Préface
p. 11-17
Texte intégral
1C’est un monument émouvant, cette épitaphe que Seyfried Rybisch, l’auteur des textes publiés dans ce livre, a fait apposer pour sa jeune épouse Katharina Czeschau dans l’église Sainte-Élisabeth de Wroclaw, l’ancienne Breslau. Il y chante sa pudeur, sa piété, son affection pour lui et sa sainteté. Il exalte sa naissance dans une vieille famille, dont la noblesse antique tranchait sur l’anoblissement récent de son propre père Heinrich Rybisch, un officier royal ayant réussi sa vie, lui-même fils d’un tailleur de pierre, architecte et entrepreneur dans une petite ville de Wettéravie. Décédée à l’automne de 1572, in ipso flore iuventutis, cette coniunx charissima n’avait alors pas encore 30 ans. Selon l’épitaphe, Katharina avait néanmoins partagé la vie de Seyfried depuis douze ans et 24 jours, ayant épousé très jeune cet intellectuel de douze ans son aîné. Une vie stable et sédentaire, apparemment, qui contrastait avec la mobilité des années de formation de son mari. En effet, ayant trente ans au moment de leur mariage – exactement l’âge qu’elle-même avait atteint lors de son décès – Seyfried avait passé plus de douze ans à étudier hors de chez lui, dont six ans de pérégrination académique à travers une bonne partie de l’Europe.
2D’autres monuments encore jalonnent l’itinéraire des Rybisch dans la société wratislavienne de leur temps et parfois ailleurs. Tant bien que mal ces monuments ont tous résisté à l’usure des guerres et du temps. Il en est ainsi de la plaque funéraire par laquelle le puissant financier Heinrich Rybisch, receveur du roi pour la Silésie et la Lusace et père de Seyfried, a voulu conserver la mémoire de son propre père Seyfried l’aîné dans l’église Saint-Rémy (actuellement la chapelle du cimetière) de sa ville natale de Büdingen, la résidence des comtes d’Ysenbourg en Hesse, bien loin de la Silésie. Une autre épitaphe remémore à Presbourg (Pozsony ou Bratislava) le décès précoce de la peste de deux enfants de Seyfried le jeune vers 1570. Surtout, nous pouvons toujours admirer la façade majestueuse, reconstruite après les destructions de la seconde Guerre Mondiale, du petit palais urbain italianisant que Heinrich s’était fait construire dans la Junkerngasse (l’actuelle ul. Ofiar Oświęcimskich) de Wroclaw en 1526-1531, lorsque la fortune lui avait vraiment souri. Comme son fils Seyfried naquit au cours de la construction, il décora la façade d’une sculpture élaborée représentant la scène de sa naissance. Dans la foulée, Heinrich érigea dans les années 1534-1539 pour lui-même un superbe monument funéraire, probablement le plus riche de la Renaissance en Silésie, dans la même église Sainte-Élisabeth ; il fait maintenant face à l’épitaphe consacrée à sa belle-fille.
3Heinrich était un homme cultivé qui avait fait des études poussées jusqu’à leur terme. Il gravit intelligemment les échelons d’une carrière administrative réfléchie et amassa une fortune considérable une fois qu’il se fut insinué dans les bonnes grâces du roi Ferdinand de Bohême et Hongrie, le souverain de la Silésie. Il était même pourvu d’un titre de docteur et s’engageait activement dans la gestion de sa ville et de son église, qu’il voulut conforme à la Réforme luthérienne. Il correspondait avec Philippe Melanchthon, et son fils allait se loger chez Martin Bucer à Strasbourg, avant d’écouter Calvin à Genève. Mais Heinrich était un homme d’action plutôt qu’un intellectuel, et dans ses actions on sent quelque peu le nouveau riche, désireux de manifester son pouvoir, sa richesse et sa culture humaniste, authentique mais nouvellement acquise et point encore assise sur une tradition familiale.
