Les formats du « document » numérique
p. 155-168
Texte intégral
1Dans un document récent intitulé « Document : forme, signe et medium, les reformulations du numérique », R. T. Pédauque souligne que « la manifestation la plus évidente du changement », à l’ère du numérique, c’est « la perte de la stabilité du document comme objet matériel1 ». On y souligne ainsi que la notion de support n’a jamais été aussi problématique tant se voient modifiés les cadres qui nous font percevoir un « document » comme une forme organisée et reconnaissable. Notre enquête le confirme, et l’une des questions majeures qu’elle aura suscitées est bien celle des modes de clôture du document numérique, de sa morphologie et de ses formes temporelles. Déjà entamée ailleurs2, la question revient avec d’autant plus d’acuité théorique qu’elle conditionne, selon la perspective que nous avons adoptée, la nature même de l’activité critique et de ses formes logiques3.
2À cet égard, notre enquête s’est située dans une autre perspective qu’une étude quantitative, par exemple, ou expérimentale au sens strict, avec ses protocoles et ses situations contrôlées. En revanche, sa dimension exploratoire a eu parfois un côté « observation clinique » où certains cas, ou certaines situations, ont paru exemplaires à l’égard de notre questionnement de plus en plus aigu sur les spécificités de ce que nous appelions « document numérique ». L’observation d’André, de Didier ou de Jeff y ont participé mais surtout toutes ces situations où les acteurs, quels qu’ils soient, ont eu à sélectionner des fenêtres plus que d’autres, sont restés rivés à la recherche d’une zone de saisie de données ou ont eu à « atteindre » une information jugée « éloignée » de leurs préoccupations, et aussi le plus souvent de leurs points d’entrée habituels dont dépendait leur aptitude à naviguer sur le Web. Toute cette « géographie de l’activité » a eu un caractère relativement inédit que l’on doit à la distanciation que suppose l’observation, mais aussi à l’oubli de notre propre conduite quotidienne face à un écran.
3L’un des caractères relativement inédit du document numérique, et qu’illustre bien le principe technique d’une page Web, consiste en sa nature fragmentée ou « répartie ». Du moins, c’est sous cet angle que la conduite de nos usagers a semblé grandement déterminée, au point qu’il est apparu que ce n’était pas l’écran qui était la mesure de l’activité mais sa partition en fenêtres, elles-mêmes composées de différentes zones, qui ne semblaient pas jouir pour l’usager du même statut. Et cette structure en « feuilletage » règle l’ensemble de ce qu’après S. Broadbent et F. Cara on a appelé, dans les analyses qui précèdent, l’architecture documentaire numérique4.
4Les réflexions théoriques qui ont accompagné les observations se sont souvent alimentées d’interrogations sur les effets de ce type technique d’organisation de l’espace signifiant sur l’activité critique en général, et sur la lecture en particulier. On admettra, pour aller plus loin, qu’il semble vain de continuer à dissocier théories des systèmes d’écriture, théories du document et théories des corpus quand on s’engage dans cette voie. Tout d’abord en raison du fait évident que l’étude de certains aspects manifestes du document numérique que permet le principe de « feuilletage » (pensons ici, par exemple, à la question de « l’interactivité ») engage une réflexion simultanée aux trois « niveaux » de l’architecture documentaire (le signe, le document, le corpus). Il pourrait même s’avérer que les cadres posés par ces trois niveaux soient, eux-mêmes, issus d’une configuration historique spécifique, celle d’une civilisation de l’imprimé. Ces questions d’échelles de l’architecture documentaire numérique s’accompagnent d’une foule de problématiques qui nous auront poussé à interroger la pertinence de cadres descriptifs jusque-là opérants mais parfois difficiles à maintenir tels quels aujourd’hui. Nos observés ont effectivement « lu », manipulé, interprété, mais quel type d’objet exactement ? Des « bouts » de ce que nous appelons un « texte », la surface de l’écran, une suite de fenêtres successives ? La notion de « page Web » est à cet égard emblématique : s’agit-il de ce qui est affiché à l’écran ? De ce qui est virtuellement affichable, en intégrant ainsi ses transformations programmées ? Du code source HTML ? Peut-on la définir par l’expression d’un « sens » cohérent (et, dans ce cas, comme le montre l’enquête, seules certaines zones de la « page » seront concernées et pas d’autres) ? Ou bien alors faut-il invoquer son organisation technique, ce réseau de « fichiers » différents associés pour un temps variable ?
