Causes et crises chez les historiens et les médecins de l'époque classique
p. 217-235
Texte intégral
1L'idée de réfléchir sur des points de contact éventuels entre médecine et histoire à l'époque classique n'a rien d'artificiel : l’esprit historique n'est pas étranger aux médecins, et les historiens sont confrontés parfois dans leur exposé historique à la maladie.
2En ce qui concerne l'esprit historique des médecins, c'est un aspect assez méconnu de la médecine classique qu'il serait intéressant d'approfondir. Rappelons simplement ici, pour établir les bases d'une comparaison entre historiens et médecins de l'époque classique, deux aspects de cette conscience historique des médecins hippocratiques. D'une part, ils ont pu reconstruire une histoire des progrès de l'art de la médecine depuis ses origines, comme les historiens ont pu retracer les étapes de la civilisation. On a comparé à juste titre l'histoire de l'art médical dans le traité hippocratique de l'Ancienne médecine à ce que l'on appelle l'archéologie de Thucydide1 D’autre part, les médecins hippocratiques ont été des historiens de la maladie non seulement en rédigeant des fiches de malades particuliers où l'évolution de leur état est consigné parfois jour par jour, comme c'est le cas dans les Épidémies, mais aussi en s'efforçant de tirer de l'observation des cas particuliers des règles plus générales sur la naissance et l'évolution des maladies, comme c'est le cas dans les Épidémies ou, d'une autre façon, dans les traités sur les Maladies. Les médecins se sont donc attachés, en tant qu'historiens de la maladie, à en déterminer les causes, mais aussi à en repérer les étapes décisives. En ce qui concerne les causes, il est bien connu que le vocabulaire médical hippocratique est fort riche, avec notamment le développement du terme de prophasis, et que les médecins se sont efforcés non seulement d'affirmer un même ordre de causalité pour toutes les maladies, comme c'est le cas dans Maladie sacrée ou Airs, eaux, lieux, mais aussi d'établir une distinction entre causes premières et causes déclenchantes2. Sans doute sommes-nous encore fort éloignés dans le Corpus hippocratique du vocabulaire technique de la cause, tel qu'on le trouvera chez Galien sous l'influence de la philosophie aristotélicienne ou stoïcienne, mais la réflexion des médecins hippocratiques sur la cause est déjà remarquable pour son temps. En ce qui concerne l'évolution des maladies, les médecins hippocratiques se sont attachés à en repérer les moments décisifs, et l'un des mots les plus importants utilisés par les médecins hippocratiques pour désigner ces moments décisifs est celui de krisis. Il est bien entendu que le mot krisis n'a pas chez les médecins hippocratiques l'unique sens péjoratif qu’on lui connaît actuellement avec le mot “crise”. La définition que l'un de ces médecins en donne, l'auteur des Affections, le montre clairement : “Il y a crise (κρίνεσθαι) dans les maladies, quand elles augmentent, s'affaiblissent, se transforment en une autre maladie ou se terminent3.” La crise est donc un moment significatif dans l'évolution de la maladie, en bien comme en mal. Pour établir le pronostic de l'évolution des maladies, les médecins se sont attachés à repérer les signes annonciateurs de ces crises, mais aussi à en déterminer la périodicité. La crise atteint dès la médecine hippocratique un degré remarquable d'élaboration tant dans le vocabulaire que dans la notion. Signalons que c'est dans un traité hippocratique, Régime des maladies aiguës (Appendice) que l'on rencontre pour la première fois l'adjectif κριτικός “critique” qui aura une si grande postérité dans nos langues modernes avec, toutefois une spécialisation dans un sens défavorable4. Un des signes du haut degré d'élaboration de la notion hippocratique de crise est que l'on ne remarque pas d'Hippocrate à Galien une évolution comparable à celle que l'on vient de signaler pour la notion de cause. Ces quelques éléments sur la cause et la crise, même s'ils devraient être approfondis, suffiront pour illustrer le fait que les médecins hippocratiques sont déjà des historiens de la maladie.
3Inversement les œuvres des historiens renferment des informations disséminées mais précieuses sur les maladies ou même sur les médecins et la médecine au cours de leur exposé historique. Et suivant leur sujet ou leur méthode, les renseignements qu'ils donnent sont plus ou moins riches. Pour m'en tenir aux deux historiens à peu près contemporains d'Hippocrate, Hérodote et Thucydide, et l'on pourrait ajouter Xénophon, les indications sur les médecins et la médecine sont assez fournies chez Hérodote ou Xénophon, alors qu'elles sont absentes chez Thucydide5. Mais même si les historiens ne donnent pas des détails sur les médecins ou la médecine, ils rencontrent presque nécessairement dans leur exposé historique des maladies. Et là Thucydide, par sa description de la peste d'Athènes, est plus connu qu'Hérodote par sa description de la maladie des Scythes ou que Xénophon par sa description de la boulimie6.
4Un premier élément de la comparaison entre historiens et médecins est donc de voir en quoi la matière médicale traitée par les historiens est comparable à celle des médecins. Ce sera l'objet de la première partie de l'exposé, où la notion de cause sera essentielle, et celle de crise accessoire7.
5Par ailleurs, les historiens ont pu utiliser la médecine de façon métaphorique, et cela d’un double point de vue. D'une part, ils ont pu, comme d'autres auteurs, les poètes d'abord, puis les orateurs et surtout les philosophes, faire référence à l'action du médecin comme modèle de l'action politique. Ce sera l'objet de la deuxième partie. D'autre part, ils ont pu utiliser les analyses des médecins sur le cours de la maladie comme modèle explicatif du devenir historique. On s'interrogera donc dans une troisième partie sur la question d'une éventuelle transposition de notions médicales en histoire, en privilégiant les deux aspects retenus comme sujet de la communication, les notions de cause et de crise.
6Dans leur description des faits historiques ou dans leur présentation des peuples, les historiens de la Grèce classique, Hérodote et Thucydide, ont été confrontés à l'évocation de maladies ou d'états nosologiques dont l'exposé suppose un minimum de connaissance médicale de leur part. Des contacts sont donc possibles, et en tout cas une comparaison est pertinente quand les maladies évoquées par les historiens trouvent leur correspondant chez les médecins. Or on a la chance de trouver entre les historiens de la période classique et la médecine hippocratique de telles correspondances pour chacune des trois grandes catégories possibles de maladies : maladies particulières, maladies propres à un peuple, maladies générales. On peut donc partir d'exemples précis relatifs à chacune de ces catégories de maladies, pour réfléchir, par-delà les ressemblances dans la désignation ou dans la description des maladies, sur les décalages qu'il y a entre les historiens et les médecins, notamment dans la réflexion sur les causes.
