Ce que la crise révèle
p. 451-455
Texte intégral
1En associant les deux concepts de fondements et de crise pour mieux définir le pouvoir, les organisateurs de cette rencontre se donnaient les moyens d'apprécier effectivement les conditions de son exercice et donc de sa légitimité. Quels autres moments offrent en effet une meilleure occasion d'apprécier ce qui permet à une autorité de s'exercer que ceux au cours desquels elle se trouve contestée et menacée ? C’est parce qu'elle chancelle que l'observateur peut saisir à la fois les périls qui l'affectent et les résistances qu’elle leur oppose et qui révèlent les structures profondes du gouvernement qu'elle conduit. La crise dévouvre ainsi les fondements d'un pouvoir en cela même qu'en contestant son fonctionnement, elle réaffirme la nécessité de son existence. Elle est ainsi le signe témoin des constantes aussi bien que des dysfonctionnements.
2L'intérêt de la réflexion tient en outre à ce que ce ne sont pas les observateurs modernes qui identifient la situation de crise, mais bien plutôt les contemporains qui, confrontés à une évolution qu'ils estimaient devoir mettre en péril leur propre équilibre politique, s'alarmaient et dénonçaient le trouble qui les atteignait. La crise est donc d'abord la perception que les acteurs en avaient et des remèdes qu'ils proposaient. Elle révèle ainsi le système de représentation qui structurait leurs références et leur fournissait leurs moyens d'action. S'agissant de l'Antiquité, c'est donc la conception même de la cité qui est en cause et qui transparaît au travers des inquiétudes et des solutions.
3Encore faut-il commencer par définir le concept même de crise. Le terme vient de la médecine : il signifie le moment décisif où le malade doit basculer vers la mort ou la guérison. Il commence à être appliqué au XVIIe siècle à la société et aux régimes politiques. 11 permet ainsi de caractériser les révolutions. Grâce à la notion de cycle, son usage s'élargit ensuite à l'histoire économique. Il se dilue enfin dans des emplois systématiques et abusifs. L'exemple de l'historiographie récente de la République romaine montre à quel point ses usages peuvent être divers et incertains (H. Bruhns). Il convient donc d'être prudent, d'éviter les ambiguïtés et de privilégier l’étude de ses emplois par les auteurs anciens afin de se détacher des visions modernes trop marquées par leurs contextes d'élaboration (J.-M. Roddaz).
4Les communications s’orientent ainsi dans deux directions. Elles visent d'une part à établir comment les auteurs anciens ont apprécié et qualifié les désordres qui affectaient la cité ; ce qui du même coup permet de faire apparaître quel était leur horizon de cité idéale. Elles permettent d'enquêter d'autre part sur les remèdes que les contemporains envisageaient d'apporter à leurs maux et donc sur leur capacité à prendre en compte les blocages et les contradictions qui surgissaient de l'évolution historique.
Dire la crise
5C'est l'emploi massif du modèle médical qui caractérise le mieux la définition que les Anciens donnaient aux troubles qui affectaient la cité.
6Il n'y a là rien de surprenant puisque le concept y trouvait son origine. Mais la conséquence était que cette définition première de la crise constituait la matrice sémantique de la description et de la conception des désordres.
7C'est ainsi que le vocabulaire des médecins constituait un instrument de représentation des maux que des historiens comme Hérodote et Thucydide utilisaient avec maîtrise pour dépeindre les symptômes des troubles qui affectaient le corps social. Thucydide, le plus rationnel des deux, n’allait cependant pas jusqu'à l'incorporer dans un système d'explication (J. Jouanna).
8C'était surtout en tant que métaphore qu'il trouvait sa place dans la pensée commune. Les orateurs grecs de l'époque classique l'utilisaient ainsi largement, notamment pour désigner l'adversaire sous l'image d'un ulcère qui rongeait la cité et auquel personne ne pouvait échapper (S. Gotteland). Son ampleur et sa richesse autorisaient tous les développements et prenaient place dans la construction d'une représentation de la cité que Plutarque, par exemple, définissait comme un corps souffrant dont les parties, les riches et les pauvres, se complétaient et s'équilibraient comme le faisaient le chaud, le sec et l'humide (K. Sion-Jenkins).
