Comment le juge du droit international économique peut-il contribuer à assurer une protection effective de l’environnement ?
L’exemple du juge de l’Organisation mondiale du commerce
p. 265-278
Texte intégral
1Lors de la Conférence des Nations unies sur l’environnement tenue à Stockholm en 1972, les États ont exprimé collectivement que la protection de l’environnement est une préoccupation majeure de la communauté internationale. Suite à cette prise de conscience, de multiples contentieux environnementaux ont permis aux juges des juridictions internationales, dans les limites de leur mandat, de confirmer et d’élargir leur marge de manœuvre, faisant ainsi constamment évoluer l’interprétation du droit international de l’environnement1, 2. Par exemple, la Cour internationale de justice (CIJ) affirme dans la décision Gabčíkovo-Nagymaros que « dans le domaine de la protection de l’environnement, la vigilance et la prévention s’imposent en raison du caractère souvent irréversible des dommages causés à l’environnement3 ». De même, dans l’affaire Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay, la CIJ énonce « que l’on peut désormais considérer qu’il existe, en droit international général, une obligation de procéder à une évaluation de l’impact sur l’environnement lorsque l’activité industrielle projetée risque d’avoir un impact préjudiciable important dans un cadre transfrontière, et en particulier sur une ressource partagée4 ».
2La déclaration de Rio, adoptée vingt ans après la conférence de Stockholm, rappelait qu’un « système économique international ouvert et favorable, propre à engendrer une croissance économique et un développement durable » est une composante indispensable pour « mieux lutter contre les problèmes de dégradation de l’environnement5 ». Ce principe a été renforcé quand la CIJ a énoncé, dans l’affaire Gabčíkovo-Nagymaros, la nécessité de « concilier développement économique et protection de l’environnement6 ». La pluralité du droit international économique, couvrant des domaines variés tels que le commerce international, les investissements, la propriété intellectuelle ou encore le droit de la concurrence7, est associée à une pluralité de juridictions et donc de juges. Dans le cadre de la présente contribution, il sera plus particulièrement fait état du rôle du juge de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
3Dans les années 1980-1990, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT de 1947) a été vivement critiqué en raison de l’absence de latitude offerte aux parties contractantes dans le domaine des politiques autres que commerciales, et notamment en matière de protection de l’environnement.
4La création de l’OMC, en 1995, a marqué une évolution des pratiques, ceci en particulier grâce au préambule de l’accord l’instituant qui consacre le développement durable comme l’un de ses objectifs8. La nécessité de protéger l’environnement a trouvé une expression dans la jurisprudence de l’OMC qui s’est manifestée par une nouvelle interprétation des exceptions générales énoncées à l’article XX du GATT de 19949. Ces interprétations jurisprudentielles spécifiques et parfois très engagées de l’article XX du GATT et de certaines nouvelles dispositions du traité de l’OMC ont ouvert le droit du commerce international aux préoccupations environnementales.
5Si la protection de l’environnement est un prérequis pour une économie durable et concerne tous les champs du droit international économique, l’OMC semble avoir bénéficié d’un système quasi judiciaire efficace propice au développement d’une jurisprudence sophistiquée qui témoigne à maints égards de la contribution du juge économique à la mise en œuvre du droit international de l’environnement.
6La première partie de cette contribution établira que la protection de l’environnement fait partie intégrante de l’accord de Marrakech instituant l’OMC en tant que l’un des objectifs de développement durable consacré dans son préambule. La seconde partie démontrera comment l’intégration des considérations environnementales dans le préambule a permis au juge de l’OMC de forger un nouvel équilibre entre commerce et développement durable incluant la préservation de l’environnement.
