Conimbriga : la monnaie dans la vie d’une petite cité de Lusitanie
p. 423-431
Note de l’éditeur
Lus de la moneda a les ciutats d’Hispania, IX Cicle de confèrencies del MNAC, 11-27 novembre 1996, p. 71-82
Texte intégral
Introduction
1Les ruines de l’antique Conimbriga sont situées à une quinzaine de kilomètres au sud de Coimbra, au Portugal. À l’époque romaine, la ville fut une étape importante sur la grande route qui menait d’Olisipo (Lisbonne) à Bracara Augusta (Braga), l’une des artères principales de la province de Lusitanie.
2Les fouilles conduites entre 1930 et 1970 ont dégagé, sur une superficie d’environ 2,5 à 3 ha, plusieurs secteurs d'habitations et deux grands ensembles monumentaux (forum et thermes), qui ont livré plus de 8000 monnaies. Ces monnaies ont été publiées en 1974. Mieux que tout autre type de mobilier archéologique, elles ont révélé que cette petite ville du finistère lusitanien fut une cité active, largement ouverte sur l’extérieur.
À la découverte de Conimbriga
3L’histoire de Conimbriga commence pour nous avec l’établissement d’une tribu celtique (les Conii), établie, au second âge du Fer, sur un plateau rocheux encadré de deux profonds ravins, site caractéristique d’éperon-barré. L’oppidum des Conii couvre une surface d’environ 13 ha et des restes d’habitat ont été reconnus lors des fouilles des monuments d’époque romaine aux abords du forum et au sud des thermes. Une partie des quelque 50 deniers et bronzes préaugustéens, ceux au moins qui ont été récupérés dans les couches profondes, sont sans doute les témoins de l’activité des habitants de la fin de l’âge du Fer.
4Avec Auguste commence une nouvelle période de l’histoire de la ville. Dans la grande réforme de 16-13 av. J.-C., Conimbriga n’est qu’une cité pérégrine, mais celle-ci s’est dotée d’un plan d’urbanisme qui fait naître un premier forum et, au sud, un premier grand établissement thermal.
5Lorsque Vespasien et Titus octroient le droit latin à l’ensemble des cités de la péninsule Ibérique, Conimbriga voit sa dignité rehaussée. En remerciement, par fierté aussi, elle se dénomme désormais Flavia Conimbriga, et, pour se hisser à la hauteur du privilège reçu, transforme une nouvelle fois son plan d’urbanisme, réservant notamment à ses bienfaiteurs un forum voué à leur culte exclusif, puisque la place n’enferme qu’un sanctuaire. Peu après, sous Trajan, de nouveaux thermes sont élevés sur le monument augustéen. Puis, c’est le silence d’une vie sans histoire, marquée seulement par le passage occasionnel de quelque fonctionnaire impérial. On imagine assez une prospérité bourgeoise entretenue par les olivettes, le vignoble et l’élevage du mouton. Mais la ville ne s’endort pas pour autant : les fouilles ont révélé partout un Conimbriga actif où arrivent des produits venus de loin, un Conimbriga qui travaille, qui répare et qui construit, comme le montrent les transformations de l’habitat privé, notamment les belles maisons de la partie orientale.
6Après la crise du iiie siècle, Conimbriga, comme station routière importante, a reçu une enceinte qui barre l’éperon en passant au milieu d’un secteur de maisons. Celles qui se trouvaient à l’extérieur du mur ont été alors abandonnées.
7Au Bas-Empire, la christianisation fait naître une “basilique” et un évêché qui va durer jusqu’à l’abandon de la cité. Encore active et prospère au ive siècle (plus de 5 700 monnaies, 70 % du total, ont été récupérées lors des fouilles), la cité, ruinée par deux raids successifs des Barbares Suèves, en 465 et 468, va subsister, appauvrie et dépeuplée, jusqu’à ce que la conquête arabe la fasse définitivement disparaître.
Cinq siècles d’histoire monétaire à Conimbriga
Quelques questions de méthode
8Les monnaies de Conimbriga (8192 exemplaires) représentent encore aujourd’hui la plus importante récolte jamais réalisée dans la péninsule Ibérique. Une telle abondance, qui permettait un traitement statistique crédible du matériel, a livré aux numismates des informations tout à fait exceptionnelles, et, pour la première fois, on a pu écrire l’histoire de la circulation monétaire dans un site hispanique à l’époque romaine.
9L’entreprise, cependant, se heurtait à des obstacles méthodologiques. D’abord, du point de vue archéologique : de quoi témoignent les monnaies rencontrées dans le sol ? Comment associer les renseignements qu’elles donnent et les niveaux historiques quelles sont supposées dater ? Ensuite, du point de vue numismatique : comment peut-on réellement identifier les phénomènes de circulation, puisque seule nous est fournie la date d’émission des monnaies et jamais ou presque (c’est le problème archéologique) celle de leur abandon, volontaire ou accidentel ? Ces questions, qui sont de réelles difficultés, ont pu être néanmoins surmontées : en effet, quelles que soient les incertitudes de la stratigraphie ou de la durée de vie des monnaies, des faits comme, par exemple, selon les périodes, l’accumulation ou la raréfaction des pièces, l’origine de celles-ci (= celle de l’atelier qui les a émises), la liaison de ces faits avec les conséquences des réformes monétaires, créent des conditions favorables à une interprétation raisonnable.
