L’empereur Gallien et son temps (automne 253 - automne 268)
p. 467-482
Note de l’éditeur
Corrigé du devoir à l’agrégation externe d’Histoire, session de 1999, Historiens et Géographes, 369, 2000, p. 51-60 (co-auteur J.-L. Voisin).
Texte intégral
1Depuis trois années, les hasards du tirage au sort avaient écarté l’histoire ancienne de l’épreuve écrite de l’agrégation. La voici de nouveau avec une dissertation centrée autour des rapports existant entre un personnage et son époque pendant des années qui furent décisives pour le destin de l’Empire. Sur les 4434 candidats inscrits, 2818 ont composé. La moyenne générale des copies notées (c’est-à-dire hors des copies blanches) est de 3,99, moyenne légèrement supérieure à celle des épreuves d’histoire contemporaine et de géographie. L’écart-type est de 3,35. Vingt-cinq copies ont des notes supérieures ou égales à quinze, 72 sont supérieures ou égales à treize, et 870 sont comprises entre zéro et un.
Remarques générales
2Le nombre important de copies ayant obtenu une note faible ou très faible (en dessous de ou égale à deux) étonne. Plusieurs explications peuvent être avancées. A relire les rapports des années précédentes (à cet égard, celui de Michel Zimmerman, Historiens & Géographes no 365 est particulièrement éclairant), les correcteurs ont l’impression, et presque la certitude qu’un nombre élevé de candidats ignore ou ne prend pas en compte les remarques déjà faites. Aussi nous prions le lecteur attentif de bien vouloir excuser ces rappels monotones et décourageants.
3Il s’agit tout d’abord de la première épreuve écrite du concours. Des candidats viennent faire un galop d’essai : 129 ne se présenteront pas le lendemain. De plus, pour la seconde fois cette question est au programme. L’année prochaine, selon l’usage, la question d’Histoire ancienne relèvera du monde grec. Or on constate qu’un nombre de plus en plus élevé de candidats préparent le concours sur deux ans, calcul spécieux que le jury déplore. On peut en inférer cependant que des candidats ont travaillé en amateur l’Histoire romaine, réservant leur énergie pour la question de l’année suivante. Dans tous les cas, il s’agit d’une désinvolture envers les correcteurs et envers les organisateurs du concours qu’il convient de stigmatiser et qui s’accompagne parfois de dessins ou de propos d’une fantaisie inadmissible (les chrétiens sont comparés à des V2, les empereurs à des héros de Pagnol, etc.). Ces apprentis humoristes qui, à leur façon, ont voulu montrer le peu de cas qu’ils font du concours, en brodant ainsi sur des thèmes étrangers à la question posée, ont reçu la note de 0/20, assortie d’un rapport adressé au Ministère.
4Vient ensuite le français. De nombreuses copies ont été sanctionnées de un à deux points pour des incorrections graves. Elles ont laissé les correcteurs perplexes. Comment peut-on arriver à ce niveau d’études sans connaître les rudiments de l’orthographe ni les bases de la grammaire ? Comment un candidat peut-il envisager d’enseigner, de s’exprimer, d’expliquer, de corriger copies et exposés en ayant un bagage de français aussi mince ? Quelques exemples qui pourraient être épinglés comme des perles mais qui navrent et inquiètent plutôt le jury tant ils dénotent un laisser-aller dans l’expression, une ignorance des mots simples, une méconnaissance des règles élémentaires de ponctuation, d’accentuation et d’utilisation des majuscules, une imprécision et une pauvreté de vocabulaire qui ne peuvent être rattrapés en quelques mois de préparation. Le résultat est d’autant plus catastrophique que le candidat emploie un jargon prétentieux pimenté d’expressions à la mode, d’abréviations personnelles et de néologismes parfois cocasses. En définitive, une inaptitude à employer un vocabulaire technique, une incapacité à étayer une analyse et une indigence à formuler un raisonnement. Ainsi l’on a pu lire, et à plusieurs reprises dans une même copie, “Raven” pour Ravenne, “Gaulle” pour Gaule, “piratage” pour piraterie, “persécussion”, “boulverser” “christiannisme” etc. Ainsi a-t-on vu affirmer que “l’année 259 est une année zéro”, que “le iiie siècle s’insère entre le Bas-Empire et l’Antiquité tardive”, que “l’apogée de la crise se situait...”, que “Philippe l’Arabe fêtait à Rome son millénaire”, que “Gallien était un despote quasi anarchiste”, que “la discipline a pour coronaire nécessaire la victoire” etc. L’Église, les chevaliers, l’empereur, “montent en puissance” ; le “contexte” est utilisé à propos de n’importe quoi (circonstances, milieu, environnement tombent en désuétude) ; débuter, démarrer et commencer sont devenus des synonymes, aussi bien dans leur construction que dans leur sens et “se baser sur” fait des ravages. Quant aux accords entre le verbe et son sujet, aux confusions entre formes participiales et formes conjuguées, aux participes passés des verbes en -ir (orthographiés en -it), aux conjugaisons des verbes du troisième groupe, ils sont très souvent fautifs et cela même dans de bons devoirs.
5Dans le domaine des connaissances, les notes les plus faibles sanctionnent des copies trop nombreuses dans lesquelles ne se lit que l’absence manifeste de préparation de leurs auteurs, quand ce n’est pas leur ignorance quasi totale de la question du programme, voire de l’Antiquité tout court : comment expliquer autrement l’apparition au iiie siècle de la porcelaine, de la pomme de terre, de l’acier, des Almoravides ? Comment encore admettre que l’Empire soit né en 40 av. J.-C., que les Barbares aient été nommés ainsi par les Romains à cause de leur barbe, que la flotte romaine soit basée à Mycènes, qu’A. Alföldi soit un auteur du xviiie siècle et Mithra une déesse, que l’on atteigne l’Orient via la Chine, etc. ? Il y a là des éléments inquiétants pour la formation générale de futurs enseignants, d’histoire et de géographie.