7Comme exemple de maladie particulière, on peut prendre chez Hérodote la folie de Cambyse8. La folie de Cambyse, roi des Perses, qui fit assassiner ses proches, son frère et sa sœur, permet à Hérodote de proposer deux explications entre lesquelles il ne tranche pas (3.30-38). Tout le récit est orienté par une explication principale qui est présentée comme la version des Égyptiens ; c'est une explication religieuse. La folie de Cambyse est le résultat de sa faute commise contre le dieu égyptien Apis, apparu sous la forme d'un taureau qu'il blessa. Mais Hérodote termine en disant :
“Voilà comment dans sa folie Cambyse agit envers ses proches, que ce mal l'ait frappé à cause d’Apis, ou d'une autre manière (ἄλλως), étant donné que nombreux sont les maux qui ont l'habitude de frapper les hommes. On dit (λέγεται) en effet qu'il était atteint de naissance (ἐκ γενεῆς vel γενετῆς) d'une grave maladie, que certains nomment “maladie sacrée” (τὴν ἱρὴν ὀνομάζουσί τινες) ; il n'est donc pas impossible que dans un corps gravement malade l'esprit (τὰς φρένας) n'ait pu lui-même demeurer sain9.”
8Hérodote, tout en reprenant l'explication divine, ajoute donc une seconde explication possible de la folie de Cambyse : il aurait été victime non pas d'une crise de folie soudaine, mais d'une maladie de longue durée se manifestant sous la forme de crises, maladie, nous dit Hérodote, que certains appellent “sacrée”. Cette désignation de la maladie chez Hérodote est remarquablement proche de la façon dont l'auteur hippocratique de la Maladie sacrée la désigne. Le médecin ne parle pas de maladie sacrée, contrairement à ce que dit le titre qui est postérieur à l'œuvre, mais, comme on le sait, de “maladie dite sacrée”. Et comme la crise de cette maladie est magistralement décrite par le médecin hippocratique, le témoignage médical permet de faire l'un des diagnostics rétrospectifs les plus sûrs des maladies de l'Antiquité et d'apporter un éclairage évident sur ce que l'historien entendait par “maladie sacrée” : c'est en gros l'épilepsie.
9Mais, dès ce premier rapprochement, un problème d'interprétation se pose. Il ne fait pas de doute que l'expression “maladie dite sacrée” prend chez le médecin une signification toute particulière, puisqu'il veut montrer que cette maladie n’est pas plus sacrée que les autres et que toutes les maladies s'expliquent de la même façon par une cause naturelle. En est-il de même chez l'historien ? Autrement dit, quelle est la relation entre les deux causes de la folie de Cambyse proposées par Hérodote ? Quand Hérodote ajoute, après une première cause de la folie qui est incontestablement de l'ordre du divin – la vengeance du dieu Apis – une autre explication possible qui nous paraît plus médicale, veut-il simplement juxtaposer deux explications ou veut-il opposer une explication naturelle à une explication divine à l'instar du médecin hippocratique ? Il est difficile de trancher en toute certitude ; mais la première hypothèse, celle de la juxtaposition de deux explications, paraît la plus vraisemblable. En effet, pour introduire la seconde explication, Hérodote fait référence à la multiplicité des maux qui s'emparent des hommes (“étant donné que nombreux sont les maux qui ont l'habitude de frapper les hommes”). C'est donc sous le signe de la diversité qu'Hérodote introduit sa seconde explication. Par ailleurs, quelle est la fonction de la proposition relative “la maladie que certains appellent la maladie sacrée” (τὴν ἱρὴν ὀνομάζουσί τινες) ? Sa fonction première est d'identifier la maladie grave dont Cambyse est atteint. Or il faut rappeler qu'à cette époque-là il n'y avait pas encore d’autre terme technique pour désigner cette maladie. La relative n'implique donc pas nécessairement une référence à la critique du divin par la Maladie sacrée, comme on l'a supposé10. Tout bien pesé, la mention d'une seconde explication possible de la folie de Cambyse relève donc chez Hérodote d'un souci de tenir compte de la diversité des maux humains plutôt que d'une volonté d'opposer, comme le médecin hippocratique, causalité divine et causalité humaine.
10A ce premier rapprochement fait à partir de la dénomination de la maladie s'ajoute un second rapprochement possible sur l'origine de la maladie. Hérodote rapporte que Cambyse était atteint de cette maladie grave ἐκ γενεῆς vel γενετῆς (il y a là un problème de texte sur lequel je ne puis m'étendre11). On entend traditionnellement que c'est une maladie qu'il avait “depuis la naissance”. Cette idée correspond à ce qui est dit dans le Corpus hippocratique sur la maladie dite sacrée qui est une maladie caractéristique de l'enfance12. Peut-on aller plus loin dans le rapprochement avec la médecine hippocratique et notamment avec Maladie sacrée ? On sait que l'auteur de la Maladie sacrée affirme que la maladie se transmet héréditairement (κατὰ γένος)13. Quel rapport y a-t-il entre le ἐκ γενεῆς vel γενετῆς de l'historien et le κατὰ γένος du médecin ? On a voulu interpréter l'expression de l'historien comme étant synonyme de celle du médecin, en disant que ἐκ γενεῆς signifie littéralement “de la famille”, c'est-à-dire “héréditairement”14. La question mériterait un examen détaillé. Mais l'expression ἐκ γενεῆς fréquemment employée dans les traités chirurgicaux a clairement le sens de “depuis la naissance”15. Certes, l'idée que la maladie existait dès la naissance (ἐκ γενεῆς) n'est pas incompatible avec l'idée d'hérédité (κατὰ γένος), mais elle ne l'implique pas nécessairement16. Rien chez Hérodote ne permet de supposer l'existence d'une théorie de l'hérédité fondée sur l'idée que la semence vient de toutes les parties du corps comme dans le traité hippocratique. Certes, il n'est pas possible de trancher en toute certitude sur des silences ; cependant il faut se garder de sur-interpréter le texte de l'historien sous prétexte de l'éclairer à la faveur d’un rapprochement avec la littérature technique médicale.
11Le troisième rapprochement possible porte sur la relation vraisemblable qu'Hérodote établit entre une grave maladie du corps et une affection de l'esprit. Or cette relation de cause à effet entre la perturbation du corps et celle de l'esprit est en accord avec l'esprit hippocratique, et particulièrement avec celui de l'auteur de la Maladie sacrée qui explique les diverses formes de folie par les divers états d'une partie du corps, le cerveau17. Mais là encore il ne semble pas que l'on puisse avoir une référence directe à la Maladie sacrée, car pour désigner "l'esprit” Hérodote emploie le terme de τὰς φρένας, alors que l'auteur de Maladie sacrée consacre tout un développement pour dire que les φρένες ne peuvent pas être la source de la pensée. La manière de désigner la pensée chez Hérodote tombe plutôt sous les critiques du médecin hippocratique.