4Son fils Seyfried le jeune, qui sera l’intellectuel de la famille comme l’écrit à juste titre Jean Hiernard, représente la génération suivante, celle qui sans trop y penser hérite de la culture acquise par les anciens. Cette troisième génération qui, selon un schéma bien rodé dans l’histoire, profite de la fortune amassée par papa après le coup de pouce initial donné par grand-père, bénéficie du statut social que ceux-ci se sont forgé, mais sans être sujet au désir irrépressible de prouver sa valeur face aux élites établies et de briller sans arrêt dans la société. C’est la génération qui récolte. Ses manifestations culturelles se font plus discrètes et plus tranquilles, et en même temps plus naturelles. Malheureusement, Seyfried le jeune a lui-même disparu sans laisser un souvenir gravé dans un monument public et sans que ses enfants survivants lui consacrent un mémorial. Il fut probablement inhumé dans le sarcophage de son père.
5Mais à défaut de monuments tangibles, il s’est solidement inscrit dans la mémoire intangible de son époque. Gagnant mollement et presque à contrecœur sa vie comme conseiller fiscal du roi puis empereur Ferdinand pour la Hongrie, Seyfried Rybisch s’est acquis la réputation d’avoir été le premier grand compilateur des chroniques de la Silésie. Qui plus est, en bon collectionneur et polygraphe humaniste, il a laissé une collection d’inscriptions gravées et d’épigraphes transcrites, qui fut publiée en 1574 avec l’aide du graveur Tobias Fendt et rééditée au moins cinq fois en Allemagne et en Hollande. Elle force encore l’admiration aujourd’hui. Ce trésor est un des résultats de son autre performance, bien différente : ses longs séjours hors de chez lui et ses voyages de formation, dont il a rendu compte dans son Itinerarium couvrant la période 1540-1555. C’est ce récit par ailleurs assez complexe de ses voyages de jeunesse que Jean Hiernard a exhumé, transcrit et publié dans ce livre. Il Ta patiemment mais abondamment commenté, jusqu’à nous faire comprendre que même un rapport de voyage en apparence dépourvu d’émotion, voire anodin, permet de saisir quelque chose de l’intimité de son auteur et en tout cas de s’en rendre proche.
6Seyfried n’était pas n’importe quel étudiant gyrovague. Son père Heinrich remplissait un des offices les plus élevés et en tout cas les plus rémunérateurs de l’État habsbourgeois. Il avait lui-même étudié pendant huit ans à Leipzig et s’était formé comme humaniste. Ses visées culturelles, voire intellectuelles, étaient patentes, et la voie impériale détournée par laquelle il s’était procuré le titre de doctor bullatus en droit en dit long sur ses ambitions, qu’il a très probablement transférées sur son fils préféré Seyfried le jeune. Si Heinrich Rybisch est l’auteur de quelques publications mineures, il compte surtout parmi les plus importants mécènes de la Silésie pendant la Renaissance. Rien d’étonnant à ce qu’il ait saisi assez vite les capacités intellectuelles de son fils Seyfried – car à cet égard ses autres fils restent pour nous passablement à l’ombre, tout comme les propres enfants de Seyfried le jeune. Celui-ci fut donc envoyé se ressourcer dans les pays de la modernité humaniste d’alors, la France et l’Italie, et cela en dépit de leur penchant commun pour la Réforme luthérienne.
7C’est donc d’un vrai grand tour au sens plénier du terme que parle ce volume. Il faut s’entendre ici sur cette appellation un peu galvaudée et utilisée maintenant avec trop de facilité pour n’importe quel voyage étudiant dans le passé. Le grand tour était une de ces pratiques culturelles à l’origine incertaine et à l’évolution lente de la période moderne qui était ancrée dans le caractère supranational même du système universitaire européen depuis ses origines médiévales. Il s’est peu à peu imposé comme l’instrument majeur de soudure des élites cultivées et gouvernantes de l’Empire, puis des couches dirigeantes et cosmopolites de l’Europe cultivée entière. Au cours du xvie siècle le grand tour allait prendre une forme conventionnelle et assez fixe qui dans les élites était transmise oralement de génération en génération mais aussi par les récits, les manuels et les guides de voyage. La plupart des jeunes voyageurs, parfois à peine sortis de l’adolescence, se conformaient tout naturellement à ses règles non écrites et ses préceptes publiés.
