Introduction
p. 11-14
Texte intégral
1“Il semble étonnant qu’un haruspice ne rie pas quand il rencontre un haruspice”. La phrase de Caton rapportée par Cicéron1 et reprise par Columelle2 est restée célèbre et attachée à l’idée que les Modernes se sont faite des haruspices, des charlatans unis par la connivence de ceux qui ne croient pas ce qu’ils disent. En fait, la diffusion complaisante de ces propos a dissimulé l’importance et la diversité de l’apport et du recours aux haruspices dans le monde romain. D’autres textes tout aussi connus, comme celui de Tite-Live sur la deuotio de Decius3, présentent au contraire les haruspices comme des hommes crédibles et sérieux. Des inscriptions d’haruspices du Haut-Empire, comme AE, 1990 762, montrent également des haruspices tout différents, serviteurs de l’Empire et des valeurs impériales. L’image donnée par Caton est donc à la fois partiale et partielle. Tous les haruspices n’ont pas été considérés comme des charlatans puisque des légionnaires, des gouverneurs de provinces, des sénateurs et même des princes se sont fait conseiller par eux et que certains haruspices, comme C. Umbricius C. f. Melior4, semblent avoir pris leur rôle très au sérieux, publiant des livres où ils décrivaient leurs observations et se préoccupant des moyens de rétablir la pax deorum. Caton dénonce les mensonges des haruspices, comme il s’en prend en général à l’égard de tous ceux qui viennent visiter son intendant : l’attaque qu’il leur lançait visait sans doute plutôt leur caractère d’étrangers, capables d’imposer à des fermiers des idées extérieures à la tradition romaine. Si cette critique a pu être valable à un moment de l’histoire romaine, elle est dépassée par la suite en raison de la concession de la citoyenneté romaine à l’ensemble des Étrusques et de l’élargissement du recrutement des haruspices à l’Italie et à l’Empire. Cicéron, de son côté, critique un “mode de croyance5” passif qui ne s’applique pas à discerner les causes naturelles des événements, mais, pour son frère Quintus comme pour beaucoup de ses contemporains, l’accumulation des faits, et par conséquent la tradition et l’usage, ont valeur de preuve. Dans cette mesure, il ne faut pas s’imaginer que les haruspices étaient tous vus comme des diseurs de bonne aventure tels qu’on peut encore en rencontrer à Rome place Navona. Les haruspices ont été voulus, désirés et parfois organisés par Rome.
2C’est cet emprunt, avec l’utilisation d’une culture au départ différente et ennemie, qui nous a intéressée et intriguée. En dépit du lien indéfectible qu’elle a noué entre religion et politique, Rome a intégré à son patrimoine de rites, de cérémonies et de dieux des éléments de cultures étrangères qui servaient à ses propres ennemis pour s’opposer à elle, comme si elle se sentait suffisamment forte pour admettre que son fonds religieux pouvait être enrichi de l’apport de civilisations qu’elle combattait. Sous la République, la religion romaine ne s’est pas contentée d’introduire des divinités grecques comme Esculape et le couple Dis-Proserpine, mais a aussi fait entrer dans ses rites et dans ses usages religieux des pans entiers d’une religion de cités étrusques dont elle cherchait en même temps à faire disparaître les volontés belliqueuses et les velléités séditieuses. Ce qui surprend, quand on commence à s’intéresser à la religion romaine, c’est que cette absorption d’un patrimoine religieux a priori hétérogène ne s’est pas effectuée par esprit de tolérance et d’accueil. Il fallait que la religion romaine eût besoin d’améliorer son efficacité dans la communication avec les dieux qui dirigeaient le monde pour faire preuve d’une pareille ouverture. Il fallait aussi que la religion romaine eût trouvé, pour résoudre ces crises de communication, une religion susceptible d’entrer dans le patrimoine religieux romain sans présenter aucune incompatibilité avec la religion romaine, mais au contraire en prônant un large polythéisme et en acceptant la primauté des valeurs romaines.