La contribution du juge de l’OMC en faveur de la protection effective de l’environnement
7L’institution de l’OMC marque un tournant en matière d’intégration des considérations environnementales. La protection et la préservation de l’environnement font clairement partie des orientations du préambule de l’accord de Marrakech énonçant que les rapports économiques et commerciaux des membres de l’OMC doivent permettre « l’utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l’objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l’environnement10 ». Ce préambule oblige, selon l’Organe d’appel (OA), une nouvelle lecture des dispositions du (vieux) GATT dont le préambule référait plutôt à « la pleine utilisation des ressources mondiales11 ».
8Cette référence au développement durable dans le préambule de l’accord de Marrakech témoigne du changement d’attitude qu’ont opéré les acteurs du commerce international vis-à-vis des sujets qui touchent à l’environnement12. La jurisprudence de l’OMC en est très fortement imprégnée, et ce dès le tout premier rapport de son OA, États-Unis – Essence. L’OA a affirmé que l’invocation des exceptions prévues à l’article XX du GATT est un droit légal des membres. Il reconnaît donc le droit des membres de donner priorité aux considérations non commerciales :
[…] Le texte introductif repose sur le principe que, si les exceptions prévues à l’article XX peuvent être invoquées en tant que droit légal, le détenteur du droit ne doit pas les appliquer de façon à aller à l’encontre ou à faire fi des obligations légales résultant pour lui des règles de fond de l’Accord général13.
De plus, l’OA a affirmé ceci :
[…] dans le préambule de l’Accord sur l’OMC et dans la Décision sur le commerce et l’environnement, il est spécifiquement reconnu qu’il importe de coordonner les politiques relatives au commerce et à l’environnement. Les Membres de l’OMC disposent d’une large autonomie pour déterminer leurs propres politiques en matière d’environnement (y compris la relation entre l’environnement et le commerce), leurs objectifs environnementaux et la législation environnementale qu’ils adoptent et mettent en œuvre14.
9Par la suite, dans l’affaire États-Unis – Crevettes, l’OA a estimé qu’il était tenu d’interpréter les dispositions de l’article XX du GATT d’une manière plus large, afin que le droit des membres de prendre des mesures environnementales ne soit pas illusoire et que les exceptions prévues à l’article XX ne soient pas rendues « inutile[s]15 ». Ainsi, l’OA a déclaré que les dispositions de l’article XX du GATT doivent faire l’objet d’une interprétation contemporaine à la lumière de l’importance accordée au développement durable dans le préambule de l’accord de Marrakech et de la décision sur le commerce et l’environnement16.
10Toujours dans un objectif de protection de l’environnement, l’article XX(g) se référant aux mesures « se rapportant à la conservation des ressources naturelles épuisables » et l’article XX(b) se référant aux mesures « nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux17 » ont été utilisés par des défendeurs pour justifier l’incompatibilité de certaines mesures environmentales avec les obligations positives du GATT.
11En ce qui concerne l’article XX(g), dans la même affaire États-Unis – Crevettes, l’OA a insisté sur le fait qu’un traité n’est pas « statique18 ». Il s’est prononcé en faveur d’une interprétation évolutive de l’expression « ressources naturelles épuisables » figurant à l’article XX(g), ce qui a étendu le champ d’application de cette disposition aux tortues de mer (et autres créatures vivantes). Une telle interprétation ouvre la porte à des programmes de conservation des ressources naturelles en intégrant ainsi pleinement les nouvelles sensibilités en matière de protection et de conservation de l’environnement19.
12En ce qui concerne l’article XX(b), dans l’affaire Communauté européenne – Amiante (entre la France et le Canada), l’OA a ajouté que pour déterminer si une mesure peut justifier des violations et des restrictions au commerce, l’interprétation doit d’abord mettre en balance la valeur protégée par ladite mesure en rappelant que la protection de la santé est une valeur « vitale et importante au plus haut point20 ».
13Par ailleurs, dans l’affaire Communauté européenne – Produits dérivés du phoque, l’OA a reconnu qu’une mesure adoptée en réponse aux préoccupations morales du public concernant le bien-être des animaux – ici les phoques – peut être justifiée au regard de l’article XX(a) se référant aux mesures « nécessaires à la protection de la moralité publique21 ».
