Promesses et limites de la reconnaissance des droits de la nature : le cas des décisions attribuant la personnalité juridique au Gange et à la Yamuna
p. 167-188
Texte intégral
1La reconnaissance de droits de la nature est un sujet qui est de plus en plus abondamment discuté. Des droits divers ont déjà été reconnus dans différents pays, ce qui en fait une question qui dépasse le cadre des réflexions théoriques1. Dans certains cas, c’est la nature en général qui est le sujet de protection : il en va ainsi de la Constitution de l’Équateur2. Dans de nombreux autres, l’approche choisie a été de se concentrer sur des éléments spécifiques.
2Les rivières ont fait l’objet d’une attention particulière. Cela peut s’expliquer, entre autres, par le fait que le régime juridique concernant l’eau est souvent intrinsèquement lié aux droits de propriété. Toute tentative de promouvoir des mesures de protection forte se heurte fréquemment aux droits des propriétaires terriens autour desquels le droit de l’eau a été structuré depuis longtemps.
3Dans ce contexte, le cas de l’Inde est particulièrement intéressant. Le régime juridique de l’eau qui s’est développé au cours de nombreuses décennies est vaste et complexe. Il est essentiellement focalisé sur la réglementation de diverses formes d’utilisation de l’eau, en préférence à sa protection. Durant les cinquante dernières années, un certain nombre d’initiatives tendant à la protection de l’eau ont été adoptées, mais elles sont pour la plupart considérées comme des mesures de droit de l’environnement. Une dichotomie entre le droit de l’eau et le droit de l’environnement subsiste aujourd’hui. Certaines interventions de la magistrature supérieure ont bien amené à un changement de perspective, comme dans le cas de l’extension de la doctrine de public trust aux eaux de surface dès 19963. Cependant, ces évolutions restent théoriques étant donné qu’elles n’ont pas encore été insérées dans des textes législatifs.
4Cela étant, la contribution de la magistrature supérieure reste cruciale pour l’essor du droit relatif à l’eau. C’est le cas de deux décisions de la Haute Cour de l’Uttarakhand concernant la reconnaissance de la personnalité juridique non seulement de deux rivières d’une importance considérable pour des centaines de millions de personnes, mais aussi de tous les éléments qui leur sont rattachés : des glaciers qui constituent leurs sources aux forêts, à tous leurs affluents et même jusqu’à l’air environnant4. Bien que ces décisions attendent une résolution finale par la Cour suprême, elles sont d’une grande portée. En effet, le raisonnement invoqué pour protéger le Gange et la Yamuna diffère en partie des développements contemporains dans d’autres pays. Par ailleurs, la reconnaissance des droits des rivières intervient dans le contexte d’une jurisprudence en cours d’élaboration concernant d’autres éléments de la nature. Enfin, ces nouveaux concepts doivent être compris au regard de la grande complexité du droit de l’eau et du droit de l’environnement en Inde, qui devront tous deux s’accommoder de ces nouveaux développements.
5Ce chapitre s’intéressera tout d’abord à quelques-unes des bases conceptuelles des droits de la nature, et plus spécifiquement du droit des rivières. Nous reviendrons sur certaines des raisons qui ont poussé à la création de nouveaux concepts, telles que les limites du développement durable et celles d’un droit de l’environnement fondé sur la prééminence des droits de propriété pour réglementer l’environnement. Ces limites du droit de l’environnement actuel expliquent l’effort fait pour repenser le droit sur des bases écocentriques et construire un droit reflétant mieux les besoins et les droits des populations dépendantes des rivières. Il s’agira ensuite d’examiner les deux décisions prises par la Haute Cour de l’Uttarakhand, ainsi que certaines des décisions relatives aux droits de la nature qui permettent de mieux cerner l’évolution de la jurisprudence dans ce domaine. Enfin, nous utiliserons des éléments identifiés dans les sections précédentes pour poser des jalons afin de repenser les droits des rivières de façon à mieux refléter leurs propres besoins ainsi que ceux des communautés qui en dépendent.
Droits des rivières et droits de la nature
6Un des points de départ des discussions concernant les droits des rivières, et plus généralement les droits de la nature, est la nécessité d’envisager un droit de l’environnement qui s’extirpe de ses fondements anthropocentriques. La reconnaissance de droits de la nature est néanmoins souvent beaucoup plus complexe que la simple dichotomie anthropocentrique/écocentrique. C’est aussi ce qui lui donne sa force et son envergure, puisque les droits de la nature peuvent offrir une alternative qui va nettement plus loin que le tournant écocentrique.
7Cette partie examine trois éléments structurants des régimes de protection de l’environnement que les droits de la nature nous obligent à repenser. Premièrement, les droits de la nature offrent une plateforme pour reconsidérer les limites du développement durable qui sous-tend une grande partie du droit de l’environnement actuel. Deuxièmement, les droits de la nature nous permettent de réfléchir à nouveaux frais au rôle central que les droits de propriété ont joué jusqu’à présent et aux limites à l’action environnementale publique qu’ils peuvent impliquer. Troisièmement, les débats à propos des droits de la nature nous permettent de porter un nouveau regard sur un modèle de gouvernance qui reste en général très centralisé, malgré de nombreuses initiatives de déconcentration ou décentralisation au cours des dernières décennies.
Droits de la nature et développement durable
8Les droits de la nature remettent en question certains fondements du droit de l’environnement actuel. C’est en particulier le cas de la notion de développement durable. En effet, si son introduction est venue tempérer l’accent mis sur la croissance économique, son impact au cours des dernières décennies n’a pas été à la hauteur des attentes quant à la protection de l’environnement.
9Le développement durable n’a en réalité jamais vraiment pu ou su se démarquer de son ancrage dans le « développement » et de la centralité de la croissance économique qui en est le pilier principal. Par ailleurs, l’idée d’intégration entre environnement et développement qui sous-tendait le développement durable en 19925 a progressivement été remise en cause à travers, par exemple, la priorité donnée à l’économie dans le concept d’« économie verte » proposé dès la conférence de Rio+206.
