Conclusion
p. 223-225
Texte intégral
1Les propos de Caton sur les sourires qu’échangent les haruspices, lorsqu’ils se rencontrent, dissimulent une grande diversité de situations géographiques, sociales et historiques. Il est possible qu’au iie s. a.C., les haruspices soient passés dans les campagnes pour des charlatans lorsqu’ils venaient solliciter d’un intendant quelques pièces pour une consultation sur une greffe d’arbre, par exemple. Pourtant, Caton passe délibérément sous silence la volonté déjà ancienne de Rome, d’abord, d’acquérir par la force des devins capables de faire porter la bienveillance des dieux sur elle en cas de guerre, puis, d’obtenir la collaboration des haruspices pour aider les chefs militaires de la cité et, enfin, de faire venir d’Étrurie les meilleurs haruspices pour assister le sénat en cas de prodige concernant la cité. La reprise de cette attaque par Cicéron se comprend dans le cadre double, à la fois un effort de critique de la tradition et une distinction plus marquée, au ier siècle a.C., entre haruspicines privée et publique1. Cicéron témoigne de cet écart creusé entre les deux divinations : les haruspices privés sont vus par lui comme de dangereux imposteurs prêts à vendre leurs services à des révolutionnaires quand les haruspices officiels, installés à Rome, servant les intérêts du sénat dans les luttes entre imperatores, contribuent, selon lui, à la cohésion de l’État. Au ier s. p.C., quand Columelle reprend à son tour le mot de Caton, cette dichotomie s’est accentuée sous la menace d’une législation qui interdit aux haruspices privés toute consultation sur la vie du prince, par crainte qu’ils ne justifient les ambitions de quelque conspirateur, tandis que les haruspices officiels préviennent collectivement ou individuellement le prince des dangers qui menacent l’État ou sa personne.
2Chaque auteur a donc fait correspondre les propos de Caton à une situation où une partie des haruspices de son époque s’exposait à des critiques de vénalité. Si Caton ne considérait pas l’attitude des haruspices sous un tour politique, l’utilisation par les chefs militaires et politiques de Rome des réponses de ces devins a changé le sens des reproches qu’on leur a adressés. Tandis que Caton s’en prenait à leur goût du gain, Cicéron a insisté sur le péril qu’ils faisaient encourir à la cité.
3Un grief implicite, au moins, a apparemment disparu, leur caractère d’étrangers. A partir de la deuxième moitié du ier s. p.C. au moins, l’haruspicine n’est plus une discipline pratiquée exclusivement par des Étrusques ou par leurs proches voisins : des sujets de l’empire romain sans attaches avec l’Étrurie se mettent à pratiquer l’haruspicine et entrent dans l’ordre des 60. Quand l’empereur Claude parle de uetustissima Italiae disciplina, il enregistre à la fois un mouvement de “désétrusquisation” des praticiens de l’haruspicine, mené depuis le ier s. a.C., et la réussite de l’intégration de l’Étrurie à l’Empire en tant que septième région d’Italie. Il n’existe apparemment plus de distinction entre les patrimoines religieux étrusque et romain, le premier s’étant fondu avec le second. Au fur et à mesure que l’Empire s’agrandit, l’haruspicine rallie même un certain nombre de provinciaux qui croient sans doute, en se faisant haruspices, se spécialiser en religion romaine. C’est ainsi que des Germains et des Numides de souche se présentent comme haruspices dans des inscriptions de leur province d’origine. Cette diffusion de l’haruspicine est accélérée par la multiplication des fonctions d’haruspices publics. A l’ordre des 60, conçu vraisemblablement à l’origine comme un conservatoire des traditions étrusques, se sont ajoutées, au moins à partir du ier s. a.C. jusqu’au ier s. p.C., l’haruspicine coloniale et municipale, l’haruspicine de gouverneur de province sénatoriale et l’haruspicine impériale, puis, dans la deuxième moitié du iie s. p.C., l’haruspicine de légion et l’haruspicine de gouverneur de province impériale. Tous ces nouveaux haruspices ont bénéficié d’un apprentissage divinatoire facilité par la vulgarisation livresque des principes essentiels de la discipline étrusque car la publication de traités de discipline étrusque rédigés en latin permet à un public qui n’est pas étruscophone d’acquérir un vade-mecum du bon haruspice. Cet élargissement du recrutement des haruspices se poursuit sans réelle interruption jusqu’à la fin de l’Empire païen dans la deuxième moitié du ive s. p.C. Seule la mise en place de lois destinées à empêcher l’accomplissement de sacrifices et les consultations des haruspices met un coup d’arrêt à la pratique de l’haruspicine par des sujets de l’Empire. L’Etrusca disciplina est si bien intégrée à la religion romaine traditionnelle que les haruspices n’ont disparu qu’avec elle.