10À condition de surmonter un dernier handicap et de se contenter de ce que l’on a, c’est-à-dire presque uniquement la monnaie de cuivre, de bronze ou de billon. En effet, les fouilles ne livrent qu’exceptionnellement de la monnaie de métal précieux, d’argent mais surtout d’or. La forte valeur de ces métaux faisait qu’on évitait soigneusement de les perdre. On ne peut alors raisonner que sur la monnaie divisionnaire. C’est donc cette histoire-là qui a été écrite, mais ce n’est pas sans intérêt.
Histoire monétaire de Conimbriga
11Au début de l’Empire, notre cité utilise (et encore en petites quantités) les produits des ateliers hispaniques avec aussi ce qui reste du numéraire ancien préaugustéen, puis, suite à l’arrêt des frappes locales et romaines, un monnayage d’imitation (sous Claude), avant que la réforme de Néron, poursuivie par ses successeurs, ne mette à la disposition du public un numéraire nouveau frappé en quantités suffisantes. Au iiie siècle, les deniers, sesterces et as disparaissent de la circulation laissant la place à la monnaie de billon (l’antoninien) dont la crise et l’inflation multiplient le nombre (1612 exemplaires pour la période 260-275, 19,7 % du total des monnaies) tandis que la valeur intrinsèque (le poids de métal précieux) diminue jusqu’à la disparition quasi complète de l’argent dans l’alliage.
12Après 274, les réformes d’Aurélien, de Dioclétien et enfin de Constantin, mettent en circulation de nouvelles unités monétaires qui sont à leur tour pareillement entraînées par l’inflation du ive siècle : les grandes pièces lourdes de billon argenté du début du siècle laissent finalement la place à de petites divisions de cuivre, dont, après 395, la frappe est même abandonnée. Au ve siècle, les habitants de Conimbriga n’ont plus à leur disposition que les minimi (diamètre 13-10 mm) voire les minimissimi (diamètre 9-7 mm) et sont même contraints de réutiliser non seulement tout ce qu’ils peuvent récupérer de monnaies anciennes, qui sont alors rognées ou coupées, mais même de simples morceaux de métal.
Les horizons de Conimbriga
13a : Le premier de ces horizons, c’est celui de la vie quotidienne. Les monnaies livrent d’abord sur ce chapitre des informations générales que l’on ne peut tenir pour vraiment originales : la quasi-totalité des pièces sont des bronzes ou du billon, les deniers et quinaires d’argent de l’époque républicaine et du Haut-Empire sont très peu nombreux (57 exemplaires en tout, dont 5 quinaires), et encore plus rares sont les trouvailles d’or, d’ailleurs bien localisées dans le temps puisqu’elles signalent la révolution qui touche l’économie monétaire à la fin du ive siècle (16 solidi - dont un trésor de 10 exemplaires, encore inédit).
14Plus intéressants sont les phénomènes qui livrent, sur des moments particuliers, ou à travers des phénomènes particuliers, quelques lumières sur les réactions des habitants de la ville : ainsi, les sesterces du iie siècle retrouvés avec un degré d’usure prononcé, non lié aux conséquences de l’enfouissement, qui signalent les nombreux passages de main en main sur place, et aussi une circulation de ces espèces, prolongée jusque tard dans le iiie siècle. Autre témoignage, celui des “trésors”, du iiie (2) et du ive siècle (4), à vrai dire (sauf un) petites bourses plutôt que vrais trésors, puisque composés de bas billon ou de cuivre et constitués (pour quatre d’entre eux) de 14 à 29 exemplaires seulement. On apprend cependant, grâce à ces petits dépôts, que, au iiie siècle, les épargnants ont évité de récupérer les mauvaises monnaies à l’effigie de Claude II le Gothique divinisé, venues de Rome ou, plus vraisemblablement, fabriquées dans la péninsule, voire sur place. À la fin du ive siècle, les plus chanceux ont pu récupérer les grands modèles émis épisodiquement depuis 348, y compris ceux des usurpateurs Magnence et Maxime, réserves de métal plus que vrai numéraire puisque les AE 2 ont été démonétisés en 395.
15En revenant à une date plus haute, on relèvera que nombre de deniers des ie - iie siècles de notre ère sont fourrés, et qu’ils ont donc été probablement jetés, tandis qu'aussi ont été massivement abandonnées les copies d’as de Claude 1er, fabrications peut-être locales destinées à pallier le manque de monnaies dû à la fermeture des ateliers hispaniques (sous Caligula) et à l’arrêt des frappes à Rome sous Claude.