Une structure répartie
5L’anatomie technique d’une « page Web » permet d’apercevoir certains aspects inédits imposés par l’architecture numérique. Il ne faudrait pas voir dans cet exercice descriptif une façon d’imputer à la technique l’ensemble des paramètres cognitifs d’une activité complexe, encore moins la variété des usages auxquels elle donne lieu. Il est, en revanche, salutaire, si l’on veut bien considérer qu’un dispositif de lecture et de navigation sur les réseaux impose à la conduite de l’activité des contraintes à partir desquelles, nous l’avons dit, s’ouvrent un ensemble de possibles parmi lesquels se logent, le plus souvent, les différentes stratégies d’exploitation développées par les usagers. Et cela est vrai de toute « technologie intellectuelle5 », et même sûrement de tout dispositif tout court. Ainsi, les possibilités d’action menées au niveau de l’interface sont réglées par un ensemble d’applications qui se superposent, du système d’exploitation à la structure interne du « fichier » en passant par les fonctionnalités intégrées par le navigateur. C’est au niveau du code source de la page Web que l’on s’arrêtera ici pour décrire une forme d’organisation spécifique qui a semblé contraindre, de façon significative, le déploiement de l’activité chez nos observés, et qui pourrait paraître générique de tout document numérique.
6À bien y regarder, le code source d’une page Web définit l’organisation régionale et les relations réciproques d’une série de briques élémentaires de différentes natures. En d’autres termes, le HTML est un type de « couche » de synthèse qui fixe une composition plastique originale (d’où le terme de « page ») mais aussi les événements susceptibles de la transformer, ainsi que les clés interactives pour les activer. Le terme d’agrégat conviendrait bien ici pour qualifier ce type d’organisation6 mais on lui préférera celui de composition, et, plus exactement, de composition par couches, comme s’il fallait s’en représenter la structure comme un feuilletage. De ce principe d’organisation, le « document » Web tire ses propriétés essentielles. Et tout d’abord son hétérogénéité de «formats» informatiques : la composition en question peut intégrer des « pavés » de texte mais aussi des images (aux formats gif ou jpeg), des animations (type flash), des zones de saisie de requête et de restitution des résultats (moteurs internes, requêtes sur un serveur…), des « objets » interactifs (comme les menus déroulants). Tous ces « objets » sont visibles à l’écran et participent d’une organisation plastique originale. À ce titre, il ne semble pas d’ailleurs y avoir, à première vue, de « révolution » fondamentale des principes de compositions plastiques de la « page ». Ce n’est pas sur cet aspect de l’exploitation du « document » que nos usagers ont rencontré des difficultés, comme si les principes de composition Web rejoignaient la tradition de la mise en page des journaux, des magazines ou des journaux de télévision7. Mais le « document » Web intègre aussi différentes données qui ne sont pas liées directement à sa « surface » lisible : des « mots-clés » destinés aux robots des moteurs de recherche pour son indexation ou des scripts logiciels (JavaScript par exemple) « chargés » par le dispositif mais activés seulement à la suite de certaines actions. C’est à ce niveau que se loge le principe du lien hypertexte, pierre angulaire de toute cette architecture de la mise en relation. Il agit, en quelque sorte, comme une « couche interactive » car il permet d’associer la plupart des éléments de la page Web à d’autres éléments présents localement sur la machine ou à l’échelle du réseau. C’est là le principe de l’ancre, superposable à des images (en totalité ou dans certaines zones définies par leurs coordonnées en pixels), des lettres, des mots ou des phrases ou encore à certains objets particuliers comme les menus déroulants. Enfin, cette architecture se complexifie encore un peu plus si l’on prend en compte le fait que certaines applications logicielles peuvent se trouver directement intégrées à la page Web (c’est le cas de nombreux plug-in ou d’applications comme Quick-Time) ou de façon périphérique (on peut ainsi régler l’ouverture d’un document associé par un lien hypertexte à notre page de départ sous un logiciel comme Acrobat).

