de choses qui se font en dehors de l’ordre des décrets ; et je n’admets pas d’ailleurs ce principe très répandu selon lequel a posse ad esse non valet consequentia, bien que j’aurais argumenté plutôt, pour ma part, de a non esse ad non posse. Pour dire d’un mot mon sentiment, Dieu a choisi de la façon la plus libre qui soit ce qu’il a décrété de toute éternité, mais après que le choix a été fait toutes ces choses-là sont nécessaires25.
En septembre de la même année, Leibniz répond :
Même pour ce qui est de Dieu, il arrive que des possibles (pour lui) ne se réalisent pas, à savoir s’il ne les veut pas. Et en ce sens-là, avant les décrets toutes les choses sont contingentes et, par conséquent, comme tu le dis tout à fait justement, Dieu choisit de la façon la plus libre qui soit. Mais, en outre, les décrets, ou la prescience divine, ou la préordination ne suppriment pas la contingence, au sens auquel elle est habituellement acceptée par les Philosophes, à savoir dans la mesure où elle s’oppose à la nécessité absolue, et non à la nécessité hypothétique. Ce que tu dis par conséquent, qu’après les décrets Divins toutes les choses sont nécessaires, cela ne répugne pas à notre contingence; c’est cela même en effet qu’on appelle la nécessité hypothétique. C’est pourquoi de cette façon il n’y aura aucun dissentiment concernant la chose, aussi vaut-il mieux ne pas non plus se battre sur les mots26.
15Il y a des textes dans lesquels Leibniz parle de façon tout à fait générale – et en identifiant à peu près les trois choses – de nécessité conditionnelle, de nécessité hypothétique et de nécessité de la conséquence. On peut parler, en l’occurrence, de nécessité de la conséquence, parce que ce qui est nécessaire, absolument parlant, est seulement l’implication « Si p, alors q », et non le conséquent, q, qui n’est nécessaire, s’il l’est, qu’hypothétiquement. La nécessité de la conséquence, qu’il est extrêmement important de bien distinguer de la nécessité du conséquent, est celle qui est exprimée dans l’assertion L(p → q), dont Leibniz déplore que l’on commette fréquemment l’erreur de déduire p → Lq, et, à partir du moment où p peut être considéré comme vrai, Lq, alors que ce que l’on peut déduire est uniquement Lp → Lq. (La nécessité de q dépend de la nécessité de p, et non de sa simple vérité.)
16On peut dire de toutes les propositions contingentes qu’elles ont une nécessité qui est seulement de conséquence, puisque leur vérité dépend, dans tous les cas, au moins d’une condition essentielle, qui est celle du choix initial que Dieu a fait d’un monde possible déterminé, de préférence à tous les autres :
Car tout l’univers pouvait être fait autrement ; le temps, l’espace et la matière étant absolument indifférents aux mouvements et aux figures, et Dieu a choisi parmi une infinité de possibles ce qu’il jugeait le plus convenable. Mais dès qu’il a choisi, il faut avouer que tout est compris dans son choix et que rien ne saurait être changé puisqu’il a tout prévu et réglé une fois pour toutes, lui qui ne saurait régler les choses par lambeaux et à bâton rompu. De sorte que les péchés et les maux, qu’il a jugé à propos de permettre pour des plus grands biens, sont compris en quelque façon dans son choix. C’est cette nécessité qu’on peut attribuer maintenant aux choses à venir, qu’on appelle Hypothétique ou de Conséquence (c’est-à-dire fondée sur la conséquence de l’Hypothèse du choix fait) qui ne détruit point la contingence des choses et ne produit point cette nécessité absolue que la contingence ne souffre point. Et les Théologiens et les Philosophes presque tous (car il faut excepter les Sociniens) conviennent de la nécessité hypothétique que je viens d’expliquer et qu’on ne saurait combattre sans renverser les attributs de Dieu et même la nature des choses27.