14Aux termes de l’article XX du GATT, si une mesure est considérée comme nécessaire à la santé ou comme se rapportant à la conservation des ressources naturelles épuisables, elle se doit de satisfaire également aux exigences du chapeau de l’article XX. Ce dernier, qualifié de « test de bonne foi », exige du membre auteur de la mesure contestée de démontrer que l’effet discriminatoire ou restrictif de cette mesure est « incident » et somme toute nécessaire pour le développement durable et la protection de l’environnement. Ce test du chapeau a été critiqué comme étant beaucoup trop exigeant et décourageant pour les actions individuelles des États.
15Néanmoins, l’OA va répéter deux fois que l’article XX du GATT autorise des mesures même unilatérales et ayant des effets restrictifs sur le commerce :
[…] l’assujettissement de l’accès au marché intérieur d’un Membre au respect ou à l’adoption par les Membres exportateurs d’une politique ou de politiques prescrites unilatéralement par le Membre importateur peut, jusqu’à un certain point, être un élément commun aux mesures relevant de l’une ou l’autre des exceptions a) à j) prévues à l’article XX22.
16Toujours suivant une interprétation contemporaine du traité de l’OMC, l’OA a pris en compte de nouveaux éléments de contexte. Dans l’affaire Brésil – Pneumatiques rechapés, l’OA reconnaît que l’appréciation des résultats attribuables aux mesures prises par un membre en réponse au changement climatique et au réchauffement de la planète peut uniquement être évaluée sur le long terme23.
17L’OA prend également en compte le niveau de développement des membres lors de l’évaluation des alternatives raisonnablement disponibles à la mesure contestée, plus particulièrement la « capacité d’un pays de mettre en œuvre des mesures correctives qui seraient particulièrement onéreuses ou qui exigeraient des technologies avancées24 ».
18Dans cette affaire, l’OA reconnaît aussi que la protection de l’environnement est une composante de la protection de la santé des personnes car « certains problèmes complexes liés à la santé publique ou à l’environnement peuvent être traités uniquement au moyen d’une politique globale comprenant de multiples mesures interdépendantes25 ». Cette précision est importante car l’environnement peut être affecté tant par le commerce des marchandises que par celui des services. L’Accord général sur le commerce des services26 (AGCS) permet aux membres de l’OMC d’encadrer la fourniture de services à leurs consommateurs et de s’assurer que celle-ci n’ait pas d’effets préjudiciables sur l’environnement. En outre, l’AGCS couvre les « services environnementaux » incluant notamment le traitement des eaux usées et la gestion des déchets solides ou dangereux, services qui sont essentiels dans la lutte face aux défis environnementaux mondiaux, notamment la pollution de l’air, des eaux et du sol. Par analogie avec le GATT, l’AGCS énonce, sauf exception prévue à l’article XIV, le principe de non-discrimination entre « services similaires et fournisseurs de services similaires27 ». Cependant, l’AGCS contient une exception couvrant les mesures nécessaires à la protection de la santé, mais ne prévoit pas d’exception relative à la conservation des ressources naturelles similaire à l’article XX(g) du GATT.
19Dans son interprétation du chapeau introductif de l’article XX du GATT, l’OA accorde une importance particulière au fait que l’existence d’une discrimination « arbitraire ou injustifiable » doit être évaluée « entre les pays où les mêmes conditions existent28 », donc au cas par cas en tenant compte du fait que chaque pays est confronté à des circonstances particulières. L’OA rappelle également le droit des membres d’appliquer des mesures en réponse à des préoccupations non commerciales – ici la protection des animaux – tant que cela se fait sans distinction d’origine et sans protectionnisme.
