Les itinéraires antiques ont-ils ignoré le Limousin ?
p. 113-125
Note de l’éditeur
TAL, 19, 1999, p. 41-48.
Texte intégral
1Parmi les documents routiers d’origine antique arrivés jusqu’à nous, les plus connus, les plus complets aussi, sont l’Itinéraire d’Antonin et la Table de Peutinger, qui décrivent une grande partie du réseau viaire de l’empire romain. Le premier se présente sous la forme d’une liste d’itinéraires, parmi lesquels on trouve à la fois des descriptions de parcours à longue distance1, le plus souvent tirés de cité à cité2, et des segments beaucoup plus courts, centrés sur des villes ou des carrefours3. Dans tous les cas, cependant, entre le point de départ et le point d’arrivée, sont inscrites les étapes intermédiaires du trajet, avec l’indication de la distance séparant chacune d’elles de la précédente. La Table, qui tire son nom de l’érudit allemand Konrad Peutinger qui la tenait en sa possession dans la première moitié du xvie siècle, est, elle, une carte. On n’en possède plus qu’une copie médiévale, et en un seul exemplaire, sur parchemin, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Nationale de Vienne (Autriche). Des douze qui la composaient à l’origine ne subsistent plus que onze feuillets : une mutilation certainement très ancienne4 a fait disparaître en effet celui de gauche, qui portait, avec la plus grande partie de la Bretagne (romaine), la péninsule Ibérique, l’Afrique des Maurétanies et l’Aquitaine méridionale.
2La quantité considérable des renseignements qu’ils fournissent fait de ces documents des outils très précieux. Mais pas sans faiblesses : fruit de compilations tardives, avec ce que cela suppose déjà d’oublis et d’erreurs accumulés, ils ont souffert aussi des distractions et des ignorances des copistes de l’époque médiévale, si bien que, très souvent, ils sont, dans le choix des itinéraires, sur les tracés et sur les indications de distance, incomplets, fautifs, à l’occasion même apparemment fantaisistes5. À ces défauts, la Table ajoute un dernier trait qui lui est propre : sur le dessin, les longueurs sont démesurément étirées, tandis que la hauteur se trouve exagérément écrasée6. Le résultat est que, dès le début, le dessinateur, au-delà de ses faiblesses personnelles (sans parler des erreurs postérieures de copie), n’a pas eu matériellement la possibilité de reporter sur sa carte des liaisons qui figuraient très probablement ou qui pouvaient figurer dans sa documentation.
3Il n’est donc pas étonnant que l’on ait porté sur l’un et l’autre des jugements parfois sévères7. Aujourd’hui, pourtant, une meilleure attention portée au mode de constitution et de composition des œuvres ainsi qu’à la méthode de travail des auteurs, une meilleure appréciation aussi de la date à laquelle elles ont été réalisées, permettent de réhabiliter un peu ces sources, en tout cas d’en tirer un meilleur parti, puisque, de toute façon, elles restent indispensables pour toute étude du réseau routier de l’empire romain8.
4Quand on examine l’état du réseau gaulois tel qu’il apparaît sur nos documents9, on constate que les hasards de la compilation, sans doute, mais pas seulement, à mon avis, privilégient la partie de la Gaule située, en gros, entre Seine et Rhin : c’est là, en effet, que les mentions de routes sont les plus nombreuses10. L’Aquitaine (dans ses limites du Haut-Empire) est, pour sa part, plutôt favorisée, surtout dans sa partie méridionale (fig. 1), malgré la perte du segment occidental de la Table11. En revanche, entre Garonne, Loire et Cévennes, seules ou presque sont mentionnées quelques liaisons, qui laissent à la fois le Massif Armoricain et le Massif Central dans un vide que – au moins pour l’Auvergne – K. Miller estimait “naturel”12, mais qui mérite réflexion puisque, précisément, c’est dans cette partie négligée, voire abandonnée par nos auteurs, que s’inscrit la cité des Lémovices.