6À ces regrettables errements, on associera des devoirs, parfois longs (le record est de 67 pages !), dont le contenu, tout aussi indigent, parfois d’une puérilité décourageante, montre que les connaissances de base ne sont pas acquises, et ce, dans tous les domaines d’un savoir normalement exploré en DEUG : ainsi pour l’empereur et le pouvoir impérial, toujours confondus, pour le Sénat et l’ordre sénatorial (même confusion), la carrière sénatoriale, les chevaliers, les cités, les provinces, la monnaie etc. Même chose pour les données concernant spécifiquement le programme ; les chrétiens ont été parfois plus durement persécutés par les candidats que par Valérien, et l’armée romaine a souvent plus souffert de leurs attaques que de celles des Barbares, au reste pas mieux lotis, puisque, pour beaucoup, les Goths, par exemple, sont “concentrés au sud du delta du Danube” ; ou établis sur le Rhin, avec les Sarmates. Peu de candidats savent que Valérien et Gallien sont père et fils, et d’origine aristocratique ; au contraire, beaucoup font du second un membre de l’ordre équestre (sans doute parce qu’il fut un empereur “à cheval” ?), originaire d’Illyrie ou même d’Asie, à demi barbare de surcroît pour quelque-uns ! Beaucoup encore (trop) croient que Dion Cassius, Tertullien et Hérodien sont des contemporains de Gallien (même Victor et Zosime leur sont, à l’occasion, associés !) ; d’autres citent “la res gestae divi Sapori” (sic) sans savoir qu’il s’agit d’un texte, ce qui ne les empêche pas d’en parler avec aplomb, car ces devoirs très insuffisants ne sont pas toujours sans prétentions ; c’est là en effet que l’on peut lire, non sans effarement, les sottises les plus inattendues, proclamées avec une outrecuidance qui laisse pantois. Rappelons donc encore, même si cela est lassant, qu’un devoir est un exercice de réflexion qui repose sur un savoir correctement assimilé.
7Ce savoir doit aussi être correctement exposé, car un des buts de l’exercice est de juger la capacité des candidats de maîtriser les techniques de présentation. Dans ce domaine, les fautes ne manquent pas : absence d’introduction ou de conclusion, déséquilibré extravagant entre les différentes parties, indifférence totale aux transitions, embarras pour annoncer une problématique ou pour faire une citation. Bref, certains candidats donnent l’impression de découvrir, au moment où commence l’épreuve écrite, l’exercice que représente une dissertation et de se raccrocher à un plan passe-partout, inopérant en ce qui concernait le sujet proposé. Ainsi, l’irréflexion et le manque de maîtrise ont précipité un trop grand nombre de candidats dans un remplissage de potache où chacun raconte sans discernement tout ce qu’il sait – ou croit savoir – sans s’inquiéter de répondre convenablement à la question posée : comment, dans certaines circonstances (à définir), un empereur a été capable de comprendre que le monde changeait, et que l’Empire devait changer, comment il a commencé à le faire, et avec quel succès.
8Il fallait donc, d’abord, bien apprécier ce qu’a été la crise du iiie siècle. Sur ce point, les fautes sont, dans l’ensemble, de deux ordres. D’abord, une minimisation excessive de celle-ci, qui se traduit par l’usage d’un vocabulaire impropre, mais très révélateur, dans lequel viennent habituellement des mots ou des expressions comme “difficultés”, “troubles”, “agitation aux frontières”, “échec”, “situation délicate”, “tensions”, voire, chez les cuistres, “contexte conflictuel”. Les révoltes ne sont qu’une “contestation ( ?) du pouvoir impérial”, le iiie siècle n’a connu qu’une “crise d’adaptation des institutions” et les Barbares, pour beaucoup, ne sont guère plus que des immigrés clandestins. Quelques révisionnistes même, n’hésitent pas à écrire que “longtemps Thistoriographie a parlé de véritable crise” et que “la crise du iiie siècle” (l’expression est entre guillemets) est un concept ( !) forgé par les historiens”. Autre défaut proche, la méconnaissance de ce qu’ont été les réalités de la crise, et donc, l’incapacité d’évaluer leur importance : le poids respectif des Barbares du Rhin et du Danube et des Perses, le poids respectif de l’Empire gaulois et de la liberté d’action plus ou moins consentie à Odeynath ; la crise a-t-elle réellement révélé que l’institution impériale était “inadaptée à la situation” ? Comme l’aurait été aussi “la structure de l’armée” ? Sur ce même plan des réalités de la crise, les correcteurs ont également relevé – c’est inquiétant pour des historiens – de trop fréquents anachronismes, particulièrement frappants, dans les domaines économique et monétaire, où les faits sont envisagés par référence abusive à la question d’histoire contemporaine, par exemple, pour les “conséquences économiques” ! ?) de la crise (telle copie n’hésite pas à imaginer les “routes coupées ( !) et détruites”), les “réformes économiques” de Gallien, ou les méfaits de la “dévaluation tenace” de la monnaie.
9À la jonction de l’insuffisance des connaissances et des fautes de méthode, se place une mauvaise interprétation du sujet. Pour beaucoup de candidats qui sortaient du devoir de CAPES, celui-ci s’est réduit à parler des “transformations du pouvoir impérial”, tandis que, pour d’autres – la majorité – il est devenu un simple récit du règne de Gallien, au demeurant mal décrit puisque, le plus souvent, les années 253-260 ne sont pas analysées, quand elles ne sont pas ignorées, et que le règne n’est plus que l’exposé médiocre des événements politiques et militaires dans lequel s’est trouvé notamment évacué ce fait fondamental de la transformation d’un prince lettré, poète à ses heures, en homme de guerre.
10Bref, le dénominateur commun de tous ces défauts réside dans l’absence de connaissances et l’absence de réflexion. Ajoutons-y l’incapacité du plus grand nombre d’organiser convenablement le devoir, c’est-à-dire d’en réunir et d’en distribuer logiquement les parties constitutives à travers une introduction (qui, sans remonter au Déluge, énonce la problématique à mettre en valeur et annonce comment elle le sera), puis un développement ordonné et cohérent, et enfin une conclusion en rapport avec ce qui a été développé. Les plans adoptés (le jury n’avait pas d’idée préconçue sur ce point) ont été souvent très pauvres, donnant des devoirs à casiers, c’est-à-dire des devoirs n’offrant qu’un système de coupé-collé, association désordonnée de rubriques hâtivement aboutées où dominent généralement le psittacisme et le schématisme primaire des idées toutes faites : ainsi en va-t-il de copies dans lesquelles on lit tout sur l'Histoire Auguste, sauf ce que cette œuvre dit de Gallien, ou d’autres qui croient à une guerre ouverte entre Gallien et le Sénat, ou enfin de ces récitations mécaniques des courants culturels en vogue à la Cour, dont les auteurs ne se demandent pas ce que ces subtilités nées dans les cercles mondains de la capitale pouvaient avoir d’influence sur les frustes officiers de Gallien.