12Après ce réexamen critique des rapprochements, que peut-on conclure sur la relation entre Hérodote et le traité hippocratique de la Medadie Sacrée ? Doit-on conclure qu'Hérodote connaissait le traité hippocratique et y fait une allusion claire, comme on l'a dit encore récemment ? La prudence doit être de règle, car les sources dont disposait l'historien sont perdues. Rien n'impose une référence directe à un traité qui n’est pas, du reste, nécessairement antérieur à l'historien. Il est plus naturel de penser qu'Hérodote a puisé ce renseignement sur Cambyse à une source historique, comme l'indique l'emploi du verbe λέγεται. L'un des écueils à éviter dans les études contextuelles est de franchir trop rapidement le cap des rapprochements pour conclure à une influence directe. Quoi qu'il en soit, nous avons là l'exemple d'une maladie particulière dont l'évocation par un historien ne peut prendre tout son sens que par comparaison avec le témoignage d'un médecin traitant de la même maladie.
13Passons maintenant à une maladie propre à un peuple. On prendra l'exemple de la maladie des Scythes chez Hérodote, car pour cette maladie-là, comme pour la maladie dite sacrée, on trouve un correspondant dans un traité hippocratique, et le hasard veut que ce traité soit très probablement issu de la même main que Maladie sacrée ; il s'agit du traité des Airs, eaux, lieux18. Voyons d'abord la présentation d'Hérodote. L'historien parle de cette maladie des Scythes dans deux passages de ses Histoires. Lorsqu'il consacre un long développement ethnographique sur les Scythes à l'occasion de l'expédition de Darius contre ce peuple, il note que les devins sont nombreux chez eux ; et parmi eux, il mentionne au livre 4, c. 67, les Énarées : il les qualifie d'hommes-femmes et dit qu’ils prétendent détenir leur don de prophétie de la déesse Aphrodite. Cette double indication doit être complétée par un précédent passage des Histoires qui éclaire ces données en ajoutant une dimension historique (1.105). A l'occasion de l'expédition des Scythes contre l'Égypte certains soldats de l'arrière-garde pillèrent le temple d'Aphrodite à Ascalon en Syrie et voici ce qui leur arriva ainsi qu'à leurs descendants :
“Les Scythes coupables d'avoir pillé le temple d'Ascalon, et tous leurs descendants après eux, ont été frappés par la déesse d'un mal qui fait d'eux des femmes : les Scythes voient dans ce sacrilège la cause de leur mal ; les voyageurs qui passent en ce pays peuvent constater par eux-mêmes l'état de ces hommes, que les Scythes appellent les Énarées”.
14D'après ce passage, il apparaît que la maladie des Scythes appelés Énarées est une maladie héréditaire due à une vengeance divine rendant les hommes impuissants, mais ces “androgynes”, suivant une loi de compensation, ont un don de prophétie qu'ils doivent à la divinité. Hérodote dans ces deux passages se contente de rapporter ce que disent les Scythes sur la causalité de leur mal, mais il ne songe pas à mettre en doute cette causalité religieuse. Or, le traité hippocratique des Airs, eaux, lieux (c. 22), comporte un long développement sur cette maladie des Scythes qui nous permet de confronter avec la plus grande exactitude possible la conception de la causalité chez l'historien et chez le médecin. Sans entrer dans les détails de la comparaison, on fera ressortir l'essentiel. L'auteur hippocratique rejoint l'historien pour dire que les gens du pays attribuent la cause de la maladie à une divinité. Voici en effet ce qu'il dit :
“Il existe des hommes semblables aux eunuques en très grand nombre chez les Scythes : ils se livrent aux travaux féminins et ont une voix semblable à celle des femmes. On appelle de tels individus Anariées. Les gens du pays, pour leur part, en attribuent la cause à une divinité, vénèrent ces hommes-là et se prosternent devant eux, chacun éprouvant des craintes ne serait-ce que pour sa propre personne19”.
15Malgré une légère différence sur le nom de ces Scythes chez l'historien et chez le médecin (Énarées chez Hérodote, Anariées chez Hippocrate), l'identification du mal est la même – ces Scythes ressemblent à des femmes – et la cause alléguée par les gens du pays est la même : c'est une maladie causée par une divinité particulière.
16Mais à partir de là, les chemins de l'historien et du médecin divergent. Car, alors que l'historien se contente de rapporter l'explication de la maladie donnée par les gens du pays, l'auteur hippocratique s'en détache en donnant son propre avis de la façon suivante :
“Pour ma part, je pense aussi que ces affections sont divines, comme toutes les autres, et qu’aucune n'est plus divine ni plus humaine qu'une autre, mais que toutes sont semblables et toutes sont divines. Chacun des états de ce genre a une cause naturelle et aucun ne se produit sans cause naturelle20.”
17La position de l'auteur hippocratique est d'une subtilité qui risque de dérouter un esprit moderne21. Le médecin hippocratique semble concéder que la maladie est divine, mais en réalité il ne croit pas qu'une divinité particulière puisse provoquer une maladie. Car en ramenant toute maladie à un seul et même ordre de cause, et en assimilant le divin et le naturel, le médecin substitue à la conception d'une justice divine sanctionnant la culpabilité de l'individu par une maladie qui se reporte sur sa descendance, un ordre de l'univers à la fois divin et naturel qui rend compte de toutes les maladies en dégageant le malade de toute culpabilité. Le médecin expose ensuite en détail ce qui, selon lui, est la cause de l'impuissance de ces Scythes. C'est leur genre de vie : ils se livrent constamment à l'équitation – ce qui altère les voies séminales – ; et le traitement qu'ils emploient est plus nuisible qu’utile : au début de la maladie, ils incisent les vaisseaux situés derrière les oreilles ; or, selon l'auteur, cette opération altère les voies du liquide séminal. Cette nouvelle conception rationnelle du divin débarrasse donc la cause de la maladie de toute représentation anthropomorphique du divin. Dans l'histoire des idées, ce développement sur la cause de la maladie est capital, car il est, avec Maladie sacrée, le premier témoignage sur une explication rationaliste de la maladie, même si la souplesse de ce rationalisme allie des notions – le naturel et le divin – qui pourront paraître antinomiques au rationalisme du xixe siècle.
18On ne trouve rien de comparable chez Hérodote. Et si l'on rappelle que l'historien juxtaposait dans le cas de la folie de Cambyse deux explications dont l'une relevait de la causalité divine et l'autre d'une causalité plus naturelle, alors qu'il en reste ici à une causalité divine de la maladie des Scythes, on pourra opposer à la souplesse de la position de l'historien sur la causalité la cohérence du médecin qui adopte une seule et même position, et sur la maladie des Scythes et sur la maladie dite sacrée22.
19Mais la comparaison entre l'historien et le médecin n'est pas seulement éclairante pour juger de la position de l'historien, comme c'était le cas pour la maladie particulière de Cambyse. Hérodote, de son côté, apporte, dans le cas de la maladie des Scythes, un éclairage sur le médecin. Car, si l'historien paraît ignorer l'explication rationaliste du médecin, le médecin, de son côté, passe sous silence un élément signalé par l'historien qu'il pouvait difficilement ignorer : c'est que ces Scythes impuissants étaient des devins. La raison du silence du médecin sur ce don prophétique vient probablement de ce qu'il ne cadrait pas avec son explication de la maladie : le don prophétique pouvait certes s'insérer à côté de l'impuissance dans la conception d'un historien qui croit à la répartition des inconvénients et des avantages dus à la providence divine ; en revanche, il n'a pas sa place dans une explication de la maladie par un genre de vie dont les conséquences physiques n'ont aucun rapport avec les dons de l'esprit. Il est intéressant de voir ici comment l'étiologie rationnelle du médecin a une incidence sur la présentation et la sélection des faits qu'il retient.