20Enfin, la jurisprudence a également mis en place une nouvelle approche quant à la considération de mesures alternatives moins restrictives. Lorsqu’une mesure est contestée au motif qu’elle restreint le commerce et que le membre auteur prouve que celle-ci contribue de bonne foi à son objectif de développement durable, c’est au plaignant de prouver qu’une mesure alternative moins restrictive ou compatible avec l’OMC était raisonnablement disponible pour réaliser lesdits objectifs29, et ce compte tenu du niveau de développement du membre en question.
L’interprétation des procédés et méthodes de production (PMP) : un exemple concret de réussite de la contribution du juge de l’OMC
21Une question fondamentale dans le domaine de l’environnement est celle des procédés et des méthodes de production (PMP), à savoir les procédés et les méthodes utilisés lors de la fabrication d’un produit qui n’ont généralement pas d’impact physique sur les produits concernés. Rappelons que le principe de non-discrimination entre « produits similaires » énoncé dans le GATT est un des principes fondamentaux du commerce international. Suivant ce principe, une mesure environnementale est incompatible avec le GATT si elle entraîne une discrimination qui défavorise les importations entre des produits similaires originaires de différents partenaires commerciaux (principe de la nation la plus favorisée) ou entre des produits nationaux et importés similaires (principe du traitement national). Le GATT étant traditionnellement un accord sur les marchandises et les produits, l’utilisation de procédés et de méthodes de production différents ne rend pas pour autant des produits « non similaires ». La non-similarité est d’autant plus difficile à établir lorsque les PMP ne laissent aucune trace physique dans le produit final et donc que deux produits ayant des procédés et des méthodes de production différents demeurent physiquement similaires, voire identiques. Ainsi, sous le GATT, deux produits, même s’ils étaient basés sur différents PMP, étaient généralement considérés comme similaires, puisque demeurant physiquement similaires. Ces derniers devaient donc être régulés de façon similaire. En outre, avant la création de l’OMC, les exceptions de l’article XX du GATT de 1947 ne pouvaient être invoquées pour justifier un traitement discriminatoire ou restrictif que dans la mesure où un traité multilatéral soutenait la justification de l’exception.
22Or les mesures adoptées par les membres en réponse à leurs préoccupations environnementales reposaient (et reposent toujours) très souvent sur les PMP qui ne laissent pas de trace physique dans les produits eux-mêmes. La grande question était alors de savoir si les membres sont autorisés à faire des distinctions réglementaires sur la base des PMP entre produits en apparence physiquement similaires. La jurisprudence de l’OMC a maintenu l’interprétation traditionnelle de la similarité dans l’analyse des allégations de discrimination selon laquelle les PMP, en eux-mêmes, ne rendent pas des produits non similaires. Ainsi, tout traitement environnemental différencié sur la base des PMP qui défavoriserait les importations serait a priori incompatible avec les règles de l’OMC. Toutefois, grâce au nouveau préambule de l’accord de Marrakech qui a légitimé la contribution du juge de l’OMC en faveur de la protection de l’environnement, la jurisprudence de l’OMC a permis aux membres d’introduire des distinctions fondées sur les PMP en élargissant, sous certaines conditions, l’interprétation des exceptions du « vieil » article XX du GATT.
