Le rayonnement des ateliers de Pax Iulia, Ebora et Emerita : essai de géographie monétaire des réseaux urbains de la Lusitanie romaine à l’époque julio-claudienne
p. 409-414
Note de l’éditeur
Les villes de Lusitanie romaine, Paris, 1990, p. 115-121 (co-auteur F. Chaves).
Texte intégral
1Est-il suffisant, pour constituer des réseaux urbains, de créer des villes et de les distinguer les unes des autres par l’octroi d’un statut juridique plus ou moins favorable ou prestigieux ? C’est l’une des questions que nous nous posons dans ce colloque. Est-ce que la possession d’un atelier monétaire peut placer une ville à la tête d’un réseau urbain ? C’est le thème que nous voulons illustrer à partir de l’exemple des ateliers lusitaniens. En effet, à l’époque augustéenne, Pax Iulia, Ebora et Emerita ont battu monnaie1, et la diffusion de leurs produits permet de voir – au moins un peu – si elles ont pu ou su organiser autour d’elles un espace de rayonnement, dépassant le système des hiérarchies juridiques originelles ou distinct de lui2.
2Pour cette recherche, le choix de l’époque augusto-tibérienne est certes imposé par les limites mêmes de l’existence de ces trois officines : fort brève pour Pax Iulia et Ebora, qui ne dépassent pas le règne d’Auguste, un peu plus longue pour Emerita qui frappe encore sous Tibère ; mais il n’est pas dicté par cette seule évidence, car le règne d’Auguste n’est pas uniquement celui des fondations urbaines, il est aussi celui de l’organisation provinciale, dans laquelle cités et routes représentent la première structuration de l’espace lusitanien nouvellement défini. Parmi les huit cités “juliennes” fondées entre César et les années 16-13 av. J.-C., c’est Emerita qui fut choisie comme caput provinciae, tandis que le droit de frappe fut concédé à deux autres cités du bassin du Guadiana, situées dans le cours inférieur du fleuve : le municipe d’Ebora et la colonie de Pax Iulia. Il y a déjà là un premier sujet d’étonnement, car ces dernières villes, établies aux limites du territoire provincial, n’étaient manifestement pas destinées à connaître un avenir très brillant. Quelle signification et quelle portée réelle a eu donc la fonction monétaire qui leur fut accordée ? Ou plutôt, quel usage en ont-elles fait ? Un simple coup d’œil porté aux cartes des figures 1 et 2 en donne immédiatement la mesure. On y remarque d’abord l’absence de Pax Iulia : c’est que, à l’exception d’une peu significative découverte réalisée lors des fouilles de la Neapolis d’Emporion, on n’a guère trouvé de ses monnaies que dans les collections du musée de Rio Tinto. Même en tenant compte du fait que notre information est très insuffisante pour les régions sud du Portugal3, on peut considérer que ce vide correspond bien à une réalité historique. Ebora est mieux représentée (21 mentions), mais sa diffusion a touché plus la Bétique voisine que le territoire lusitanien. Reste Emerita, dont les 115 mentions attestent combien se sont largement répandus ses produits dans tout l’Ouest hispanique.
3De telles disparités donnent à réfléchir : elles révèlent que la possession d’un atelier monétaire n’a pas eu les mêmes effets pour les trois cités4 et que ce privilège ( ?) ne les désignaient pas absolument pour jouer un rôle d’égale importance dans le Sud-Ouest de la Péninsule. On en revient à la question posée plus haut : à quoi ont donc servi les officines ? À presque rien, répondent nombre d’auteurs5, considérant qu’elles ont alimenté seulement des émissions de prestige qui n’ont qu’exceptionnellement dépassé un cadre territorial très étroitement régional, pour ne pas dire municipal. On a même supposé que les hiérarchies juridiques avaient peut être déterminé les types (module, poids et valeur) des signes frappés6. Nous ne partageons pas, certes, ces opinions, à notre avis trop abruptes, que contredisent des études comme celles consacrées à Calagurris7, et aussi, pensons-nous, nos propres observations8. S’il a effectivement existé une hiérarchie entre les vingt-deux ou vingt-trois9 centres émetteurs connus au début de l’époque impériale, ce n’est pas un hasard si la localisation de ces derniers a privilégié deux grandes régions de développement, la vallée de l’Ebre, et l’Occident lusitanien : bref, il faut admettre que l’ouverture des ateliers a répondu à un certain moment à des besoins particuliers, c’est-à-dire à des réalités et même à des nécessités d’ordre économique. Pourtant, nous devons reconnaître que Pax Iulia n’a guère franchi les limites du cadre municipal. Ebora a connu une dispersion de son monnayage qui ne lui a pas toutefois permis de dominer un véritable réseau. Il en va bien autrement d’Emerita ; voilà en effet un atelier qui s’est créé un territoire étendu aux deux provinces de l’Espagne Ultérieure10, poussant même ses produits le long des routes de la Tarraconaise jusqu’au Nord-Ouest et à la vallée de l’Èbre. Des exemples comme celui de Conimbriga attestent que les séries éméritaines ont vigoureusement dominé la circulation monétaire locale, mais on voit également, par l’exemple des cités de la Bétique, que cette domination s’est exercée encore fortement ici, concurrençant même la production des officines de la province.