10La critique de la mise en avant de la croissance économique comme moteur de la protection environnementale n’est pas une nouveauté. Dès 1972, un rapport du Club de Rome soulignait l’impossibilité d’une croissance infinie7. Depuis le début du xxie siècle, des débats de plus en plus insistants autour des contradictions inhérentes au rapport entre croissance et écologie ont offert de nouveaux points d’entrée pour reconsidérer nos politiques environnementales. Qu’il s’agisse des débats sur la décroissance, le buen vivir ou la démocratie écologique8, tous ont en commun de pointer du doigt les incohérences fondamentales des politiques environnementales actuelles. Les droits de la nature contribuent à concevoir différemment la relation entre économie, société et environnement, et permettent de la repenser en donnant une priorité clairement établie à l’environnement, suivi de la société et de l’économie.
11La reconnaissance de droits de la nature a des conséquences pratiques potentiellement importantes qui expliquent en partie l’opposition à laquelle ils font face. Ainsi, dans le cas des rivières, ces droits peuvent-ils être en conflit avec des activités de « développement », comme la construction de barrages. La question de savoir si la reconnaissance de tels droits pourrait mener à la mise hors service de certains barrages a déjà été posée. Une telle mise hors service paraît relever d’un cas extrême dans lequel la nature pourrait être en concurrence avec des droits fondamentaux et des besoins essentiels. Pourtant, de nombreux barrages ont été mis hors service, en particulier dans les pays du Nord qui semblent moins réceptifs à l’idée de droits de la nature. Cela confirme que les droits de la nature nous offrent un nouveau langage pour parler de protection de l’environnement, mais que certaines des mesures qui pourraient être prises sont similaires à ce que des lois environnementales plus « traditionnelles » permettent ou encouragent déjà.
12Ce constat amène à une réflexion plus générale : la reconnaissance des droits de la nature permet de reconsidérer le paradigme du développement durable qui sous-tend la plupart des mesures de protection environnementales depuis plus de trois décennies. En même temps, ces droits peuvent être conceptualisés ou mis en œuvre de différentes manières. Il n’y a pas de nécessaire opposition entre une conception anthropocentrique et une conception écocentrique de la protection environnementale9. En pratique, les formes de reconnaissance des droits de la nature reflètent un mélange de multiples perspectives. Par ailleurs, ces diverses formes ne sont pas détachées des préoccupations humaines, mais traduisent plutôt une tentative de repenser notre monde au-delà du développement durable, dont la durabilité n’a précisément pas été démontrée de façon probante depuis 1987.
Repenser la place prépondérante des droits de propriété
13La protection de la nature est en grande partie structurée sur des questions de droits de propriété10. Au centre de ces questions se trouvent les droits des propriétaires terriens qui touchent plus particulièrement certaines ressources naturelles comme les forêts ou l’eau, dont l’utilisation et la protection sont directement liées à la terre.
14Le cas de l’eau en Inde est représentatif. Les droits d’utilisation des eaux de surface, des eaux souterraines, des rivières, des réservoirs ou des bassins sont conditionnés par les droits sur la terre11. Ainsi, bien que l’eau soit considérée depuis très longtemps comme une ressource indispensable à la survie humaine et à l’environnement, et que des principes différents doivent trouver application, les règles existantes font reposer l’accès à l’eau sur celui à la terre.
15Le lien entre droit à l’eau et droit à la terre est problématique pour plusieurs raisons. D’une part, la terre est largement conçue comme étant une ressource fondamentale pour le développement économique. Les considérations environnementales ou sociales ne sont donc pas au centre des préoccupations. Par extension, les droits sur l’eau suivent cette même logique. D’autre part, l’accès à la terre est distribué de façon très inégale. Un droit de l’eau structuré sur des droits à la terre exclut par conséquent le pourcentage important des sans-terre. Cela devient particulièrement discutable dans un cas comme l’Inde où plus de 80 % de la population dépend d’eaux souterraines pour son ravitaillement en eau potable.
16Il est donc important de repenser la façon dont les droits de l’eau sont construits. La reconnaissance des droits des rivières offre un nouveau contexte pour reconsidérer la source des droits et leur mise en œuvre. Dans un des exemples les plus souvent cités, celui de la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande, une des innovations de la législation de 2017 a consisté à introduire de nouveaux concepts qui reflètent une vision du monde dans laquelle l’humanité ne revendique pas de droits sur la rivière, mais vit en harmonie avec son environnement12. Toutefois, si la Couronne britannique renonce à sa juridiction sur les domaines publics, les droits de propriété privés sont maintenus partout ailleurs13.
17Repenser la forme que prennent les droits relatifs aux rivières favorise également la réflexion sur les droits eux-mêmes. Premièrement, cela permet de porter un nouveau regard sur le clivage traditionnel entre droits et obligations. Les droits des rivières impliquent que les humains ont le devoir de ne pas leur nuire et de prendre des mesures positives pour leur restauration. Cela pose aussi de nouvelles questions concernant les dommages que les rivières peuvent causer aux humains. Ces questions complexes devront être étudiées en détail, dans une situation où un nombre croissant de catastrophes naturelles peuvent être imputées de plus en plus directement à des activités humaines contribuant, par exemple, au réchauffement global.
18Par ailleurs, la reconnaissance des droits des rivières amène à reconsidérer la place des droits humains dans le contexte environnemental. D’une part, si des droits sont reconnus, ils comprennent en tout cas des droits minimaux tels que le droit d’exister. Il y a donc au minimum matière à établir un parallèle entre le droit (humain) à la vie et le droit d’exister des rivières. D’autre part, une discussion autour des droits des rivières nous contraint à repenser la façon dont nous concevons la relation entre environnement et droits fondamentaux. Au cours des dernières décennies, l’accent a surtout été mis sur la reconnaissance du droit (humain) à l’environnement14. Or les débats autour des droits de la nature nous autorisent à réfléchir à des modèles moins anthropocentriques, sans pour autant nier les développements existants. La reconnaissance des droits des rivières permet par exemple d’observer l’ampleur du droit à l’existence et de se demander si cela implique un débit entièrement libre. En outre, dans un contexte où les droits des rivières ne contestent pas l’existence d’autres droits, il s’agit avant tout de trouver de nouveaux équilibres. Le droit de la rivière à exister n’implique pas de bannir toutes les activités humaines. Cependant, si les activités de subsistance ou liées à la réalisation des droits fondamentaux des communautés dépendantes d’une rivière sont autorisées, certaines activités industrielles ou à grande échelle susceptibles d’avoir des conséquences irréversibles pour la rivière pourraient être interdites15.