7Le code source d’une page Web (en particulier le « HEAD » et certains endroits du script HTML dédiés à la gestion des fonctions interactives) montre que le « document » intègre bien autre chose que des fonctions de composition plastique. Il réalise d’abord un vaste système de relations qui peut très bien se trouver « vide » de tout contenu, faisant appel à des briques se trouvant ailleurs sur le réseau. C’est de ce système que tire partie le lien hypertexte ou la plupart des fonctions interactives. Les données de l’enquête confirment massivement que c’est à cette dimension inédite du document qu’ont été sensibles les usagers, qu’il s’agisse de leur quête des « aspérités réactives », de leur souci de trouver des zones où se « fabrique de l’information » ou des efforts qu’ils déploient pour « suivre le fil » en assurant à leur navigation un minimum de cohérence.
Clôture, temporalité et interactivité
8Et les usagers, justement, peuvent toujours aussi intervenir sur les configurations proposées, réaménager par exemple les paramètres de l’affichage, ne pas suivre les liens proposés, retourner « en arrière », n’afficher que le texte, diminuer la taille d’une fenêtre ou la fermer. Ce sont ces interventions qui rendent à chaque fois originales les conditions phénoménales d’affichage d’un document dans les univers domestiques : chacun de nos observés a ainsi aménagé l’espace physique de son dispositif et réglé la chaîne logicielle de navigation dans une configuration spécifique, largement naturalisée pour les acteurs mais rendue si relative sur station publique. Ces possibilités de reconfiguration sont, pour ainsi dire, inscrites elles-mêmes au cœur du principe du document dont les frontières ne sont plus réglées, comme avec l’imprimé, par les frontières périphériques du plan et le travail d’inscription des signes.
9Il est pour l’heure difficile d’apercevoir à quel « niveau » d’organisation délimiter les modes de clôture du document Web. La question, d’ailleurs, est d’importance pour un ensemble de domaines théoriques et expérimentaux qui vont de la sémiotique à l’ingénierie des corpus, sans oublier l’archivistique. Pour les usagers, le document est d’abord un espace manipulable qui revêt au moins trois grands types de propriétés8. La première tient à son organisation plastique où s’associent comme une mosaïque d’espaces relativement séparés. Les observés sont d’ailleurs très conscients de la dimension technique très composite de la page Web, notamment lorsque certains éléments comme les images se chargent plus lentement que le texte. Les pages Web sont massivement regardées comme des tableaux dont les cases seraient relativement autonomes les unes par rapport aux autres. L’utilisation massive de nos jours des tags HTML de type TABLE et de tous ses attributs montre à l’évidence que l’on recherche à renforcer une stabilité géographique au niveau de l’affichage qui assure aux éléments constitutifs de la page la préservation de leurs rapports plastiques mutuels. Mais la distribution « en tableaux » dont il s’agit concerne le plus souvent seulement l’organisation géographique du document ; on y vise surtout à distribuer l’autonomie de ses composants internes et, très rarement, une métaorganisation de relations logiques croisées caractéristiques des outils analytiques tels que les décrits J. Goody, ou tels que nous apprend à les construire J. Bertin9. Reste, effectivement, à deviner de quelle façon une telle structuration peut influencer, par exemple, les mécanismes de la lecture et ses traditions10. On a vu Manu, par exemple, parcourir des colonnes de références Web en partant de la droite, ou d’autres, comme Manuela, chercher à se focaliser seulement sur des espaces délimités au milieu de la page, « comme des cases ». Des expérimentations avec le procédé de l’eyetracking permettrait peut-être de valider l'hypothèse selon laquelle c’est la vectorisation