Chapitre 2. Le regard de la responsable des partenariats
p. 41-49
Texte intégral
1J’ai rejoint le réseau des médiathèques concerné par la recherche un peu plus de quatre ans après l’ouverture du nouvel équipement qui constitue le terrain de la recherche évoquée dans ce livre, pour le quitter trois années plus tard. Trois années jalonnées de bout en bout par la traversée de la crise et la recherche-intervention, lesquelles sont absolument indissociables pour moi du poste qui a été le mien au sein de la médiathèque. Membre de l’équipe de direction, j’étais responsable du développement des publics et des partenariats. C’est à ce titre que j’ai été impliquée dès mon arrivée dans la recherche-intervention, avec une responsabilité particulière en tant qu’encadrante de l’équipe, mais aussi auprès des partenaires, de la direction générale, des élus et bien entendu du public.
2Dès mon recrutement, Raphaële Gilbert m’avait informée du projet de recherche qui se profilait, ce qui m’a rendue enthousiaste. À l’origine, il était question d’une sollicitation de l’ABF et de la Bpi pour donner suite à un travail conjoint commencé autour de la question du rôle social des médiathèques. Dès la première rencontre avec Joëlle Bordet, il est apparu que nous, membres de la direction de la médiathèque, serions pleinement acteurs, voire porteurs de ce projet et qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une simple enquête mais d’une recherche-intervention. L’idée me plaisait encore plus ! Sans comprendre véritablement ce qu’était une recherche-intervention, j’ai été immédiatement convaincue par ce que nous proposait Joëlle Bordet. Les pistes de réflexion et de compréhension sur l’accueil des jeunes qu’elle était en mesure de formuler en peu de temps lors de cette première rencontre m’ont amenée à me dire que non seulement cette recherche serait passionnante, mais qu’elle serait aussi un appui majeur pour mon poste de responsable des partenariats et pour la stratégie que nous allions devoir mettre en place pour sortir de la crise qui se profilait déjà avec les jeunes du quartier. La réflexion amorcée alors me semblait pouvoir être utile pour aborder en profondeur et de façon systémique des sujets sur lesquels l’équipe travaillait depuis plusieurs années déjà, sans beaucoup de résultats.
3J’espère réussir ici à témoigner, à travers des exemples précis, de la façon dont cette recherche-intervention fut pour moi un fil rouge de ces trois années et comment elle m’a amenée à évoluer professionnellement en traversant et en pensant la crise que nous avons vécue. Bien que composé de trois médiathèques, je ne parlerai pas ici du réseau dans son ensemble mais essentiellement de la médiathèque centrale qui fut le théâtre principal de cette expérience.
Le lieu
La première rencontre
4Je connaissais la médiathèque pour le travail qui y était réalisé et son côté innovant à travers les communications ou publications que l’équipe faisait sur les réseaux sociaux ou lors de journées d’étude professionnelles. J’étais très intéressée par les actions menées et les partenariats déjà en place car une attention toute particulière était portée aux publics éloignés du livre et de la lecture, notamment les publics du champ social et le public jeunesse. J’étais impressionnée par le travail fait dans cette bibliothèque publique qui sortait des sentiers battus et osait tenter de nouvelles choses. L’équipe semblait très compétente et j’avais vraiment envie d’en faire partie et de me joindre à l’aventure. Sans avoir eu l’occasion de le visiter, je devinais par ailleurs un bâtiment très moderne et numériquement à la pointe.
5La première rencontre physique a donc eu lieu lors de l’entretien de recrutement. Première surprise, la médiathèque que j’avais située sur un plan au centre de la ville était certes au centre, mais en fait isolée sur une sorte d’îlot coincé entre les voies de circulation rapide et le fleuve. J’ai découvert un bâtiment flambant neuf, à l’entrée d’un quartier qui semblait lui aussi très récent. Au fur et à mesure que j’en approchais, j’ai pu constater avec surprise que la médiathèque était en hauteur, surplombant la rue. La conséquence était un grand espace vide avec un ascenseur et un escalier en guise d’accueil, où je me souviens avoir cherché l’accès pour entrer dans le bâtiment. J’ai été désarçonnée par ce rez-de-chaussée sans signalétique que j’ai immédiatement rebaptisé dans ma tête le no man’s land… En termes de démocratisation culturelle et d’image renvoyée à la population, une médiathèque perchée en hauteur qui surplombe le reste, symboliquement, ce n’était pas idéal ! Je n’ai compris qu’au cours de l’entretien qu’elle était construite ainsi en raison de règles d’urbanisme.