19Les droits des rivières sont souvent présentés comme étant écocentriques, contrairement aux droits humains. En fait, dans les cas où la reconnaissance a déjà été proposée, il s’agit souvent d’un mélange de perspectives qui reflètent tant les intérêts de la nature que ceux des populations humaines. Cela confirme qu’il convient en grande partie de repenser nos liens avec la nature et de reconnaître de façon beaucoup plus directe les interdépendances qui sous-tendent ces droits16. Plusieurs raisons poussent à reconsidérer le modèle des droits actuels. En premier lieu, la place centrale de la propriété met un accent très marqué sur l’utilisation et les gains économiques qui peuvent être tirés des rivières. Ensuite, les droits humains tels qu’ils ont été développés au niveau international sont enfermés dans un carcan qui ne semble pas pouvoir aller au-delà des droits individuels. Cela rend très difficile la reconnaissance d’intérêts et de droits aux collectivités dépendantes des rivières. Par ailleurs, les droits actuels reposent souvent principalement sur les relations entre des individus et un pays. Cela ne permet pas de prendre effectivement en considération le fait que de nombreux problèmes environnementaux requièrent aujourd’hui des solutions qui vont de l’échelle locale à l’échelle globale, comme dans le cas des rivières dont le cours est influencé par des interventions très ponctuelles ainsi que par des questions internationales liées aux changements climatiques.
20Des droits écocentriques sans être pour autant en opposition avec les droits humains existants liés à l’environnement ont déjà été proposés dans différents contextes. Divers noms leur ont été donnés, tels que « droits bioculturels » ou « droits éco-humains17 ». Il s’agit entre autres de reconnaître la nécessité d’accorder aux communautés dépendantes des rivières une place prépondérante dans le contrôle et la protection des écosystèmes qui les soutiennent.
Repenser la gouvernance en donnant la priorité aux communautés dépendantes des rivières
21L’impératif de repenser les droits liés aux rivières conduit forcément à repenser leur gouvernance. La gouvernance environnementale a progressé à de nombreux égards au cours des dernières décennies, notamment en ce qui concerne la nécessité de décentraliser les processus de prise de décisions. Cependant, le modèle dominant se contente souvent de considérer certaines fonctions spécifiques qui peuvent être assumées à l’échelle locale sans repenser une structure qui trouve sa source à l’échelle nationale.
22Le discours concernant les droits des rivières permet de mieux comprendre l’exigence de gouvernance organisée au niveau des communautés qui dépendent d’elles. Il peut s’agir de populations autochtones, tout comme de populations locales. Cette inversion de la gouvernance va de pair avec la reconnaissance du caractère souvent local des questions liées à l’eau.
23Toutefois, dans un contexte qui exclut la possibilité de gérer un cours d’eau seulement en fonction de paramètres locaux, une approche multiniveaux est requise pour être en accord avec la réalité d’un monde où une rivière n’est en général pas sous le contrôle d’une seule et unique communauté. Par ailleurs, la plupart des rivières se situent dans le bassin d’une rivière principale dont le bassin de drainage peut englober non seulement de nombreuses communautés locales, mais aussi plusieurs pays. Au-delà de ces considérations concernant un bassin particulier, de nouvelles problématiques émergent de plus en plus fréquemment à l’échelle globale. En effet, alors que le volume des précipitations est influencé par les changements climatiques, seule une gouvernance qui reflète tous les éléments constitutifs d’une rivière peut aujourd’hui être appropriée. Le Gange est un excellent exemple de fleuve qui possède de nombreux affluents, a une dimension transfrontière et va être de plus en plus touché par la fonte des glaciers himalayens.
24En outre, la question se pose de savoir si la rivière et son bassin peuvent être considérés indépendamment de l’écosystème environnant18. Celle-ci a été au cœur de nombreux débats relatifs à la gouvernance décentralisée en Inde. Dans les années 1990, un certain nombre de compétences concernant la gestion de l’environnement ont en effet été transférées aux assemblées de village et de ville19. Au cours des dernières décennies, divers comités d’usagers ont été créés pour des sujets spécifiques, comme l’eau potable ou l’irrigation20. La base juridique de ces comités d’usagers diffère, mais ils ont pour point commun de ne pas chercher à réorganiser les structures socio-économiques existantes. Ainsi, les associations des usagers de l’eau mises en place pour l’irrigation ne sont généralement pas soumises aux règles sur les quotas de membres féminins ou issus des classes marginalisées (castes et populations autochtones répertoriées dans la Constitution). En pratique, cela peut par exemple signifier que les membres seront principalement des hommes des hautes castes et/ou relativement plus riches21.
Les décisions de la Haute Cour de l’Uttarakhand
25Les décisions de la Haute Cour de l’Uttarakhand au sujet du Gange, de la Yamuna et des glaciers sont intervenues dans le cadre de procédures qui ne visaient pas directement la reconnaissance des droits de la nature de cet État. Dans les deux cas, les juges ont été saisis de situations sur lesquelles ils avaient déjà statué et pour lesquelles la réponse des gouvernements concernés avait été insuffisante. La reconnaissance de nouveaux droits est donc en partie une tentative des juges de reprendre l’initiative du fait de l’inaction du gouvernement.
26Les deux décisions ont été adoptées à dix jours d’intervalle et ont été rédigées par le même juge. Elles l’ont été peu après l’adoption de la législation néo-zélandaise accordant le statut d’entité vivante au fleuve Whanganui22. Un lien direct entre les deux est probable étant donné que c’est un avocat qui semble avoir attiré l’attention de la Haute Cour de l’Uttarakhand sur cette nouvelle législation23. Dans le cadre des décisions concernant le Gange et la Yamuna, c’est la situation catastrophique des rivières qui a conduit les juges à décréter des mesures radicalement différentes de ce qui avait pu être fait auparavant24. Cela les mène à reconnaître que les deux rivières ainsi que tous leurs affluents et toute eau contribuant à leur flot sont des « entités ayant une personnalité juridique distincte comprenant les droits et les devoirs d’une personne vivante25 ».
27Si la décision peut être comparée aux développements d’autres pays, le raisonnement suivi est quant à lui différent. C’est en effet le caractère sacré de ces rivières pour les hindous qui est utilisé comme justification principale de l’introduction de ce nouveau statut juridique. Ce lien avec la religion permet à la Cour de se référer à une jurisprudence remontant à plusieurs décennies reconnaissant une idole hindoue comme entité juridique capable de posséder des biens26. C’est donc finalement sur la base de la nécessité de protéger la reconnaissance et la foi de la société que les deux rivières détiennent la personnalité juridique27.