Le devoir
11Alors, que fallait-il faire ? Pour respecter à la fois la libre, réflexion des candidats et la liberté d’appréciation des correcteurs, aucune grille de correction rigide n’a été définie. Les membres du jury étaient prêts à admettre tout plan (mais pas n’importe quel contenu) susceptible de répondre intelligemment à la question posée. Il est apparu cependant qu’un plan chronologique, plus propre à mettre en valeur évolutions et transformations dans un règne où tout est commandé par la pression des événements, était préférable à un plan thématique, plus difficile à mettre en œuvre, et moins apte à faire ressortir les interactions suggérées par l’intitulé du sujet.
12En tout cas, quel que soit le parti adopté, il fallait d’abord une introduction qui introduise réellement le sujet en exposant la problématique, en gros, comment Gallien, témoin du paroxysme de la crise, a été aussi l’homme du premier redresssement de l’Empire. Dans cette présentation devaient entrer les sources, notamment pour le jugement quelles portent sur le règne. On devait opposer les sources en grec, plutôt neutres, et les sources chrétiennes, plutôt favorables, aux sources historiques latines, qui font de Gallien l’empereur de toutes les lâchetés et de tous les abandons devant les désastres, responsable même des désastres. Les modernes, de L. Homo à A. Alföldi, puis M. Christol, ont remarqué que ces sources, d’inspiration sénatoriale, reprochent surtout à Gallien d’avoir écarté les sénateurs des commandements militaires et provinciaux, et, à travers eux, du pouvoir tout court, et qu’elles font de lui le portrait de l’anti-Claude, dont l’image – très favorable partout ou presque – a été forgée par la propagande constantinienne. Bref, à la légende noire véhiculée par les auteurs latins s’oppose le bilan des modernes, qui propose une vision tout autre de l’homme et de son rôle. Dernier élément à prendre en compte, mais c’était essentiel, la durée : en effet, Gallien a régné quinze ans, un record de longévité dans le iiie siècle, et dans une crise qui atteint son sommet précisément sous ce règne. Il y a là quelque chose de paradoxal qui devait orienter la réflexion et qui justifiait que le corps du devoir soit organisé suivant un plan chronologique.
13Dans ce cadre, on attendait que la première partie s’attache aux années 253-260, années de co-régence très souvent ignorées des candidats (pour qui, malgré l’intitulé du sujet, le règne de Gallien n’a commencé qu’en 260), mais qui ont été d’une importance capitale puisque c’est au bilan de ces années-là que Gallien a dû de surmonter les cataclysmes de la période 259-261.
14D’entrée, il fallait présenter ce qu’était la situation de l’Empire à l’automne de 253, et rappeler brièvement les guerres extérieures (le désastre d’Abrittos, suivi de la paix (honteuse ?) de Galle avec les Goths, les raids de pillage barbares en Orient et la prise d’Antioche par les Perses en 253) et intérieures (usurpations de Dèce, Galle, Émilien, Valérien), entraînant, avec déjà des destructions de tous genres, un affaiblissement certain des forces militaires romaines. C’est dans ce contexte dramatique que s’inscrit un premier paradoxe : l’élévation à l’Empire de quelqu’un que rien apparemment ne prédisposait à être l’homme de la situation. L’arrivée au pouvoir de Gallien est en effet le résultat du hasard (la proclamation inopinée de son père par les troupes de Rhétie et du Norique) et d’une décision du Sénat qui a fait de lui un césar. Un césar qui, par ses origines aristocratiques, sa carrière (marquée peut-être, cependant, par une légation de légion), sans doute ses idées, et sûrement par le groupe qui l’a porté au pouvoir, annonçait logiquement, malgré la gravité des événements, un règne et une ligne politique des plus traditionnels, ce qu’exprime assez bien, semble-t-il, le portrait de Berlin, et ce qu’expriment aussi assez clairement les thèmes illustrant les revers monétaires, au moins ceux des premières années de règne. Tout annonçait le règne d’un civil, et pourtant, il n’en a rien été, parce que la conjoncture militaire en a décidé autrement. Zosime (I, 30, 1) dit que Valérien a associé Gallien au pouvoir (comme auguste) parce que la situation était grave partout, et qu’il lui a confié la défense de l’Europe contre les Barbares, se réservant à lui-même (certainement pour des raisons de prestige) d’affronter les Perses, contenus alors par les forces qu’avait réunies Uranius Antoninus. Beaucoup de copies ont insisté sur ce partage géographique des responsabilités, très différent de celui qu’avaient adopté en 238 Pupien et Balbin, et annonciateur des futurs domaines des tétrarques, mais il ne fallait pas accorder trop d’importance à ce fait, sauf pour souligner qu’il était le résultat de la nécessité du moment, et non un programme de gouvernement destiné à dépasser la durée des opérations militaires. Ce sont également ces mêmes opérations qui ont fait de certaines villes (Antioche, Viminacium, Cologne, Milan) des lieux de séjour pour les empereurs, désignées pour ce rôle par leur importance stratégique, elle-même soulignée par l’installation d’un atelier monétaire. En aucun cas, cependant, on ne peut dire que Rome a alors perdu son rang de capitale, car, jusqu’à Dioclétien, elle reste la Ville par excellence, et le lieu obligé des célébrations impériales.
15Les faits marquants de ces années se devinent surtout à travers le témoignage des monnaies, qui exaltent les victoires de Gallien en Rhétie et en Gaule, la Victoria Germanica, inlassablement répétée sur les revers de Rome, mais surtout de Cologne. Sur un plan général, il est sûr que, par ses succès, Gallien a contribué à fortifier le prestige de la dynastie qui, depuis 256, avec le césar Valérien II (fils de Gallien, et non de Valérien), offrait à l’Empire trois générations de princes, que leur capacité de victoire rendait aptes à assurer le salut commun, donc, dignes de régner. Cela a eu, pour Gallien, deux conséquences. D’abord, ce prince théoriquement subordonné à son père – les sources le précisent directement (Hist. Aug., Gall., III, 9) ou indirectement (Zosime, I, 37, 1) – a reçu des circonstances une autonomie que signalent tout spécialement certaines séries monétaires de Cologne qui, par exemple, au revers d’antoniniens de Valérien célèbrent néanmoins “Gallien et son armée” (GALLIENVS CVM EXERCITV SVO), infatigablement présent sur tous les théâtres d’opérations militaires, et toujours Victorieux grâce à la Virtus du prince. Autre conséquence favorable, il n’est pas douteux que ces succès ont acquis à Gallien, et renforcé avec le temps, la confiance des soldats et l’estime des officiers, ceux-là mêmes qui, au moins depuis Dèce, tiennent désormais entre leurs mains le destin des empereurs, sinon de l’Empire. Parce que Gallien le civil, le sénateur, a su devenir un chef de guerre, il a fortifié auprès d’eux son pouvoir, un pouvoir qui n’était pas d’origine militaire, mais qui s’était affirmé dans la guerre et par la guerre. C’était ici le moment de rappeler, avec le rétablissement de la situation aux frontières, le retour triomphal à Rome, le consulat de 257 et, la même année, la probable tournée des frontières effectuée par les trois princes, presque l’image de la Tellus stabilita que suggère la cargaison de l’épave Cabrera III !