4Va-t-on alors supposer que l’importance de ses émissions monétaires a pu contribuer à installer Emerita à la tête de l’Ouest hispanique ? Certainement pas. Pour relativement massives qu’elles aient été, elles ne font que souligner davantage pour nous son rôle de capitale, quelles ont soutenu mais non créé : ce rôle, Emerita l’eût tenu sans la présence de l’atelier monétaire, puisque, de toute façon, il a continué d’exister après lui. Le témoignage des inscriptions11 va confirmer notre propos. Quoique peu nombreux (moins d’une trentaine), les textes n’en sont pas moins significatifs car ils révèlent à la fois l’attraction que nos villes lusitaniennes ont exercée sur d’autres cités, et l’esprit d’entreprise de leurs citoyens partis s’établir loin de chez eux.
5On lit aisément sur les colonnes des deux tableaux la grande différence qui sépare d’Emerita les deux autres cités : peu attractives12, elles ont vu leurs ressortissants se diriger plutôt vers la capitale. Face à cette mince ouverture sur l’extérieur, combien apparaît plus dynamique le comportement des Éméritains, se déplaçant non seulement dans le conventus lusitanien, mais franchissant aussi les frontières provinciales, tandis que leur ville accueille des gens originaires d’un grand Ouest hispanique qui va de Clunia à Tucci. Observons que ces constatations ne nous éloignent guère des courants d’échanges que dessine, au début de l’Empire, la dispersion des monnaies : Emerita confirme son rôle de capitale et sa nette prédominance qui dépasse largement le cadre provincial, tandis que Pax Iulia et Ebora gardent une place effacée, celle-là même que soulignait déjà la faible dispersion (Ebora) ou la quasi-absence (Pax Iulia) de leurs monnaies hors du territoire municipal.
6Notre conclusion va peut-être étonner. Alors que d’autres communications mettent en avant modifications et évolutions des hiérarchies urbaines au cours du Haut-Empire, nous avons, nous, l’impression que, dans le Sud de la Lusitanie, les situations sont demeurées figées : l’autorisation de battre monnaie concédée aux trois cités n’a pas suffi à les mettre sur un pied d’égalité et l’histoire de la Péninsule dans son ensemble montre bien que cela n’a jamais, et nulle part, suffi à fonder sur ses voisines l’autorité d’une ville, fût-elle une colonie. Les secrets de la réussite étaient ailleurs : Pax Iulia et Ebora étaient dès l’origine, et sont restées, des cités de médiocre importance. S’il faut expliquer le succès d’Emerita, il reste à deviner, derrière la dispersion de ses monnaies et de ses enfants, comme derrière l’attrait qu’elle a exercé sur les deux provinces de l’Espagne Ultérieure et au-delà, plus encore que le rôle des structures étatiques ou une situation géographique favorable, un dynamisme particulier, original, qui n’a pas été limité au domaine politico-administratif ou même économique, mais qui a été aussi intellectuel et culturel au sens large. En bref, Emerita a dû en fin de compte son succès à la créativité de ses habitants, qui avaient reçu de l’État l’autorité d’un chef-lieu et qui surent faire de celui-ci une grande et vraie métropole.
Notes de bas de page
1 Ce droit de monnayage a été obtenu par autorisation impériale, qu’évoquent les revers Permissu Caesaris Augusti d’Ebora (Vives, pl. CLXV) et d’Emerita (Vives, pl. CXLI-CXLII et CXLV-CXLVI).
2 II est juste de signaler ici, même si nous ne les suivons pas entièrement, les travaux pionniers réalisés dans ce domaine par Irène A. Arias, Materiales numismáticos para el estudio de los desplazamientos y viajes de los Españoles en la España romana, dans Cuadernos de Historia de España (Buenos Aires), XVIII, 1952, p. 22-49.
3 Nous sommes tributaires de publications souvent anciennes dans lesquelles peu de monnaies sont identifiées.
4 Dans BELO IV. Les monnaies, Madrid, 1987 (Publ. de la Casa de Velázquez, Série Archéologie, fasc. VI), à partir des prix des monnaies portés dans la réédition de la Moneda Hispánica de Vives, nous avons tenté d’estimer la fréquence des frappes dans chacun de ces ateliers. Selon nos calculs, Paxlulia et Ebora ont émis moins d’une série tous les huit ans ! Voir BELO IV, p. 48.
5 Références et discussion dans BELO IV, p. 46-49.
6 Stato e moneta a Roma fra la tarde Repubblica e il primo Impero, Incontro di studio, Roma, 1982, dans Annali, 29, 1972, p. 217, Discussions (H. Zehnacker).
7 MJ Ruiz Trapero, Las acunaciones hispano-romanas de Calagurris, Barcelone, 1968, complété par la carte établie par M. Etayo, dans U. Espinoso, Calagurris Iulia, Logroño, 1984, p. 81.
8 BELO IV, p. 46-49.
9 Non compris Emporion et Insula Augusta.
10 La diffusion de ses monnaies est particulièrement forte dans les districts miniers.
11 Nous avons utilisé les Materiales epigráficos para el estudio de los desplazamientos y viajes de los Españoles en la España romana, de I. A. Arias, dans Cuad. de Hist, de España, XII, 1949, p. 5-50. Le même thème a été traité par G. Fabre, Le tissu urbain dans le Nord-Ouest de la péninsule Ibérique, dans Latomus, XXIX, 1970, p. 314-339, et par R. Étienne et G. Fabre, L’immigration à Tarragone, capitale d’une province romaine d’Occident, dans Homenaje A. García Bellido, IV, 1979, p. 95-115.
12 On ne trouve guère à citer que le passage d’un Pacensis à Ebora et celui d’un Eborensis à Pax Iulia. J. d’Encarnação, Inscriçoes romanas do Conventus Pacensis, Coimbra, 1984, signale (no 241, p. 314-315) un L. Marcius Pierus de Pax Iulia, qui est augustalis dans sa colonie et à Ebora.
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