3Nous avons voulu entreprendre une histoire des haruspices pour comprendre comment, avec l’haruspicine, la religion étrusque a offert un mode d’observation des sentiments et des ressentiments des dieux à l’égard des hommes tel qu’il a paru nécessaire aux Romains de le mettre à leur profit parce qu’ils n’en avaient pas d’égal. En d’autres termes, nous nous sommes interrogée sur la façon dont Rome a fait d’une divination étrangère sa propre tradition. Cette évolution a été étudiée ici par le biais des praticiens de cette divination étrusque que sont les haruspices, ces spécialistes de l’interprétation des foudres, des entrailles de victimes sacrifiées et des prodiges. De devins étrangers, accusés de traîtrise, dont le caractère étrusque a valeur péjorative, ils sont en effet devenus des compatriotes et des sujets romains, solidaires des valeurs de l’empire.
4Cet intérêt pour les haruspices n’est pas original dans la mesure où ces devins ont suscité un certain nombre d’études depuis la publication en 1975 des Elogia Tarquiniensia, où M. Torelli édite, commente et reconstitue des éloges de hauts personnages de Tarquinia découverts dans une campagne de fouilles en 1968 et 1969 et reconsidère à partir de nouveaux fragments des éloges déjà connus. Il conclut de leur analyse que certains des anciens et des nouveaux fragments forment les fastes de l’ordre des 60 haruspices dont l’existence était jusqu’alors peu connue. Proposant des reconstitutions et une explication de ces documents, il revient sur la création, la composition, le siège et l’organisation de cet ordre et émet de nouvelles hypothèses sur l’insertion de ce regroupement d’haruspices dans la hiérarchie des organismes religieux publics romains.
5Le travail considérable effectué par M. Torelli s’est révélé stimulant pour la recherche. Il avait prouvé que les haruspices offraient un terrain d’investigations précieux pour la compréhension de la religion romaine et des rapports entretenus par Rome avec l’Étrurie. Six ans après la publication des Elogia Tarquiniensia, le résultat de cet élan s’est fait ressentir avec la publication de Prodigy and Expiation : A Study in Religion and Politics in Republican Rome par B. Mac Bain. Partant des listes de prodiges et des interventions des devins appelés à ces occasions, l’auteur consacre ainsi un chapitre entier à la présence des haruspices à Rome et à leur insertion progressive dans les structures publiques romaines. Il en propose des dates et, plutôt que de reconstituer une conception idéale de ce qu’a pu être la divination étrusque, étudie la manière dont les haruspices ont fait passer leurs convictions politiques et morales dans leurs procurations des prodiges.
6La nécessité ressentie par M. Torelli d’une approche spécifique des haruspices et la vision politique de B. Mac Bain de l’activité des haruspices ont été reprises ensuite en 1991 par S. Montero Herrero dans Política y adivinación en el Bajo Imperio Romano : emperadores y harúspices (193 D.C.-408 D.C.). Le savant espagnol suit ainsi, par des analyses chronologiques minutieuses, les engagements des haruspices dans les luttes politiques et religieuses de l’Antiquité tardive, du soutien à l’affrontement avec le pouvoir en place, et met en lumière leurs conséquences, en présentant notamment la législation dirigée contre les haruspices. Il parvient à montrer que les haruspices servirent de fondements à la religion romaine traditionnelle.
7Enfin, en 1997, dans Chrétiens et haruspices. La religion étrusque, dernier rempart du paganisme romain. D. Briquel est allé plus loin en proposant de voir dans les haruspices des opposants actifs à l’essor de la religion chrétienne : Tagès, le prophète de leur enseignement, aurait ainsi été présenté en une alternative italienne, nationale à Jésus, le prophète nazaréen. Jusqu’au bout, les haruspices se seraient estimés les garants d’une religion romaine traditionnelle à laquelle au départ ils avaient a priori été étrangers.