16Ces années de victoire n’en avaient pas moins été des années difficiles, et il n’est pas étonnant que, dans le combat qu’il menait pour sa survie, l’Empire ait alors mobilisé – comme cela s’était toujours fait – les forces célestes en même temps que les siennes propres. Les monnaies aident à reconnaître ces protecteurs divins : Jupiter Conservateur et Jupiter Vainqueur, Jupiter qui arrête l’ennemi (Jupiter Stator), Apollon Protecteur qui repousse l’ennemi (Propugnator) ou Sauveur (Salutaris), Mars et Vénus Victorieuse (Victrix), Vesta, divinités du panthéon romain, mais aussi, à Cologne, des divinités celtiques telles que “Vulcain”, “Mars” et Segetia/Segeta. Sur terre, au même moment, le même mouvement mobilisateur conduit (en 257 et 258) à la reprise de la persécution contre les chrétiens, au nom de l’union sacrée des citoyens pour défendre la patrie romaine, la Romania, comme on le lit sur le texte d’une invocation à Isis (CIL V, 8229). Parmi les chrétiens illustres (apparemment les seuls visés à cette époque) qui furent martyrisés à la suite de ces mesures, il fallait placer au moins saint Cyprien, mais sans débordements inutiles, sur les lapsi par exemple, comme l’ont fait trop de candidats étourdis. On ne sait si Gallien approuva ou non le contenu des édits, qu’il signa cependant de son nom puisque, toujours, les textes normatifs portent les noms de tous les princes effectivement régnants. Le fait que les mesures aient été rapportées dès 260 tendrait à faire supposer le contraire, nouvel indice que l’empereur en second avait une certaine indépendance, au moins de jugement.
17La deuxième partie devait couvrir la période 259-262, période catastrophique pour l’Empire, mais de grand intérêt pour l’observateur puisqu’elle offre le paradoxe d’un empereur dont le pouvoir s’est trouvé renforcé par les désastres mêmes qui auraient dû le condamner, et puisque sont sorties de ces drames immenses des réformes de structure qui ont partiellement changé l’Empire.
18Il était nécessaire de commencer par décrire les catastrophes. Le temps des catastrophes, c’est celui de l’invasion généralisée, des guerres perdues et des usurpations, fruit de l’urgence autant et plus que du calcul. Il y a d’abord la défaite et la mort de Valérien le jeune en Illyricum et l’usurpation d’Ingenuus en Mésie et en Pannonie, qui contraignent Gallien à abandonner le front du Rhin, confié au nouveau césar Salonin et à Postume. Mais le cataclysme se déchaîne à partir de 259, avec l’invasion des Alamans en Gaule et celle des Juthunges en Italie (connue maintenant par l’inscription d’Augsbourg, trop peu citée par les copies), puis les pillages des Goths dans les régions pontiques, et enfin, surtout, le désastre d’Edesse en 260 (et non en 259 ou même 258) qui déclenche à son tour invasions (Danube) et usurpations (Régalien, Macrien iunior et Quietus, Postume). L’Empire était envahi et dévasté sur presque toutes ses frontières. Sur le Rhin et sur le Danube, toutes les lignes de défense, qui n’étaient pas préparées à répondre à des attaques en force, multiples et simultanées, avaient cédé sous la pression d’ennemis déployés partout, bien armés et bien organisés. Jamais la situation n’avait été aussi grave pour l’Empire, menacé d’éclatement (Zosime, I, 37, 1, dit qu’il était alors à l’abandon), tandis que ses habitants étaient plongés dans de terribles angoisses : le bilan militaire de la crise était tout à fait désastreux.
19Celui des ruines aussi. Parce que, sans doute, il avait été largement traité dans les cours, le dossier “économique” a fait dans les copies l’objet de commentaires abondants, pas toujours à bon escient. L’important était d’abord de présenter un tableau des régions dévastées, et d’y évaluer l’ampleur des dégâts : pillages, incendies, destructions, capture des hommes et du bétail avaient détruit les biens et affaibli des populations souvent contraintes à l’exode et, de surcroît, touchées par les retours répétés de la peste. Dans ces mêmes régions, les raids barbares se faisaient d’ailleurs de plus en plus profonds parce qu’il n’y avait plus rien à piller. De vastes zones ont dû être abandonnées, ce qui touchait aussi l’intendance militaire (puisque les armées ne trouvaient plus à se ravitailler sur place) et encore l’administration impériale, puisqu’on ne pouvait plus y prélever l’impôt, sans parler des secteurs miniers dont l’exploitation (Dacie, Illyricum) fut, pour de nombreuses raisons, fortement perturbée sinon suspendue. Partout donc, dans ces régions, les ruines étaient considérables. Ailleurs, dans les provinces épargnées ou moins touchées, les dommages matériels et humains étaient bien moindres, en tout cas d’une autre nature, car issus des contrecoups de la crise (ralentissement ou interruption des échanges, effondrement de la monnaie, ruptures de l’ordre social que signalent désertions, vagabondage et banditisme, présents partout). Cela ne veut pas dire que tout le monde fut ruiné : un passage d’Ammien Marcellin (XXX, 8, 8) qui décrit Aurélien “fondant sur les riches comme un torrent” pour renflouer le trésor public qu’il avait trouvé vide, montre bien qu’il y eut sans aucun doute des profiteurs de la crise. Il est sûr toutefois que, partout, le retentissement de ces événements dramatiques a été immense, parce que ces derniers touchaient à la fois l’intégrité de l’Empire et la confiance qu’avaient les gens dans la force de celui-ci, puisque l’on avait vu que la sécurité des biens et des personnes n’était plus assurée. Dans ce climat de catastrophe, la ruine de la monnaie impériale n’était qu’un élément somme toute secondaire, ce que pratiquement personne n’a compris. Et d’autant moins que fort peu de candidats savaient faire la différence entre monnaie et finances publiques. On a parlé à tort et à travers d’inflation, de dévaluation, de politique monétaire, de réforme monétaire ( ?) à l’occasion, alors qu’il suffisait de dire que, là comme ailleurs, l’État était aux abois. Et s’il fallait insister sur les effets de cet autre désastre, c’est à ses répercussions sur les prix et les salaires, c’est-à-dire à ses répercussions sur la vie des gens, qu’il fallait s’intéresser. Au lieu de cela, les correcteurs ont vu défiler des développements parfois surprenants sur la démonétarisation des échanges et le retour à l’économie naturelle, c’est-à-dire des développements qui privilégiaient un débat académique, d’ailleurs dépassé, aux dépens des situations concrètes : il fallait en effet bien voir que, dans la désorganisation générale, l’État (puisque le raisonnement partait toujours des finances publiques) trouvait plus expédient – mais ce n’était qu’une solution d’urgence – de procéder par le système des réquisitions à ses approvisionnements les plus indispensables, et pas seulement pour le ravitaillement de l’armée. Ce système a d’ailleurs survécu à la crise, puisqu’on ne rencontre encore en 325 pour certaines fournitures.