16b : Mais les horizons de Conimbriga, ce sont aussi les relations extérieures qui l’ouvrent sur sa province, sur le reste de la péninsule et sur l’ensemble du monde romain. Les monnaies enregistrent fidèlement ces ouvertures, dès le début de l’Empire, lorsque l’atelier d’Emerita/Mérida s’impose comme le grand fournisseur de l’Occident bético-lusitanien, et jusqu’au Bas-Empire quand Trèves, Lyon, Arles, Rome, mais aussi les officines orientales, envoient leurs produits vers notre cité, même si, alors, il n’est pas aisé de deviner ce qui, dans la circulation monétaire, appartient aux envois officiels (pour payer les salaires et les soldes, et, d’une manière générale, l’ensemble des dépenses de l’État) et ce qui revient aux courants traditionnels des échanges.
Les enseignements de Conimbriga
17Parce que le site a livré de grandes quantités de monnaies, et sur une durée de 4 siècles au moins, sans ruptures ni discontinuités, l’étude de ces monnaies a permis de dépasser le cadre étroit de la vie locale. Quelques comparaisons, sans doute assez limitées en 1974, mais étendues depuis grâce à d’autres publications, comme Clunia, Belo ou Coca, ont révélé, dans le domaine de la circulation monétaire, des réalités qui n’ont pas été sérieusement remises en question depuis. On analysera ici deux catégories de phénomènes.
Conimbriga, raccourci de l’histoire monétaire de la péninsule Ibérique
18Pour simplifier, on ne retiendra que deux exemples.
19a. Le iii e siècle : Les monnaies de Conimbriga offrent, pour cette période, des particularités que l’on peut résumer ainsi : longue survie de l’usage du sesterce dans la circulation jusque vers 260, ce que j’ai appelé la survie de l’Ancien Régime monétaire, révélation tardive de la crise du iiie siècle (précisément avec la catastrophe de 260), absence des DIVO CLAVDIO frappés en Gaule, absence des imitations de Tétricus (mais, au contraire, importations romaines et fabrications locales), enfin, ouverture à la pénétration du billon réformé d’Aurélien et de Dioclétien. Dans ses grandes lignes, ce schéma se retrouve partout dans la péninsule, au point que l’on peut l’estimer applicable à l’ensemble de l'Hispania.
20b. Le iv e siècle : Comme pour le iii e siècle, la première remarque qui vient à l’esprit est que les horizons géographiques de Conimbriga sont nettement méditerranéens. Et d’abord la Méditerranée occidentale, avec la domination des produits d’Arles et de Rome. La seconde remarque est que, tout au long du siècle, la ville a été alimentée par un flux monétaire régulier et continu. Cette régularité a fait que les imitations y sont rares, puisqu'elles n’étaient pas nécessaires. Or, ces deux caractères se retrouvent aussi, avec les nuances que crée par exemple la plus grande ouverture sur la Gaule des régions du Nord-Ouest ou de la Catalogne et du Levant, dans l’ensemble de la péninsule. Il y a là quelque chose de frappant qui fait vraiment de Conimbriga un site exemplaire.
Conimbriga, raccourci de l'histoire de l’Empire
21Deux exemples, là aussi, suffiront à illustrer cette réalité.
22a. Le dossier de l’empire gaulois : Dans l’été de 260, le coup d’État de Postume a coupé les Gaules de l’Empire légitime. Quelques documents hispaniques prouvent que l’usurpateur a été reconnu (au moins en Tarraconnaise) entre 262 et 268. Or cette domination n’apparaît nullement à Conimbriga où 3 antoniniens gaulois seulement ont été retrouvés contre 458 de l’empereur légitime, Gallien. L’enquête menée alors dans les publications disponibles, complétée aujourd’hui jusque dans les catalogues de vente, confirme que, pour l’ensemble de la péninsule Ibérique, le monnayage de Postume est une rareté (alors qu’il est abondant au nord des Pyrénées) : du point de vue monétaire, tout se passe comme si l’usurpation n’avait pas eu lieu.
23b. Guerres civiles et usurpations au iv e siècle : Les cartes établies dans la publication de Conimbriga (au temps de l’usurpation de Constantin, au temps de la guerre entre Constantin et Licinius etc) montrent que toute guerre ouverte ou même toute tension entre l’Orient et l’Occident, engendrent immédiatement un blocus qui isole l’une de l’autre les deux parties de l’empire. De ce point de vue, Conimbriga apparaît une nouvelle fois comme un repère exemplaire de cette situation.
Conclusion
24Il est vrai que Conimbriga n’a été, sous l’Empire romain, qu’une cité d’importance secondaire, une petite ville ; mais le témoignage de ses monnaies lui a donné par hasard, aux yeux des numismates et des historiens, une importance capitale. C’est ce qui lui vaut encore, vingt ans après la publication, d’être toujours considérée comme une référence indispensable.
Bibliographie
Bibliographie
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I. Pereira, J.-P. Bost, J. Hiernard, Conimbriga : les monnaies des fouilles anciennes et franco-portugaises, Symposium Numismático de Barcelona, II, 1979, p. 95-96.
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