Propos introductifs
p. 23-28
Texte intégral
1Le présent ouvrage commence, assez logiquement, par interroger le droit, et plus particulièrement le droit international : ce dernier peut-il quelque chose face aux changements globaux et planétaires ? Plus précisément, le programme et les objectifs retenus notamment par le droit de l’environnement peuvent-ils trouver quelque effectivité dans le monde réel ? Le droit international, autrement dit, n’est-il qu’une forme parmi d’autres du « bla-bla-bla » des États, évoqué par Greta Thunberg ? Est-il vraiment un instrument de protection mais aussi de transformation pour répondre aux défis ?
2Trois contributions rédigées par des auteurs très qualifiés traitent de ce thème. La première, due à Dominique Bourg, est l’analyse d’un philosophe qui interroge, voire interpelle les juristes à partir de données factuelles qui mettent au jour les « paradoxes de la globalisation ». Viennent ensuite les réponses de juristes : celle de Sandrine Maljean-Dubois qui s’intéresse aux « nécessaires évolutions » du droit international dans sa dimension globale, puis celle, à un niveau plus spécifique, de Nilüfer Oral qui prend l’exemple de la hausse du niveau des mers et des délimitations maritimes.
3Dominique Bourg présente ce qu’il appelle le « second paradoxe » de la globalisation (le premier, qui n’a pas été développé, étant celui du « doux commerce » qui nourrirait les conflits au lieu de les apaiser, comme le veut le grand récit libéral). Ce second paradoxe réside dans le projet de la modernité qui apparaît comme un projet d’« univers infini », alors que la globalisation aboutit à un « enfermement planétaire » et, plus encore, à un « rétrécissement de la planète, au sens d’une réduction physique et spatiale de son habitabilité ».
4Les juristes sont interpellés sur la question de savoir si le droit international est en mesure de se transformer pour répondre à ce paradoxe, en soulignant une difficulté majeure : celle de parvenir à cette transformation dans un monde multipolaire et profondément divisé.
5Sandrine Maljean-Dubois, après avoir recensé les forces et les faiblesses du droit international, conclut que la balance fait plutôt pencher le droit international de l’environnement du côté de l’impuissance. Elle ne s’arrête cependant pas là, puisqu’elle esquisse quelques pistes pour dépasser cette impuissance. Nilüfer Oral, quant à elle, met en lumière l’adaptabilité du droit international, pourvu que les États en soient d’accord, y compris à travers un procédé que tous les juristes connaissent bien et qui est celui de la fiction juridique. En effet, le droit n’exprime pas un être, un état particulier des choses : il s’agit d’un devoir-être. Si les États disent que les lignes de base et les délimitations resteront inchangées malgré la variation du niveau des mers, ce sera le cas, et ce au bénéfice non seulement de la stabilité juridique, mais aussi, on le comprend bien, de la préservation de leurs intérêts stratégiques et économiques fondamentaux. Cela dit, les fictions juridiques ne nous ont pas encore permis de trouver des solutions pour les territoires qui sont appelés à être submergés ou à être rendus inhabitables, ce qui implique de s’interroger sur la possibilité d’imaginer un État qui soit totalement privé d’assise territoriale terrestre.
6Je voudrais formuler quelques remarques. Tout d’abord, il me semble que les auteurs s’accordent pour dire que nous entrons dans une zone d’insécurité juridique suscitée par ce que Dominique Bourg présente comme les paradoxes de la globalisation et ses effets, et notamment par les dépassements des limites planétaires évoquées par Sandrine Maljean-Dubois. Rien ne se déroule comme prévu.
7Au début des années 1990, la pensée du droit international baignait encore dans le récit de la modernité occidentale, imprégné par le mythe du progrès, c’est-à-dire de la progression continue de l’humanité d’un état de nature vers un état civil, non seulement à l’échelle nationale mais aussi à l’échelle globale, avec pour moyen et condition la maîtrise de la nature, puisque c’est bien la maîtrise des forces naturelles – et, singulièrement, de l’énergie que nous tirons de la nature – qui permet la réalisation des fins humaines. Or, ce que nous enseignent l’entrée dans l’anthropocène et les dépassements successifs des limites planétaires, c’est précisément que nous ne contrôlons plus rien.
8Face à cette perte de contrôle, le droit n’est pas sans ressources. Il y a d’abord les vieilles méthodes – on le voit avec la fiction juridique appliquée à la hausse du niveau des mers : on fait comme si de rien n’était afin d’assurer la sécurité juridique face à une situation elle-même instable et changeante. Et puis il y a les nouveaux outils. Sur ce point, il faut admettre que nous avons parfois trop tendance à dévaloriser « notre » droit international contemporain. On le perçoit à travers l’image que nous renvoient les autres, à savoir les non-internationalistes, les philosophes ou les scientifiques : celle d’un droit international « bla-bla-bla », resté figé au xixe siècle et incapable de relever les défis mondiaux.