20Après avoir établi le bilan des catastrophes, il fallait montrer comment l’Empire a surmonté ces malheurs. Bien entendu, on attendait ici que les candidats évoquent l’œuvre de Gallien, mais on attendait aussi qu’ils s’interrogent d’abord sur le bilan politique de la crise, et en particulier sur ce paradoxe déterminant : comment Gallien avait-il pu lui-même survivre à des désastres qui auraient dû le disqualifier, et donc le perdre ?
21Plusieurs raisons expliquent cette survie. Elles tiennent à sa personne, à son entourage et aux circonstances. Sa personne, d’abord, et, en premier lieu, son âge. Si l'Epitome a raison de lui donner cinquante ans en 268, c’est alors un homme qui vient de dépasser la quarantaine ; il n’est donc pas de ces héritiers enfants comme l’étaient Maximin le jeune, Philippe le jeune, Hostilien et Volusien, trop faibles pour faire valoir une légitimité trop fraîche. Il est, au contraire dans la force de l’âge et, au surplus, il a montré de réels talents militaires. C’est tout cela qui lui permet de s’imposer aux officiers de son état-major, militaires de carrière aguerris aux combats, mais certainement eux aussi dépassés par l’ampleur du désastre.
22Un autre élément d’explication tient précisément à la fidélité de l’état-major et de l’armée, élément essentiel auquel il était nécessaire de consacrer au moins un paragraphe, en suivant ces hommes de Gallien, officiers surtout originaires d’Illyricum et de Pannonie qui, par leur énergie comme par leur fidélité, ont contribué alors à sauver ce qui pouvait l’être : M. Simplicius Genialis, le vainqueur des Juthunges, le préfet du prétoire Volusianus, Aureolus, un des vainqueurs d’Ingenuus et de Macrien iunior, Marcianus et Heraclianus, sans oublier ceux qui sont en train de s’élever par leurs talents, comme les futurs empereurs Claude et Aurélien. C’est à de tels appuis – malgré des défections dès 260 (Genialis) – que Gallien a dû de survivre à la tourmente. Derrière les chefs, il y a aussi l’armée, même si celle-ci s’est trouvée bientôt amputée d’une partie des troupes d’Occident : on devine, à travers certaines déclarations de l’Histoire Auguste que Gallien était populaire auprès des soldats, et ce n’est pas par hasard qu’a été émise à Milan, en 260, la série des antoniniens qui exalte la fidélité des vexillations légionnaires qui venaient de repousser les Alamans. Enfin, la survie de Gallien est indirectement liée aux usurpations nées des désastres de 260. En Orient, celle des fils de Macrien a été vite résorbée par l’action d’Aureolus et d’Odeynath. Ce dernier, sur lequel on a pu lire dans les copies bien des étrangetés, a effectivement assuré, après la capture de Valérien, la libération des provinces envahies par les Perses. De son autorité effective on sait peu de choses, sauf les titres que lui donnent les inscriptions, mais il n’y avait pas lieu de la surestimer, comme l’ont fait trop de candidats oubliant que, dès 262, l’atelier d’Antioche frappait de nouveau normalement pour Gallien et Salonine, tandis que le général Aurelius Theodotus avait réduit, avant le printemps de la même année, l’usurpation de Mussius Aemilianus en Égypte. Il est vrai cependant, qu’Odeynath a tenu la frontière contre les Perses, et qu’il a été pour Gallien au moins un allié de nécessité. En Occident, la révolte de Postume dans l’été des 260 entraîna l’assassinat de Salonin et le ralliement immédiat à l’usurpateur de la Bretagne, des Trois Gaules et de la Rhétie. Par la suite, Gallien récupéra cette dernière province, mais perdit la province hispanique de Tarraconaise qui, vers 262-264, rejoignit la sécession. En général, les candidats, bien que souvent mal informés, se sont répandus sans mesure sur cette partie du sujet, par facilité, sans doute, et sans jamais se demander ce qu’avait été l’importance de cette séparation dans le jugement que les contemporains ont porté sur la crise. Il fallait bien préciser aussi que Gallien n’a jamais vu dans Postume qu’un usurpateur et que, à deux reprises, peut-être dès 261 pour la première, et en 266 pour la seconde, il a engagé contre lui des opérations militaires, toutes les deux infructueuses, il est vrai.
23Bien entendu, ces événements ont produit une situation nouvelle. Les sources littéraires, quoique toutes leur soient postérieures, donnent à entendre que les contemporains ont eu le sentiment que l’Empire se disloquait, et ont bien compris que le prince légitime n’était plus maître que d’une partie réduite du territoire impérial, un territoire lui-même diminué par la perte des Champs Décumates et, plus tard, par l’évacuation probable de la Dacie (vers 267-268). La légende noire de l'empereur abandonnant à leur sort un père prisonnier et un empire ruiné s’est nourrie de ces épisodes dramatiques. On devait quand même ajouter, et quelques copies l’ont fait judicieusement ressortir, que la régionalisation de fait du pouvoir à partir de 260 a indirectement aidé Gallien à se maintenir en place (puisque les usurpateurs, occupés à lutter contre les Barbares – de ce point de vue, Postume ne s’est ni considéré ni conduit autrement que comme un empereur “romain” – n’avaient ni le temps, ni la force de se tourner contre lui : ainsi Régalien, dont le cas est exemplaire), et a contribué aussi à la survie de l’Empire, qui, au prix de quelques abandons, a néanmoins résisté au choc de la crise militaire. C’est même, dirait-on, grâce à la régionalisation de fait de la défense que Gallien a pu à la fois tenir solidement la partie demeurée fidèle en 260, récupérer d’autres provinces (par exemple, l’Egypte), connaître un répit suffisant pour promouvoir des réformes décisives et enfin croire quelque temps que la tourmente était passée.