9Ce premier niveau d'appréhension du phénomène n'était pourtant pas celui qui offrait à nos auteurs les instruments d'analyse les plus approfondis. La métaphore autorisait la description. Elle ne leur permettait pas de rendre compte des causes ni de formuler des propositions. Le raisonnement devait alors emprunter d'autres voies.
10La première pourrait avoir été celle de l'analyse historique. Elle était rare, semble-t-il, puisqu'elle n'apparaissait que chez Appien qui offrait comme explication à la crise, les conflits qui naissaient de l'usage et de la possession de la terre (Ph. Torrens).
11La seconde en revanche, de loin la plus représentée, était celle de la déploration morale. Les Anciens n'avaient pas d'autre système de référence pour penser le politique (M. Jehne) et ne rendaient donc compte du civique qu'en termes éthiques. Eux-mêmes avaient parfois vécu certains des événements qu'ils évoquaient, ou d'autres comparables, et ils en appréciaient le déroulement en fonction des comportements auxquels ils avaient été confrontés (M.-L. Freyburger). Ils ne cherchaient donc pas à établir des faits ou des relations de causalité sociales ; ce qui doit nous conduire à prendre garde et à bien mettre en place les enjeux discursifs des uns et des autres.
12Ainsi, en fataliste, Dion Cassius était-il amené à considérer que la crise était de toute façon au cœur de la cité à cause des revendications de la plèbe et des ambitions des individus (M.-L. Freyburger). Pour Polybe, les déséquilibres tenaient à l'introduction de la richesse et à la cupidité (M. R. Guelfucci). Pour Tite-Live, ils découlaient de la discorde, de l'impiété et de la liberté excessive (B. Mineo). Pour Plutarque, ils étaient provoqués par le pouvoir excessif du peuple et l'action des démagogues (K. Sion-Jenkins). Dans tous les cas, ils conduisaient au désordre et rendaient le gouvernement impossible.
13Jusqu'où la dégradation pouvait-elle se poursuivre ? Quel était le point de rupture à partir duquel aucun remède n'aurait plus d'efficacité, celui dont le dépassement aboutissait à mettre en péril l'existence même de la cité ? Pour tous les auteurs dont l'étude permet d'aborder cette question, c'étaient les dissensions internes et leur forme extrême, la guerre civile, qui constituaient cette frontière ultime : pour Tite-Live qui y lisait la cause de la défaite contre les Gaulois et la destruction de Rome (B. Mineo) et surtout pour Appien qui en faisait l'objet même de son enquête. Elles étaient alors tout à la fois un moment d'aveuglement, d'égarement et de folie collectifs (F. Hinard) et le seuil qui s'ouvrait vers une nouvelle ère.
14La crise politique devenait ainsi un lieu commun des descriptions auxquelles pouvaient se livrer les historiens, les orateurs et les poètes. Moment décisif de la vie de la cité, tragique et exemplaire, elle leur permettait de construire les développements les plus aigus.
15Il est alors possible de relever les différentes modes de désignation, d'amplification ou de réduction. Elle pouvait faire l'objet d'une dramatisation comme chez Dion Cassius dont le vocabulaire sur le sujet se révèle particulièrement négatif (M.-L. Freyburger).
16Mais elle pouvait faire aussi l'objet d’une utilisation à titre d'exemple qui la réduisait à quelques traits essentiels et l'apaisait. Les orateurs de la seconde sophistique évoquaient la tyrannie des Trente à Athènes de façon variée mais selon une organisation générale des épisodes qui aboutissait le plus souvent à définir un modèle de résolution de la crise et de rétablissement de la paix (E. Oudot). Valère Maxime ôtait aux guerres civiles leur sens politique conflictuel pour en faire l'un des contextes dans lesquels se construisait la galerie des vertus nécessaires et mettre en scène les continuités qui fondaient la permanence de la cité (I. Cogitore). Cette réduction paradigmatique conduisait ainsi à une banalisation des situations de crise et à leur inscription dans un système général de représentation.