28Le contexte de cette reconnaissance est associé à la protection de ces rivières menacées de toute part. Cependant, le jugement insiste également sur le fait que celles-ci soutiennent la vie des centaines de millions de personnes qui en dépendent28. Il ne s’agit donc pas d’un cadre strictement écocentrique, mais bien d’une reconnaissance de l’urgence de repenser les fondements sur lesquels les relations entre les rivières et les communautés qui en dépendent sont organisées. Cela est confirmé par l’accent mis sur les questions d’irrigation, de distribution d’eau potable, d’hydro-électricité et de pratiques industrielles29.
29La seconde décision étend la protection aux montagnes, glaciers, sources et autres plans d’eau30. Les juges utilisent un cadre beaucoup plus vaste pour la justifier. Tout d’abord, le lien avec les changements climatiques et une dimension globale est fait dès le départ. Ensuite, la décision se réfère longuement à divers instruments juridiques de droit international de l’environnement, à certaines campagnes de protection de l’environnement et même à des législations d’autres pays. Ce jugement établit que tous les éléments de l’environnement dans lesquels les deux rivières coulent sont déclarés comme « entités ayant une personnalité juridique distincte comprenant les droits et les devoirs d’une personne vivante, avec pour but de les préserver et les conserver31 ».
30Par ailleurs, les droits accordés sont apparentés à des droits fondamentaux32. Leur nature n’est pas expliquée en détail, si ce n’est qu’il s’agit de droits équivalents à ceux des êtres humains33. Pour ce qui concerne les conséquences d’activités humaines causant un dommage à l’environnement, la Cour propose une équivalence avec un préjudice subi par les êtres humains34. Il manque en revanche une explication relative au traitement d’un préjudice causé aux êtres humains, par exemple par une inondation.
31La mise en œuvre de ces principes par les deux décisions est similaire. Toutes deux utilisent le concept de « parens patriae » permettant à l’État d’agir pour protéger les rivières. La justification est beaucoup plus longue dans le cas de l’affaire Lalit Miglani, mais le résultat est identique. Dans les deux cas, la Cour s’en remet en premier lieu à des hauts fonctionnaires comme personnes in loco parentis. Dans le cas de l’affaire Mohd. Salim, la Cour se limite à nommer trois fonctionnaires, sans prévoir de mécanisme de responsabilité particulier35. Dans le cas de l’affaire Lalit Miglani, la Cour va légèrement plus loin en nommant également, par exemple, un avocat connu pour avoir déposé de nombreux dossiers environnementaux à la Cour suprême. Par ailleurs, cette décision ayant reconnu que les habitants vivant à proximité des rivières et des lacs protégés doivent être entendus, elle donne au Secrétaire principal du gouvernement de l’Uttarakhand la possibilité de coopter jusqu’à sept représentants du public36.
32Les deux décisions ont été contestées par l’État de l’Uttarakhand, et l’appel est en attente du jugement de la Cour suprême qui leur a donné un effet suspensif. Cet appel et l’effet suspensif reflètent à la fois le caractère innovant de ces décisions, leurs limites et leur nature controversée.
33Ces décisions sont notables car elles donnent un tournant inédit à une jurisprudence qui avait déjà traité à un certain nombre de reprises des questions liées aux droits des animaux sans toutefois leur accorder directement une personnalité juridique séparée. Ainsi, dans un cas concernant la pratique de jallikattu (tentative de dompter des taureaux), la Cour suprême a tenté d’élargir le cadre de réflexion, tout en restant dans le contexte de la considération du bien-être animal37. Suite aux deux décisions de 2017, d’autres ont repris le nouveau langage des droits de la nature. Par exemple, la Haute Cour du Pendjab et de l’Haryana a déclaré que tous les animaux sont des entités juridiques avec une personnalité distincte comprenant les droits et les devoirs d’une personne vivante38. Tous les citoyens de l’État de l’Haryana sont donc déclarés in loco parentis et ont le devoir de protéger les animaux39. Dans une autre décision subséquente concernant un lac à Chandigarh, cette même cour a prononcé une déclaration similaire40. Plus récemment, un arrêté de la Haute Cour de Madras relatif à l’affectation de forêts à des individus se réfère à l’affaire Lalit Miglani pour justifier une décision en faveur de la « Mère Nature41 ».
34Ces décisions ont toutefois été critiquées selon différents points de vue. Le gouvernement de l’Uttarakhand a tout d’abord estimé qu’il n’était pas en mesure d’accepter les nouveaux devoirs que la Haute Cour voulait lui imposer. Cette position peut surprendre quand on sait que la doctrine de public trust est en vigueur en Inde depuis 199642. Le gouvernement est le public trustee et, dans ce cadre, il a déjà des devoirs importants vis-à-vis de la protection de l’environnement et des ressources naturelles. Cependant, en l’absence de toute législation confirmant divers jugements de la Cour suprême sur ce sujet au cours des dernières décennies, les gouvernements n’ont pas vraiment agi comme public trustee, ce qui explique en partie leur réaction négative.
35Un autre reproche qui a été fait aux jugements est de ne pas offrir un raisonnement suffisant concernant l’amalgame entre personnes vivantes et rivières43. Il s’agit d’un problème plus général pour les droits de la nature. D’un côté, la jurisprudence sur les droits des animaux a souvent mis en avant leurs capacités cognitives et émotionnelles. D’un autre, la jurisprudence sur les droits des rivières et de la nature tend à élargir le champ d’observation à toute une série d’éléments de la nature qui ne peuvent pas facilement être reliés aux droits des animaux.
36Une autre critique touche à l’ancrage religieux des droits des rivières reconnus dans ces décisions. D’une part, les centaines de millions de personnes qui vivent dans les bassins du Gange et de la Yamuna ont des intérêts associés à ces rivières qui dépassent de loin les aspects religieux44 : par exemple, la dépendance aux sources de ces rivières pour l’approvisionnement en eau potable. D’autre part, les pratiques religieuses liées à ces rivières ne sont pas nécessairement toutes en accord avec l’écologie : ainsi de la pratique de l’immersion des cadavres dans le Gange45. De façon plus générale, diverses communautés dépendent de ces rivières, dont des fidèles de différentes religions ainsi que des communautés autochtones et des dalits qui ne se considèrent pas et/ou ne sont pas considérés comme des hindous.