8D’ailleurs, ces périples complexes profitaient énormément du système des nations universitaires, ces associations autogérées des étudiants qui étaient originaires d’une aire géographique limitée. Le plus souvent elles étaient formellement organisées et constituaient des corps quasi autonomes dans l’édifice universitaire, bien que l’on connaisse aussi des associations privées de compatriotes. Elles existaient dans toutes les grandes universités dont la fondation remontait au Moyen Âge, de Bologne, Padoue, Sienne, Florence, Pérouse, Vienne, Cracovie ou Leipzig à Paris, Orléans, Bourges et Angers. Les plus importantes fournissaient des facilités aux étudiants en mal de repos, de santé, d’argent, de compatriotes d’une même culture et d’amis capables de converser dans la même langue. Elles constituaient des étapes sûres et des substituts du chez-soi, où les voyageurs se retrouvaient, pouvaient s’acclimater, gérer leurs finances et leur courrier, et prendre des leçons dans ces compétences culturelles et aptitudes sociales qui, sans être proprement liées à la vie universitaire, s’avéraient toujours indispensables dans la vie sociale ultérieure des élites cultivées : la musique, les langues étrangères classiques et modernes, la danse, l’équitation, les bonnes manières et la civilité, l’escrime et le maniement des armes, le dessin et l’écriture.
9Nous ne savons pas très bien dans quelle mesure l’apprentissage d’écriture lui-même faisait partie des rites incorporés dans la pérégrination académique. Car enfin, le jeune voyageur était un étudiant dont l’écriture était aussi bien l’habitus tôt acquis que la destinée dans la vie ultérieure, que ce soit dans une profession intellectuelle, une charge publique ou un rôle politique. On prenait des notes au cours du voyage, c’est certain – Rybisch en est un bon exemple. On écrivait des lettres, ne serait-ce que pour réclamer de l’argent à papa qui invariablement s’énervait à propos de ces demandes répétées et du coût pharamineux de tels voyages, oubliant sa propre expérience parfaitement similaire d’une trentaine d’années plus tôt. Certains voyageurs consignaient dans des cahiers les notes prises pendant les cours qu’ils suivaient. Mais les thèses qu’ils défendaient leur étaient le plus souvent fournies par le professeur qui faisait fonction de directeur de thèse ponctuel, ou avaient déjà été préparées à domicile.
10S’il y a bien eu un certain nombre d’étudiants qui faisaient de réelles études à l’étranger sous des maîtres qu’ils avaient consciemment choisis, il ne faut pas trop se leurrer : la plupart des étudiants pérégrinants suivaient un bout de cours par-ci, par-là – tel Rybisch qui à Genève va écouter Calvin –, ou se contentaient d’une séance rapide de promotion au grade désiré dans une université prestigieuse ou aux rituels bon marché, sans véritable plan d’études. D’ailleurs, dans la majorité des cas leur séjour dans une ville universitaire donnée était bien trop court pour un semestre d’études sérieux et tant soit peu complet. En revanche, le journal de Rybisch montre parfaitement – Jean Hiernard a raison d’y insister en soulignant l’omniprésence de ses marques d’intérêt pour l’Antiquité et le droit romain – que le bénéfice intellectuel de la pérégrination passait plutôt par un processus d’appropriation personnalisé, assez diffus mais bien réel, fait de contacts, d’observations, d’expériences, de lectures ponctuelles, de visites et de discussions tout au long du voyage et des séjours dans les différentes villes. Le jeune voyageur pouvait le moduler selon ses possibilités et besoins, indépendamment du calendrier universitaire, tout en profitant occasionnellement des enseignements offerts. Mais dans l’ensemble il faut clairement considérer le grand tour comme une pratique culturelle totalisante sui generis. Et il faut garder l’esprit ouvert afin de pouvoir cerner les différentes occasions, opportunités et modalités de contact culturel qui s’offraient à l’étudiant en voyage plutôt que de s’en tenir à des définitions réductrices de la pérégrination académique au sens strict.