24C’était là le moment d’analyser l’œuvre de Gallien. Il fallait bien comprendre que celui-ci a paré au plus pressé ; c’est-à-dire que perdre du temps à lui reprocher des erreurs ou des insuffisances n’avait pas grand sens. Il fallait seulement expliquer comment il a réussi à donner à l’Empire les moyens de sa survie, par des mesures à la fois vigoureuses et réalistes, fruit des expériences acquises et de la nécessité.
25La première de ces mesures visait à réconcilier la communauté civique sur le plan religieux, réconciliation nécessaire puisque traditionnalistes et chrétiens se rejetaient mutuellement la responsabilité de la crise. L’édit de 260 fut donc une mesure salutaire. Observons cependant que, s’il reconnaissait officiellement l’existence des chrétiens, on ne peut en conclure automatiquement (malgré les sources chrétiennes) que l’empereur portait à ces derniers ou à leur doctrine une sympathie particulière. On doit plutôt y voir une initiative politique qui partait d’une vision réaliste des choses : toutes proportions gardées, c’est le même raisonnement que s’est tenu Constantin cinquante ans plus tard.
26Ce même réalisme, nourri de l’expérience récente, a conduit Gallien à prendre, sur la plan militaire, et, par répercussion, sur le plan de l’administration de l’Empire, des mesures dont la principale – la plus spectaculaire en tout cas – a été, en 261 ou 262, l’édit, connu par Aurelius Victor, qui enlevait aux sénateurs le commandement des troupes. Dans le prolongement de cette décision s’inscrit encore, dans les provinces impériales prétoriennes, la substitution de praesides ou agentes vicepraesidis équestres aux légats sénatoriaux. La portée considérable de ces mesures n’a pas toujours été bien comprise. Plusieurs remarques s’imposaient :
- Les responsabilités enlevées aux sénateurs ont été données à des professionnels et, systématiquement désormais, non pas à des chevaliers d’origine municipale, mais à des officiers sortis du rang. Comme l’a bien dit une copie, la compétence l’emporte sur la naissance.
- L’exclusion des sénateurs a eu, sur la place que tenaient ceux-ci dans l’État, des répercussions considérables. D’abord, sauf exception, les carrières sénatoriales sont maintenant strictement civiles et limitées à des postes relativement secondaires. Surtout, en écartant des responsabilités les plus hautes – celles où l’on pouvait acquérir distinction et prestige – ceux qui y étaient normalement conduits par la naissance, Gallien les a aussi coupés du pouvoir, car, le lieu où s’exerce et se prend le pouvoir, c’est l’état-major. Autrement dit, dans une époque où l’empereur est l’élu de l’armée, l’Empire appartenait désormais à l’élite militaire : le temps de Gallien, ce n’est plus celui des trop puissants préfets du prétoire, c’est celui des généraux.
- Il n’est pas douteux que les membres de l’aristocratie sénatoriale ont parfaitement entendu la signification politique de la réforme. C’est probablement là qu’a pris racine la légende noire de Gallien, d’autant que s’opérait aussi par là un renversement des hiérarchies sociales : le premier rôle était donné à des gens de basse origine (l'Histoire Auguste se plaît beaucoup à y faire des allusions insistantes, et bien d’autres auteurs, porte-parole des milieux cultivés, qui, de Lactance à Eutrope, décrivent les princes d’origine militaire comme des brutes et des soudards). La crise du iiie siècle a été aussi un conflit de culture, car l’élite de la nouvelle société qui en était issue était celle des militaires sans éducation : la légende noire de Gallien, ce fut, entre autres, dans la hiérarchie sociale, le remplacement de personnes distinguées par des barbares.
- Toujours sur le plan des conséquences politiques de l’édit, on notera encore que le renforcement de la position privilégiée de l’armée dans l’état a eu d’autres effets : d’abord, certainement, celui de fortifier la situation de Gallien lui-même auprès des militaires qui lui devaient leur promotion. Mais, d’une certaine manière aussi, s’est trouvé définitivement ruiné le pacte politique sur lequel, depuis Vespasien, reposait la définition du pouvoir impérial, dont les pôles étaient l’imperium et la puissance tribunicienne. Plus que jamais, l’imperium se prenait à la guerre, et la puissance tribunicienne, même quand elle continuait d’être mentionnée dans la titulature officielle, n’avait plus de sens, comme n’en avait plus non plus l'auctoritas du Sénat. Désormais, ce qui faisait l’empereur, G. Picard l’avait bien vu, c’était sa capacité de victoire maintenue par la faveur divine. Le temps de Gallien a été également celui de cette mutation fondamentale
27La guerre et les nécessités de la défense ont été par ailleurs à l’origine de transformations touchant l’armée elle-même. Sur ce point, il n’est pas exact de dire que l’effondrement militaire a été dû à des défaillances elles-mêmes imputables à un système de défense trop rigide et inadapté, car, jusque là, ce système avait plutôt bien répondu aux besoins. Mais il s’est produit, au milieu du iiie siècle ce fait décisif, bien dégagé par M. Christol, que la guerre, de phénomène conjoncturel est devenue un fait structurel, c’est-à-dire qu’elle est devenue quasi permanente et qu’elle a pris des formes nouvelles. Ce sont les défaites de 259-260 qui ont rendu tout d’un coup inefficaces et inopérants à la fois l’instrument de guerre et la stratégie de défense. Il a donc fallu que l’Empire s’adapte dans l’urgence à la multiplication des fronts et à la mobilité de ses adversaires. De là des mesures de circonstance sans doute, mais qui, pour n’être pas révolutionnaires, ont cependant changé bien des choses et annoncent l’armée du Bas-Empire. Le changement s’est manifesté dans deux domaines :
- La naissance d’une véritable armée de campagne ou d’intervention. Cette armée n’a pas encore de définition officielle, ce n’est pas une institution, et elle n’est constituée que de vexillations d’infanterie aboutées (ces vexillations qu’on connaît, par exemple, à Milan, en 260, par la série monétaire aux légions), mais c’est une armée itinérante, mobile. Elle n’est plus fixée sur un point précis de la frontière, mais se déplace au gré des nécessités. Son unité lui vient de ses officiers groupés dans le corps des protectores, dont le plus anciennement attesté est précisément L. Petronius Taurus Volusianus, peu avant 260. C’est aussi cette armée, plus que jamais celle de l’empereur, qui est devenue définitivement la maîtresse du jeu politique
- Dans cette armée, une place importante est donnée à la cavalerie ; indispensable pour attaquer comme pour donner la chasse aux ennemis, indispensable surtout pour adapter la capacité d’attaque ou de riposte des forces romaines à la tactique de ces derniers. Même s’il n’est pas assuré que Gallien a lui-même augmenté systématiquement les effectifs de la cavalerie légionnaire, il est certain que la présence d’une armée de cavaliers à Milan, sous les ordres d’Aureolus, y traduit parfaitement le souci d’adapter les techniques de combat à ces réalités
28Au total, dans un moment où tout s’écroulait, des frontières jusqu’à la monnaie, Gallien a su inventer ou développer les moyens de la survie de l’Empire. Il n’a donc certainement pas été le weibischer Taugenichts qu’A. Alföldi a extrait, pour démontrer le contraire, des sources littéraires. Par son ardeur et son énergie infatigables (que célèbrent à Rome des bronzes à la légende ALACRITATI AVG (usti) illustrée par Pégase, le cheval céleste), il a réalisé, certes dans la partie de l’empire demeurée fidèle, un rétablissement que nous savons, aujourd’hui, éphémère, mais qui pouvait apparaître durable à cette époque : l’unité et l’intégrité de l’empire avaient été, au moins partiellement, rétablies ; sur le Rhin et le Danube, où les courses barbares avaient cessé, les frontières avaient été sauvées, au prix de quelques abandons devenus inévitables (mais jamais oubliés ensuite par les sources littéraires) ; en Occident il y avait sans doute l’Empire de Postume, mais cette usurpation – la seule qui avait réussi – était contenue ; en Orient, enfin, les Perses ne s’étaient plus aventurés au-delà de l’Euphrate. C’est pourquoi les decennalia de 262, célébrées avec faste, ne furent certainement pas la mascarade décrite par l’Histoire Auguste, car la fête fut aussi à la hauteur des efforts accomplis et des succès rencontrés, en même temps qu'elle portait les espoirs d’un proche renouveau.