17Ce qu’on appelle la contingence se réduit donc, en fin de compte, à une forme de nécessité qui est seulement hypothétique. Dans le Discours de métaphysique, Leibniz explique, du reste, que les propositions nécessaires peuvent faire l’objet d’une démonstration absolue, parce qu’on peut démontrer que la négation de la proposition elle-même implique une contradiction, alors que la démonstration d’une proposition contingente, si l’on peut encore parler en l’occurrence de démonstration, est plutôt de la nature d’une déduction sous hypothèse :
Car on trouverait que cette démonstration de ce prédicat de César n’est pas aussi absolue que celle des nombres ou de la géométrie, mais qu’elle suppose la suite des choses que Dieu a choisie librement, et qui est fondée sur le premier décret libre de Dieu, qui porte de faire toujours ce qui est le plus parfait, et sur le décret que Dieu a fait (en suite du premier) à l’égard de la nature humaine, qui est que l’homme fera toujours (quoique librement) ce qui paraîtra le meilleur28.
Il faut donc se représenter la vérité d’une proposition contingente comme pouvant être établie par une déduction sous hypothèse, qui comporte dans tous les cas comme hypothèse principale la proposition qui énonce que Dieu a choisi de créer librement le meilleur des mondes possibles. Autrement dit, tout comme on peut parler d’une distinction entre nécessité absolue et nécessité hypothétique, on peut parler également, en un certain sens, d’une distinction entre démonstration absolue et démonstration hypothétique.
18Pour en revenir à l’avant-dernier passage que j’ai cité, une question qui se pose effectivement – si l’on admet que le résultat des choix que nous effectuons librement est, comme toutes les choses qui arrivent dans l’univers, certain et déterminé – est celle de savoir s’il doit être considéré comme une conséquence nécessaire de tous les facteurs, les circonstances et les événements, aussi bien intérieurs qu’extérieurs, qui ont déterminé son occurrence et dont il peut, par conséquent, être perçu comme l’effet. Leibniz semble dire que non. Autrement dit, à ses yeux, dans la proposition conditionnelle « Dans toutes ces circonstances prises ensemble, je choisirai de sortir », non seulement la proposition conséquente « Je choisirai de sortir » peut être contingente, mais la proposition hypothétique qui exprime la liaison entre les circonstances et le choix qui en résultera peut l’être aussi :
Lorsqu’on se propose un choix, par exemple de sortir ou de ne point sortir, c’est une question, si avec toutes les circonstances internes ou externes, motifs, perceptions, dispositions, impressions, passions, inclinations prises ensemble, je suis encore en état de contingence, ou si je suis nécessité de prendre le choix, par exemple, de sortir. C’est-à-dire si cette proposition véritable et déterminée en effet : dans toutes ces circonstances prises ensemble, je choisirai de sortir, est contingente ou nécessaire. À cela, je réponds qu’elle est contingente, parce que ni moi, ni aucun autre esprit plus éclairé que moi saurait démontrer que l’opposé de cette vérité implique contradiction. Et supposé que par la liberté d’indifférence on entende une liberté opposée à la nécessité (comme je viens de l’expliquer), je demeure d’accord de cette liberté. Car je suis effectivement d’opinion que notre liberté aussi bien que celle de Dieu et des esprits bien heureux est exempte non seulement de la coaction, mais encore d’une nécessité absolue, quoiqu’elle ne saurait être exempte de la détermination et de la certitude29.
Ainsi, tout étant réglé d’abord, c’est cette nécessité hypothétique seulement, dont tout le monde convient, qui fait qu’après la prévision de Dieu ou après sa résolution, rien ne saurait être changé ; et cependant, les événements en eux-mêmes demeurent contingents. Car, mettant à part cette supposition de la futurition de la chose et de la prévision ou de la résolution de Dieu, supposition qui met déjà en fait que la chose arrivera, et après laquelle il faut dire : « Unumquodque, quando est, opportet esse, aut unumquodque, siquidem erit, oportet futurum esse », l’évènement n’a rien en lui qui le rende nécessaire, et qui ne laisse concevoir que toute autre chose pouvait arriver au lieu de lui. Et quant à la liaison des causes avec les effets, elle inclinait seulement l’agent libre, sans le nécessiter, comme nous venons de l’expliquer ; ainsi, elle ne fait pas même une nécessité hypothétique, sinon en y joignant quelque chose du dehors, savoir cette maxime même que l’inclination prévalente réussit toujours30.