traditionnelle11 de la lecture (de gauche à droite, de haut en bas) qui se trouve ainsi modifiée12. Les indices sur les modes de lecture qu’a fournis l’enquête pourraient permettre de le penser. Il ne s’agit donc, peut-être, pas seulement d’attester d’un phénomène de « lecture rapide » ou « transversale » telle que la décrit F. Richaudeau à propos de nos rapports à l’imprimé. En effet, F. Richaudeau souligne qu’il y a, dans la lecture rapide (ou en diagonale), une sorte d’« extrapolation de lecture intégrale ». Ce qu’il qualifie de lecture d’écrémage respecte la trame linéaire d’un texte. « Chaque mot, chaque phrase ne peut que suivre chronologiquement le mot ou la phrase précédente, ce qui impose à l’auteur ou lecteur un processus de pensée linéaire à une dimension13. » F. Richaudeau, dans son ouvrage La Lecture rapide, montre que certains types de lecture rapide font appel à la vision verticale d’un texte :
10« Les yeux avancent le plus souvent dans le sens vertical14. » Néanmoins il distingue la lecture d’écrémage sélective – la « superlecture » – qui élimine la contrainte de la verticalisation : « L’œil du lecteur ne se propulse plus inexorablement de gauche à droite le long de chaque ligne, son champ d’action est devenu la page à deux dimensions au sein de laquelle il peut prospecter librement les informations, établir des “ponts” de liaisons mentales entre deux, trois concepts ou plus, procéder à des synthèses, sans passer par le carcan de l’enchaînement linéaire chronologique issu de notre langage oral. » C’est cette forme de lecture qui, selon notre étude, prédomine sur le Web et ceci d’autant plus que tout est fait sur la page Web (images, pop up, son, lien hypertexte, bref un ensemble d’indices saillants) pour alimenter la navigation. Cette lecture n’est pas à proprement parler une lecture héritée d’une « société de l’imprimerie » mais d’une société où, au contraire, prédomine l’audiovisuel et, aujourd’hui, le multimédia.
11L’autre propriété de la page Web serait sa dimension temporelle originale, concourant à nourrir ainsi ce qui peut apparaître comme une forme irréductible d’instabilité matérielle du document. Outre que l’on peut le faire « disparaître » matériellement à volonté en jouant sur le fenêtrage, le document Web intègre, on l’a vu, le scénario de ses transformations interactives, sans parler des modifications possibles du côté du navigateur. Pour aller plus loin, il serait plus judicieux de parler des différents types de temporalité associés aux différents types d’objets constitutifs du document. Les animations, par exemple, sont douées d’une sorte de temporalité interne et autonome ; les zones actives, comme les zones de saisie ou de restitution des résultats, seraient, elles, rythmées par le cours d’actions successives de l’usager, si attentif, on l’a vu, aux effets mécaniques de ses manipulations. Les usagers ont aussi largement intégré le principe du « taux de renouvellement » de la page Web, comme Uryèle avec ses pages du Monde ou de l’Académie des Pays-de-Loire, sans oublier tous ces « liens morts » qui ont pu régulièrement émailler la navigation. Associés au principe d’une mosaïque relativement flexible plastiquement, on comprend que ces modes divers de temporalité aient pu faire penser au document numérique comme une forme sémiologique « instable15 ». Or, cette « instabilité », par rapport aux cadres naturalisés du document imprimé, peut aussi s’envisager comme un remarquable principe de plasticité spatiale et temporelle. On peut ainsi tirer partie du principe de « modularité » du document numérique en générant des pages « à la demande » ou sur requête : c’est le succès actuel des pages dynamiques, ce système temporaire de relations associé à un identifiant temporel entre autre. Le document, effectivement, peut devenir personnalisable16 et offrir des cadres variables. Mais s’agit-il encore du même document ?