5En additionnant toutes les informations disponibles, on voit que celle-ci est traversée par deux grands axes, qui forment une sorte de croix dont le centre est à Augustoritum/Limoges. Dans ses Voies romaines en Limousin13, ouvrage de départ obligé désormais pour toute recherche sur le sujet, J.-M. Desbordes a fait le point sur ces deux axes, en mettant bien en lumière les difficultés que soulève la manière dont ils sont décrits. Mettons-nous donc un moment en chemin avec lui.
6Le bras vertical de la croix est une grande liaison de direction sensiblement méridienne (fig. 1), héritière d’un cheminement protohistorique qui reliait le Berry au piémont pyrénéen. À l’époque impériale, cette antique piste était devenue comme l’épine dorsale de la circulation pour la province d’Aquitaine, et ne desservait pas moins de sept capitales de cité14. Son tracé est surtout connu par l'Itinéraire, bien que celui-ci le tronçonne en trois fragments au surplus dispersés15, car la Table, elle, n’en livre que des segments16.
7Du côté du sud-ouest, le trajet limousin de cette voie commençait aux Fines séparant les Lémovices des Pétrucores. Mais la Table et l'Itinéraire ne sont pas d’accord sur les distances : en partant de Périgueux, la première place les Fines à 14 lieues, puis Limoges à encore 14 lieues. Le second met ces mêmes Fines à 21 lieues (46,5 km contre 31) et Augustoritum 28 lieues plus loin (à 62 km), soit au total 49 lieues (et 109 km) contre 28 (et 62 km), distance insuffisante évidemment. Mais la localisation des Fines ne s’en trouve pas pour autant établie, puisque diverses solutions sont envisageables, entre le secteur de Firbeix/Bussière-Galant (à la frontière de la Haute-Vienne, à environ 14 lieues de Limoges, par Solignac et Nexon) et Thiviers (à 14 lieues de Périgueux environ). Thiviers, à la limite du socle hercynien, a, pour ce motif, les faveurs de J.-M. Desbordes : même si cette identification n’est pas assurée, puisque manquent les confirmations archéologiques, elle n’en reste pas moins tout à fait plausible17.
8Au nord de Limoges, l’Itinéraire rallie directement [à 21 lieues, soit 46,5 km18] Argentomagus/Argenton-sur-Creuse, probablement par un chemin courant à quelques kilomètres à l’ouest de l’actuelle RN 20 et parallèle à celle-ci, dont des vestiges construits ont été aperçus çà et là, dans un passé récent19, près de Compreignac et de Châteauponsac. La Table, de son côté, s’arrête d’abord à Praetorium, qu’il faut désormais, semble-t-il, situer au franchissement de la Vige, dans la commune de Sauviat-sur-Vige (Haute-Vienne), au nord du village actuel20. Au-delà, la route remonte vers Argenton, sans doute par un tracé d’interfluve, qui passe au milieu des ruines du Mont-Jouer à Saint-Goussaud, et parvient à destination après un parcours de 38 lieues, soit environ 84 km.
9Dans le sens est-ouest, maintenant, le Limousin est traversé par une grande liaison qui n’est connue que par la Table. Cette liaison est particulièrement célèbre, puisqu’il s’agit, à n’en pas douter, de la voie d’Agrippa, dont Strabon (IV, 6, 11) dit qu'elle “traverse les Monts Cemmènes (c’est-à-dire, ici, les monts du Lyonnais) et aboutit chez les Santons et en Aquitaine”. Mais tout n’est pas clair pour autant, et J.-M. Desbordes n’a pas manqué de faire ressortir, preuves à l’appui, à la fois les bizarreries du tracé retenu par le compilateur, et les incertitudes touchant la localisation de plusieurs relais. Le tracé d’abord, qui, sur cette route bien attestée au sol par plus d’une vingtaine de milliaires et de nombreux et imposants vestiges de chaussée, présente un certain nombre d’anomalies : à l’est, entre Feurs (Loire) et Clermont, un long détour par le nord fait remonter le voyageur jusqu’à Ariolica (fig. 1, no 23)/Saint-Martin-d’Estréaux (Loire), puis Vorogilum (fig. 1, no 22)/Varennes-sur-Allier (Allier), en contournant à peu près les monts de la Madeleine, alors que, entre Noirétable (Loire) et Clermont, trois milliaires attestent que la voie d’Agrippa escaladait successivement les monts du Forez et les dernières hauteurs des monts du Livradois. Comment expliquer un aussi incroyable détour ? Plus à l’ouest, c’est la route, cette fois, et non plus seulement l’itinéraire porté sur la carte, qui, au lieu d’aller au plus droit entre la frontière séparant les Arvernes des Lémovices et la région de Pontarion21, se détourne vers le nord, pour atteindre Acitodunum/Ahun (Creuse). Enfin, au-delà de Chassenon (Charente), la Table fixe à Aunedonnacum (fig. 1, no 11)/Aulnay-de-Saintonge (Charente-Maritime), le terminus de la voie, alors que, plus au sud, celle-ci est encore parfaitement reconnaissable dans le paysage, au moins entre Saint-Cybardeaux-Les Bouchauds (Charente) et Saintes, et que trois milliaires confirment bien son passage.