Ce que dit Leibniz dans les passages de cette sorte n’est pas particulièrement surprenant, puisque les régularités et les lois sur lesquelles on peut s’appuyer pour essayer de prédire le choix à partir des circonstances, aussi bien celles qui gouvernent le monde des esprits que celles qui gouvernent le monde des corps, sont elles-mêmes contingentes et ne possèdent aucune espèce de nécessité absolue. Elles ne sont d’ailleurs pas non plus absolument générales et admettent des exceptions, puisque Dieu peut avoir décidé, pour des raisons que nous ne connaissons pas, qu’elles ne s’appliqueront pas dans certains cas. Il est vrai que les exceptions, qui ne contredisent pas l’ordre général mais sont au contraire exigées par lui, sont, elles aussi, certaines et déterminées, bien que nous ne soyons évidemment pas en mesure de les prévoir. Mais une difficulté sérieuse peut sembler résulter du fait que les applications que Leibniz fait de la distinction entre nécessité hypothétique et nécessité absolue ne correspondent pas toujours à la définition qu’il donne de ces deux notions.
19On peut trouver dans de nombreux textes des indications qui suggèrent qu’il accepte les deux définitions suivantes :
Définition 1 : La proposition p est absolument (métaphysiquement, logiquement, géométriquement) nécessaire = df La négation de p implique une contradiction.
Définition 2 : La proposition q est hypothétiquement nécessaire relativement à la proposition p = df La proposition conditionnelle « si p, alors q » est absolument nécessaire.
Or il semble que, dans l’exemple que nous sommes en train de considérer, le choix que je ferai de sortir ne soit même pas hypothétiquement nécessaire relativement aux circonstances internes et externes, puisque si C est la proposition qui exprime le fait que les circonstances sont réalisées en totalité et S la proposition qui énonce que je choisirai de sortir, la proposition conditionnelle « Si C, alors S » n’est sûrement pas une nécessité absolue, pour la raison que, comme le souligne Leibniz, on ne pourrait sûrement pas démontrer que sa négation implique contradiction. D’un autre côté, cependant, il ne faut pas oublier que, si je dois choisir de sortir au moment considéré, le fait que je ferai ce choix doit être, d’après Leibniz, contenu de toute éternité dans mon concept. Et si ce que je ferai ou ne ferai pas à un moment quelconque est contenu dans mon concept, cela ne devient-il pas nécessaire d’une nécessité qui est de nature conceptuelle, et non pas empirique, et qui court le risque de n’être pas moins absolue que celle d’une proposition comme « Tout triangle a trois angles » ? S’il est inclus dans le concept d’individu dont Jules César constitue la réalisation qu’il franchira le moment venu le Rubicon, n’est-ce pas une contradiction d’envisager l’existence d’un individu qui pourrait être réellement Jules César et cependant ne pas franchir le Rubicon ? Il semble donc que Leibniz soit obligé d’admettre, lui aussi, que, même si tous les prédicats qui sont susceptibles d’appartenir à un individu donné sont contenus dès le départ dans son concept, ils ne le sont pas tous de la même façon : certains le sont de façon nécessaire ou essentielle et d’autres de façon simplement accidentelle. Mais c’est justement cette distinction qui peut sembler à première vue menacée.