12La troisième propriété générique de la page Web c’est, évidemment, son interactivité, et surtout l’ordre qu’elle impose à chacune des « briques », ou même de leurs signes constitutifs. La hiérarchie qu’elle instaure pour l’usage s’étend à l’ensemble du système signifiant, une hiérarchie qui n’est pas celle de l’ordre discursif de la lecture, ni celle des outils graphiques comme le tableau. Le lien hypertexte en participe mais pas seulement ; il faut aussi intégrer à cette « couche » tous les objets activables comme les barres de scrolling, les coins des fenêtres ou les zones de saisie sur la page. L’exploration de l’espace d’affichage semble grandement guidée par la compréhension de la distribution des zones interactives, ce que l’enquête a aisément montré. Ainsi, certains usagers n’ont pas hésité, après quelques coups d’œil, à se rendre directement à la fin de la page en jouant de la barre de scrolling, pour voir s’il n’y avait pas là un écran de saisie pour interroger un moteur de recherche interne à un site. D’autres ont aussi cherché à activer des zones en réalité non actives, et ils se sont même parfois perdus en cliquant sur une ancre. Cette couche des « aspérités réactives » impose souvent ses hiérarchies, d’autant plus visiblement qu’elle se signale par des procédés graphiques ou typographiques.
13Et, quand ce n’est pas le cas, elle gouverne encore l’espace d’un « document » qu’il s’agit de balayer, comme dans un jeu. Les signes interactifs sont d’autant plus importants qu’ils assurent techniquement la navigation sous l’angle de l’hypertexte. On retrouve ici l’idée de « signes passeurs » développée par E. Souchier et Y. Jeanneret17. C’est autour d’eux, indiquent les auteurs, que « s’articule l’homogénéité du texte » et ils constituent « un acte de lecture écriture à part entière18 ». Mais ils sont aussi, pour les usagers, la promesse d’une réussite sur le Web. La compréhension des solutions rhétoriques guidant la distribution des zones actives pourrait bien constituer, avec les stratégies de gestion du fenêtrage, les deux paramètres techniques majeurs de l’activité sur le Web, en d’autres mots les deux aspects majeurs d’une forme d’expertise.
Fenêtres, « signes passeurs » et réseau
14On pourrait croire, parfois, que le document à l’écran revisite à sa façon les deux procédés essentiels qui ont façonné l’histoire des supports d’écriture : le scrolling épouse le principe du déroulement du parchemin, le tourne pages électronique rappelle l’agencement des pages d’un livre. L’écran lui-même peut épouser les contours d’une page autonome, la « page écran » faisant alors coïncider espace d’affichage et géographie du document. Mais ni l’écran, ni même parfois l’espace de la « page » comme ensemble signifiant, ne sont la mesure de l’activité. C’est d’abord de la maîtrise du fenêtrage que dépend cette dernière, et l’enquête illustre la mesure qu’elle impose au « document », ou même à la navigation. Si l’on pense souvent à T. Berners Lee pour l’avènement historique du Web ou à D. Engelbart et à sa souris, il faudrait aussi leur associer A. Kay, l’un des pères historiques du procédé du windowing. Il n’est pas sans importance de rappeler, comme le fait S. Johnson19, que les technologies de l’hypertexte et des GUI ont, a elles seules, façonné l’univers de la navigation sur les réseaux.