20Passons maintenant à un exemple d'une maladie générale. On quittera Hérodote pour passer à Thucydide23. Ce qui retiendra notre attention, c'est évidemment ce que l'on appelle la “peste” d'Athènes et qu'il vaudrait mieux appeler “pestilence”, car la peste causée par le bacille de Yersin ne devait pas être encore connue dans la Grèce classique. Mais par commodité, on continuera à parler de “peste” entre guillemets24. Cette “peste” a donné lieu à une immense littérature érudite, notamment chez les historiens de la médecine qui ont rivalisé entre eux pour établir un diagnostic rétrospectif25. Notre propos n'est pas d'entrer dans ces discussions qui resteront toujours hypothétiques et controversées, mais de comparer, suivant la perspective choisie pour cette communication, la conception de l'historien et celle des médecins contemporains sur la cause de la maladie et aussi la crise.
21Il faut partir ici d'une situation assez paradoxale. Bien que les pestilences soient évoquées par les médecins hippocratiques, on ne trouve pas dans la littérature médicale de l'époque classique une description aussi précise et aussi étendue que celle de Thucydide. Et l'on peut généraliser cette observation en citant ce que Mirko Grmek dit dans son ouvrage fondamental sur Les maladies à l'aube de la civilisation occidentale :
“Notons que les meilleures descriptions des épidémies anciennes d'une gravité exceptionnelle proviennent non pas de médecins professionnels, mais d'historiens ou d'autres gens de lettres. Il suffit de rappeler à ce propos la fameuse description, par Thucydide, de la ‘peste d'Athènes’, événement décisif pour la guerre du Péloponnèse et pour l'avenir de l'impérialisme athénien26.”
22Alors qu'il y a de magnifiques descriptions de maladies individuelles dans la Collection hippocratique, il n'y a rien de comparable pour une maladie pestilentielle, encore qu'il y ait aussi de belles descriptions de maladies générales dans les Épidémies27. De ce point de vue, l'historien paraîtra ici supérieur aux médecins. Thucydide a, du reste, conscience de faire œuvre de première main, puisqu'il mentionne qu'il a été atteint lui-même par la maladie et qu'il a vu beaucoup d'autres malades autour de lui28. Et il a fait ainsi deux observations médicales importantes dont on ne trouve pas trace chez les médecins de l'époque : d'une part la contagion par contact, d'autre part l'immunité de ceux qui, comme Thucydide lui-même, ont réchappé à une première attaque du mal29. Cela ne veut pas dire que l'historien ne se soit pas documenté auprès des médecins. Il fait, du reste, référence explicitement dans sa description au savoir des médecins à propos des différentes évacuations de bile qu'ils nomment30. On a traqué à juste titre dans la description de Thucydide le vocabulaire technique qui est caractéristique des médecins31 et il n'est pas étonnant de relever parmi ces mots techniques ceux qui sont relatifs à la crise et à la cause. Ces deux mots se trouvent réunis dans le même contexte, lorsque Thucydide examine la façon dont la maladie commençait chez les individus. Voici ce passage :
“Chez ceux qui étaient préalablement malades, toutes les formes de maladies se jugeaient en se transformant en celle-là (ἐς τοῦτο πάντα ἀπεκρίθη), tandis que chez tous les autres, à partir d'aucune cause apparente (άπ’ οὐδεμιᾶς προφάσεως) mais subitement, il survenait tout d'abord de fortes chaleurs de la tête, des rougeurs des yeux et une inflammation32.”
23Le verbe composé ἀποκρίνω signifie que toutes les maladies préalables à la peste subissaient une crise qui les transformait en la maladie nouvellement arrivée. Ce composé de κρίνω a le même sens technique que le verbe simple chez les médecins hippocratiques33. On a vu en effet que l'une des définitions de la crise donnée, par le médecin hippocratique des Affections était justement la transformation d'une maladie en une autre. Quant au mot πρόφασις il a ici le sens très précis de cause apparente ou déclenchante, comme c'est le cas dans certains passages de la Collection hippocratique. On a même chez un médecin hippocratique, l'auteur d'Épidémies VII, sous la forme ἐξ οὐδεμιῆς προφάσιος, l'exact correspondant de l'expression ἀπ’ οὐδεμιᾶς προφάσεως de Thucydide, dans le contexte analogue du commencement d'une maladie34. Ainsi, par cet usage, l'historien rejoint les médecins. Mais il ne faudrait pas croire pour autant que le passage médical conservé dans la Collection hippocratique a été le modèle précis de Thucydide, car le traité des Épidémies VII est nettement postérieur à l'historien35.
24Cependant, quand il s'agit de déterminer la cause réelle de la pestilence, Thucydide prend ses distances par rapport aux médecins et se réfugie dans une position que l'on pourrait qualifier de sceptique avant la lettre. De fait, après avoir noté scrupuleusement l'origine locale de la maladie, sa naissance en Éthiopie, sa diffusion en Égypte, en Libye et dans une grande partie du royaume perse, puis son arrivée par le port du Pirée, il poursuit :
“Que tout un chacun, médecin ou profane, dise son opinion sur la maladie, en indiquant d'où elle pouvait vraisemblablement provenir, et les causes (τὰς αἰτίας) qui, à ses yeux, expliquent de façon satisfaisante ce bouleversement, comme ayant été capables d'exercer une telle action. Pour ma part, j'en décrirai les symptômes ; et tous les éléments qui, si la maladie vient à s'abattre à nouveau, permettront au mieux de savoir par avance et de ne pas rester dans l'ignorance, je les donnerai, ayant été moi-même atteint par la maladie et ayant vu moi-même bien des gens malades36.”
25L'historien fait ici une distinction nette entre la cause de la maladie et sa description et il adopte une attitude fort différente à l'égard de l'une et de l'autre : il s'en tient à la description de ce qui est visible ou perceptible et laisse à d'autres les hypothèses sur les causes. Il livre son expérience personnelle pour la description des symptômes, mais s'écarte des médecins pour l'évaluation des causes. Il est vrai qu’il a constaté leur incapacité à soigner la maladie37.