En entrant, j’ai trouvé un lieu d’une grande modernité. J’ai été frappée par sa propreté et l’aspect froid et presque clinique du béton, du blanc et du métal omniprésents. Je travaillais à ce moment-là dans une bibliothèque classée monument historique tout en rondeurs, très contenante, et où le bois ajoutait une atmosphère particulièrement chaleureuse, d’où le contraste saisissant. Autre point frappant, même s’il est courant dans de nombreuses autres médiathèques : la séparation totale entre les parties privées et publiques. Il était possible en effet d’être dans les bureaux sans jamais mettre les pieds dans les espaces ouverts au public, ce qui pouvait créer pour l’équipe à la fois un sentiment de protection et une distance vis-à-vis du terrain.
Des frontières floues
6Peu de temps après avoir pris mes fonctions, j’ai eu l’impression que le positionnement géographique et architectural de la médiathèque la plaçait dans une posture de tour de contrôle, de vigie de l’entrée du quartier. Il était difficile pour l’équipe, moi comprise, de faire abstraction de ce qui se passait dans la rue, au rez-de-chaussée (bagarres, comportements à risque, etc.). Il était peut-être aussi utile pour d’autres services de la ville peu présents sur le quartier de laisser l’équipe de la médiathèque remonter les informations du quartier. J’ai assez rapidement réalisé que la frontière physique entre l’extérieur et l’intérieur était à peine perceptible, voire imperceptible : l’équipe intervenait auprès des jeunes dans la rue ou sur les trottoirs à proximité de la médiathèque, elle ne savait pas non plus comment se positionner dans ce rez-de-chaussée vide. De même, les conflits commencés dans la rue remontaient rapidement dans la médiathèque et ses étages. Si nous-mêmes, en tant membres du personnel, ne percevions plus cette limite, comment pouvait-il en être autrement du public et plus particulièrement des adolescents pour qui le cadre est si important ?
7Pour essayer de comprendre l’ancrage géographique de l’établissement, j’ai voulu savoir ce qu’il y avait avant la médiathèque sur son emprise au sol. J’ai appris que le quartier autrefois était un espace plutôt industriel, avec des sablières et des terrains vagues mais avec peu ou pas d’habitations. Je n’ai pas creusé davantage cet aspect des choses, ce qui a été une erreur. J’ai compris par la suite, grâce au travail de Joëlle Bordet, qu’on ne pouvait pas faire l’impasse sur l’histoire des habitants et sur le quartier lui-même. D’où venaient-ils ? Dans quelles conditions étaient-ils arrivés ici ? De quelle mixité sociale parlait-on ? Quand Joëlle Bordet a mis en lumière certains phénomènes de ségrégation à l’œuvre dans ce quartier que je fréquentais pourtant tous les jours en croyant le connaître, j’ai tout de suite eu une autre lecture. J’ai réalisé combien il était fondamental de s’intéresser à la sociologie urbaine, à l’architecture et à l’urbanisme d’un territoire pour faire en sorte que la médiathèque puisse apporter, en tant que lieu public, les réponses adéquates en termes d’accueil ou de partenariats. Comment faire en sorte de ne pas être un lieu « hors-sol » ? Comment l’aménagement des abords, l’architecture et l’organisation spatiale peuvent-ils avoir un impact direct sur le fonctionnement de la médiathèque aux abords ? Connaître l’histoire du territoire et de ses habitants est primordial pour un bon ancrage de la structure et il est nécessaire d’en tenir compte pour le projet d’établissement. Cela a nourri ma réflexion sur de nombreux sujets en lien avec mes missions, en particulier sur la manière de faire vivre les partenariats pour accueillir tous les publics et plus précisément les jeunes et « faire lieu ».