23Dans l’affaire États-Unis – Crevettes, l’enjeu était de savoir si la prohibition à l’importation, par les États-Unis, de crevettes et de produits à base de crevettes issus de méthodes de pêche qui tuaient les tortues marines lors de la capture était compatible avec les dispositions de l’OMC. Dans la première affaire, comme évoqué précédemment30, l’OA a reconnu que la prohibition s’inscrit dans le cadre de l’exception se rapportant à la conservation des ressources naturelles épuisables prévue à l’article XX(g) du GATT. Il a donc reconnu le droit des États-Unis d’invoquer l’article XX du GATT et d’avoir une politique qui favorise les méthodes de pêche qui protègent les tortues marines, et ce même en l’absence d’un traité multilatéral à cet effet, notamment en autorisant, dans certaines circonstances, les mesures unilatéralement établies31. Toutefois, l’OA a considéré que le fait que les États-Unis imposent l’utilisation de méthodes et de filets de pêche américains aux pêcheurs-exportateurs était une violation du principe de non-discrimination arbitraire et injustifiable prévu au chapeau de l’article XX du GATT32. À la suite de cette première affaire, les États-Unis ont modifié leur réglementation et ont réussi à démontrer que la mesure révisée octroyait aux pêcheurs-exportateurs un degré de flexibilité permettant l’adoption d’un programme de protection des tortues marines autre que le leur, dans la mesure où ledit programme était comparable du point de vue de l’efficacité environnementale33. En outre, l’OA a reconnu le droit des membres « de conclure un accord avec un groupe de pays, mais pas avec un autre34 ». En effet, l’OA affirme que, même si l’approche multilatérale est à privilégier « autant que possible35 », la conclusion d’un accord multilatéral n’est pas une condition préalable nécessaire pour conclure qu’une mesure basée sur des PMP n’est ni discriminatoire ni une restriction déguisée36.
24Le débat entourant la possibilité de faire des distinctions réglementaires sur la base des PMP entre marchandises en apparence physiquement similaires a également été au cœur de l’affaire États-Unis – Thon II (Mexique). Dans cette affaire, l’enjeu était de savoir si l’étiquetage « Dolphin Safe » mis en place par les État-Unis était compatible avec les dispositions de l’OMC. Le label « Dolphin Safe » distinguait le thon importé aux États-Unis sur la base des méthodes de pêche utilisées par les pêcheurs de thon, selon que celles-ci tuaient ou non les dauphins nageant souvent au-dessus des thons. Dans le premier jugement, comme ce fut le cas dans l’affaire États-Unis – Crevettes dans le contexte des exceptions de l’article XX, la distinction entre les méthodes de pêche a été acceptée. Toutefois, l’OA a condamné les États-Unis car ces derniers n’ont pas démontré que la mesure « était “adaptée” en fonction des risques présentés pour les dauphins par différentes méthodes de pêche dans différentes zones de l’océan37 », l’étiquetage « Dolphin Safe » ne s’appliquant pas à l’extérieur des eaux tropicales du Pacifique Est (ETP).
25Après avoir modifié leur mesure, les États-Unis ont réussi à démontrer qu’elle était adaptée en fonction des différents niveaux de risque des différentes méthodes de pêche dans différentes zones océaniques. Ainsi, dans son rapport de décembre 2018, l’OA a confirmé que la mesure contestée était légitime au regard de l’article 2.1 de l’Accord sur les obstacles techniques au commerce (OTC)38 et de l’article XX du GATT39. Certains ont suggéré que, dans l’affaire États-Unis – Thon II (Mexique), les PMP pouvaient être considérés comme une mesure OTC seulement parce qu’il s’agissait d’un étiquetage, situation autorisée par la définition d’un règlement technique donnée par l’Accord OTC :
Document qui énonce les caractéristiques d’un produit ou les procédés et méthodes de production s’y rapportant, y compris les dispositions administratives qui s’y appliquent, dont le respect est obligatoire. Il peut aussi traiter en partie ou en totalité de terminologie, de symboles, de prescriptions en matière d’emballage, de marquage ou d’étiquetage, pour un produit, un procédé ou une méthode de production donnés40.