20Le problème provient du fait que Leibniz donne apparemment une réponse complètement nouvelle et hétérodoxe à la question : « Quels critères doit-on utiliser pour décider si un concept A est ou non “dans” ou “contenu dans” un concept B ? ». Comme l’écrit Alberto Coffa :
Quand Kant a commencé à réfléchir à cette question, il y avait deux réponses standard, l’une émergeant d’une longue et vénérable tradition, l’autre avancée pour la première fois par Leibniz. La correspondance Leibniz-Arnauld manifeste clairement le conflit entre ces deux points de vue. Avec son mélange caractéristique de génie et de folie, Leibniz avait conçu un projet dans lequel les constituants simples d’un concept seraient représentés par des nombres premiers et leur composition par la multiplication. Du théorème des restes chinois (et de certaines assomptions concernant la nature de la vérité), il a inféré que – étant donné ce « langage parfait » – toutes les questions de vérité pouvaient être résolues en recourant à l’algorithme de la division. « Par exemple, a-t-il expliqué, si l’on imagine que le nombre caractéristique d’homme est 6, mais celui de singe 10, il est évident que la notion de singe ne contient pas la notion d’homme, ni inversement la deuxième la première, puisqu’on ne peut ni diviser exactement 10 par 6, ni diviser exactement 6 par 10. Par conséquent, si on demande si dans la notion de celui qui est juste est contenue la notion du sage, autrement dit, si rien de plus n’est requis pour la sagesse que ce qui est déjà contenu dans la justice, il faudra seulement examiner si le nombre caractéristique du juste peut être divisé exactement par le nombre caractéristique du sage, car si la division n’a pas lieu, il est à présent évident que quelque chose de plus est requis pour la sagesse, qui n’est pas contenu dans le juste, à savoir la science des raisons ; quelqu’un peut, en effet, être juste par habitude ou par disposition même s’il ne peut pas rendre raison des choses qu’il fait. De quelle manière, cependant, ce <minimum> qui est encore requis ou qu’il faut ajouter peut être trouvé également par les nombres caractéristiques, je le dirai plus tard.31 »
Cette procédure nous permet de résoudre toutes les questions concernant la valeur de vérité des propositions universelles affirmatives, si nous supposons, avec Leibniz, que dans les cas particuliers vrais, « la notion du sujet, prise de façon absolue et indéfinie, et considérée par elle-même de façon générique, contient la notion du prédicat 32 ».
En réponse à l’affirmation étonnante de Leibniz selon laquelle dans toute proposition vraie, qu’elle soit nécessaire ou contingente, le prédicat est contenu dans le sujet, Arnauld a défendu le point de vue historique sur la question : pour que le prédicat B soit dans A, ce qui est requis n’est pas simplement la vérité, mais la nécessité de « Tous les A sont des B »33.
21On peut dire de Kant qu’il revient d’une certaine façon à la conception traditionnelle, en soutenant, contre Leibniz, que, pour que le concept du prédicat B soit contenu dans le concept du sujet A, la proposition universelle affirmative « Tous les A sont des B », ne doit pas simplement être vraie, mais nécessaire, et plus précisément analytique. Kant effectue, en effet, à son tour une révolution sur ce point en soutenant que, dans une proposition vraie, le concept du prédicat peut être rattaché de façon nécessaire à celui du sujet sans avoir besoin pour cela d’y être contenu. C’est ce que montre le cas des propositions synthétiques a priori. Leibniz affirme une chose que l’on peut être tenté d’exprimer en disant que toutes les propositions vraies sont analytiques, mais qu’elles ne sont pas pour autant toutes nécessaires. Kant soutient que non seulement toutes les propositions vraies ne sont pas analytiques, mais toutes les propositions nécessaires ne le sont pas non plus. L’analyticité implique la vérité, mais la réciproque n’est pas vraie. Et elle implique la nécessité, mais la réciproque n’est pas non plus vraie. Comme l’écrit Coffa :
À un moment donné dans les années 1770, Kant en est arrivé à la conclusion que l’analyticité n’est ni la vérité (comme pour Leibniz) ni la nécessité (comme pour Arnauld), mais une chose qui est plus forte que toutes les deux : ce qui est contenu dans un concept est moins que ce qui est vrai de lui et même que ce qui est nécessairement vrai de ses objets ; pour dire les choses autrement, l’analyticité est une chose et l’apriorité en est une autre. C’est à ce moment-là qu’il s’est rendu compte qu’il y a des vérités a priori qui ne sont pas fondées sur l’analyse conceptuelle, qu’il y a, comme il a choisi de les appeler, des jugements synthétiques a priori. Avec cette intuition, sa conception de la philosophie a changé de façon radicale. Auparavant il avait pensé que la méthode de la philosophie était l’analyse et que l’analyse ne pouvait fonder que des assertions analytiques. Au moment dont nous parlons, il a décidé que la philosophie avait aussi, peut-être même de façon prédominante, pour but l’examen des fondements d’espèces très différentes de jugements, ceux qui sont a priori, mais non analytiques34.