37Une des questions que les décisions actuelles ne traitent pas est celle de la gestion de ces rivières, qui traversent plusieurs États indiens et terminent en partie leur course au Bangladesh. Une déclaration de droits qui n’inclurait pas le Bangladesh risquerait de mener à un régime juridique tronqué. Cela implique des discussions à différents niveaux. Dans un contexte où la magistrature supérieure du Bangladesh commence aussi à reconnaître des droits aux rivières46, il existe un potentiel réel pour repenser la protection et la gestion de ces rivières sur l’ensemble de leur cours.
Repenser les droits des rivières
38Les décisions de la Haute Cour de l’Uttarakhand posent autant de questions qu’elles en résolvent, qu’il s’agisse de la reconnaissance des droits des rivières en Inde ou du développement de ces droits en général. Cette section s’appuie sur les décisions en attente d’un jugement final de la Cour suprême pour réfléchir à quelques éléments cruciaux pour les débats futurs. Elle s’intéresse tout d’abord à certaines questions d’équité qui apparaissent dans le contexte des droits des rivières. Cela comprend non seulement des considérations générales comme la justice environnementale, mais aussi des questions spécifiques concernant la place des pauvres dans la reconnaissance de ces droits ou encore le rôle de la religion dans leur développement. Cette partie reprend ensuite la problématique des droits et des obligations que ces nouveaux droits impliquent, celle de la représentation et celle de la nécessité de trouver un équilibre entre les perspectives éco- et anthropocentriques. Elle se termine par une réflexion sur l’impératif d’élargissement du débat au-delà des rivières, c’est-à-dire à l’eau en général.
Les droits des rivières et l’équité
39Malgré certains points de départ écocentriques, la légitimité du discours concernant les droits des rivières tient au fait que les formes de reconnaissance existantes sont pleinement intégrées aux sociétés qui dépendent de ces rivières47. Cela conduit à s’interroger sur quelques aspects supplémentaires.
40Premièrement, dans un contexte où les droits des rivières reflètent une primauté de la nature sans la considérer comme séparée de la société humaine, d’autres concepts comme celui de « justice environnementale » n’en sont pas éloignés. En fait, même si les points de départ diffèrent, les buts généraux et certains des points d’inflexion peuvent être comparés. Une des innovations des droits des rivières est de considérer les collectivités avant les individus, ce qui était aussi un trait marquant des débats sur la justice environnementale dans son développement initial aux États-Unis48. En d’autres termes, le discours autour des droits des rivières n’est pas un lointain descendant de l’écologie profonde, mais bien un discours pleinement intégré aux débats de société actuels.
41La place centrale de l’équité apparaît dans le fait que les décisions des tribunaux ne considèrent pas forcément les questions pertinentes. Ainsi, parmi les centaines de millions de personnes qui dépendent du Gange et de la Yamuna, des millions de pêcheurs en dépendent car il s’agit de leur gagne-pain. La grande majorité sont pauvres et souvent en voie d’appauvrissement du fait de la diminution des stocks de poissons liée à divers facteurs qui comprennent, par exemple, les nombreux barrages et la pollution croissante des cours d’eau. D’autres dépendent des rivières de façon plus saisonnière : ainsi des agriculteurs qui cultivent les plaines inondables durant la période sèche. Dans de nombreux cas, si les droits des rivières en venaient à déposséder les gens de leurs moyens d’existence, ils causeraient un conflit qui rendrait la légitimité de ces droits très fragile.
42En cela, les débats sur les droits des rivières concernent en partie un rééquilibrage donnant plus d’importance à la nature sans ignorer ses liens avec la société et l’économie. Dans ce sens, ils nous offrent une nouvelle définition de la durabilité dans laquelle les priorités sont réarrangées, ce qui est particulièrement important dans un contexte où la conservation environnementale a souvent des conséquences négatives pour les populations dépendantes de certains espaces ou de certaines ressources naturelles49. Cela peut prendre la forme de déplacements de population au nom de la protection d’espèces spécifiques ou celle de la perte d’accès à certaines ressources forestières, comme dans le cas de certains projets utilisant le potentiel de séquestration du carbone par les arbres pour exclure certaines communautés de la forêt en vertu d’un bien commun global qui est la lutte contre le réchauffement global.
43Ces considérations ne sont pas théoriques, puisque dans l’affaire Lalit Miglani, les juges identifient le déplacement des mendiants des ghats (volée de marches menant à une rivière) comme un objet d’intérêt spécifique. Cela, alors même que cette décision met en avant le rôle que les populations dépendantes des rivières doivent jouer dans la mise en œuvre de ces nouveaux droits. Il est donc crucial de garantir que la participation de la société civile proposée dans la décision Lalit Miglani reflète les différentes parties prenantes de manière effective, qu’il s’agisse des femmes, des pauvres ou des populations autochtones.
44L’une des faiblesses des décisions de la Haute Cour de l’Uttarakhand est qu’elles ne reprennent pas à leur compte les avancées préexistantes. Comme noté plus haut, toute une architecture institutionnelle donne déjà des compétences liées à l’eau aux institutions représentatives au niveau local50. Par ailleurs, pour les régions habitées principalement par des communautés autochtones, un système de prise de décision local existe51. Il a été testé jusqu’au stade de la Cour suprême dans le cadre du projet de mine de bauxite de Vedanta, qui devait voir le jour sur des terres ancestrales et sacrées du peuple Dongria Kondh52. À l’époque, les arguments invoqués ne faisaient pas référence aux droits de la nature, ce qui serait certainement le cas aujourd’hui.
45L’exemple de Vedanta confirme deux points importants pour le développement futur des droits de la nature. D’une part, il entérine le fait qu’il existe une base pour construire des processus de prise de décision à l’échelle locale et que ceux-ci trouvent leur source dans la Constitution et dans des lois existantes. D’autre part, il renforce l’idée selon laquelle la protection des rivières et de la nature ne doit pas être dépendante d’une dimension religieuse. En effet, l’aspect sacré n’est pas toujours là pour étayer la protection de la nature. D’ailleurs, dans des cas comme le Gange et la Yamuna, la dimension religieuse n’est pas forcément partagée par toutes les personnes qui dépendent de ces rivières.