26L'originalité de la position de Thucydide sur la question des causes de la pestilence est encore plus sensible si on la compare à celle des médecins de la Collection hippocratique. Nous n'avons certes pas ici la même chance que pour la maladie des Scythes présentée par Hérodote. Aucun texte hippocratique ancien ne parle de la “peste” d'Athènes. Mais il y est question de pestilences en général, c'est-à-dire de maladies qui atteignent en même temps les habitants d'une même cité. Or les médecins hippocratiques, à la différence de l'historien, en proposent des causes. Deux modèles d'explication sont proposés suivant les traités : soit l'influence des saisons, soit la présence dans l'air de miasmes morbifiques38. Thucydide fait peut-être discrètement allusion au premier modèle d'explication, celui de l'influence des saisons, quand il rappelle que l'année était saine (2.49) ; si c'est le cas, c'est pour laisser entendre que ce modèle d’explication n'est pas applicable pour rendre compte de l’existence de la maladie39, car la mention de l'année saine ne fait que renforcer le caractère tout à fait exceptionnel de la “peste”, ce qui est essentiel aux yeux de Thucydide. Mais Thucydide reste silencieux sur l’autre modèle qu'il devait probablement connaître aussi, celui des miasmes véhiculés par l'air. Un tel modèle aurait pu s'appliquer à la “peste” d'Athènes. La preuve en est la lecture que le médecin Galien fera au iie siècle p.C. du texte même de Thucydide. Là où Thucydide dit simplement que la peste est venue d'Éthiopie, Galien traduira en parlant de “miasmes putréfiants” venus d'Éthiopie40. Il est remarquable de voir un médecin lire l'œuvre de Thucydide en y rajoutant la théorie hippocratique des miasmes là où l'historien se refusait à se prononcer sur la cause.
27A vrai dire cette théorie miasmatique ne pouvait pas convenir à l'historien, car elle ne cadre pas avec l'observation qu'il avait pu faire concernant la propagation de la maladie. Selon les médecins hippocratiques, la transmission des miasmes contenus dans l'air se fait par la respiration et non par le contact, cette conception étant en réaction contre la conception religieuse de la transmission des impuretés par le contact. Or Thucydide a observé, de son côté, que la maladie atteignait surtout ceux qui étaient en contact avec les malades, et tout particulièrement les médecins41. L'observation de l'historien n'est donc pas bridée par les implications de l'étiologie médicale. On ajoutera que cette observation médicale de l'historien, malgré sa pertinence, n'a pas été retenue par les médecins grecs. Et l'on a pu dire que si les médecins grecs avaient tenu compte de l'observation de Thucydide, l'évolution de la médecine aurait été bien différente42. On perçoit donc la relative indépendance de l'historien par rapport aux médecins, malgré la précision de son vocabulaire technique qui prouve sa bonne connaissance de la littérature médicale de son époque.
28Venons-en à l'utilisation métaphorique de la médecine chez les historiens, ce qui est l'objet de la seconde partie et de la troisième partie. La médecine est utilisée de deux façons, soit comme modèle du politique soit par la transposition de la méthode médicale à la méthode historique. Voyons dans une seconde partie l'utilisation de la médecine comme modèle du politique.
29L'utilisation de la métaphore médicale comme modèle du politique n'est pas une création des historiens. Elle existait déjà dans la poésie archaïque, dans la poésie tragique et même dans la poésie comique. Elle se continuera chez les orateurs43 et elle deviendra systématique chez les philosophes, notamment chez Platon, mais aussi chez Aristote44. Sous sa forme la plus élaborée, cette analogie, qu'elle soit métaphore ou comparaison, comprend quatre termes reliés deux à deux que l'on peut présenter de la façon suivante. L'homme politique est à la cité ce que le médecin est au corps. Les passages les plus anciens où apparaît cette analogie sous une forme significative datent de la fin de la première moitié du ve siècle. Pindare dans sa ive Pythique (datant de 462-461) compare le roi de Cyrène, Arcésilas IV, à un médecin (v. 270 ἰατήρ) qui doit user de douceur envers la cité blessée par l'exil de Damophile ; et Eschyle, dans l'Agamemnon de 458, présente le roi Agamemnon qui veut remettre de l'ordre dans sa cité comme un médecin qui appliquera, s'il le faut, des remèdes énergiques, soit en taillant, soit en brûlant (v. 848-850). Déjà dans ces deux exemples, deux caractéristiques majeures de la métaphore apparaissent. La première est que la métaphore du chef-médecin émerge tout particulièrement dans des moments de crise, lorsque la cité malade a besoin de l'intervention d'un médecin ; la seconde est que l'analogie est susceptible de malléabilité dans son utilisation et même d'applications contradictoires dans la mesure où le chef-médecin peut intervenir par une thérapeutique douce ou par des moyens énergiques. C'est ce que l'on peut voir chez Thucydide dans une métaphore médicale qui termine l'affrontement entre Nicias et Alcibiade au moment de l'expédition de Sicile. Nous sommes bien dans une situation de crise : la cité a décidé l'expédition. Mais dans une assemblée du peuple réunie pour délibérer sur les moyens, Nicias remet en cause la décision elle-même du départ et invite à la fin de son discours le prytane à une nouvelle délibération. La fin de cette adresse, qui est aussi la fin de l'intervention de Nicias, est occupée par une métaphore médicale. Voici cette fin :
“Pense, si tu crains de remettre (la décision) aux voix, que d'une part rompre des lois en présence de tant de témoins ne pourra t'être reproché et que d'autre part tu seras le médecin de la cité qui a pris une mauvaise décision et qu'enfin le bon gouvernant est celui qui est le plus utile (ὠφελήσῃ) possible à sa patrie ou du moins ne lui nuit (βλάψῃ) point volontairement45”.
30Comme le roi chez Pindare ou chez Eschyle, le prytane chez Thucydide doit être le médecin de la cité. La cité est malade parce qu'elle a pris une mauvaise décision. La référence médicale n'est pas seulement une allusion banale. Ici encore la comparaison avec la littérature médicale permet d'approfondir l'interprétation du texte historique. Car la définition de l'homme politique idéal donnée par Nicias juste après la métaphore médicale est une transposition de l'idéal hippocratique du bon médecin. On connaît les mots célèbres du traité hippocratique intitulé Épidémies I : “avoir dans les maladies deux choses en vue : être utile ou ne pas nuire (ὠφελεῖν ἢ μὴ βλάπτειν)”. La même antithèse “être utile/ne pas nuire” avec les mêmes termes grecs (ὠφελεῖν/βλάπτειν) apparaît donc chez l'historien et chez le médecin. La référence médicale dans la discussion politique peut donc être implicite, après le signal donné par la métaphore explicite. Et le seul critère de cette référence implicite reste la comparaison avec la littérature médicale conservée.
31C'est selon cette méthode que l'on peut déceler que la référence médicale implicite ne se borne pas à la fin de ce discours de Nicias, mais qu'elle se poursuit dans le discours d'Alcibiade qui forme le second volet de l'antilogie et particulièrement dans la fin du discours qui répond à la fin du discours de Nicias. Voici cette fin (6.18.7) :
“Et je pense qu'une cité qui ne connaît absolument pas l'inaction ne peut pas plus rapidement se perdre, à mon sens, que par un changement vers l'inaction, et que les gens qui vivent le plus en sécurité de tous sont ceux qui s'écartent le moins possible de leurs coutumes et de leurs lois présentes, même si elles sont mauvaises (ἢν καὶ χείρω ᾖ).”