10Quant aux stations, sur les cinq dont on a les noms entre le territoire arverne et la Saintonge, trois seulement sont convenablement identifiées :
11Acitodunum est à Ahun (Creuse), Cassinomagus, à Chassenon (Charente), et Praetorium, on l’a vu, est très probablement au passage de la Vige, dans la commune de Sauviat (Haute-Vienne). En revanche, l’emplacement des Fines, à l’est, et de Germanicomagus/Sermanicomagus, à l’ouest, reste incertain. Si les Fines des Lémovices sont à Montel-Guillaume (commune de Crocq, Creuse), et précisément au bois d’Urbe, la distance de vingt lieues jusqu’à Ahun convient, mais, dans ce cas, il manque ensuite, vers l’est, environ dix lieues pour atteindre Clermont, donné à 19 lieues plus loin, soit 42 km environ. La bonne distance tombe vers Sauvagnat-Herment (Puy-de-Dôme), ce qui ne fait que déplacer la difficulté... Germanicomagus/Sermanicomagus pose le même type de problème : J.-M. Desbordes22 propose de le placer (peut-être) à Roumazières (Charente), mais la distance est ici trop courte pour remplir les 12 lieues habituellement retenues entre le relais et Chassenon. Elle l’est bien davantage si l’on observe que la Table porte plutôt non pas XII, mais X.II, c’est-à-dire X[V]II et même X[X]II lieues, ce qui conduit jusqu’au franchissement de la Charente, et peut-être à La Terne, puisque, dans ce cas, la distance est tout à fait correcte.
12Au total, incertitudes et insuffisances rendent bien fragile la portée des informations transmises par nos routiers. De plus, ces données presque squelettiques ne permettent pas d’avoir une idée convenable de ce qu’était le réseau lémovice de l’époque gallo-romaine. Or, ce réseau, nous le connaissons maintenant assez bien, dans ses grandes lignes du moins, grâce aux Voies romaines en Limousin. La carte que nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation de son auteur (fig. 2), porte en effet une série de liaisons transversales et radiales, dont l’existence est soit archéologiquement confirmée, soit hautement vraisemblable. Il s’agit d’abord de l’axe Clermont-Périgueux par Brive, dont le tracé est assuré depuis la frontière arverne jusqu’aux abords de Tulle au moins23, puisque, sur ce parcours, il est matérialisé par une chaussée épaisse et de grandes cavées qui facilitent le franchissement des reliefs. Sur les autres itinéraires importants, Limoges-Poitiers, Limoges-Périgueux, Limoges-Argenton, Limoges-Cahors, Ahun-Poitiers, les tracés en pouges d’interfluves, localement et occasionnellement recalibrées sous l’Empire, paraissent avoir été la règle. Cela ne permet pas, en général, c’est vrai, de retrouver les monuments, mais n’empêche pas de considérer comme à peu près certaines les restitutions de J.-M. Desbordes, qui prennent en compte, sur ces “pouges romanisées”, à la fois les vraisemblances topographigues et l’analyse des équipements riverains. À ces explorations, la documentation épigraphique24 peut apporter des compléments non négligeables, surtout les bornes dites “milliaires”, en fait leugaires puisque, depuis l’époque de Trajan au moins, l’Aquitaine, et la Gaule en général, mesurent ainsi les distances routières25. Même s’il ne faut pas associer automatiquement et systématiquement voie bornée à voie publique ou voie “militaire”, ces bornes, surtout quand elles apparaissent le long de chaussées épaisses et d’itinéraires aménagés pour la traversée commode des cours d’eau, même modestes26, certifient la présence d’une route importante. En bref, il y a de fortes chances pour qu’elles aient jalonné les circuits du cursus publicus. On peut donc considérer que les liaisons Clermont-Ahun-Poitiers-Nantes, Limoges-Nantes, Limoges-Poitiers, comme aussi celle qui, vers le sud, s’en allait sur Cahors [et dont la découverte du milliaire du Puy-de-Grâce à Vigeois (Corrèze), a rehaussé l’importance], donnaient au Limousin antique, même si tout n’est pas encore absolument clair, un réseau viaire public beaucoup plus dense que ce que les itinéraires en ont conservé. Des observations identiques, d’ailleurs, peuvent être faites pour le reste de l’Aquitaine, par exemple sur les axes Agen-Cahors, Saintes Cahors ou encore Périgueux-Rodez.
