Conclusion
p. 163-167
Texte intégral
1Reprenant la réflexion engagée à propos de la situation de préretraite, le détour par la situation carcérale peut nous permettre d’avancer dans l’analyse du sens social de l’acte de lecture.
2La lecture en ses différentes modalités se révèle être étroitement associée au cadre, au contexte dans lequel elle émerge et prend sens ; on ne saurait, dès lors, l’acquérir ou la perdre de manière définitive. Le détour par la situation carcérale est à cet égard édifiant.
3Il confirme que « la lecture c’est ce qui apparaît spontanément quand on va avoir du temps à ne rien faire, quand on va se trouver enfermé seul quelque part44 ». « C’est en prison que j’ai vraiment commencé à lire » me dira un ancien habitué des QHS, « il fallait à tout prix tenir. » La lecture constitue alors cette ultime réserve contre l’isolement ; elle assure, en d’autres termes, une fonction de socialisation décisive en situation virtuellement anomique... tout au moins jusqu’à ce que le monde qui lui sert d’horizon ne soit remis en question. Tandis qu’on attendait de la lecture qu’elle préserve un rapport avec le monde de la réalité (« la lecture, c’est un excellent passe-muraille ») l’expérience carcérale finit par profondément modifier notre définition de la réalité : « Je me suis longtemps obstiné à lire des livres qui me présentaient un monde qui n’est pas le mien. »
4Ce détour manifeste l’absence de liaison nécessaire entre mobilité et parcours lectoral. Rappelons que Joëlle Bahloul avait, pour sa part, tiré des conclusions tout autres de son approche qualitative de milieux de faibles lecteurs. « La formulation événementielle et accidentelle de la rupture dans le scénario de lecture », notait-elle à propos de la récurrence d’épisodes tels que le séjour à l’hôpital dans les carrières de faibles lecteurs, « met en évidence la rupture qui les accompagne dans les conditions socio-économiques des lecteurs : la croissance ou la décroissance de la lecture est le résultat quasi systématique de la mobilité, qu’elle soit sociale, géographique ou économique, et de la divergence entre la position socio-économique et les acquis culturels, quelles que soient les modalités de cette divergence. Les scénarios stables le montrent bien, qui caractérisent des situations sociales plus ou moins marquées par la stabilité45 ». Au contraire, on peut ici objecter très précisément que des ruptures peuvent survenir au sein de situations aussi stables que la situation carcérale ; dans le même temps que ces ruptures sont loin d’être systématiquement déterminées par une transformation objectivement repérable des conditions socio-économiques des lecteurs. Pour reprendre l’expression d’Erwing Goffman46, les carrières de lecteurs sont tout autant infléchies par des contingences (en milieu carcéral : la présence fortuite d’un « grand lecteur » qui jouera le rôle d’initiateur...).
5Enfin, il apparaît dans les récits de détenus qui reviennent en prison après une période de liberté que ce qui peut être expérimenté en prison en matière de pratiques de lecture n’est pas forcément exportable au titre de qualifications ou simplement de dispositions durables ; il s’agit plutôt là d’une obstination à la lecture (ou aux études) sans autre horizon que sa seule mise en pratique ici et maintenant. Nous retrouvons alors une caractéristique distinctive de cette « faible lecture » que Joëlle Bahloul s’emploie à objectiver : la marginalité de ses occurrences, par rapport à l’emploi du temps actif ; à savoir qu’elle se cantonne le plus souvent en des moments de clôture ou de jonction du cycle d’activité : avant le sommeil, pendant les vacances... en prison. Au delà, cependant, de tout label, les particularités de la pratique de lecture en milieu carcéral telles que nous venons de les décrire semblent incarner un type spécifique de lecture que l’on ne saurait à proprement parler qualifier de faible puisqu’il peut atteindre la boulimie, et que l’on définira de manière générale comme orienté par un motif pragmatique. Selon nous il s’agit d’une lecture étroitement associée à un espace-temps déterminé auquel elle ne saurait se soustraire. A l’intérieur de ce cadre : « la lecture, ça fait passer le temps » ; à l’extérieur : « la lecture, c’est du temps perdu » !
6Pour dire les choses autrement, la plupart des comptes rendus de l’expérience lectorale manifestent par leur seule énonciation l’adhésion à une définition implicite de la lecture qui a pour effet de disqualifier les propres pratiques effectives. En substance, la lecture est réputée être une activité individuelle qui n’engage que soi, finalisée, l’objectif que se donne la lecture, c’est d’aller jusqu’au bout d’elle-même, jusqu’à ce qu’on n’ait proprement plus de lecture, continuité qui s’inscrit dans une durée qui est celle du texte. C’est pourquoi le livre, qui plus est de fiction toujours selon ces analyses, constitue la lecture par excellence : il objective le parcours à accomplir et requiert une lecture linéaire seule susceptible de permettre de suivre l’histoire. La lecture se réalise enfin en retrait de l’activité quotidienne, faute de quoi, comme lorsque l’on feuillette des revues en salle d’attente... on ne saurait y voir une activité à part entière. C’est en fonction de leur conformité avec des caractéristiques que les différentes modalités de la pratique sont ou non spontanément désignées comme de la lecture ; et que d’autre part l’on se présente ou pas comme lecteur.