32A la simple lecture, on peut percevoir en quoi les deux argumentations s'opposent. Alors que pour Nicias, quand la décision de la cité est mauvaise, il ne faut pas hésiter à agir énergiquement en vue de la guérir et de la sauver, quitte à violer les lois, pour Alcibiade en revanche, la politique la plus sûre est de ne pas changer les habitudes et les lois d'une cité, même quand elles sont mauvaises, car un changement trop radical la conduirait à sa perte. Cette mise en garde contre le changement prend tout son sens si l'on compare avec la littérature médicale contemporaine ; car elle trouve un parallèle précis dans une mise en garde d'un changement de régime habituel faite dans un traité hippocratique, le Régime dans les maladies aiguës. Voici le passage du traité hippocratique qu'il convient de comparer à la fin du discours d'Alcibiade (c. 18) :
“Les gens supportent bien les aliments auxquels ils sont habitués, même s'ils ne sont pas naturellement bons (ἢν καὶ μὴ ἀγαθὰ ᾖ φύσεἰ) ; de même pour les boissons ; en revanche, ils supportent difficilement les aliments auxquels ils ne sont pas habitués, même s'ils ne sont pas mauvais ; de même pour les boissons”.
33Pour l'homme politique, le régime habituel de la cité, comme pour le médecin le régime habituel du corps, est préférable, même s'il n'est pas bon. La comparaison de la fin des deux discours avec les écrits des médecins montre donc que le débat politique sur les modalités de l'action de l'homme politique sur la cité est sous-tendu par une référence constante à l'action du médecin sur le corps de l'homme. Mais le modèle médical est dramatisé chez l'historien. Deux politiques s'affrontent qui semblent la transposition de deux thérapeutiques dans une problématique centrée sur les notions de changement et d'habitude. Pour le bien de la cité, l'un veut changer radicalement les habitudes, l'autre les conserver. Et il est piquant de constater que Thucydide, usant d'un renversement sophistique, met l'argumentation conservatrice dans la bouche du jeune Alcibiade au service de l'aventure, et la thèse du changement dans la bouche du vieux Nicias au service de la sagesse46. Une telle problématique du changement politique avec référence au modèle médical sera reprise par les philosophes, par Platon notamment dans les Lois et par Aristote dans sa Politique47.
34Abordons, dans une troisième et dernière partie, le problème de savoir si les historiens de l'époque classique ont pu être influencés par la littérature médicale en dehors du traitement des données médicales et de leur utilisation politique et s'ils ont pu transposer le modèle médical dans leur explication du devenir historique, et en particulier les notions de cause et de crise.
35La question ne se pose ici que pour Thucydide. Car la causalité chez Hérodote, encore empreinte de la croyance dans l'intervention de la divinité dans les affaires humaines, n'est pas comparable au rationalisme hippocratique, comme nous l'avons vu. En revanche, depuis longtemps on a comparé le rationalisme de Thucydide avec celui des médecins hippocratiques. La synthèse la plus récente sur ce sujet est celle de Georg Rechenauer qui date de 1991. Elle s'intitule “Thukydides und die hippokratische Medizin". Le sous-titre “Naturwissenschaftliche Methodik als Modell für Geschichtsdeutung” est révélateur de l'intention de l'auteur de montrer, après d'autres, l’influence de la méthode médicale sur la conception du devenir historico-politique de Thucydide ; l'auteur de cette longue étude conclut (p. 364) en disant que "Thucydide a été influencé dans une large mesure par la médecine contemporaine”48.
36La question de l'influence est toujours délicate, surtout quand on parle d'une transposition. Il faut rester très prudent aussi bien pour l'influence du genre tragique sur Hérodote que sur l'influence de la littérature médicale sur Thucydide49. On a vu comment Thucydide, même quand il traite de la “peste” d'Athènes peut, tout en connaissant la littérature médicale, s'en écarter sur le problème de la causalité de la maladie. Toutefois nous avons vu aussi comment il avait utilisé dans son exposé sur la maladie le mot πρόφασις avec un sens technique pour désigner la “cause apparente ou déclenchante” dans une formulation tout à fait comparable à celle d'un médecin. Or lorsque Thucydide parle de la cause de la guerre du Péloponnèse, il emploie aussi le mot πρόφασις dans un sens qui s'écarte du sens prétendument usuel de “prétexte”. Le passage le plus célèbre est le premier emploi de πρόφασις dans son œuvre, la fameuse expression du livre 1.23. 6 τὴν ἀληθεστάτην πρόφασιν, ἀφανεστάτην δὲ λόγῳ qui signifie : “la πρόφασις la plus vraie, mais la plus cachée dans les paroles”. Thucydide désigne par là ce qui s'oppose aux récriminations et aux différends (τὰς αἰτίας... καὶ τὰς διαφοράς) manifestés dans les paroles. Cette ἀληθεστάτη πρόφασις est, on le sait, la crainte des Lacédémoniens devant le pouvoir grandissant d'Athènes qui les contraint à agir. C'est aussi la même expression (τῇ ἀληθεστάτῃ προφάσει) que Thucydide emploie dans son explication de l'expédition des Athéniens en Sicile (6.6.1) pour qualifier leur désir de conquérir toute la Sicile, distinct du beau prétexte, la volonté de venir au secours de leurs alliés et parents de race. On a vu dans ces deux emplois de ἀληθεστάτη πρόφασις une influence d'emplois médicaux, car on sait que le terme de πρόφασις est employé chez les médecins non seulement pour désigner les causes apparentes ou déclenchantes, comme on l'a vu, mais aussi la cause tout court. Par exemple dans le traité de La nature de l'homme, c. 9, il est dit que le médecin doit “faire le traitement en s'opposant à la cause de la maladie”. Or l'expression que le médecin emploie pour la cause de la maladie est τῇ προφάσει τῆς νούσου50 Toutefois, sur cette thèse traditionnelle de l'influence de l'emploi médical, je voudrais faire les remarques suivantes. Sans pouvoir aborder ici l'ample question de la diversification des sens de πρόφασις à partir du sens étymologique de “action de montrer”, “action de se montrer”51, et sans pouvoir insister sur le jeu conscient de Thucydide sur le manifeste et le caché, qui constitue ici la véritable originalité de l'expression52, je remarque qu'il subsiste une différence entre l'emploi objectif de “cause” chez le médecin et l'emploi subjectif de “motif” chez l'historien. L'ἀληθεστάτη πρόφασις signifie le “motif le plus vrai”, celui qui pousse nécessairement à entrer en guerre. Or pour aboutir à ce sens de “motif” d'agir, point n'est besoin de passer par le détour du sens technique médical. Tout bien pesé, l'influence du vocabulaire médical sur la notion de cause chez Thucydide n'est pas totalement évidente.