11L’on ne soulignera jamais assez le fait que les récits de voyage de ces jeunes étaient pour la plupart d’entre eux les premiers exercices d’écriture libre, les premiers textes “neutres”, sans impact personnel immédiat, qu’ils rédigeaient personnellement, souvent (mais pas toujours !) loin de chez eux. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils se soient inspirés des textes qu’ils avaient sous la main et que ces rapports fussent truffés de citations puisées dans les guides, manuels ou autres rapports qu’ils avaient dans leurs bagages. Si les destinataires de ces récits nous restent le plus souvent peu clairs, il semble bien que – s’il ne s’agissait pas d’un exercice pour le plaisir purement personnel du jeune voyageur – la plupart d’entre eux aient eu l’instruction de leurs futurs enfants en tête, car bien peu de récits furent publiés de leur vivant. Nous savons – de nouveau Seyfried Rybisch en est un bon exemple – que bien des jeunes confectionnaient chez eux, après leur retour, une version proprement rédigée de leur récit de voyage, en enlevant les remarques insipides ou sans intérêt, en oubliant les notes prises dont le sens n’était plus clair, en ajoutant probablement des données destinées à instruire ou à édifier les lecteurs futurs, et en exaltant ou édulcorant leur propre rôle dans la communauté des voyageurs. Ce sont ces versions recopiées qui ont pu circuler dans la famille ou dans le milieu des vétérans du grand tour, et qui constituent l’essentiel de notre documentation directe.
12Bien souvent ce voyage que nous appelons le grand tour était en fait un itinéraire complexe, à objectifs multiples. D’ailleurs, il pouvait prendre un visage différent selon les pays d’origine des jeunes, leur qualité sociale, l’impact culturel souhaité ou l’évolution du concept de grand tour lui-même dans le temps. Le grand tour des nobles de haut rang, surtout anglais et allemands, avait un caractère plus social qu’académique et l’obtention d’un grade, dont l’utilité dans leur vie professionnelle ultérieure était bien réduite, en faisait rarement partie. En revanche, ils présidaient le plus souvent les nations universitaires dont ils ornaient les actes d’armoiries somptueusement dessinées et coloriées, et précédaient les étudiants plus pauvres dans les ripailles de la nation et les actes liés à la défense de leur honneur. Les nobles anglais, plus riches que la plupart des nobliaux et patriciens allemands, malgré les titres ronflants dont ces derniers se paraient, se comportaient davantage en touristes, puis, à partir du xviie siècle, en explorateurs d’antiquités et collectionneurs d’œuvres d’art. Les roturiers, qui en bas de l’échelle bénéficiaient parfois de subventions publiques des magistrats urbains ou de bourses d’études ecclésiastiques impliquant le devoir de rendre compte de leurs activités et dépenses, en restaient souvent à un vrai temps d’études, à la découverte d’un monde qui leur était encore étranger et à quelques excursions vers les hauts lieux culturels indiqués dans leurs manuels, tel l’inévitable Pont du Gard, les collèges d’Oxford ou les merveilles de Rome, et à des visites aux grands de ce monde – tel Rybisch reçu par Andrea Doria à Gênes – ou aux savants dont la renommée était parvenue jusque dans leur pays de provenance.
13Un des attraits du grand tour pour bien des étudiants allemands, néerlandais, anglais et Scandinaves nés après les grands clivages imposés par la Réforme protestante était précisément le contact interconfessionnel et la découverte d’un monde religieux en déclin, réprimé ou déjà disparu dans leur pays d’origine. Il s’agissait en particulier de toute la culture catholique, plus exubérante dans le Sud que dans le Nord, qui caractérisait la plupart des destinations du grand tour. On la découvrait autant dans sa nouvelle version marquée par la Réforme catholique (ou Contre-Réforme) que dans ses aspects “superstitieux” – et là encore Rybisch montre l’exemple : cultes des saints, reliques, pèlerinages, processions, pratiques religieuses propitiatoires etc. Un autre aspect que l’on rencontre presque obligatoirement dans les récits de voyage, ce sont les fastes des grandes monarchies et des cours princières importantes : quasi tous les “touristes” se pâment devant les cérémonies royales abondamment décrites et commentées à Londres, à Paris, à Venise, ou même dans la Rome pontificale avec ses inépuisables trésors de l’Antiquité et de la chrétienté conjuguées.