Droits et obligations : vers de nouveaux équilibres ?
46Un des aspects remarquables des décisions de la Haute Cour de l’Uttarakhand est la perspective d’instaurer une équivalence entre droits des rivières et droits humains. Il s’agit, d’une part, de signaler l’importance de ces nouveaux droits et d’éviter leur subordination à d’autres intérêts. D’autre part, cela permet de s’éloigner d’une conception des droits liée à la propriété. En théorie, on a un cadre nouveau qui reflète mieux les intérêts de la nature.
47Parmi les questions qui restent non résolues figure celle des obligations découlant de ces droits. D’un côté, si l’État est la face humaine des rivières, il devient responsable des devoirs qui pourraient être imputés à celles-ci. Cette perspective explique le manque d’enthousiasme du gouvernement de l’Uttarakhand qui a lu dans l’instauration de ces droits une source potentielle de devoirs supplémentaires significatifs pour l’État. Et c’est là que le rapprochement avec le droit existant est nécessaire. Que cela soit en tant que public trustee ou en tant que puissance assurant le bien-être de la nature selon les lois environnementales en vigueur, l’État est déjà soumis à de nombreuses obligations. Les craintes engendrées par ce nouveau cadre confirment indirectement que les mesures existantes n’ont pas été effectivement mises en œuvre et qu’une autre façon de considérer la responsabilité de l’État est impérative.
48Il n’en demeure pas moins que les décisions existantes n’expliquent pas la distinction potentielle entre un tigre sauvage, un chien domestique, une rivière, une forêt et les êtres humains. D’une part, en utilisant l’analogie des droits humains, les droits de la nature risquent d’être vus comme étant insuffisamment écocentriques. D’autre part, les devoirs afférents aux droits de la nature ne sont pas limités à ceux de l’État. Un article constitutionnel sur les devoirs des individus concernant la protection de l’environnement a été introduit dans les années 197053. C’est toutefois relativement récemment que cette disposition a attiré davantage d’intérêt, dans un contexte où les devoirs des individus sont de plus en plus mis en avant et comparés aux droits. En principe, il n’y a pas de corrélation entre les droits fondamentaux et les devoirs cités dans la partie IV de la Constitution, mais la magistrature semble les combiner54. Il est crucial, dans le cadre de nouveaux débats autour des droits de la nature, de faire en sorte que ces derniers ne se transforment pas en nouveaux devoirs pour les individus et les communautés, ce qui aurait probablement des conséquences négatives du point de vue de l’équité. Par ailleurs, il est impératif de veiller à ce que les devoirs envers la nature soient répartis entre toutes les parties prenantes, comprenant non seulement l’État mais aussi le secteur privé.
Représentation
49Une des grandes questions posées par la reconnaissance des droits des rivières est celle de l’entité capable de les représenter. À vrai dire, il s’agit là d’une question qui n’est pas particulièrement nouvelle et qui oppose de longue date les partisans d’une conception moins anthropocentrique et plus large de la conservation aux partisans du maintien des formes traditionnelles du système juridique.
50La problématique de la représentation est présente depuis longtemps. Il s’agissait déjà de l’un des aspects centraux de l’argumentation de Christopher Stone dans son article de 1972 concernant l’accès aux tribunaux et la nécessité de rompre avec un système qui séparait les êtres humains et la nature55. Ces considérations ont ensuite été revisitées à plusieurs reprises aux cours des dernières décennies, que cela soit au sujet des droits des animaux ou des droits des générations futures. Ce dernier cas est peut-être le plus instructif, puisqu’il est démontré qu’il est possible de trouver un point d’ancrage dans le droit existant pour reconnaître les droits des générations futures, par exemple à travers des enfants56. L’exemple du Pays de Galles et sa législation sur le bien-être des générations futures confirme qu’il y a différents points d’entrée possibles pour prendre en compte des intérêts que les instruments juridiques traditionnels ne permettent pas nécessairement d’intégrer facilement57.
51Par ailleurs, un certain nombre de cadres juridiques ont déjà tenté de restructurer la position de l’État. L’introduction progressive de la doctrine du public trust pour l’eau et l’environnement en général reflète la mise à jour d’un concept existant au service de nouveaux intérêts de protection58. Que cela soit aux États-Unis, en Afrique du Sud ou en Inde, l’élargissement du public trust à la nature permet de limiter le pouvoir de « domaine éminent » de l’État, qui doit maintenant agir comme public trustee. Cela implique que la protection prend le pas sur l’exploitation des ressources naturelles. Dans le cas de l’Inde, la version initiale inclut une interdiction de privatisation des ressources naturelles qui n’a pas été entièrement confirmée dans les décisions suivantes59.
52Vu sous cet angle, il n’est pas difficile d’imaginer un système de protection des droits des rivières, étant donné que cela s’apparente en grande partie à ce que le public trust requiert déjà60. Cependant, cela ne signifie pas que le public trust tel qu’il est conçu actuellement est adapté aux questions qui se posent ici. Un de ses défauts importants est d’être presque toujours élaboré au niveau du gouvernement d’un État ou d’un pays. Il n’y a aucune raison théorique qui nous empêcherait de considérer un public trustee comme existant à tous les niveaux de gouvernement, de l’échelle locale à l’échelle nationale. Dans le cadre des rivières, la nécessité de prévoir une gouvernance locale est impérative. Comme indiqué plus haut, elle doit être liée à un système multiniveaux pour prendre en compte la diversité des questions qui se posent à toutes les échelles.
Des droits des rivières aux droits de l’eau et de la nature
53Les débats concernant les droits des rivières sont une prolongation logique de la place importante accordée aux rivières en général dans les discussions relatives à l’eau. Cependant, s’il s’agissait là d’un point de départ approprié pour attirer l’attention sur certains problèmes spécifiques et permettre au plus grand nombre d’appréhender l’objet de protection, cela n’est pas suffisant à long terme.
54La décision dans l’affaire Lalit Miglani reflète très bien ces limites quand elle affirme que ce ne sont pas seulement les rivières mais aussi les glaciers et toutes les autres sources d’eau qui font partie du champ de protection. Dans le cas de l’Inde, il est nécessaire de faire un pas de plus, dans un contexte où la grande majorité de la population dépend d’eau souterraine pour son accès à l’eau potable. Étant donné que les liens entre les eaux de surface et les eaux souterraines sont aujourd’hui établis, c’est bien de l’eau en général dont il doit s’agir lorsque nous parlons de « droits ».