Les partenariats et l’accueil
Les partenariats
8J’ai rejoint l’équipe en tant que responsable du développement des publics et des partenariats. L’organigramme transversal et la présence même de ce poste témoignaient de la volonté de créer du lien et d’aller vers les autres, de faire en sorte que la médiathèque soit un lieu vivant et ouvert participant pleinement à la vie de la ville. Ce poste existait depuis l’ouverture de l’établissement cinq ans auparavant et s’appuyait sur le travail accompli depuis des années par les bibliothèques déjà en place sur le territoire. Ainsi, lorsque je suis arrivée, plus d’une cinquantaine de partenariats plus ou moins actifs existaient incluant des partenaires d’une grande diversité : municipaux, privés, associatifs, en passant par les écoles ou les institutions médicosociales. La médiathèque semblait être partout, connue de tous ! Elle intervenait dans tous les domaines : la formation, la petite enfance, la santé, l’éducation, les adolescents, les entreprises, la recherche d’emploi… Cela témoignait d’une très grande vitalité et d’une grande force de communication, mais cela semblait parfois paradoxal et en décalage face aux difficultés que nous rencontrions avec le public et face à la fatigue engendrée qui, elles, étaient peu connues à l’extérieur… J’ai rencontré tous les partenaires un à un, pour faire leur connaissance et comprendre le lien qui les unissait à la médiathèque et la façon dont ils collaboraient avec l’établissement. J’ai découvert des partenariats multiples et très divers : de la simple transmission d’informations sur nos activités respectives pour orienter le public, à des projets construits sur du long terme, parfois entérinés par des conventions écrites. Cela a pris presque un an de rencontrer l’ensemble des partenaires tant le champ était vaste. Il m’a fallu également comprendre à quel niveau se situaient ces partenariats, qui les portaient et comment ils étaient nés. Était-ce une demande de leur part ou de la médiathèque ? Une demande politique ou stratégique de la direction générale ? Cette phase a été longue mais m’a permis de créer des liens de confiance avec chacun, liens qui ont été précieux par la suite.
9Quasiment dès mon arrivée, la situation avec les jeunes s’est détériorée. De nombreuses pratiques et procédures avaient été mises en place par le personnel pour accueillir au mieux ce public, les recrutements adaptés, des formations proposées. Pendant les premiers mois, je me suis familiarisée avec tout ce qui avait été construit pour le public adolescent et la gestion des incivilités. J’ai pris à bras-le-corps le volet partenarial avec les autres acteurs de la ville en mettant la priorité sur ce public, dans la continuité de ce qui avait été amorcé, comme le fait de faire venir les animateurs du service jeunesse à la médiathèque pour nous aider avec le public adolescent. Malgré tout, nous sentions une fatigue et une lassitude du personnel face à des situations toujours plus nombreuses avec les jeunes, eux aussi toujours plus nombreux : groupes importants et bruyants, venus pour s’installer au chaud sans utiliser les services de la médiathèque, incivilités, etc. L’incompréhension grandissait entre le service jeunesse et nous, incompréhension qui se transformait peu à peu en animosité. Malgré tout ce que nous tentions de faire, la situation se détériorait et je nous voyais foncer dans le mur, sans pour autant pouvoir arrêter la machine. La situation devenant de plus en plus difficile avec les jeunes pendant les heures d’ouverture au public, je me suis trouvée dans la position d’intervenir de plus en plus souvent en tant que représentante de la direction de l’établissement.