7Au contraire, dans la parole ici recueillie, certaines pratiques qui sont répertoriées comme lecture en prison n’ont plus lieu de l’être à l’extérieur ; ainsi, la lecture de la presse, qui tend au dépouillement exhaustif en prison (le journal se transforme alors en livre !) quand elle est simple coup d’œil à l’extérieur ; ou encore les cours par correspondance, considérés soit comme incitations à la lecture, soit comme surcroît de travail.
8Ce que sanctionnent alors implicitement les procédures de disqualification de la propre pratique n’est qu’une incapacité à abandonner le monde de la vie quotidienne pour rentrer dans l’espace du livre. Il ne s’agit pas, rappelons-le, d’y voir l’effet d’une imposition culturelle, puisque le plus souvent de telles procédures s’inscrivent dans le cadre de tentatives de légitimation des propres pratiques (les plus faibles qu’elles puissent être) en tant que lecture raisonnée, s’opposant explicitement à ce titre à une lecture sans retenue qui exposerait le lecteur à cette « folie par identification romanesque » dont parle Foucault47.
9Prolongeant le propos avancé avec la notion de motif pragmatique, à partir notamment de l’opposition opérée par Wolfgang Iser entre littérature didactique ou propagandiste et texte de fiction, il est désormais possible de distinguer deux types de lectures. En substance, pour Iser, un texte peut être dit fictionnel dans la mesure où il ne renvoie ni aux systèmes sémantiques dominants ni à leur validité mais à leurs horizons ; il formule alors des possibilités qu’excluent les systèmes sociaux dominants de l’époque et qui ne peuvent donc être introduits dans le monde quotidien que par la fiction. La communication qu’effectue le texte assure une médiation entre le lecteur et une réalité qui ne lui apparaît plus comme familière.
10Au contraire, la littérature didactique et propagandiste reprend sous forme presque intacte le système sémantique qui prévaut chez ses lecteurs. L’intention communicative du texte est alors de démontrer une nouvelle fois au public la validité de ce qui lui est familier. La confirmation de ce qui est commun au texte et au lecteur n’a cependant de sens, en tant que processus de communication, que lorsque les valeurs du lecteur sont menacées dans le monde où il vit48.
11Nous proposons, par conséquent, de parler de lecture ouverte ou de lecture étroite suivant qu’elle met à l’épreuve le monde de la vie quotidienne en multipliant ses descriptions, ou encore en objectivant un univers imaginaire qui acquiert, comme tel, statut de réalité, sur le modèle de la lecture savante ; ou qu’elle reste au contraire assujettie à un espace-temps spécifique, à une figure de l’identité (le petit délinquant, lecteur exclusif de la collection « Série noire »...).
Notes de bas de page
44 Pierre Bourdieu, op. cit., p. 225.
45 Joëlle Bahloul, op. cit., p. 35.
46 Erwing Goffman, Asiles, Paris, Editions de Minuit, 1968, p. 188.
47 Michel Foucault, Histoire de la folie, Paris, UGE, (10/18), p. 43. « De l’auteur au lecteur, les chimères se transmettent, mais ce qui était fantaisie d’un côté, de l’autre devient fantasme ; la ruse de l’écrivain est reçue en toute naïveté comme figure du réel. »
48 Wolfgang Iser. L’Acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 133et sq.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Des jeunes et des bibliothèques
Trois études sur la fréquentation juvénile
Martine Burgos, Nassira Hedjerassi, Patrick Perez et al.
2003
Les bibliothèques municipales en France après le tournant Internet
Attractivité, fréquentation et devenir
Bruno Maresca, Françoise Gaudet et Christophe Evans Bruno Maresca (dir.)
2007
Un laboratoire de littératures
Littérature numérique et Internet
Serge Bouchardon, Evelyne Broudoux, Oriane Deseilligny et al. Serge Bouchardon (dir.)
2007
Les bibliothèques municipales et leurs publics
Pratiques ordinaires de la culture
Anne-Marie Bertrand, Martine Burgos, Claude Poissenot et al.
2001
La BPI à l’usage
1978-1995 : analyse comparée des publics de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou
Christophe Evans
1998
Les nouvelles technologies à l’épreuve des bibliothèques
Usages d’Internet et des cédéroms
Emmanuel Pedler et Olivier Zerbib
2001
Publics à l’œuvre
Pratiques culturelles à la Bibliothèque publique d’information du Centre Georges Pompidou
Jean-François Barbier-Bouvet et Martine Poulain
1986
Lire, écrire, récrire
Objets, signes et pratiques des médias informatisés
Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret et Joëlle Le Marec (dir.)
2003