17Elle pouvait enfin faire l'objet d'un processus d'allégorisation comme le montre cette apparition à l'époque d'Auguste d’une figure du furor civilis qui gagnait son autonomie sémantique dans la littérature ultérieure puis s'épuisait dans la banalité d'un schéma littéraire (S. Franchet d'Espèrey).
18La littérature tendait ainsi à sublimer la crise et les conflits tout en établissant les modèles et les motifs qui structuraient dans le temps les perceptions et les représentations.
Répondre à la crise et la résoudre
19Si la crise était le moment d'une faillite, elle était aussi celui de la restauration et du renouveau. Elle permettait de rechercher des solutions et d'ouvrir des perspectives nouvelles, mais qui dépendaient du diagnostic que les contemporains proposaient.
20La métaphore de la maladie conduisait évidemment à rechercher l’issue dans le recours au bon médecin qui soignerait le corps malade et lui permettrait de se tirer d'affaire (J. Jouanna, S. Gotteland, K. Sion-Jenkins).
21Des analyses plus approfondies étaient cependant parfois proposées et qui inscrivaient les solutions dans des perspectives de plus grande envergure. Les orateurs attiques qui étaient des acteurs de la politique imaginaient bien que le remède devait se trouver dans le retour à la loi et la restauration de l'ordre civique (S. Gotteland). Mais une telle revendication relevait davantage de l'exhortation politique que de la réflexion. Les historiens poussaient un peu plus loin l'analyse dans la mesure où ils s'interrogeaient sur les maux qu'ils décrivaient. Appien considérait que la réforme était possible (Ph. Torrens). Dion Cassius voyait dans la monarchie le système politique qui offrait le moins d'inconvénients (M. L. Freyburger). Pour Polybe, l'équilibre et la sûreté de la cité dépendaient de la vertu de ses membres et de l'adéquation de leurs conduites au bien. Il campait ainsi une figure de dirigeant idéal faite de maîtrise de soi, de courage, de désintéressement et de magnanimité dont le modèle devait s'imposer à quiconque ambitionnait de gouverner la communauté (M. R. Guelfucci). Chez Tite-Live enfin, cette personnalité du bon chef qui rétablissait le fonctionnement de la cité prenait la forme de Camille, du dux fatalis, qui renversait le cours du déclin et conjurait le destin (B. Mineo).
22Ces solutions ne sont pas surprenantes. Elles correspondaient à l'horizon de la conscience civique tel qu'il s'était construit au travers des expériences et des échecs de la démocratie à Athènes et de la république aristocratique à Rome, puis de la mise en place d'une monarchie qui rétrospectivement semblait inévitable. Elles prenaient aussi en compte les apports de la réflexion philosophique et notamment celle de Platon, d'Aristote et des stoïciens. Elles n'étaient donc pas le produit de l'imagination et s'inscrivaient au contraire dans une pensée politique active qui participait d'un débat et contribuait à déterminer l'action. Elles étaient le fruit des représentations que se faisaient les Anciens de leur société et des règles politiques qui devaient les guider dans leurs tentatives de restauration des équilibres.
23Il est donc naturel de retrouver dans les épisodes historiques qui correspondaient à des sorties de crise ces deux mêmes notions de restauration de l'équilibre perdu et de l'intervention nécessaire d'une ou de plusieurs de ces personnalités éminentes qui, par leur vertu, permettraient à la cité de se tirer d'affaire, même si la contradiction affleurait entre les pouvoirs exceptionnels qui étaient confiés aux grands hommes et le désir de retour à une situation normale.
24Il s'agissait d’un schéma récurrent que l'on retrouve en particulier dans les sources contemporaines des deux crises qui ont conduit Rome de la République au Principat et de celui-ci au Dominât. C'était le désir de paix qui dans les deux cas dominait et qui permettait que l’on acceptât l'intervention d'une volonté supérieure (L. Polverini). La contradiction apparaissait nettement dans le cas du décemvirat. Il conduisait certes à l’établissement des douze tables qui réglementaient à l'avenir les rapports entre les citoyens et apaisaient des conflits anciens et profonds, mais il imposait la création d'une magistrature exceptionnelle qui engendrait à son tour de nouvelles tensions et qui devait finalement s'effacer (G. Poma).