15Entre l’écran et le principe de composition « modulaire » de la page Web, il faut donc insérer le « niveau » capital du fenêtrage à partir duquel l’usager doit gérer son espace d’activité. L’enquête a montré que c’est d’abord des stratégies de gestion du fenêtrage que dépendait la « forme » de la navigation ou son pattern spatial. Mais l’observation de l’activité dédiée à la gestion du windowing fournit aussi un certain nombre d’indices sur la morphologie particulière du document Web. E. Souchier et Y. Jeanneret ont déjà repéré l’organisation hiérarchique des différents types de fenêtres qu’ils nomment « les cadres de l’écrit d’écran20 ». Il s’agit d’une théorie de la mise en abyme des cadres constitutifs d’une ingénierie textuelle où s’enchâssent « en profondeur » cadres de l’écran, du « bureau » (ou du système d’exploitation), du logiciel (par exemple, un traitement de texte) et, pour finir, de cet espace « scriptible » constitué par la fenêtre active. Ces cadres d’une « énonciation éditoriale » en couches détermine ainsi différents niveaux de l’activité pour l’usager. Pour comprendre toute l’importance de ce principe hiérarchique introduit par le fenêtrage (et donc de sa dimension « lectoriale ») il faudrait donc aussi tenter de décrire sa dynamique temporelle dans la conduite de l’activité, comme nous y engagent différents aspects de l’enquête.
16Tout d’abord parce que la gestion du fenêtrage à l’écran agit comme un filtre pour l’usager. Dans un réseau aussi ouvert que le Web, il s’agit de maintenir pour l’usager une stratégie d’exploitation qui ne peut supporter la multiplication des espaces d’action et, en particulier, la présence de fenêtres (et donc de « documents » ou d’informations) qui ne sont pas nécessaires, voire « polluantes » quand il s’agit d’irruptions intempestives de publicités diverses. Beaucoup de fenêtres, à peine ouvertes, ont vite été fermées par les usagers, que ce soit à la suite de l’activation d’un lien ou de façon « spontanée ». Tous ces gestes de fermeture et de cadrage de l’espace d’activité sont restés relativement anodins parmi l’ensemble des indices problématiques que nous cherchions à extraire de l’observation de l’activité des usagers. Anodins, et tellement spontanés que l’on oublierait presque que c’est à travers leur distribution que l’espace de la navigation mais aussi, et surtout, du document surgit comme le résultat de son exploration réversible. Une étude détaillée de la distribution des espaces d’activité à l’écran montrerait aisément comment le fenêtrage agit comme un filtre de sélection, mais aussi comme un principe général d’organisation de l’espace signifiant. Une étude utilisant l’eye-tracking pourrait le faire, à condition de ne pas partir du principe que le « document » préexiste comme cadre à son exploration phénoménale, c’est-à-dire sous la forme d’une « page » fixe. On se rendrait ainsi compte qu’un « document » Web est d’abord constitué d’une série de fenêtres successives sélectionnées pour leur importance. Certaines d’entre elles sont ensuite maintenues coprésentes, pouvant être rappelées à l’écran quand on les sélectionne. Cet enchaînement peut épouser les cadres de la page dans son ensemble, mais pas toujours car cette série de fenêtres peut très bien intégrer certaines parties seulement d’une page Web. On pourrait ainsi modéliser certains aspects majeurs de ce principe du chaînage des fenêtres, sa genèse notamment, où à chaque session d’activité débute pour l’usager un travail de distribution à partir d’une première fenêtre. De celle-ci dépendent souvent les autres, jusqu’au moment où une autre fenêtre (plus importante pour la tâche à mener) reprend ce rôle de « pivot ». À chaque étape, l’espace d’activité se déploie comme un jeu d’allers-retours temporels ou spatiaux entre différentes fenêtres, d’où son principe de réversibilité incontournable21. Ceux de nos usagers qui ont systématiquement exploité les possibilités offertes par le multifenêtrage (« ouvrir dans une nouvelle fenêtre ») en sont particulièrement conscients. Ainsi Cyril ou Manu ont, à chaque activation d’un signe passeur, ouvert une nouvelle fenêtre et opéré ensuite leur « traitement » par « paquets ». Il ne s’agit pourtant pas là de travailler simultanément sur différents espaces (le peut-on d’ailleurs ?) mais plutôt, comme l’indique S. Johnson, d’une sorte de conscience généralisée du switch induite par le principe du windowing qui assure la complémentarité des espaces de travail.