9Il convient, à cet égard, de reconnaître la part de responsabilité qui incombe aux internationalistes dans la perpétuation de cette image : nous sommes encore trop enclins à utiliser un langage, une terminologie, des concepts qui laissent penser que le droit international est toujours le « vieux » droit international du début du xxe siècle, à savoir un droit strictement interétatique, fondé sur la souveraineté et le consentement de chaque État, qui ne se construirait que par la voie des traités internationaux, traités dont la négociation est longue et difficile, l’entrée en vigueur, tout aussi longue et laborieuse, et la mise en œuvre, très aléatoire faute de mécanismes de contrôle ou de sanction. Or cette image est à la fois vraie et plus tout à fait vraie car le droit international contemporain est certainement cela, mais aussi plus que cela.
10Certes, les États gardent la haute main sur les négociations, mais celles-ci se font désormais sous surveillance et parfois avec la participation à divers degrés d’autres acteurs, y compris les organisations de la société civile.
11Certes, les traités internationaux occupent encore une place importante, mais il existe d’autres modalités d’élaboration des normes plus souples. Il n’est d’ailleurs pas anodin que depuis quelques années la Commission du droit international utilise rarement la forme du traité et préfère des instruments moins formels comme les « projets d’articles ».
12Certes, il existe encore peu de sanctions « dures », mais de nouveaux modes de gouvernance multiniveaux se mettent en place dans plusieurs domaines et obéissent à une logique différente mais pas forcément moins « effective » que la logique traditionnelle du droit interétatique fondé sur la réciprocité et les « contre-mesures ».
13Nous pourrions continuer l’énumération et trouver d’autres exemples qui montrent à quel point le droit international a fondamentalement changé au cours des soixante-dix dernières années.
14Face à ce contraste entre les concepts et les mots que nous utilisons et la réalité du droit international, il est de notre responsabilité, en tant qu’internationalistes, de donner à voir le droit international tel qu’il s’est développé. Or, si le monde se transforme, si la globalisation est une réalité, le droit international s’est aussi transformé et n’est plus le droit strictement interétatique qu’il était : il est aussi devenu en partie un « droit global » ou un droit que je me plais à qualifier de « cosmopolitique ». Cette « cosmopolitisation » progressive du droit international suffit-elle, ou bien suffira-t-elle, à le rendre effectif face aux défis planétaires ? Sans doute pas.
15Quand bien même le droit international aurait fondamentalement changé et se serait adapté aux défis de la mondialisation, il n’est pas certain que ces évolutions soient suffisamment rapides et radicales pour répondre à tous les défis.
16D’une part, conceptuellement, précisément parce que nous nous sommes empêtrés dans des concepts issus de la modernité, nous ne parvenons pas à élaborer une vision claire d’un droit cosmopolitique à la hauteur de ces défis. Or, même si nous voulions ce droit cosmopolitique, nous ne pourrions pas le réaliser sans conceptualisation claire car les concepts et les visions dominantes du monde déterminent au moins en partie son évolution.
17D’autre part, factuellement, le droit ne peut pas tout ; il faut des changements dans les faits qui soient à la fois éthiques et politiques. Des changements éthiques, tout d’abord, parce que le cosmopolitisme n’est pas seulement du droit : il est aussi une éthique de l’ouverture à l’autre – au sens large de l’autre humain et non humain. Il s’agit également d’une éthique du renoncement à la volonté de maîtrise illimitée – et cela, nous n’y sommes de toute évidence pas préparés intellectuellement. Il faudrait commencer ne serait-ce que par donner une éducation cosmopolite à nos enfants et leur enseigner qu’ils sont citoyens non seulement de leurs États, mais aussi du monde.
18Des changements politiques, ensuite, parce que le système mondial actuel est fondé sur un lien intrinsèque entre l’État moderne et ce que Serge Audier1 a appelé le « productivisme » (qui, aujourd’hui, après l’effondrement du modèle concurrent porté par les pays « socialistes », se réduit pour l’essentiel au capitalisme et à ses avatars libéraux ou néolibéraux). Or c’est précisément ce lien entre État moderne et productivisme qu’il faudrait parvenir à desserrer pour transformer progressivement l’État en un « État cosmopolitique », c’est-à-dire un État qui repose sur cette éthique d’ouverture à l’autre et qui soit à la fois une unité politique autonome – l’État de ses citoyens – et l’unité politique de base d’une cosmo-politique, en lieu et place de la politique inter-nationale faite de la confrontation entre « puissances » et entre « souverains ».
19Ces changements sont difficiles à opérer, en particulier si l’on pense aux contraintes du monde multipolaire auquel Dominique Bourg fait allusion. Nous n’avons pas le temps de nous y attarder ici, mais chacun comprend que tant la structure de l’économie mondiale que les rivalités de « puissances » ne nous facilitent pas la tâche. Ce qui est certain, c’est que si des solutions sont envisageables, elles ne peuvent pas provenir uniquement des États. Elles doivent simultanément émaner des citoyens qui se reconnaissent non seulement en tant que citoyens de leurs États respectifs, mais aussi en tant que citoyens du monde. Comme l’aurait dit Kant, bien que nous ne puissions pas affirmer qu’il ne s’agit pas là d’une chimère, il est de notre devoir d’y travailler sans relâche…
Notes de bas de page
1S. Audier, L’Âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Paris, La Découverte, 2019, p. 809.
Auteur
Professeur à l’université Paris-Panthéon-Assas, directeur du Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire (CRDH)

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