13Le choix très sélectif et très restrictif opéré par nos compilateurs, augmenté de surcroît des faiblesses que l’on sait, prouve déjà suffisamment que ni la Table, ni l'Itinéraire n’étaient des documents officiels. Il me semble pourtant que l’on peut aller au-delà de ce constat pour tenter de deviner et de comprendre comment le travail de nos auteurs a abouti au résultat médiocre que nous avons aujourd’hui et dont il faut bien s’accommoder. Je crois qu’il y a trois séries de réponses possibles à cette question.
14D’abord, cela est certain, et on l’a souvent répété, les compilateurs (et aussi – surtout ? – les copistes qui, plus tard, ont transcrit leurs œuvres), ont péché à la fois par négligence et par réelle ignorance. Erudits de cabinet, qui compilaient les itinéraires comme d’autres rassemblaient les mirabilia, n’ayant pas le même souci que nous de l’exactitude, au point qu’ils ont parfois utilisé l’un et l’autre des sources voisines, sinon identiques, sans en tirer le même parti27, ils ont assez souvent copié leurs sources sans (chercher à) comprendre ce qu’ils enregistraient ou qu’ils dessinaient. On expliquera assez facilement de cette manière les étrangetés qui ont affecté la voie d’Agrippa entre Feurs et Clermont : pour des raisons qui sont aussi en partie matérielles (la grande place occupée par les vignettes signalant les stations thermales – ici, les Aquae Calidae de Vichy et les Aquae Bormonis de Bourbon-l’Archambault, toutes deux dans l’actuel département de l’Ailier – l’a manifestement embarrassé) le dessinateur de la Table a télescopé des informations relatives à deux itinéraires différents et croisés : Avaricum-Tincontium-Vorogitum-Forum Segusiavorum, et Clermont-Vichy-Vorogilum-Decetia/Decize-Autun. Il manque les raccords Tincontium-Vorogilum et Vorogilum-Decetia, mais on voit bien que les deux tronçons arbitrairement réunis n’ont en fait rien à voir avec la liaison Clermont-Feurs, délibérément abandonnée. C’est probablement la même indifférence aux réalités (ou la simple ignorance de celles-ci) qui a substitué, à l’ouest, le raccord Chassenon-Aulnay au segment attendu Chassenon-Saintes.