26Cela semble déraisonnable. Si un étiquetage permettant une distinction basée sur les PMP est considéré comme légitime, comment peut-on penser qu’il serait illégitime que le règlement technique dont ledit étiquetage est issu permette également une distinction fondée sur les PMP ? Ce qui est certain, c’est que ces distinctions réglementaires reposant sur les façons de pêcher le thon ou les crevettes s’appuient sur la préférence accordée à la pêche durable, et c’est ce qui a été jugé compatible avec l’OMC. Toutefois, que ces distinctions soient acceptées dans le contexte des mesures d’exception de l’article XX demeure insatisfaisant compte tenu du fait que le fardeau de la preuve est à la charge du membre auteur de la mesure, et non de celui qui la conteste. Cela étant, la nouvelle jurisprudence sous l’Accord OTC semble avoir amélioré la situation.
27Dans le cadre de l’Accord OTC, l’une des plus grandes avancées de la jurisprudence OMC pour la protection de l’environnement (ou autres considérations non commerciales) est celle relative à la reconnaissance du droit des membres de l’OMC d’adopter des distinctions réglementaires entre produits par ailleurs similaires, pour autant que celles-ci soient basées sur des objectifs légitimes. Cette lecture de l’article 2.1 de l’Accord OTC (disposition interdisant aux règlements techniques et étiquetages toute discrimination) reconnaît donc le droit des membres d’adopter, au titre de l’Accord OTC, de nouvelles distinctions réglementaires pour satisfaire notamment des exigences environnementales.
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28L’émergence de nouvelles dimensions du développement durable entraîne des changements sociaux et économiques fondamentaux. Dans ce contexte, le commerce international a un rôle à jouer pour favoriser une économie forte et durable. Pour ces raisons, le juge de l’OMC a eu une fonction particulièrement importante, puisqu’il a proposé un nouvel équilibre des termes du traité, permettant ainsi aux principes de base du GATT et de l’OMC, tels que le principe de non-discrimination, d’évoluer et de s’adapter aux préoccupations contemporaines de la communauté internationale. Les avancées majeures par le juge de l’OMC, qui reconnaît maintenant le droit des États de donner priorité aux considérations environnementales, respectent également la nécessité des pays de répondre à l’urgence climatique et aux questions environnementales.
29Grâce à l’évolution de la jurisprudence, l’OMC admet désormais la validité et la légitimité des distinctions réglementaires basées sur les méthodes de production qui sont au cœur des actions pour le climat et de l’évolution des normes sociales. Toutefois, suite à la disparition de l’OA, il faut espérer que ces avancées jurisprudentielles continueront à s’enraciner dans le commerce international et que le système de règles de l’OMC persistera, sur la base de cet acquis, à maintenir un équilibre durable entre protection de l’environnement et libéralisation du commerce. La participation d’autres acteurs que le juge est donc indispensable car celui-ci ne peut que décider si une mesure donnée est ou non compatible avec les dispositions de l’OMC. Cette participation de tous les acteurs pertinents aux multiples facettes est nécessaire pour élaborer et mettre en place des actions concrètes et essentielles pour protéger le climat, les ressources en eau et l’environnement, pour mieux comprendre les effets de ces actions et ainsi mieux les comparer, les coordonner et les harmoniser.
30Le lancement à l’OMC de différentes initiatives environnementales – les Discussions structurées sur le commerce et la durabilité environnementale, le Dialogue sur la pollution par les plastiques et le commerce des plastiques écologiquement durable, et la Réforme des subventions aux combustibles fossiles – permet un échange continu (informel) entre les membres sur des questions d’importance pour la protection de l’environnement. De même, les forums et les ateliers techniques organisés par l’OMC sur des sujets tels que les normes de décarbonation ou la possibilité d’établir un cadre analytique de tarification globale du carbone permettent d’évaluer la réalité et les contraintes liées à la protection effective de l’environnement dans la pratique. Ces initiatives s’inscrivent également dans la continuité de l’engagement à maintenir le réchauffement climatique à 1,5 °C énoncé par l’accord de Paris sur le climat41, dans un contexte de lutte contre le changement climatique. Sont ainsi prises en compte aussi bien les préoccupations et les contraintes auxquelles doit faire face le secteur privé que celles des membres moins développés économiquement. S’y ajoute le défi de la régulation des subventions domestiques qui sont devenues nécessaires pour faire face aux besoins extrêmes entraînés par le changement climatique ; il s’agit de gérer non seulement les besoins et les abus, mais aussi la protection des plus vulnérables et économiquement faibles. En ce sens, les nouvelles règles sur les subventions à la pêche fondées sur le respect du développement durable doivent nous inspirer.