37Qu'en est-il maintenant de la notion de crise dont on a vu qu'elle est si présente dans la médecine hippocratique pour traiter de l'évolution de la maladie ? La question mérite d’être posée à propos de Thucydide, justement parce que les historiens modernes l'ont volontiers qualifié d'“historien des crises”, “Krisenhistoriker”53. Le mot médical κρίσις a-t-il pénétré chez lui pour l'analyse du devenir historique. L'enquête sur les emplois de κρίσις chez Thucydide donne les résultats suivants. Sur les sept emplois que l'on recense au total, six ont leur sens usuel de “jugement”. Un seul emploi mérite attention. C'est lorsque Thucydide compare la guerre médique et la guerre du Péloponnèse pour montrer que cette dernière fut plus importante (1.23.1) :
“Dans les faits antérieurs l'événement le plus important fut la guerre médique : celle-ci cependant eut une crise rapide (ταχεῖαν κρίσιν ἔσχεν) par deux combats sur mer et sur terre ; cette guerre-ci, au contraire, se prolongea considérablement et comporta pour la Grèce des bouleversements comme on n'en vit jamais d'égal dans un égal laps de temps.”
38Un tel emploi à propos d'une guerre, qui a une crise rapide, c'est-à-dire une solution rapide, peut rappeler ce qu'on peut lire dans les traités médicaux à propos de la maladie. Voici par exemple ce que l'on lit dans un traité hippocratique, les Prénotions coaques, à propos des yeux :
“La netteté des yeux et le blanc qui, de noir ou livide, devient net, sont critiques (κρίσιμον) ; aussi quand les yeux se nettoient rapidement, cela signifie une crise rapide (ταχεῖαν σημαίνει κρίσιν), et quand ils se nettoient lentement, cela signifie une crise plus lente54”.
39On peut comparer chez le médecin et chez l'historien la même expression ταχεῖαν κρίσιν désignant dans un cas la fin rapide d'une guerre, et dans l'autre la fin rapide d'une maladie. La guerre est donc assimilable à une maladie dont la solution est plus ou moins rapide. On ne peut pas, toutefois, accorder trop d'importance à ce rapprochement. Malgré l'identité de l'expression, on perçoit des différences : l'historien se contente de constater un fait, la crise rapide d'une seule guerre donnée, alors que le médecin énonce à partir de l'observation de plusieurs maladies données un pronostic sur la plus ou moins grande rapidité de la crise en fonction de l'apparition des signes. Le concept de crise n'est donc pas incorporé par Thucydide dans un système d'explication de l'évolution des événements historiques. Enfin, il n'y a aucune mesure entre cet emploi technique isolé chez Thucydide et les cent soixante-dix exemples que l'on relève chez les médecins hippocratiques d'un emploi technique de κρίσιν De plus, l'historien ne connaît pas comme les médecins le mot au pluriel : les crises. En définitive, on ne peut donc pas parler véritablement de transfert de la notion de crise chez les historiens de l'époque classique, comme on l'a fait pour la notion de cause. Il est probable que cette transposition ne s'est pas encore opérée dans l'Antiquité, mais qu'elle date seulement des temps modernes, plus précisément du xixe siècle où l'on commence à parler de crise politique, financière, commerciale, pour en arriver à la crise par excellence, celle de 1929. Il est donc à craindre que lorsque l'on parle de crise à propos de l'histoire ancienne, on emploie un concept qui n'a pas exactement de correspondant chez les historiens anciens, et que l'on transpose, plus ou moins consciemment, dans le domaine historique un concept qui n'avait cours en définitive à ce moment-là que dans le domaine médical. Cela ne veut pas dire que l'on doive s'interdire d'employer le concept de crise pour l'étude des historiens anciens. Mais il faut le faire en ayant conscience que l'on applique aux historiens de l'Antiquité un concept d'origine médicale qu'ils connaissaient, mais qu'ils n'ont pas transposé dans la réflexion historique. Recenser chez les historiens de l'époque classique le vocabulaire grec qui correspond à ce que nous appelons la crise serait l'objet d’une autre communication.
40Il ressort donc de ce réexamen critique qu'une comparaison entre les historiens et les médecins de l'époque classique est pertinente, à condition de ne pas s'en tenir à des généralités55, mais de partir de rapprochements précis sur des textes précis56, et à condition de ne pas vouloir résoudre cette comparaison en termes simplistes d'influence des écrits hippocratiques sur les historiens. Des sources sont perdues, historiques ou médicales.
41Les différences sont parfois plus significatives que les ressemblances. Le rationalisme hippocratique n'a pas pénétré – ou n'a pas totalement pénétré – dans la causalité chez Hérodote pour l'explication des maladies, car il croit encore à l'intervention du divin dans les affaires humaines ; et même si Thucydide dont le rationalisme est comparable à celui des médecins hippocratiques connaît parfaitement des notions médicales comme celles de “cause déclenchante” ou de “crise” de la maladie, il y a une différence importante dans le refus de l'historien de se prononcer sur la cause première de la “peste” d'Athènes. Moins prisonniers d'une causalité systématique que les médecins hippocratiques, les historiens, que ce soit Hérodote ou Thucydide, ont pu rapporter des informations ou faire des observations auxquelles les médecins n'ont pas accordé d'importance, parce qu'elles n'étaient pas en accord avec leurs théories. L'utilisation indirecte de la médecine sous forme de métaphore dans le domaine politique s'inscrit dans une tradition qui était déjà poétique, et elle apparaît dans des discours de Thucydide lors d'un moment de “crise” de la cité. Elle témoigne du prestige du médecin qui apparaît comme le sauveur. Quant à la transposition dans la méthode historique de Thucydide de notions médicales qu'il connaissait bien, elle est plus délicate à établir qu'on ne le croit généralement et elle reste problématique pour la notion de crise, et peut-être même pour celle de cause.
42Pour faire ressortir l'originalité de la réflexion des historiens par rapport à celle des médecins, il faudrait ajouter une idée qui n'a pas été développée ici et qui devrait compléter la comparaison : l’historien ne se contente pas de faire allusion à des maladies individuelles ou générales, mais il étudie l'impact de ces maladies sur le moral des hommes ou sur le devenir historique. C'est particulièrement vrai chez Thucydide : les maladies viennent ajouter des crises au moment d'une guerre qui est déjà une crise. C'est bien connu pour la peste d'Athènes au début de la guerre du Péloponnèse : Thucydide montre dans un assez long développement qui clôt son exposé sur la maladie qu'elle fut la cause d'un désordre moral dans la cité dont l'historien détaille la sémiologie. Ce qui est moins connu, c'est l'impact de la maladie de Nicias au moment de l'expédition de Sicile. Nicias demanda officiellement à être relevé de son commandement dans une lettre où le chef n'hésita pas à révéler au peuple athénien non seulement la situation dramatique du contingent athénien, mais aussi sa propre maladie, une néphrite57. Il est exceptionnel qu'un dirigeant révèle lui-même à son peuple sa propre maladie et demande à être relevé de ses fonctions.