15Les détours imposés à la route sont ici le produit d’une méconnaissance fortuite des choses. Ce n’est pas le cas partout, comme l’a fait justement observer J.-M. Desbordes. Partant de l’exploration des monuments routiers subsistant dans le secteur d’Ahun, ceux de la voie d’Agrippa, c’est-à-dire d’une voie du cursus publicus, il remarque28 que les grandes routes ne couraient pas forcément au plus droit, quelles pouvaient effectuer des détours, et que ces derniers sont loin d’être arbitraires : parce que le service de la poste publique devait pouvoir circuler en voitures fermées, il fallait pour celles-ci des chaussées bâties, mais également, sur celles-ci, des profils en long évitant le plus possible les terrains trop accidentés. Il fallait encore que ces voies passent par des lieux fréquentés, traversent le plus grand nombre de villes, les agglomérations secondaires comme les capitales. Dans cette optique, la présence de la seule voie d’Agrippa sur la Table se trouve parfaitement justifiée : elle desservait en effet, en quelque sorte, le Limousin “utile” (qu'elle avait dû d’ailleurs contribuer à créer), celui de régions où la circulation était plus aisée et qui étaient peut-être plus densément peuplées que la montagne limousine où ne passait qu’un trafic plus réduit. Autrement dit, on pourrait imaginer que ce n’est pas uniquement la qualité de la route, mais également sa fréquentation, qui lui aurait mérité d’être retenue sur la carte. Plus encore, dans cette logique, même les détours incroyables de la partie auvergnate et bourbonnaise trouvent une explication, puisque, si la durée du voyage était augmentée (d’au moins deux jours), le trajet était beaucoup moins fatigant, peut-être plus sûr, plus agréable en tout cas que l’itinéraire de solitude, parce que mieux pourvu de ces agglomérations où l’on pouvait s’arrêter et séjourner avant de se remettre en chemin. Si je dis cela – sans y croire vraiment – c’est parce que l’époque contemporaine a, sans le savoir ni le vouloir, retrouvé la même situation avec le réseau ferroviaire. Jusqu’à une date récente, deux lignes assuraient le trafic des voyageurs entre Bordeaux et Clermont, l’une par Périgueux et Brive, l’autre par Limoges, Guéret et Montluçon. La première est aujourd’hui partiellement abandonnée, et la seconde a subsisté. Ce qui est intéressant et curieux c’est que, pour contourner au maximum (au prix d’un allongement considérable du trajet) l’obstacle du Massif Central et desservir le plus grand nombre possible de villes sur le parcours, cette dernière se tient très haut, au point de suivre pratiquement, entre Lyon et Vichy, les directions proposées par la Table. Evidemment, ce n’est qu'une coïncidence, d’autant plus, je le répète, que ces directions ne sont que le résultat de négligences additionnées, mais il n’est peut-être pas indifférent que, aujourd’hui comme dans l’Antiquité, la circulation vers Lyon continue d’emprunter le passage par le nord. On touche là à une logique qui est à la fois celle de l’administration, celle de la géographie, et enfin celle de l’histoire.
16Au bout du compte, c’est celle-ci qui me semble apparaître avec le plus de netteté dans nos itinéraires. Certes, les auteurs ont souvent accumulé sans comprendre et transmis de manière fautive les informations qu’ils avaient empruntées à leurs sources, mais ils ne les ont pas inventées. Et ce qui ressort, d’abord et immédiatement de leur travail, c’est un état partiel et imparfait, mais un état tout de même de ce qu’était le réseau des routes publiques dans la cité des Lémovices, et plus généralement dans l’ensemble de la province d’Aquitaine. Pour être des documents d’origine privée, l’Itinéraire et la Table n'en ont pas moins mis en œuvre – c’est tout à fait logique – des sources publiques, et nous ont transmis une partie de ce qui était en quelque sorte le réseau des routes nationales de l’empire romain.