10En même temps que je m’appropriais ce poste et découvrais les partenaires et l’équipe, la recherche-intervention débutait. Pendant toute cette première année, les échanges avec Joëlle Bordet et le comité opératoire de la recherche m’ont dessillé les yeux sur ce qui dysfonctionnait, notamment au niveau partenarial. Il y a d’abord eu le fait de réaliser que nous nous étions trompés d’approche avec le service jeunesse, qu’ils vivaient notre demande de les faire intervenir dans nos lieux pour nous aider à contenir nos publics jeunes comme un manque de respect par rapport à leur profession d’animateurs. À travers cet « échec », j’ai compris qu’il était impossible d’établir un partenariat unilatéral sans un projet consistant et qu’il fallait partir des ressources de chacun. Par ailleurs, venant d’une culture professionnelle où le mode projet domine, j’ai réinvesti une autre forme de collaboration, plus relationnelle. J’ai aussi appris à connaître les partenaires, leurs métiers, leurs représentations et questionner celles que j’avais d’eux. En tant que fonctionnaires territoriaux appartenant à la même collectivité, je pensais assez naïvement que nous avions une forme de culture partagée. J’ai non seulement réalisé que ce n’était pas le cas, mais que la distance entre nous était grande et que nous parlions souvent des langages différents sans nous comprendre. Un exemple tout simple : quand nous parlons en médiathèque du public jeunesse, nous parlons en général des 0-12 ans, or, dans les politiques publiques, cet âge se retrouve davantage sous l’appellation « enfance », la « jeunesse » étant constituée des adolescents et jeunes adultes jusqu’à 25 ans, ce qui crée des incompréhensions entre collègues de différents services et nous enferme dans nos représentations respectives. C’est un exemple parmi tant d’autres, mais qui montre l’importance de définir des concepts et de partager un champ lexical commun pour construire un partenariat solide.
11Ce travail de « rééquilibrage partenarial » et d’écoute mutuelle pour dépasser nos blocages respectifs a été fondamental dans la résolution de la crise et n’aurait pu se faire sans la recherche-intervention. Deux journées d’échanges rassemblant tous les services concernés ont eu lieu à l’initiative de Joëlle Bordet, animées par elle et Bernard Champagne également psychosociologue : l’une au plus fort de la crise quand la médiathèque était fermée, l’autre, un an plus tard, pour établir un bilan. La première de ces journées a été un moment fort, difficile et émouvant, mettant en lumière les rapports de classe qui pouvaient exister entre collègues d’une même collectivité. Certains services ont pu s’exprimer sur l’admiration qu’ils avaient pour la médiathèque et le savoir de l’équipe, avec qui ils pouvaient imaginer faire des projets communs. Pour autant ils voyaient l’établissement comme un lieu élitiste qui n’était pas et ne pouvait pas être pour eux. Cette journée a alors été un point de bascule dans nos relations : nous avons réussi à quitter à ce moment-là la pensée partenariale « de projets ». Plus qu’un simple ajustement des missions et rôles de chacun, Joëlle Bordet a permis en nous mettant face à la conflictualité de nos rapports et de nos représentations (nous : équipe de la médiathèque et services partenaires), que la médiathèque devienne un bien commun. Demander aux services partenaires de participer à cette journée leur a montré comment ils pouvaient de leur côté agir et participer, en étant solidaires du lieu et en créant une dynamique qui faisait que la médiathèque et le portage de son projet n’étaient plus l’apanage des médiathécaires. Cette solidarité a été fondamentale lors de la réouverture.
L’accueil
12Avant de témoigner plus en détail de cette réouverture, j’aimerais revenir sur ce qui a été l’autre question centrale pour moi de cette recherche-intervention : l’accueil des jeunes à la médiathèque. Depuis l’ouverture, les adolescents venaient de plus en plus nombreux. L’équipe très volontaire s’est formée et adaptée, un poste de référent ados a été créé, de nombreux partenariats tissés, un espace ados a vu le jour. Mais nous étions surtout dans des mesures adaptatives, satisfaisantes quelque temps mais peu efficaces sur le long terme car elles ne faisaient que cacher le problème ; le pansement sur la plaie sans soigner. Il y avait par ailleurs une vraie fierté de l’équipe à accueillir autant d’adolescents alors que de nombreuses médiathèques ont tant de difficultés à les attirer ! Aussi, bercés par un discours d’accueil inconditionnel très présent dans la profession, il était difficile d’accepter que nous étions en difficulté et démunis par tous ces jeunes souhaitant simplement un endroit au chaud où ils pouvaient utiliser wifi et prises électriques à volonté. Notre réponse était de fait toujours plus coercitive car nous avions besoin de reprendre le contrôle. J’arrivais d’une bibliothèque associative où le projet d’établissement était très empreint de pédagogie institutionnelle, la pédagogie Freinet en particulier. Le public, très majoritairement composé d’enfants mais aussi de leurs familles ou accompagnants, participait activement à l’ensemble de la vie de la bibliothèque, en en faisant ainsi un bien commun et un lieu de partage. Pourquoi n’ai-je pas réussi à transposer ces pratiques d’accueil dans cette nouvelle médiathèque où je travaillais ? Je ne le sais pas précisément et me pose encore la question. Je pense qu’il était déjà un peu trop tard et le cadre n’était évidemment pas le même. Il aurait été compliqué de former l’équipe à de nouvelles pratiques qui remettaient en cause ce qu’elle avait déjà construit, sans négliger le manque de temps dont nous souffrions cruellement car nous étions débordés par le quotidien et le grand nombre d’adolescents présents.