55En vérité, la distinction entre rivières, eau et nature est elle-même en question. La décision Lalit Miglani confirme en effet que ce n’est pas seulement l’eau qui doit être considérée, mais bien tous les écosystèmes qui sont liés aux cours d’eau. Par conséquent, la problématique des droits des rivières est un sous-débat de celui sur les droits de la nature. Si cela ne signifie pas que les rivières, l’eau et la nature ne peuvent être pensées séparément, il est impératif de reconnaître et d’intégrer les différentes dimensions à un raisonnement global.
*
56La reconnaissance des droits des rivières constitue une avancée importante dans la réflexion sur leur protection, celle de l’eau et celle de la nature en général. Elle nous oblige à repenser certains éléments fondamentaux du droit de l’environnement tel qu’il a longtemps été conçu. Ces nouveaux discours nous permettent de replacer l’environnement en tête de nos préoccupations, ce que le concept de « développement durable » a fait de moins en moins bien au cours des dernières décennies. Ils nous permettent également de revisiter des concepts qui ne sont pas particulièrement adaptés à une protection effective de l’environnement. C’est le cas, par exemple, de l’accent mis sur les droits de propriété pour structurer les mesures de protection de l’environnement ou de l’utilisation de notions fortement anthropocentriques.
57La reconnaissance progressive des droits des rivières dans plusieurs pays confirme que c’est un débat de plus en plus global et qui reflète des limitations du droit de l’environnement relativement similaires dans différentes parties du globe. Chaque forme de reconnaissance est distincte, comme en témoignent les décisions de la Haute Cour de l’Uttarakhand, bien que certains éléments se retrouvent d’un pays à l’autre.
58La forme de reconnaissance actuelle des droits des rivières en Inde implique un certain nombre de questions qui devront être réglées par la Cour suprême dans sa décision finale ou par le pouvoir législatif. À ce stade, nous constatons que les mesures présentées ne sont pas suffisamment développées pour être effectivement appliquées et qu’elles posent problème par divers aspects. Il sera donc nécessaire de repenser la structure des droits proposés et de faire en sorte qu’elle corresponde aux développements existants du système juridique, tels que la reconnaissance de l’État comme public trustee des rivières et des ressources naturelles.
Notes de bas de page
1Cf. S. Borràs, « New transitions from human rights to the environment to the rights of nature », Transnational Environmental Law, vol. 5, no 1, 2016, p. 113-143, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1017/S204710251500028X.
2Cf. A. Gutmann, « Pachamama as a legal person? Rights of nature and indigenous thought in Ecuador », in D.P. Corrigan et M. Oksanen (dir.), Rights of Nature. A Re-examination, Londres, Routledge, 2021, p. 36-50.
3Cour suprême de l’Inde, affaire M.C. Mehta c. Kamal Nath and others, 1 SCC 388, 1997, https://indiankanoon.org/doc/1514672/.
4Haute Cour de l’Uttarakhand, affaire Mohd. Salim c. State of Uttarakhand and others, 2017 SCC OnLine Utt 367, 20 mars 2017, https://www.ielrc.org/content/e1704.pdf et affaire Lalit Miglani c. State of Uttarakhand, SCC OnLine Utt 392, 30 mars 2017, https://indiankanoon.org/doc/92201770/.
5Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, A/CONF.151/26/Rev.1 (vol. I), 3-14 juin 1992, annexe II, https://digitallibrary.un.org/record/160453.
6Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, « L’avenir que nous voulons », A/RES/66/288, 11 septembre 2012, https://digitallibrary.un.org/record/734344.
7« Les limites à la croissance », rapport du Club de Rome, 1er octobre 1972. Version publiée : D. Meadows, D. Meadows et J. Randers, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue de l’Échiquier, 2012.
8Cf. A. Kothari, « Radical well-being alternatives to development », in P. Cullet et S. Koonan (dir.), Research Handbook on Law, Environment and the Global South, Cheltenham, E. Elgar, 2019, p. 64-84.
9Cf. D. Takacs, « We are the river », University of Illinois Law Review, no 2, 2021, p. 545-605, https://illinoislawreview.org/print/vol-2021-no-2/we-are-the-river/.
10Cf. J. Bétaille, « Des droits pour la nature, un nouveau mirage juridique », Revue méditerranéenne de droit public, vol. 10, 2019, p. 77-87.
11Cf. T.G. Puthucherril, « Riparianism in Indian water jurisprudence », in R.R. Iyer (dir.), Water and the Laws in India, New Delhi, Sage, 2009, p. 99-133.
12Cf. D. Takacs, « Standing for rivers, mountains – and trees – in the Anthropocene », Southern California Law Review, vol. 95, no 6, 2023, p. 1469-1500, https://ssrn.com/abstract=4421146.
13Cf. S. Bourgeois-Gironde, Être la rivière, Paris, PUF, 2020.
14Cf. C. Clark, N. Emmanouil et al., « Can you hear the rivers sing? Legal personhood, ontology, and the nitty-gritty of governance », Ecology Law Quarterly, vol. 45, 2018, p. 787-844.
15Cf. A. Kothari et S. Bajpai, « We are the river, the river is us », Economic and Political Weekly, vol. 52, no 37, 2017, p. 103-109.
16Cf. D. Takacs, « We are the river », art. cit.
17Cf. S.K. Bavikatte, Stewarding the Earth. Rethinking Property and the Emergence of Biocultural Rights, New Delhi, Oxford University Press, 2014 ; P. Cullet, « Confronting inequality beyond sustainable development: The case for eco-human rights and differentiation », Review of European, Comparative and International Environmental Law, vol. 31, no 1, 2022, p. 7-15, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1111/reel.12439.
18Cf. A. Kothari et S. Bajpai, « We are the river, the river is us », art. cit.
19Constitution de l’Inde, 26 novembre 1949, art. 243G et annexe XI, art. 243W et annexe XII, https://legislative.gov.in/constitution-of-india/.
20Accelerated Rural Water Supply Programme (ARWSP) Guidelines, 1999, 4.2.3, https://www.ircwash.org/resources/guidelines-implementation-accelerated-rural-water-supply-programme-arwsp ; Maharashtra Management of Irrigation Systems by the Farmers Act, 2005, https://www.indiacode.nic.in/handle/123456789/19679.