14En fait, le grand tour unissait dans des proportions variables des traits de deux types de voyage bien différents : d’une part la peregrinado academica destinée à la formation universitaire et l’obtention d’un grade certifiant une compétence littéraire, théologique, médicale ou juridique – même si le temps réel consacré aux études dans les villes étrangères demeurait probablement assez limité ; d’autre part le voyage éducatif qui permettait au jeune homme de forger son autonomie loin de chez lui, d’élargir son horizon et de s’acculturer aux élites sociales, politiques et culturelles de l’Europe de son époque. D’autres objectifs ou fonctions pouvaient s’y ajouter, tel le rôle de messager que bien des jeunes voyageurs remplissaient au cours de leur trajectoire à l’intention de leurs parents en transmettant messages, documents ou produits, et dont nous trouvons parfois des traces étonnantes. En fait, au cours de leurs voyages les jeunes étudiants n’étaient pas seulement bénéficiaires ou récepteurs de culture, ils faisaient fonction de vrais intermédiaires culturels agissant souvent dans les deux sens, bien que nous n’observions habituellement que le seul effet de ces contacts sur l’étudiant. Par ailleurs, émerveillés par toutes les richesses antiques et nouvelles qu’ils découvraient et par les rencontres avec les savants ou hommes de culture au cours de leur périple, un nombre appréciable d’étudiants voyageurs se découvrait en cours de route une nouvelle passion, voire une destinée savante dans la recherche érudite d’antiquités, qui était une des voies royales de la formation humaniste.
15Habituellement on soignait ses relations en se munissant d’un album amicorum ou livre d’amis. En fin de compte tout étudiant pérégrinant était muni d’un petit fonds de documentation et de futures archives dont il ne nous reste habituellement que des bribes ou des traces dans le récit même du voyage : un guide ou manuel de voyage, un cahier pour consigner ses notes ou son récit de voyage, parfois un autre cahier destiné à recueillir des impressions diverses, un carnet pour dessiner ce qu’on rencontrait de remarquable en route, un livre d’amis, un dessin colorié des armoiries de sa propre famille qui pouvait servir lors de l’inscription dans les livres d’amis des autres, des portraits de parents ou de savants de chez soi qu’on souhaitait distribuer pour souder le réseau de la République des Lettres, une petite quantité de lettres de recommandation par ses parents, professeurs ou autres autorités, des testimonia de son ancienne université permettant d’accéder aux grades, des lettres de change pour se procurer de l’argent en route, parfois des lettres ou paquets adressés à des tiers dont on se faisait le facteur, souvent un extrait de baptême ou une autre preuve de son appartenance religieuse attestant du même coup que l’on faisait partie d’une nation amie ou ennemie, plusieurs passeports (obligatoires, même si l’on pouvait parfois s’en procurer sur place, comme dans la Nation Germanique d’Orléans ou auprès des représentants de toutes les nations à Rome), des livres religieux (un psautier pour les protestants, un livre de spiritualités pour les catholiques), etc.
16En publiant cette édition collationnée et richement commentée de l’Itinerarium de Seyfried Rybisch racontant ses voyages et séjours à travers l’Allemagne, la Bohême, l’Autriche, la Suisse, les pays rhénans, les Pays-Bas, la France et les différents États d’Italie, de Venise à Naples, Jean Hiernard nous fournit une édition modèle munie de tous les instruments qui permettent d’en explorer le sens et les richesses : une traduction intégrale, une annotation complète et exemplaire qui pourra en même temps servir de précieux outil bibliographique, une très ample bibliographie alphabétique, des index très détaillés couvrant aussi bien l’édition de texte que le commentaire, sans oublier le relevé des inscriptions observées et publiées plus tard dans ses Monumenta sepulcrorum (1574). Notons d’emblée que l’Itinerarium couvre bien plus de pays que les récits habituels du grand tour, ce qui permet déjà d’en saisir l’importance.