13Il a fallu admettre que la médiathèque n’avait plus d’identité culturelle, nous en étions par exemple arrivés à refuser des projets littéraires comme le Goncourt des lycéens car notre temps de travail et notre énergie en interne et en service public passaient exclusivement dans la gestion des incivilités. Je voyais bien qu’il y avait un problème, mais n’arrivais pas à l’identifier car nous étions « embolisés » de toutes parts. Quand Joëlle Bordet, à force de nombreuses conversations parfois animées, a réussi à nous faire comprendre que nous avions perdu notre identité auprès des jeunes, tout s’est éclairé. Ayant tellement porté un discours sur le rôle social des médiathèques et sur « les usagers au centre », j’avais fini par perdre de vue l’essentiel : le curseur était passé d’une fonction culturelle adaptée aux publics à une fonction d’accueil généraliste des publics où la fonction culturelle était devenue plus que facultative. La médiathèque était devenue le lieu de centralité de l’accueil des jeunes, qui n’identifiaient d’ailleurs plus du tout qu’ils étaient dans une médiathèque. C’était devenu un espace public et non plus un lieu public. C’est après dix-huit mois que j’ai véritablement eu le déclic sur la nécessité de revoir les modalités d’accueil du public adolescent et que j’ai réussi à me détacher de ce qui existait déjà et des discours sur l’accueil inconditionnel des jeunes du type : « Ils sont mieux chez nous que dehors, même s’ils ne font rien. » Nous avons alors travaillé avec plusieurs collègues aux nouvelles modalités d’accueil des adolescents dans les lieux. Plutôt qu’un règlement, nous avons choisi d’élaborer cette charte que nous souhaitions faire signer à chacun d’entre eux. Cela nous a semblé être le meilleur moyen de recréer du lien et du dialogue avec les jeunes et leurs familles sans nous focaliser sur la question des conduites comme nous avions pu le faire auparavant.
La réouverture de la médiathèque
14Comme nous l’avons déjà dit, après trois semaines de fermeture administrative pendant des vacances scolaires, la médiathèque a progressivement rouvert au public : d’abord les mercredis et samedis, puis de nouveau aux horaires habituels au bout de cinq semaines. La réouverture a été un moment symbolique très fort. Nous avions une forte appréhension la veille car nous ne savions pas comment les usagers allaient réagir, appréhension transformée dès la première journée en soulagement de voir l’accueil positif et chaleureux du public et des collègues des autres services de la ville. Nous avions installé des stands à l’entrée, près des automates de prêts et de la banque d’accueil. Étaient présents à nos côtés des représentants des services municipaux relevant des champs socioculturels et éducatifs, avec une forte présence du service des sports et de l’enfance. L’enjeu était de faire front commun, de montrer au public et particulièrement aux jeunes que nous travaillions tous ensemble, de répondre à des questions ne relevant pas des compétences de la médiathèque ou d’aiguiller vers d’autres services. Par exemple, le service enfance renseignait des familles sur les centres de loisirs ou la cantine, le service des sports donnait des informations pratiques sur l’inscription à telle ou telle activité. Cette implication des autres services, voulue par la direction générale, a été une belle preuve de solidarité capitale pour notre équipe. Nous avions changé d’échelle, « notre » problème était devenu le problème de tout le monde, et les agents des différents services travaillaient ensemble pour le même public.