4C’est finalement cet exercice de l’haruspicine par des hommes étrangers au monde étrusque qui leur vaut peut-être, après celle de Caton, l’ironie de Cicéron et de Columelle. Dès le ier s. a.C., on relève en Sabine et dans le Samnium des attestations d’haruspices d’origine hellénophone qui ne font état d’aucun lien familial avec l’Étrurie. Comme beaucoup des nouveaux haruspices sont des affranchis d’origine hellénophone, il est tentant de les accuser de corrompre leur clientèle romaine. L’infamie frappant les métiers du commerce contribue aussi à expliquer la condamnation morale dont souffrent tous les haruspices, ces haruspices privés, comme les haruspices publics. Ainsi, à partir de la seconde moitié du ier s. a.C. au moins, aucun sénateur ne se dit haruspice. Pourtant, les haruspices publics ne sont jamais suspectés ni convaincus de trahison, de mensonge ou de dissimulation. Claude ne serait pas parvenu à transformer l’ordre des 60 en collège. Même les Sévères, qui reconnaissent le savoir-faire et l’utilité des haruspices et qui développent l’haruspicine publique en donnant aux haruspices impériaux une rémunération de type équestre, ne promeuvent pas les haruspices publics au rang sénatorial. Au ive s. p.C., quand la résistance anti-chrétienne trouve l’un de ses principaux foyers au sénat, les haruspices ne font pas totalement bloc avec les sénateurs et l’on ne trouve pas non plus alors d’haruspices parmi les sénateurs. Ils se distinguent en effet du reste de l’opposition païenne, en adoptant une ligne beaucoup plus dure : alors que les sénateurs pratiquent une alliance, une sorte de front uni des religions polythéistes, qui évolue par souci syncrétiste vers un monothéisme solaire, la plupart des haruspices s’en tiennent à un strict respect des principes du vieux polythéisme romain. Leur ouverture aux religions étrangères s’accomplit seulement au iiie s. p.C. et se limite à quelques cultes compatibles avec le mos maiorum. A Rome même, aucun lieu ne paraît avoir été réservé à l’enseignement de l’haruspicine. Les allégations de l’auteur de l’Histoire Auguste selon lesquelles Sévère Alexandre aurait institué des écoles d’haruspicine ne sont confirmées par aucune source. Elles ne s’appliquent ni au règne des Sévères, encore moins à l’époque postérieure et pas davantage à l’époque qui précède. Dans les faits, l’haruspicine ne s’est jamais vu attribuer le rôle que voudrait lui faire jouer l’auteur de l’Histoire Auguste. Si certains haruspices impériaux ont pu influencer directement les décisions de quelques empereurs, il s’agit de cas isolés. Au reste, si aucun nom d’haruspice impérial autre que ceux de C. Umbricius C. f. Melior et de Tagis, peut-être, n’est connu par la littérature, c’est sans doute qu’ils comptaient peu dans les rouages du pouvoir. A un niveau inférieur, l’ordre des 60 haruspices ne semble avoir regroupé que des appariteurs de magistrats du peuple romain. Dans la hiérarchie des fonctions publiques, les membres de l’ordre des 60 sont donc toujours placés en situation de subordonnés. Leurs actes sont destinés à appuyer ceux des magistrats qu’ils accompagnent et leur discipline est rangée sous l’autorité des décemvirs. Les sénateurs ont peut-être fait obstacle à la relatio de Claude sur la transformation de l’ordre des 60 en collège parce qu’ils estimaient que les haruspices devaient demeurer des auxiliaires subordonnés. Les haruspices occupent donc une place à part parmi les spécialistes religieux du monde romain. Devins possesseurs et praticiens d’une discipline à l’origine étrangère, ils sont maintenus à partir du ier s. a.C. dans une sujétion au pouvoir qui les exclut des fonctions et de l’ordre les plus prestigieux. Ils servent les intérêts publics et privés mais leur liberté d’expression et de mouvement est strictement limitée.
5En somme, si l’haruspicine a été largement adoptée par le monde romain païen, elle a toujours été dotée d’un rôle purement instrumental et circonscrite à des limites bien définies : les haruspices publics n’ont ni initiative ni autorité et les haruspices privés doivent borner leurs consultations à des questions privées.
Notes de bas de page
1 Cf. Linderski 1982, 3.7 ; Guillaumont 1984, 119.
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