17Mais il me semble que leur apport le plus important est ailleurs. A la date tardive où ils ont exécuté leur travail, les compilateurs ont eu à leur disposition une documentation très variée, à la fois récente (postérieure aux réformes de Dioclétien et de Constantin) et ancienne, voire très ancienne. Mon impression est qu’ils ont enregistré différents états, non pas tant du réseau lui-même que des variations et des transformations intervenues dans l’utilisation de celui-ci entre l’époque de sa création, au début de l’Empire, et le milieu du ive siècle. La première strate nous fait remonter aux origines du réseau aquitain : la voie d’Agrippa n’est pas toujours convenablement placée, mais elle est là, comme sont là également les liaisons Bordeaux-Bourges, Saint-Bertrand-de-Comminges-Bourges, et, malgré C. Jullian29, Lyon-Bordeaux, qui ferme au sud, du côté des XI Populi de CIL XIII, 1808, la rocade des capitales de la partie celtique de la province : Saint-Paulien (Vellaves), Javols (Cabales), Rodez (Rutènes), Cahors (Cadurques), Agen (Nitiobroges) et Bordeaux (Bituriges Vivisques). Il est clair qu’on a là le résultat de la réforme augustéenne de vers 16-13 av. J.-C.30 : à la création des cités a correspondu celles des routes qui devaient les relier les unes aux autres. On imagine aisément que les travaux se sont étalés sur une période assez longue, puisque les plus anciens milliaires connus datent du règne de Claude31. Remarquons aussi que ce réseau est surtout transversal puisqu’il est centré sur Lyon32. Au fil du temps, ces routes ont été occasionnellement l’objet de restaurations, jusqu’au iiie siècle inclusivement, puisque CIL XVII, 36733, dit expressément que les empereurs Maximin et Maxime (en 237) ont “fait restaurer les routes et les ponts détériorés par les ans”. En revanche, il est exclu que l’on ait construit de nouvelles routes à cette époque, surtout dans la période qui sépare les règnes de Valérien et Gallien de celui de Dioclétien, période particulièrement troublée et même dramatique de l’histoire des provinces gauloises. Je relève aussi que les bornes que l’on donne pour preuve de ces travaux jalonnent des itinéraires déjà marqués de bornages antérieurs, et enfin que le texte de celles-ci, au datif (et non au nominatif), doit être entendu comme l’hommage, à la fois mécanique et spontané, que les cités croyaient devoir ou voulaient rendre aux princes nouvellement proclamés34.
18On vivait donc, au iiie siècle, sur le réseau construit au début de l’Empire. Mais je suis convaincu que les itinéraires nous apportent de précieuses informations, non pas tant sur la date de leur rédaction35 que sur la réorganisation, ou plutôt la réorientation de ce réseau. Sur ce point, les données les plus intéressantes pour l’Aquitaine proviennent moins de la Table que de l’Itinéraire. La grande liaison que décrit celui-ci de Hispania in Aquitaniam, puis de Aquitania in Gallias, ne prouve pas seulement l’existence des deux diocèses gaulois ; elle montre aussi de façon très explicite ce qu’étaient les axes prioritaires de la circulation au milieu du IVe siècle. Depuis la crise du iiie siècle, en effet, en gros depuis Valérien et Gallien et l’Empire gaulois, les centres de décision en Gaule s’étaient déplacés vers la Rhénanie. Lyon, l’ancienne capitale, avait été remplacée par Trèves, à qui les réformes de Dioclétien, et ensuite de Constantin et de ses fils, avaient donné le gouvernement de l’Occident romain. Les empereurs ou les préfets administraient depuis la cité mosellane un territoire qui couvrait, en temps normal, les Espagnes, les Gaules et les Bretagnes, c’est-à-dire un vaste domaine dans lequel la géographie imposait une circulation de direction méridienne. C’est bien cela qui ressort de nos documents : en combinant leurs données, on voit apparaître une ligne Trèves-Reims (Itinéraire)-Sens-Orléans Tours-Poitiers-Saintes-Bordeaux (Table), et, au-delà, vers le sud, la voie d’Espagne (Itinéraire). Une autre ligne se laisse identifier entre Sens et Bordeaux, par Auxerre, Bourges, Argenton-sur-Creuse, Limoges et Périgueux. L’existence de ces deux axes, appuyée par quelques bornes tardives, entre les règnes des empereurs gaulois et le milieu du ive siècle36, est surtout clairement établie, à mon sens, par le fait que toutes les villes-repères que j’ai citées ont reçu une enceinte de la première génération, c’est-à-dire des murailles datables, en gros, de la période tétrarchique. C’est le cas de Bourges, Poitiers, Saintes, Périgueux ou Bordeaux, comme de Sens, d’Auxerre ou de Tours. Les preuves définitives manquent encore, c’est vrai, pour Limoges, mais il me paraît évident que la cité des Lémovices s’inscrit bien dans la série.