Notes de bas de page
1 Frankfurt, « Alternate Possibilities and Moral Responsibility », 2003, p. 18.
2 Ibid., p. 24.
3 Leibniz, Theodicée. II, § 153, p. 203.
4 Ibid.
5 Horace, Odes, III, 29, 29 (cité in Leibniz, Théodicée, I, § 57, p. 135.
6 Leibniz, Théodicée, I, § 5, p. 136.
7 Leibniz, Discours de métaphysique, § 4, p. 30-31.
8 Kapitan, « Deliberation and the presumption of open alternatives », 1986, p. 141.
9 Russell, « Review of Some Dogmas of Religion, by J. McTaggart » (1906), 1985, p. 322.
10 Russell, « The Elements of Ethics » (1910), 1966, p. 42.
11 Ibid., p. 44-45.
12 Russell, Science et religion, 1957, p. 166-167.
13 Spinoza, Lettre à Schuller, Œuvres complètes, 1955, p. 1253.
14 Leibniz, TI (Grua), I, p. 385.
15 Leibniz, « Notes sur Bayle » (janvier-février 1706 ?), TI (Grua), II, p. 493-494.
16 Leibniz, TI (Grua), I, p. 336.
17 Leibniz, TI (Grua), II, p. 493.
18 Leibniz, TI (Grua), I, p. 351.
19 Russell, « Reply to Criticisms », 1963, vol. 2, p. 727.
20 Sur les perplexités de Jean Bernoulli, voir notamment, MS (Gerhardt) III/2, p. 615-618, 625. Voir aussi p. 552-553, 565, 567-568.
21 Leibniz à Jean Bernoulli, janvier 1699, MS (Gerhardt), III/2, p. 565.
22 Jean Bernouilli à Leibniz, 4 mars 1699, MS (Gerhardt), III/2, p. 579.
23 Leibniz à Jean Bernoulli, 1er mars 1699, MS (Gerhardt), III/2, p. 576-577
24 Leibniz à Jean Bernoulli, 16 mai 1699, MS (Gerhardt), III/2, p. 583
25 Jean Bernoulli à Leibniz, 6 avril 1700, MS (Gerhardt), III/2, p. 627
26 Leibniz à Jean Bernoulli, 6 septembre 1700, MS (Gerhardt), III/2, p. 635.
27 Leibniz, Lettre à Coste, 19 décembre 1707, PS (Gerhardt), III, p. 400-401.
28 Leibniz, Discours de Métaphysique, § 13, p. 45.
29 Leibniz, Lettre à Coste, 19 décembre 1707, PS (Gerhardt), III, p. 401.
30 Leibniz, Théodicée, I, § 53, p. 133.
31 Leibniz, avril 1679, OFI (Couturat), p. 54-55.
32 Ibid., p. 55.
33 Coffa, The Semantic Tradition, 1991, p. 14-15.
34 ibid., p. 15
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Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz
Cours 2009 et 2010
Jacques Bouveresse Jean-Matthias Fleury (éd.)
2013