29PAX FUNDATA ( ?). Ce revers d’un antoninien oriental (R1C 652) aurait pu servir de titre à la dernière partie, puisqu’il exprime au mieux ce que furent les années presque heureuses de 262-266. Gallien proclamait sur des médaillons, des aurei et des quinaires d’or que la paix régnait alors partout (VBIQUE FAX), et put même croire que le moment était venu de mettre un terme à la sécession gauloise. Ce message optimiste et rassurant était évidemment destiné à redonner confiance à des populations dont les esprits étaient traumatisés par la révélation brutale d’une crise terrifiante, inimaginable auparavant. Il fallait donc s’attacher à ce qu’avaient été les réactions de ces gens, dans la mesure où l’on peut les deviner. Que sait-on des réconforts qu’ils ont trouvés ? De quel côté ont-ils cherché ces secours ? Sur cette question, les devoirs n'ont livré que des développements généralement schématiques et toujours maladroits. L’importance du christianisme a été grandement surestimée. Même si les chrétiens sont à cette époque de plus en plus nombreux (au point d’avoir suscité depuis 249 des mesures officielles de persécution), ils sont encore minoritaires dans la population, et leur nombre varie considérablement selon les régions. Assez nombreux dans la partie orientale de l’Empire, sans doute aussi ( ?) en Italie et en Afrique, ils ne sont ailleurs, dans les provinces danubiennes et en Occident, sauf (peut-être) sur l’axe Rhône-Moselle, que des groupes restreints, obscurs et dispersés, même dans la péninsule Ibérique, où, malgré les glorieux martyrs de Tarragone, le nombre élevé des lapsi après 250 montre des communautés encore fragiles. Il n’est pas juste non plus de sous-estimer la place des dévotions traditionnelles, jugées arbitrairement incapables de consoler et de rassurer, ou encore considérées comme déjà abandonnées au profit des religions “orientales”, porteuses supposées de tous les espoirs de salut. Les choses étaient évidemment moins simples. Si l’on peut sans peine, puisque c’est un fait que l’on a vu se répéter jusqu’à notre époque, au moins jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale que la crise a engendré un regain de religiosité, celle-ci a pris des formes multiples selon les régions, les personnes, les catégories sociales et les niveaux de culture, sans oublier que, aux pratiques religieuses, s’ajoutent (mais ce n’est en rien une innovation de l’époque) celles que proposent mages, prophètes (voir les oracles sibyllins) et faiseurs de miracles, ou encore, mais c’est sur un tout autre registre, les philosophes, philosophes dont le message n’est plus tourné désormais vers faction : ainsi Plotin, qui s’inscrit dans la lignée de la recherche purement spéculative et de la philosophie bigote déjà illustrée au début du iie siècle par Plutarque. Dans le pessimisme ambiant, qui n’est pas seulement celui des chrétiens, tous ces comportements constituent des recherches de réconfort, de refuge et d’apaisement pour échapper à la réalité ou pour tenter d’en détourner les dangers.
30L’empereur lui-même peut-il échapper vraiment aux inquiétudes de son temps ? Au témoignage de Porphyre, Gallien et Salonine portèrent à Plotin une amitié qui les poussa même à envisager la fondation de Platonopolis, conduite inattendue de la part du débauché peint par l'Histoire Auguste. Mais si l’empereur était assidu à la pratique de la philosophie, et même s’il était prêt à conformer sa vie aux préceptes de celle-ci et à acquérir, devant les malheurs, cette impassibilité de spectateur qu’enseignait le maître (Ennéades, III, 2, De La Providence, 1, 15) et qui a peut-être été épinglée par l’auteur de l’Histoire Auguste (Gall. VI, 1-7), il ne pouvait pas échapper à ses responsabilités de souverain, celle notamment de redonner confiance dans la capacité du prince et dans l’éternité de Rome aux esprits ébranlés par la crise. C’est cela que signifiait la célébration des decennalia de 262, illustrée par tel médaillon d’or (RIC 3) montrant Gallien, couronné par la Victoire, faisant dans Rome une entrée triomphale.
31Il était donc très utile de s’attarder sur le contenu du message officiel délivré dans les années 262-266, message que, une nouvelle fois, les revers monétaires permettent de connaître assez bien. On y trouve d’abord une invitation à placer tous les espoirs de salut dans l’action efficace des divinités, nationales de l’État romain, des protecteurs attitrés de l’Empire : Jupiter, Mars, Apollon et Diane, Junon et Vénus, et encore Hercule, et aussi le Soleil, qui, depuis l’époque sévérienne, prend, dans l’idéologie officielle une place toujours plus grande.