19Au total, s’il est bien vrai que le Limousin est pauvrement représenté dans les itinéraires, au point que l’on peut dire que ceux-ci l’ont un peu ignoré, il faut, me semble-t-il, aller au-delà de ce constat désastreux. Car, si j’ai raison de me fier à ce que suggèrent leurs indications, malgré toutes leurs erreurs et leurs négligences, celles-ci sont particulièrement suggestives. La méthode de l’empilement continu des faits sans tenir compte de la chronologie, qui est commune à tous les auteurs d’ouvrages techniques dans l’Antiquité, offre en effet, ici, des résultats heureux. Non pas, sans doute, pour les voyageurs qui auraient imprudemment tenté de se mettre en chemin en leur compagnie, mais certainement pour nous qui pouvons, à travers la superposition de deux phases de la politique routière impériale, atteindre deux moments essentiels de l’histoire de l’Aquitaine romaine.
Notes de bas de page
1 Par exemple, 453,4 : d’Espagne en Aquitaine ; 458,4 d’Aquitaine dans les Gaules ; 350,4 : de Milan à Mayence, etc.
2 Par exemple, 356,1 : de Milan à Boulogne.
3 Par exemple, 372,3 : de Trèves à Cologne ; 374,1 : de Trèves à Strasbourg.
4 Dès le Haut Moyen Âge pour K. Miller, Die Peutingersche Tafel, Stuttgart, 1929, p. 1 : voir, du même auteur, Itineraria romana, Stuttgart, 1916, p. 13.
5 Par exemple, l'Itinéraire, pour aller de Bordeaux à Argenton-sur-Creuse, fait passer le voyageur par Agen ; pour aller d’Agen à Cahors, la Table ne connaît qu’un chemin qui va d’abord à Lalinde, sur la Dordogne. Ces fantaisies ont plongé dans une grande perplexité des générations d’érudits agenais et lotois.
6 Les 12 feuillets primitifs, d’environ 61 cm de longueur, s’étendaient au total sur à peu près 7,35 m, pour une hauteur inférieure à 34 cm.
7 Voir les réflexions de Miller dans les ouvrages cités à la note 4 ; voir aussi E. Desjardins, Géographie historique et administrative de la Gaule romaine, IV, Paris, 1893, p. 83 ; C. Jullian, Histoire de la Gaule, V, Paris, 1920, p. 92, n. 3.
8 État de la question dans P. Arnaud, L’origine, la date de rédaction et la diffusion de l’archétype de la Table de Peutinger, dans Bull, de la Soc. Nat. des Antiquaires de France, 1988, p. 302-321 ; Id., L’itinéraire d’Antonin : un témoin de la littérature itinéraire du Bas-Empire, dans Geographia Antiqua, 2, 1993, p. 33-50 ; P. Sillières, Les voies de communication de l'Hispanie méridionale, Paris, 1990, p. 19-31 ; J.-P. Bost, Les routes d’Aquitaine dans les itinéraires antiques, dans Geographica Historica, Bordeaux, 1998, p. 225-238.
9 Les informations souvent parallèles et convergentes données par ces documents laissent supposer l’utilisation de sources communes ou très proches.
10 Cartes commodes dans E. Desjardins, Géographie de la Gaule d’après la Table de Peutinger, Paris, 1869 ; Id., Géographie historique IV ; G. Walser, CIL XVII, 2, Berlin, 1986, p. LV-LVI.
11 On supplée partiellement à cette perte par l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, qui donne une liaison Bordeaux-Toulouse, par Bazas, Sos, Éauze et Auch.
12 “Begreiflicherweise”, Die Peutingersche Tafel, p. 6.
13 Limoges. 1995 (2e éd., 1997), Travaux d’Archéologie Limousine, supplément 3.
14 Saint-Bertrand-de-Comminges, Auch, Lectoure, Agen, Périgueux, Limoges et Bourges.
15 It. Ant., 462,4-463,2 (Saint-Bertrand-de-Comminges-Agen) ; 461,6-462,3 (Agen-Argenton-sur-Creuse) ; 460.2-4 (Argenton-Bourges).
16 Lactora/Lectoure - Diolindum/Lalinde, VesunnalPérigueux - Augustoritum/Limoges, Limoges- Praetorium - Argenton, variante du tracé direct Limoges-Argenton de l'Itinéraire, et Argenton-Bourges.