25C'est cependant la crise de la République romaine et l'établissement du Principat qui fournissent les informations les plus précises. Pour Cicéron qui était un des acteurs les plus concernés, la solution résidait certes dans la loi qui assurait la cohésion de la cité et dont l'autorité devait être restaurée tout en laissant davantage de pouvoir au Sénat. Toute la difficulté était alors de trouver le personnage, le rector ou le gubernator qui aurait la capacité de la refonder sans pour autant la déséquilibrer à nouveau par cette fonction exceptionnelle qu’il aurait exercée (M. Jehne).
26C'est Auguste qui joua évidemment ce rôle du dux fatalis capable de rétablir la paix et l'ordre mais dont l'exemple montre bien que la restauration ne pouvait être autre chose que la mise en place d'un nouveau régime. Son ambition était de clore la période des guerres civiles par le rétablissement des lois, la reprise d'une activité législative et électorale acceptable et l'abandon des instruments exceptionnels de gouvernement. Mais il n'en était pas moins amené à se donner des attributions qui enregistraient sa position monarchique et bouleversaient l'ancien équilibre : la puissance tribunitienne et la possibilité de franchir le pomerium sans que s'éteignît son imperium (J.-L. Ferrary et J.-M. Roddaz).
27Le schéma de perception et de résolution de la crise que nous livrent les auteurs anciens est donc cohérent. Le trouble était insupportable et devait cesser par la restauration du consensus et du gouvernement de la loi. Mais ce rétablissement de l'ordre ne pouvait se faire sans le recours à une personnalité supérieure qui, précisément parce qu'elle acquérait une position de domination, créait à son tour le risque d'un autre déséquilibre qui ne pouvait être conjuré que par le désir de paix qui imposait l'acceptation du nouveau régime. Ce paradigme de la crise qui trouvait sa solution dans le recours à un grand homme se définissait ainsi par l'interaction de l'action et de la narration : Camille légitimait Auguste mais c'étaient les actes d'Auguste qui définissaient la figure de Camille. L'action politique trouvait ainsi ses moyens et sa légitimité dans les représentations qui fondaient le consensus. Encore fallait-il qu’elle pût être efficace et prendre en compte la réalité des contraintes sociales. Il s'agissait là, il est vrai, d'un défi qui s'impose à tout pouvoir politique.
28C'était bien dans le champ du politique que les Anciens se représentaient la crise du pouvoir. C'était là également qu’ils cherchaient les solutions. Mais ce mode de pensée et les pratiques qu'il entraînait s'accompagnaient de deux corollaires.
29Le premier tenait à la définition de la cité comme une communauté de citoyens. Cette perception de l'État comme un corps social ouvrait largement l'espace à la métaphore médicale. Mais elle avait surtout pour effet de donner un sens politique à toute conduite sociale. La morale envahissait le domaine civique et finissait par confier l'équilibre politique à la vertu des citoyens. Le bon fonctionnement des instances civiques reposait sur le courage et le désintéressement de ceux qui les composaient. La crise du pouvoir était donc d'abord perçue comme une crise éthique.
30Le second était que toute solution imposait un rétablissement du lien social par le retour aux comportements justes. Dans le désordre qui s'était installé, il fallait qu'apparût une volonté éminente, celle du bon médecin, du dux fatalis ou du nomothète qui redonnait à chacun sa place et restaurait le droit. Ce qui ne manquait pas d'ouvrir alors une nouvelle contradiction par le déséquilibre que provoquait l'émergence d'un individu supérieur aux autres qui se présentait comme un modèle, mais qu'il aurait été fort périlleux d'imiter sous peine de provoquer d'autres troubles. Ainsi se révélaient les forces et les faiblesses d'un pouvoir civique qui idéalement garantissait l'équilibre et l'unité d'une communauté, mais qui n'y parvenait qu'au prix de la contestation et du surpassement.
Auteur
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne.
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