15Nous avons reçu sur ces stands tous les enfants à partir de 6 ans et leurs parents quand ils étaient accompagnés, pour leur faire signer la charte d’utilisation de la médiathèque que nous avions ébauchée avant notre droit de retrait puis retravaillée pendant la fermeture. Nous revenions d’abord avec chacun sur ce qui s’était passé, expliquant pourquoi la médiathèque avait été fermée en étant le plus factuel possible pour couper court à toute rumeur sur les raisons de la fermeture. Nous expliquions ensuite que nous souhaitions passer une forme de contrat moral avec chacun, rappelant nos missions et ce qu’on pouvait faire en venant à la médiathèque. Ce moment a donné lieu à de très nombreux échanges avec les jeunes mais aussi avec leurs parents et familles, la parole se déliant peu à peu. Au-delà des discussions sur les services proposés par la médiathèque, beaucoup nous ont révélé à cette occasion ne pas s’être sentis en sécurité dans les lieux ; parents et enfants semblaient très majoritairement soulagés de ce que nous leur proposions. Le positionnement stratégique des stands à l’entrée a permis de s’adresser à tous les publics, les adultes venus seuls prêtant une oreille attentive aux échanges que nous avions avec les jeunes usagers.
16Les collègues des autres services nous ont accompagnés les mercredis et samedis pendant cinq semaines, puis l’équipe de la médiathèque a poursuivi seule le travail jusqu’en janvier. En deux mois, 1 200 chartes ont été signées, à notre très grande surprise ! Depuis quelque temps, nous focalisions notre attention sur une vingtaine d’adolescents, les autres étaient devenus quasi invisibles… Tous les jeunes ont accepté de signer la charte à quelques rares exceptions près (moins d’une dizaine de refus).
17Il y a eu un avant et un après la fermeture. L’ambiance de la médiathèque a sensiblement changé dès la réouverture. Nous n’étions plus dans une urgence de gestion quotidienne d’incivilités mais pouvions de nouveau prendre le temps d’échanger avec le public, de le conseiller, de l’accueillir convenablement. Trois mois après la réouverture, la médiathèque était transformée. Plus d’incivilités, plus d’agressions, le public revenait en nombre, y compris les familles et les personnes âgées, l’équipe était soulagée et reprenait plaisir à aller à l’accueil. Bien qu’en sous-effectif suite aux nombreux départs, nous nous projetions de nouveau dans nos fonctions culturelles, heureux de concevoir ou reprendre des actions et des projets que nous avions mis de côté parfois depuis longtemps. Après tous ces mois difficiles, nous retrouvions enfin confiance en nos missions et de la sérénité pour les exercer au mieux.
18Que retenir de toute cette expérience ? Au-delà des apprentissages professionnels, j’aimerais souligner combien il a été pour moi question de langage et de sens durant cette traversée de crise. À plusieurs reprises, j’ai eu le sentiment d’avoir un rôle de « traductrice », essentiel à la transmission. Ayant une formation d’historienne, je n’étais familière ni du vocabulaire ni des notions de psychosociologie qu’il a fallu apprendre, comprendre et être en capacité d’expliquer à l’équipe.
19Plus important, il y a eu la question permanente du sens. Sens de l’action, des missions de ce métier que j’ai choisi d’exercer, et sens des mots. Cette expérience a véritablement eu et aura encore une fonction maïeutique. Elle est venue mettre en mots, à titre individuel comme collectif, des pensées parfois complexes à analyser ou articuler. La crise a été violente, provoquant tour à tour sidération et découragement. Mais grâce à Joëlle Bordet et au collectif qui nous offraient des espaces de pensée et de réflexion, nous avons réussi à la traverser non seulement sans renoncement mais en sortant enrichis avec un autre regard sur notre métier.

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