Notes de bas de page
1Les opinions exprimées dans cette contribution sont celles de l’autrice. Elles ne représentent pas les positions ou les opinions de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou de ses membres et sont sans préjudice aux droits et obligations des membres dans le cadre de l’OMC. Les erreurs éventuelles sont imputables à l’autrice. L’autrice remercie spécialement Maéva Obiang Ndong, de même que Mireille Cossy, Matteo Ferero, Jenya Grigorova, Daniel Ramos et Leon Seidl pour leurs précieux commentaires lors de la rédaction de cette contribution.
2Cf. S. Maljean-Dubois, « Juge(s) et développement du droit de l’environnement. Des juges passeurs de frontière pour un droit cosmopolite ? », in O. Lecucq et S. Maljean-Dubois (dir.), Le Rôle du juge dans le développement du droit de l’environnement, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 17-40, ici p. 21-26.
3Cour internationale de justice (CIJ), affaire Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie), RG no 92, arrêt du 25 septembre 1997, § 140, https://www.icj-cij.org/fr/affaire/92.
4CIJ, affaire Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), RG no 135, arrêt du 20 avril 2010, § 204, https://www.icj-cij.org/fr/affaire/135.
5Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, A/CONF.151/26/Rev.1 (vol. I), 3-14 juin 1992, annexe I, principe 12, https://digitallibrary.un.org/record/160453.
6CIJ, affaire Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie), op. cit. (cf. n. 3), § 140.
7Cf. M. Herdegen, « International economic law », in : Max Planck Encyclopedias of Public International Law, Oxford, Oxford University Press, 2020.
8Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, 15 avril 1994, https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/04-wto_f.htm.
9Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), 30 octobre 1947, article XX, https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/gatt47_02_f.htm#articleXX et GATT de 1994, https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/06-gatt_f.htm.
10Cf. n. 8.
11GATT de 1947, https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/gatt47_01_f.htm.
12Cf. G. Marceau et F. Morosini, « The status of sustainable development in the law of the World Trade Organization », in U. Celli Jr., M. Basso et A. do Amaral Jr. (dir.), Arbitragem e Comércio Internacional. Estudos em Homenagem a Luis Olavo Baptista, São Paolo, Elsevier, 2013, p. 59-91 ; G. Marceau et A. Doussin, « Le droit du commerce international, les droits fondamentaux et les considérations sociales », L’Observateur des Nations unies, vol. 27, no 2, 2009, p. 241-247, https://archive-ouverte.unige.ch//unige:35227 ; G. Marceau et A. Diouf, « L’OMC réconcilie commerce et santé : la nouvelle jurisprudence de l’Organe d’appel dans l’affaire CE – Amiante », L’Observateur des Nations unies, vol. 12, 2002, p. 49-70, https://archive-ouverte.unige.ch//unige:35228.
13Organe d’appel (OA), affaire États-Unis – Normes concernant l’essence nouvelle et ancienne formules, WT/DS2/AB/R, rapport du 29 avril 1996, p. 25, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/1e0e70bb-fr (nous soulignons).
14Ibid., p. 33 (nous soulignons).
15OA, affaire États-Unis – Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, WT/DS58/AB/R, rapport du 12 octobre 1998, § 121, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/951bd6b7-fr.
16Ibid., § 129.
17Cf. n. 9.
18OA, affaire États-Unis – Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, op. cit. (cf. n. 15), § 130.