17 Voies romaines, p. 33. Sur Thiviers, H. Gaillard, La Dordogne, CAG 24, Paris, 1997, p. 245, no 551.
18 Distance trop courte de toute façon, qui suppose l’omission d’un relais intermédiaire.
19 Voies romaines, p. 129-130.
20 Voies romaines, p. 33, et 93-94 ; voir aussi Trav. d’Archéol. Lim., 14, 1994, p. 17-22. Sur Sauviat, J. Perrier, La Haute-Vienne, CAG 87, p. 188-189, no 171.
21 Ce que faisait réellement, depuis Felletin, un raccourci d’origine préromaine identifié par J.-M. Desbordes (Voies romaines, p. 121-124).
22 Voies romaines, p. 31.
23 Voies romaines, p. 124 et 128.
24 J.-P. Bost, Limousin et Aquitaine antique : épigraphie et itinéraires, dans Les moyens de communication en Limousin, de l’Antiquité à nos jours (Actes du colloque régional de Limoges, 3-5 mai 1990), Trav. d’Archéol. Lim., supplément 1, p. 117-120.
25 CIL XVII, 430 a ; voir L. Maurin et F. Tassaux, Une borne routière de l’empereur Nerva à Saintes (Charente-Maritime), dans Gallia, 37, 1979, p. 263-270.
26 Sur ces questions, remarques décisives de P. Sillières, Les voies de communication, p. 782-790.
27 Entre Saintes et Bourges, sur l’axe Bordeaux-Autun décrit par chacun des compilateurs, la Table seule mentionne l’étape de Brigiosum/Brioux (Deux-Sèvres). Après Argenton-sur-Creuse, la Table annonce six étapes avant Autun, dont deux ne figurent pas dans l'Itinéraire, qui, avant Bourges, passe au relais d’Ernodurum/Saint-Ambroix (Cher), tandis que la Table s’arrête à Alerta/Ardentes (Indre), au passage de l’Indre.
28 Voies romaines, p. 124.
29 Histoire de la Gaule, V, p. 92, n. 3.
30 C. Jullian, Histoire de la Gaule, V, p. 101, le laisse déjà entendre, même s’il ne l’a pas clairement explicité.
31 CIL XVII, 328, 344, 348, 349, 352, 381 et 428, chez les Vellaves, les Arvernes, les Pictons et les Santons.
32 Table de Peutinger : “Lugduno, caput Galliarum”.
33 La pierre, transformée en sarcophage, a été retrouvée à Trouy (Cher), mais provient plus vraisemblablement des environs de Sancoins (Cher), sur la route de Bourges à Autun. Voir F. Jacques, Un nouveau milliaire biturige de Maximin, dans Gallia, 32, 1974 (p. 278-285), p. 282-285.
34 Mise au point de I. König, Zur Dedikation römischen Meilensteine, dans Chiron, 3,1973, p. 419-427.
35 La question de l’état final de la Table a été résolue pour moi par P. Arnaud (voir les références citées note 8) : l’époque de Julien doit être désormais retenue. Je crois aussi, avec lui, que c’est un horizon voisin qu’il faut adopter pour l'Itinéraire, ne serait-ce que parce que les indications concernant la Gaule (itinéraires de Hispania in Aquitaniam et de Aquitania in Gallias) renvoient nécessairement à un moment où existaient en Gaule deux diocèses (donc, au ive siècle), et notamment à la période durant laquelle, Bordeaux étant devenu sa capitale, le diocèse méridional a abandonné le nom de Viennoise pour celui d’Aquitaine (voir A. Chastagnol, Le diocèse civil d’Aquitaine au Bas-Empire, dans Bull, de la Soc. Nat. des Antiquaires de France, 1970, p. 272-290).
36 Milliaires de Saint-léger-Magnazeix (Haute-Vienne), CIL XVII, 365 (Tétricus) ; Périgueux, CIL XVII, 369 (Florien) ; Castelnau-Magnoac (Hautes-Pyrénées), CIL XVII, 372 (Constantin) ; Brioux (Deux-Sèvres), CIL XVII, 434 (Maximien Hercule) ; Cenon (Vienne), CIL XVII, 440-444 (Constance Chlore, Galère).
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