17On retrouverait donc, comme au niveau de la navigation, les mêmes stratégies générales d’exploitation de cet espace que l’on peut alors appeler document et que chaque usager décline à sa façon. Nous aurions dû nous essayer à en décrire le déroulement, les rythmes et la morphologie pour chacun d’eux. Il y a fort à parier qu’au niveau local du document les propriétés essentielles de l’espace d’activité sont les mêmes qu’au niveau de l’analyse des déplacements tels que l’enquête a permis de les observer à propos de la navigation. À vrai dire, il est même difficile d’envisager alors de séparer réseau et document. À ce titre, cette homologie de structure technique et les similitudes des stratégies d’exploitation et de distribution des espaces d’activité chez l’usager montrent qu’il ne faudrait pas envisager, sur le modèle de l’imprimé, l’autonomie préalable du « document » numérique que des liens permettraient de mettre sur le réseau comme on associe des pages ou des livres. Ce type de similarités existent à coup sûr à chaque échelle de l’architecture documentaire de l’imprimé, ou même des productions manuscrites. Avec le numérique elles sont simplement d’un autre ordre et il ne faudrait pas considérer le Web comme un milieu externe dans lequel on « diffuse une page » mais plutôt comme l’extension naturelle du document22.
18Le Web, d’ailleurs, n’est pas une exception car les propriétés inédites dont l’enquête a montré l’importance gouvernent probablement aussi tous les autres types de documents numériques. Certes, un hypertexte « fermé » comme certains produits sur cédérom, ou fortement scénarisés contribuent à masquer ces spécificités en reprenant, évidemment, des principes d’organisation et de déroulement au livre imprimé ou à d’autres traditions comme celle du cinéma. On peut ainsi réintroduire dans le numérique des catégories d’écriture et de lecture issues de traditions antérieures (ce qui assure alors au lien hypertexte, par exemple, une prédictivité qu’il n’a pas sur le Web), tout comme l’avènement de l’imprimerie a été l’occasion de développer des polices de caractères imitant l’écriture manuscrite. Basé sur un principe de scénarisation ouverte dont l’universalité assure la transparence technique, le Web est d’abord un milieu d’expérimentation technique et industriel où les propriétés du support numérique s’affichent de façon exemplaire, du côté de « l’écriture » comme de la « lecture ». De ce point de vue, on a peut être trop vite défini HTML comme un langage de pure mise en forme en attendant la généralisation du XML. Certes, on a reconnu depuis longtemps l’importance du lien hypertexte, mais il n’est qu’une modalité (explicite pour l’usager) des relations d’adressage qui composent le document numérique comme une série de couches reliées entre elles, de façon temporaire, et dont chacune des briques peut aussi être intégrée simultanément ailleurs, dans un autre « document ». Il faut dire que le lien hypertexte a monopolisé l’attention et que l’on a grandement anticipé sur les configurations discursives qu’il est supposé générer, nouvelles ou non. Sans parler des grands survols d’informations qu’il était censé permettre, on a vite envisagé « l’intertextualité » sur laquelle il ouvrait, la « paratextualité » qu’il enrichissait, les « réseaux de concepts » qui le gouvernaient à grande échelle, la dimension métaphorique ou métonymique des figures qu’il exhibait. Tout se passe ainsi comme si le lien hypertexte venait enrichir l’architecture d’un « texte » resté pour l’essentiel inchangé. Les « nœuds » d’abord, puis les liens qui s’y superposent. Or, d’un certain point de vue, l’enquête montre que ce sont d’abord des liens et des fenêtres qu’exploitent les usagers et que ce l’on appelle « nœuds », « page » ou bien « document » en sont les produits. Ce principe, à condition de le valider en une série d’expérimentations, illustrerait bien à sa façon l’idée du document numérique, conçu d’abord comme un système de relations temporaires dans lesquelles viendrait se loger un « contenu », éventuellement affichable.