8Dans ces mêmes années, alors que se développaient des analyses originales du rôle politique et religieux des haruspices dans le monde romain à des époques très différentes, R. Wiegels a profité de la découverte de plusieurs inscriptions d’haruspices en Allemagne pour rassembler toutes les données épigraphiques connues sur les haruspices. Dans un article intitulé “Mithras und Haruspex im römischen Speyer” publié dans les Mitteilungen des Historischen Vereins der Pfalz en 1988, il propose une lecture différente d’AΕ. 1990 756 et 757, une inscription trouvée lors d’une campagne de fouilles menée à Spire de 1966 à 1970, et renouvelle la liste des inscriptions d’haruspices présentée par C.-O. Thulin dans le Dizionario epigrafico di antichità romane. Non seulement il y ajoute des inscriptions découvertes depuis la publication de l’article Haruspices de ce dictionnaire italien, mais pour la première fois il essaie d’identifier leur catégorie, en précisant pour chaque inscription si l’haruspice qui y figure appartient à l’ordre des 60 haruspices, s’il est haruspice d’un proconsul, d’un légat ou d’un propréteur, s’il est haruspice de légion, d’un municipe ou d’une colonie ou s’il est haruspice privé ; il revient parfois sur leurs dates, sur leur condition et sur le sens de leur appellation d’haruspex. Il estime en effet, dans son commentaire de l’inscription de Spire, qu’il importe de distinguer parmi les haruspices entre les haruspices détenteurs d’une charge officielle d’haruspice et les haruspices qui exercent à titre privé. Les premiers, contrairement aux seconds, font profiter de leurs consultations soit les municipes ou les colonies, soit Rome ; ils perpétuent l’ancienne Etrusca disciplina et font partie des structures de la religion publique romaine. Ils sont ingénus dans tous les cas, parfois chevaliers.
9Cette différence de statut nous a paru recouvrir la distinction entre les experts en haruspicine et les charlatans de bas-étage. Selon le cadre d’exercice, public ou privé, les haruspices auraient été considérés de façon opposée. Les travaux initiés par D. Briquel et Ch. Guittard en 1985 dans les colloques qu’ils ont organisés sur l’Etrusca disciplina, principalement axés sur les haruspices dans les sources littéraires antiques, ont confirmé cette impression. Le jugement porté par les moralistes, par les poètes et par les historiens sur les haruspices varie en fonction de leur cadre d’exercice.
10Notre histoire des haruspices reprend cette attention portée aux praticiens plutôt qu’à leur seule pratique, mais se différencie des études précédentes par son étendue chronologique. Elle s’intéresse en effet aux rapports entretenus par Rome avec les haruspices, des origines de Rome jusqu’au début du ve siècle de notre ère, quand Rome tombe aux mains d’Alaric (et aux survivances qui durent juqu’au vie siècle). Par la durée qu’elle envisage, elle fait donc le lien entre les livres de B. Mac Bain, S. Montera Herrero et D. Briquel. Cependant, contrairement à ces travaux, qui centraient l’analyse sur les rapports entre religion et politique, elle se propose d’explorer aussi la place des haruspices dans la société de leur époque. Une étude prosopographique des haruspices romains qui devrait être publiée prochainement a en effet servi de base à cette histoire. Elle a permis d’identifier, de localiser et de dater la plupart des haruspices connus. En croisant les informations tirées de l’épigraphie avec celles que fournit la littérature, nous avons voulu porter notre attention sur l’éventail des origines, des cadres d’exercice, des pratiques, des clientèles et des contraintes, en pensant que la durée permettait aussi de mettre l’accent sur les continuités et les ruptures.
11Notre étude ne se veut pourtant pas exhaustive. Nous n’avons pas analysé toutes les interventions d’haruspices, nous n’avons pas non plus mentionné toutes les sources sur l’existence des haruspices. Certaines sont en effet répétitives et ne visent qu’à reprendre une source primaire, d’autres enfin, surtout émanant de milieux chrétiens, n’offrent qu’une variation supplémentaire sur l’inanité de l’action des haruspices. Une autre difficulté est présentée par des compilateurs tels que Iulius Obsequens qui rapportent des actions relevant de la décision d’haruspices sans les mentionner. Certaines de leurs compétences étant communes avec celles d’autres spécialistes religieux comme les pontifes, nous n’avons pas toujours tenu compte de leurs témoignages. Enfin, les sources grecques permettent rarement l’identification des haruspices dans la mesure où elles les nomment souvent μάντεις sans plus de précisions. Dans ce cas nous avons tenu pour haruspices les devins qui exerçaient dans un cadre romain, qui avaient des pratiques présentant des points communs avec les haruspices et dont l’activité était aussi attestée par une source latine.
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