32Le message glorifiait aussi la vaillance des soldats, mais son caractère principal résidait surtout dans l’exaltation des capacités du prince à opérer la libération et le salut de l’Empire (ainsi les aurei et médaillons d’argent célébrant la survie de la patrie – RIC 143 – et la “liberté (= la libération), voir RIC 145, 146, retrouvée). Cette image du prince sauveur, dispensateur de la prospérité revenue ou à venir, c’est celle de Gallien coiffé de la couronne d’épis, c’est la légende GALLIENA AVGVSTA, c’est-à-dire l’empereur principe de vie, à la fois masculin et féminin ; ce sont encore, parallèlement à l’initiation à Eleusis en 264, les revers de 266 célébrant l’ABVNDANTIA (RIC 157) et VVBERITAS (RIC 287) ; bref l’image de l’empereur qui gouverne la nature et assure le renouvellement du monde, maître du monde, de la nature et du temps, qui fait revenir l’âge d’or et garantit l’AETERNITAS de l’Empire (RIC 160), sous le patronage de Sol auquel il s’identifie, magnus et invictus, comme sur le buste de Copenhague, coiffé de la couronne radiée imitant les rayons solaires. Noter que le message n’était pas seulement destiné à redonner confiance aux civils : il s’adressait aussi aux militaires, car la divinisation de l’empereur, au moins l’exaltation de sa personne (qui allait jusqu’à saupoudrer d’or, la couleur du soleil, sa chevelure) avait aussi pour but de bien marquer la distance entre lui et les chefs de la nouvelle caste militaire, distance supposée tempérer les ambitions de ces derniers.
33On sait pourtant que cette propagande n’a pas résisté à l’ultime crise par laquelle se termine le règne de Gallien. L’année 267 est celle de la grande invasion gothique dans les Balkans et l’Égée, marquée par le pillage d’Athènes. Les victoires remportées en Macédoine, pas plus que la mobilisation des forces divines nationales, qui forment une longue litanie sur les antoniniens de 267-268, n’ont réussi à sauver l’Empire et l’empereur, dont la défection d’Aureolus a scellé le destin. Gallien s’appuyait sur l’armée, et pourtant c’est un complot d’état-major qui l’a emporté à l’automne de 268, tandis qu’un donativm opportun calmait les regrets de la troupe qui voyait disparaître, si l’on en croit l'Histoire Auguste (même si l’auteur l’a peut-être relevé par dérision), un empereur “efficace, indispensable, courageux et compétent” (Gall., XV, 1).
34Pour conclure, que fallait-il faire ressortir ? Rechercher les causes de la chute de Gallien n’avait pas grand sens, puisque, de toute manière, on est réduit sur ce point à des hypothèses invérifiables.
35On peut seulement observer que l’assassinat de Gallien a été préparé par ceux-là mêmes à qui il avait donné le pouvoir, un pouvoir que l’élite militaire n’a pratiquement jamais plus perdu. Le règne se terminait par une double catastrophe (l’invasion généralisée et la mort du prince), mais le bilan n’était pas aussi négatif que ce qu’en a dit de l’auteur de l'Histoire Auguste, ne serait-ce qu’à cause de ces quinze années de gouvernement durant lesquelles Gallien avait montré bien des talents. Ces talents s’étaient manifestés dans sa capacité de s’adapter aux circonstances, pour faire cesser la persécution des chrétiens, pour donner aux officiers compétents le commandement des armées ou pour préparer pour celle-ci les réformes de structure nécessaires. Ce faisant, peut-être comprit-il le danger qu’il y avait à fortifier le pouvoir politique de l’élite militaire. En effet, si Gallien avait bien l’âge que lui donne l'Epitome à sa mort, il avait pu constater combien était fragile, non pas l’institution impériale (comme l’ont cru trop d’étourdis), mais la personne impériale : depuis 235, il avait vu disparaître par l’assassinat près d’une quinzaine de ses prédécesseurs, sans parler des membres de sa propre famille (au moins ses deux fils), sans parler non plus des usurpateurs abattus un peu partout, particulièrement sous son règne. Peut-être a-t-il cherché à contrebalancer ce poids excessif des généraux, à mettre hors d’atteinte la vie du prince, en accentuant le caractère sacré de celui-ci et là nature quasi divine de son pouvoir. Mégalomane ou stratège avisé (mais, avant lui, Auguste, et, après lui, Dioclétien, ont su pareillement jouer de l’idéologie et de la religion), il a essayé d’inventer une nouvelle inviolabilité pour remplacer celle que n’assurait plus la désuète puissance tribunicienne qui avait prouvé qu’elle ne protégeait plus personne. En ce sens, le règne de Gallien représente un jalon important sur la voie de l’accentuation continue du caractère royal (et non pas monarchique puisque l’Empire est une monarchie) du gouvernement impérial. Par tous ces aspects, Gallien a réellement marqué son temps.
36Mais, d’un autre côté, ce novateur pragmatique n’a pas cherché à tout bouleverser. Est-il même pensable que l’idée ait pu lui en venir ? Il ne faut donc pas s’étonner que Rome soit restée la capitale de l’Empire, car c’était la Ville-mère, comme l’a dit une copie, la Ville-reine, et, pour un empereur issu de l’ordre sénatorial, le centre légitime du pouvoir. Il ne faut pas s’étonner non plus qu’il n’ait rien changé dans la vie des cités : partout où cela pouvait se faire, le fonctionnement régulier des institutions locales s’est maintenu pendant la crise. Sur le plan culturel, il est vrai que le modèle de référence choisi par Gallien était certainement inaccessible à la grande majorité de ses contemporains, mais le néo-platonisme ne paraît pas lui avoir inspiré, dans la vie publique, autre chose que des boutades fielleusement enregistrées par l’Histoire Auguste ; l’image d’un empereur-philosophe hors du temps et incompris ne peut pas être retenue, car cet aristocrate esthète avait su devenir un homme de terrain, et cet intellectuel s’était tout de même révélé sur les champs de bataille. Homme de son temps, mais observateur réaliste, il a, dans les malheurs inouïs qui ont frappé l’Empire entre 253 et 268, tâché de tenir bon et de trouver les parades appropriées. Sa chute montre sans doute que cet homme qui avait réussi à résister au temps n’a pas pu le faire s’arrêter. Mais quelles que soient les raisons de celle-ci, force est de reconnaître qu’il avait été, dans une époque exceptionnelle, un empereur exceptionnel.
37Au terme de ce compte rendu, nous tenons à remercier tous les collègues qui ont accepté la charge de participer à la correction du devoir. Merci également à ceux qui nous ont communiqué leurs dossiers, et spécialement, parmi eux, H.-L FÉRNOUX, P. JAILLETTE et M.-Y. PERRIN.
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