Notes de bas de page
1 Synthèse établie par R. T. Pédauque dans le cadre du réseau thématique pluridisciplinaire 33 du département STIC du CNRS, juillet 2003.
2 Ghitalla (F.), « L’espace du document numérique », Communication & Langages, n°126, 2000 ; « NTIC et nouvelles formes d’écriture », Communication & Langages, n° 119, 1999.
3 Dans la lignée de J. Goody, op. cit., ou de D. Olson, L’Univers de l’écrit, Paris, Retz, 1998 (Worlds of paper, Cambridge University Press, 1994).
4 Broadbent (S.), Cara (F.), « A Narrative Approach to User Requirements For Web Design », Interactions, déc. 2000, ACM Press.
5 Pour reprendre une expression de J. Goody
6 Pour faire référence aux travaux de J. Kleinberg. Parmi ses nombreux articles : Kleinberg (J.), « Authoritative Sources in a Hyperlinked Environment », Proceedings of the ACM-SIAM Symposium on Discret Algorithms, ACM Press, 1998.
7 D’une certaine façon, en ce qui concerne du moins le type de sites qu’ont exploré les observés, il n’y a pas de rupture majeure avec certains autres médias. Le numérique, à ce niveau-là, ne représente pas une rupture majeure dans l’art de composer des « pages », de l’ampleur de celle que, par exemple, a pu décrire I. Illich au tournant du xiiie siècle. Illich (I.), Du lisible au visible, essai sur l’art de lire de Hughes de Saint-Victor, Cerf, 1998.
8 Ce qui ne veut pas dire que les documents manuscrits, imprimés ou gravés ne sont pas manipulables, et effectivement manipulés, y compris lors d’une lecture.
9 Bertin (J.), La Sémiologie graphique, Gauthiers-Villars / Mouton, 1967.
10 Cf. chapitre IV, « L’activité de lecture ».
11 Cf. F. Ghitalla, « NTIC et nouvelles formes d’écriture », Communication & Langages, n° 119, 1999.
12 À propos de l’analyse par eye-tracking des processus de lecture d’une page Web, voir G. Barrier, « Organisation visuo-graphique et navigation sur les sites Web, vers un modèle d’analyse des parcours oculaires », Les Cahiers du numérique, n° 3, p. 33-49, 2002.
13 Richaudeau (F.), « Le processus de lecture », dans La Chose imprimée, Les encyclopédies du savoir moderne, CEPL, 1977, p. 336.
14 Richaudeau (F.), La Lecture rapide, Paris, Retz, 2001 [1re éd. 1982].
15 Ibid.
16 Leleu-Merviel (S.), « De la navigation à la scénation. Un grand pas vers une dramaturgie du numérique », Les Cahiers du numérique, n° 3, 2002.
17 Souchier (E.), Jeanneret (Y.), « L’Écriture numérique », Pour la Science, série « Dossier », Du signe à l’écriture, octobre-janvier 2002.
18 Ibid., p. 105.
19 Johnson (S.), Interface culture, ibid.
20 Souchier (E.), « L’écrit d’écran. Pratiques d’écriture et informatique », Communication & Langages, n° 107, 1996. Voir aussi Y. Jeanneret et E. Souchier, « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Xoana, n° 6-7, « Le multimédia en marche », 1999.
21 L’idée est extraite des travaux de C. Lenay à l’université de technologie de Compiègne.
22 Cf. F. Ghitalla, « L’espace du document numérique », op. cit.
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