19Ensuite, dans l’affaire Australie – Mesures visant les importations de saumons (WT/DS18/AB/R, rapport du 20 octobre 1998, § 125, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/36edfa8a-fr), l’OA a par ailleurs reconnu le droit des membres de déterminer le niveau de protection qu’ils désirent et même de vouloir que celui-ci corresponde à un « risque nul ». Cf. aussi OA, affaire Communauté européenne – Mesures affectant l’amiante et les produits en contenant, WT/DS135/AB/R, rapport du 12 mars 2001, § 168, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/92614f83-fr.
20Ibid., § 172 et 190. Cf. aussi OA, affaire Corée – Mesures affectant les importations de viande de bœuf fraîche, réfrigérée et congelée, WT/DS161/AB/R et WT/DS169/AB/R, rapport du 11 décembre 2000, § 162-163, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/1fba43c8-fr : « Plus cet intérêt commun ou ces valeurs communes sont vitaux ou importants, plus il sera facile d’admettre la “nécessité” d’une mesure conçue comme un instrument d’application. »
21OA, affaire Communauté européenne – Mesures prohibant l’importation et la commercialisation de produits dérivés du phoque, WT/DS400/AB/R et WT/DS401/AB/R, rapport du 22 mai 2014, § 5.289-5.292, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/ee6cf045-fr.
22OA, affaire États-Unis – Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, op. cit. (cf. n. 15), puis affaire États-Unis – Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, WT/DS58/AB/RW, recours à l’art. 21:5 du 22 octobre 2001, § 137, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/d8712837-fr.
23OA, affaire Brésil – Mesures visant l’importation de pneumatiques rechapés, WT/DS332/AB/R, rapport du 3 décembre 2007, § 151, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/1d7043d4-fr. Cf. aussi OA, affaire États-Unis – Normes concernant l’essence nouvelle et ancienne formules, op. cit. (cf. n. 13), p. 24.
24OA, affaire Brésil – Mesures visant l’importation de pneumatiques rechapés, op. cit., § 171.
25Ibid., § 151.
26Accord général sur le commerce des services (AGCS), 15 avril 1994, https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/26-gats_01_f.htm.
27Ibid., art. II.
28OA, affaire Communauté européenne – Mesures prohibant l’importation et la commercialisation de produits dérivés du phoque, op. cit. (cf. n. 21), § 5.299-5.302.
29Cf. OA, affaire États-Unis – Mesures visant la fourniture transfrontières de services de jeux et paris, WT/DS285/AB/R, rapport du 7 avril 2005, § 309, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/83bcac3d-fr.
30Cf. supra, § 9 sq. OA, affaire États-Unis – Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, op. cit. (cf. n. 15), § 145.
31Ibid.
32Ibid., § 186.
33OA, affaire États-Unis – Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, recours à l’art. 21:5, op. cit. (cf. n. 22), § 144 et 148.
34Ibid., § 123.
35Ibid., § 124.
36Ibid., § 134.
37OA, affaire Mesures concernant l’importation, la commercialisation et la vente de thon et de produits du thon, WT/DS381/AB/R, rapport du 16 mai 2012, § 297, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/23ddc61a-fr.
38OA, affaire Mesures concernant l’importation, la commercialisation et la vente de thon et de produits du thon, WT/DS381/AB/RW/USA et WT/DS381/AB/RW2, recours 2 à l’art. 21:5 du 14 décembre 2018, § 7.11, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.30875/8ad4448d-fr.
39Ibid., § 7.14.
40Accord sur les obstacles techniques au commerce (OTC), 1er janvier 1995, annexe 1, https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/17-tbt_f.htm#ann1 (nous soulignons).
41Accord de Paris sur le climat, FCCC/CP/2015/10/Add.1, 29 janvier 2016, art. 2(a), https://undocs.org/FCCC/CP/2015/10/Add.1.
Auteur
Professeure associée à l’université de Genève, conseiller principal à la Division ERSD, Recherche, du Secrétariat de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)

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