17Cependant, ces richesses ne résident pas toujours dans le contenu même du texte. Comme Jean Hiernard le fait justement remarquer dans son introduction, il s’agit d’un récit qui, en dépit de la précision géographique et de maint détail remarquable, en soi est assez anodin. Il emprunte souvent aux descriptions topographiques publiées antérieurement ou à d’autres sources ne relevant pas du voyage au sens strict. Ses appréciations esthétiques sont celles d’un touriste ordinaire : chaque ville quelque peu importante est invariablement dite perelegans ou pulcherrima. On sent dans cette rhétorique un peu creuse le lieu commun, ou la transcription des termes mêmes de son guide de voyage, car Rybisch applique ces appréciations lyriques indifféremment aux vieilles villes gothiques passées de mode et insalubres et aux cités modernes de la Renaissance. En revanche, c’est plutôt l’agencement des informations, les choix qu’il fait et la pesée du poids relatif de ses observations qui permettront d’approcher la personnalité de son auteur et l’esprit de son expérience du voyage.
18Que l’on me permette d’en donner deux exemples en quelque sorte négatifs. Car il manque de toute évidence deux étapes intéressantes dans le récit de son itinéraire. D’abord la petite ville de Büdingen dans le comté d’Ysenbourg, non loin de Francfort, dont son père Heinrich Rybisch était originaire. Ce dernier l’a honoré de visites à différents stades de sa vie, y faisant même apposer en 1536 une épitaphe pour son propre père Seyfried l’aîné. Seyfried le jeune a pourtant dû frôler la ville au cours de ses voyages, mais quand bien même aurait-il honoré par une visite la ville de ses origines et la sépulture de son grand-père dont il portait le nom et le prénom, il n’en a pas laissé de traces dans son récit. La même remarque vaut pour Bautzen, la capitale de l’hexapole dans la Haute-Lusace, où son père avait été secrétaire du magistrat avant de faire une carrière resplendissante dans la Silésie voisine. Bautzen se trouvait sur la route de Breslau à Leipzig, mais là encore, silence total. Aucune trace de ce culte des ancêtres et des cités fondatrices de la fortune familiale qui était pourtant caractéristique de l’humanisme. Ce manque total d’une référence aux origines familiales à une époque où celles-ci jouaient un rôle primordial dans le statut social de l’individu, dans son réseau de patronage et dans la protection de sa famille a de quoi surprendre. Il en dit, je pense, assez long sur l’attitude que Seyfried le jeune avait décidé d’adopter dans la vie.
19L’autre manque est l’absence remarquable de références au système universitaire. Seyfried ne mentionne les universités qu’au détour d’une phrase, avec des formules obligées (telle que la “academia percelebris” de Leipzig, de Tübingen ou d’Orléans) sans plus s’y attarder et sans mentionner ses propres activités dans ces villes. Il n’a pas non plus estimé nécessaire de faire remarquer les efforts accomplis par les humanistes pour moderniser le système universitaire, tels que le célèbre Collège Trilingue à Louvain ou le Collège des lecteurs royaux (l’actuel Collège de France) à Paris, où il cite pourtant la tombe de son initiateur Guillaume Budé. Est-ce dû à sa préférence pour le droit romain, qui n’était pas enseigné à Paris ? Se désintéressait-il à ce point de la philosophie et des lettres ? Quoi qu’il en soit, c’est à partir de telles observations du jeu de présences et d’absences qu’on arrivera à mieux cerner la personnalité de l’auteur de l’Itinéraire et les caractéristiques réelles de son grand tour.
20Une dernière remarque : cette édition donnera une leçon de modestie aux férus de la statistique universitaire. Car en dépit de ses voyages longs et compliqués touchant de près une foule d’universités européennes, Seyfried Rybisch figure dans bien peu de registres matricules conservés. Par conséquent, c’est seulement la convergence de différents types de documents (registres matricules d’étudiants ou de gradués, livres d’amis, récits de voyage, etc.) qui nous permettra de prendre la vraie mesure du grand tour, son impact sur une vie individuelle et son rôle dans la société.
21Heinrich Rybisch a érigé des monuments pour son père et pour lui-même, Seyfried un autre pour son épouse, Jean Hiernard a construit dans ce livre un lieu de mémoire, bien mérité et monumental, pour lui.
Auteur
Université Érasme, Rotterdam
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