21Cf. V. Upadhyay, « Canal irrigation, water user associations and law in India: Emerging trends in rights-based perspective », in P. Cullet, A. Gowlland-Gualtieri et al. (dir.), Water Governance in Motion. Towards Socially and Environmentally Sustainable Water Laws, New Delhi, Cambridge University Press, 2010, p. 111-128.
22Te Awa Tupua Act (Whanganui River Claims Settlement), no 7, 2017 (au 30 novembre 2022), https://www.legislation.govt.nz/act/public/2017/0007/latest/whole.html.
23Cf. M. Nakazora, « Environmental law with non-human features in India: Giving legal personhood to the Ganges », South Asia Research, vol. 43, no 2, 2023, p. 172-191, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1177/02627280231163094.
24Haute Cour de l’Uttarakhand, affaire Mohd. Salim c. State of Uttarakhand and others, op. cit. (cf. n. 4), § 10.
25Ibid., § 19 (nous traduisons).
26Ibid., § 2.
27Ibid., § 16.
28Ibid., § 17.
29Ibid., § 18.
30Haute Cour de l’Uttarakhand, affaire Lalit Miglani c. State of Uttarakhand, op. cit. (cf. n. 4).
31Ibid., § 63.2 (nous traduisons).
32Ibid.
33Ibid., § 63.5.
34Ibid.
35Haute Cour de l’Uttarakhand, affaire Mohd. Salim c. State of Uttarakhand and others, op. cit. (cf. n. 4), § 19.
36Haute Cour de l’Uttarakhand, affaire Lalit Miglani c. State of Uttarakhand, op. cit. (cf. n. 4), § 63.4.
37Cf. V. Kansal, « The curious case of Nagaraja in India: Are animals still regarded as “property” with no claim rights? », Journal of International Wildlife Law & Policy, vol. 19, no 3, 2016, p. 256-267, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/13880292.2016.1204885.
38Haute Cour du Pendjab et de l’Haryana, affaire Karnail Singh c. State of Haryana, 2019 SCC OnLine P&H 704, 31 mai 2019, https://indiankanoon.org/doc/68914216/.
39Ibid.
40Haute Cour du Pendjab et de l’Haryana, affaire Court on its Own Motion c. Chandigarh Administration, 2020 SCC OnLine P&H 4454, 2 mars 2020, https://indiankanoon.org/doc/87436538/.
41Haute Cour de Madras, affaire A. Periyakaruppan c. Principal Secretary to Government, 2022 SCC OnLine Mad 2077, 19 avril 2022, https://indiankanoon.org/doc/83176123/.
42Cour suprême de l’Inde, affaire M.C. Mehta c. Kamal Nath and others, op. cit. (cf. n. 3).
43Cf. E.L. O’Donnell, « At the intersection of the sacred and the legal: Rights for nature in Uttarakhand, India », Journal of Environmental Law, vol. 30, no 1, 2018, p. 135-144, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1093/jel/eqx026.
44Cf. S. Jolly et K.S. Roshan Menon, « Of ebbs and flows: Understanding the legal consequences of granting personhood to natural entities in India », Transnational Environmental Law, vol. 10, no 3, 2021, p. 467-492, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1017/S2047102520000424.
45Cf. ibid., p. 479.
46Cour suprême du Bangladesh, affaire Nishat Jute Mills Ltd. c. Human Rights and Peace for Bangladesh, demande d’autorisation de pourvoi en matière civile, no 3039 de 2019, jugement du 17 février 2020, https://www.hrpb.org.bd/public/images/judgement/civil-petition-for-leave-to-appeal-no.-3039-of-2019---turag-river-living-status-case.pdf.
47Cf. E. Macpherson, « The (human) rights of nature: A comparative study of emerging legal rights for rivers and lakes in the United States of America and Mexico », Duke Environmental Law and Policy Forum, vol. 31, no 2, 2021, p. 327-377, https://scholarship.law.duke.edu/delpf/vol31/iss2/3/.
48Cf. R.D. Bullard, Environment and Morality. Confronting Environmental Racism in the United States, Genève, UNRISD, 2004.
49Cf. A. Kodiveri, « If nature has rights, who legitimately defends them? », OpenGlobalRights, 21 mars 2019, https://www.openglobalrights.org/if-nature-has-rights-who-legitimately-defends-them/.
50Cf. n. 19.
51Panchayats (Extension to the Scheduled Areas) Act, 1996, https://panchayat.gov.in/pesa-act/.
52Cour suprême de l’Inde, affaire Orissa Mining Corporation Ltd. c. Ministry of Environment and Forest, 2013 6 SCC 476, 18 avril 2013, https://indiankanoon.org/doc/109648742/.
53Constitution de l’Inde (cf. n. 19), art. 51A.
54Cf. L. Bhullar, « Environmental constitutionalism and duties of individuals in India », Journal of Environmental Law, vol. 34, no 3, 2022, p. 399-418, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1093/jel/eqac010.
55C.D. Stone, « Should trees have standing? Toward legal rights for natural objects », Southern California Law Review, vol. 45, no 2, 1972, p. 450-501.
56Cour suprême des Philippines, affaire Minors Oposa c. Secretary of the Department of Environment and Natural Resources, 33 ILM 173 (1994), 30 juillet 1993, https://archive.crin.org/en/library/legal-database/minors-oposa-v-secretary-department-environmental-and-natural-resources.html.
57Well-being of Future Generations (Wales) Act, 29 avril 2015, https://www.legislation.gov.uk/anaw/2015/2/contents.
58Cf. A.C. Blackmore, « Rediscovering the origins and inclusion of the public trust doctrine in South African environmental law: A speculative analysis », Review of European, Comparative and International Environmental Law, vol. 27, no 2, 2018, p. 187-198, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1111/reel.12239.
59Cour suprême de l’Inde, affaire Mrs Susetha c. State of Tamil Nadu and others, AIR 2006 SC 2893, 8 août 2006, https://indiankanoon.org/doc/1223975/.
60Cf. C. Clark, N. Emmanouil et al., « Can you hear the rivers sing? Legal personhood, ontology, and the nitty-gritty of governance », art. cit., p. 822.
Auteur
Professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’université de Londres, professeur invité à l’Université nationale de droit de Delhi

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