43Enfin, on a fait allusion, en passant, à un dernier aspect de la relation entre les historiens et les médecins, pour une période il est vrai postérieure à l'époque hippocratique. Les descriptions pathologiques que l'on trouve chez les historiens ont pu servir de données sur lesquelles les médecins ont réfléchi. C'est le cas de la “peste” d'Athènes décrite par Thucydide et utilisée par Galien comme donnée médicale. Ce coup de projecteur sur la médecine posthippocratique dans ses rapports avec un historien est une invitation à poursuivre la comparaison entre historiens et médecins au-delà de l'époque classique. C'est un vaste champ de recherches qui est loin d'être totalement exploité.
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Notes de bas de page
1 Voir en particulier Romilly 1966.
2 Il n'y a pas lieu de citer ici la très abondante littérature sur la causalité chez les médecins. Voir récemment Vegetti 1999, 271-289 (279-286 pour la médecine).
3 Hp., Aff., c. 8, Littré VI, 216, 4 sq. Comparer Hp., Aër., c. 11, Littré II, 52, 6-8 = Diller 54, 1-3 = Jouanna 219, 9 : “Les maladies se jugent (κρίνεται) surtout dans ces jours-là : les unes causent la mort, d'autres cessent, et toutes les autres se modifient pour prendre une autre forme et une autre constitution.” Je ne cite pas non plus l’abondante littérature secondaire sur la crise chez les médecins hippocratiques. Outre la très belle petite note de Withington 1920, voir, parmi d’autres, Langholf 1990, 81 sq.
4 Hp., RMA II (= App.), c. 1, Littré II, 396, 8 = Joly CUF 68, 19 sq. = Potter Loeb VI, 264, 1 (sueurs critiques) ; 398, 6 = Joly 69, 10, sq. = Potter 264, 14 (tension des testicules comme signe critique) ; c. 10, 456, 2 = Joly, 82, 21 sq. = Potter 294, 7 (sueurs critiques) ; c. 14, 470, 8 = Joly 86, 7 = Potter 300, 24 sq. (id.). La signification de κριτικός est favorable dans ce traité. C’est un signe qui va dans le sens de la résolution de la maladie.
5 Sur les médecins et la médecine chez Hérodote, voir les études générales de Brandenburg 1976 et Dawson 1986. Pour les relations entre Hérodote et le Corpus hippocratique, voir les études générales de Nestle 1938, 25-27, Lateiner 1986 ; et plus récemment l’importante étude de Thomas 2000, avec la très riche bibliographie à laquelle je renvoie pour les études comparatives portant sur des points particuliers ; on y ajoutera Jouanna 1994. Pour les relations entre Thucydide et la médecine hippocratique, voir Nestle 1938, 28-31 ; Weidauer 1954 ; Lichtenthaeler 1965 ; et plus récemment Rechenauer 1991 (avec la bibliographie), pour lequel voir infra n. 48, n. 51 et n. 53.
6 Thc. 2.47-54 ; Hdt. 1.105 et 4.67 ; Xen., An., 4.5.7-9.
7 Sur la causalité chez les historiens et chez les médecins, voir Vegetti 1999, 276 sq. Il ne construit pas, toutefois, son développement sur la comparaison.
8 Voir Munson 1991 (p. 52-53 pour le rapprochement avec le Corpus hippocratique) ; sur la comparaison entre ce passage d'Hérodote et Maladie sacrée, voir surtout Thomas 2000, 34-35.
9 Hdt. 3.33.
10 Voir Thomas 2000, 34.
11 Alors que ἐκ γενεῆς est donné ici par l'archétype des manuscrits, en 4.23.2, les manuscrits se partagent entre ἐκ γενεῆς PDRSV et ἐκ γενετῆς ABCTM.
12 Hp., Aër., c. 3, Littré II, 14, 18, 5 = Jouanna 191,3 παιδίον avec la note ad loc p. 191, n. 1 (= Diller 28, 11 θεῖον) ; voir aussi Aph.. 3.29, Littré IV, 500, 9 sq. ; cf. Arist., Somn., 457a 8 sq. et voir Debru 1982.
13 Hp., Morb. sac., c. 2, Littré VI, 364, 15 = Grensemann 68, 2.
14 Voir Thomas 2000, 34-35 avec la note 9.
15 Voir Index Hippocraticus s.v. γενέη. I. ortus ; voir aussi s.v. γενετή.
16 On voit clairement par certains passages hippocratiques que ἐκ γενεῆς ne signifie pas littéralement “de façon héréditaire”. Par exemple, l'auteur d'Articulations, c. 12 (Littré IV, 114, 1) explique par un accident dans le ventre de la mère ceux que l'on appelle les galiancomes ἐκ γενεῆς. Dans ce cas l'hérédité est exclue. La notion d'hérédité peut être implicite chez Hérodote en 4.23, mais le texte est descriptif : “Tous sont chauves de naissance, (ἐκ γενεῆς. vel ἐκ γενετῆς) hommes et femmes de la même façon.” La critique faite par Thomas 2000, 35, n. 9 de von Staden 1990, 94-95 et n. 44, qui rapproche justement les emplois chez Hippocrate et chez Hérodote pour défendre le sens traditionnel de ἐκ γενεῆς, ne paraît pas convaincante. Tout juste devrait-on renverser le rapprochement fait par H. von Staden et éclairer le sens de ἐκ γενεῆς chez Hérodote par Hippocrate plutôt que l'inverse.
17 Hp., Morb. sac., c. 14, Littré VI, 386, 15 sq. = Grensemann 82, 12.
18 Sur le problème de l'identité d'auteur, voir Jouanna 1996, 71-73. Pour la bibliographie sur la maladie des Scythes jusqu'en 1993, voir ibid. p. 334-335 (note 3 de la p. 238). Ajouter Lieber 1996, West 1999 (particulièrement p. 29-30) ; Thomas 2000, 33-34.
19 Hp., Aër., c. 22, Littré II, 76, 12-16 = Diller 72, 10-14 = Jouanna 238, 6-12.
20 Hp., Aër., c. 22, Littré II, 76, 16-78, 2 = Diller 72, 14-17 = Jouanna 238, 12-239, 1.
21 Sur la position nuancée de l'auteur de Maladie sacrée vis-à-vis du sacré, voir Jouanna 1989, 11-14.
22 Pour la souplesse de la causalité chez Hérodote, comparée à celle des médecins, voir, à propos des maladies générales, Demont 1988, 12 sq.
23 Sur les pestilences chez Hérodote, voir Demont 1988.
24 Thc. 2. 47-54.
25 La bibliographie sur la “peste” d'Athènes est immense. Voir notamment Poole & Holladay 1979 (avec une revue commode des diagnostics rétrospectifs qui ont été proposés).
26 Voir Grmek 1983, 33.
27 Voir Grmek 1983, 437 : “Le rapport hippocratique sur ce que, à la suite de Littré, il est convenu d’appeler la ‘toux de Périnthe’ (= Hip., Epid., 6.7.1) représente un témoignage fondamental qui, dans toute étude historique, philologique ou médicale de l’épidémiologie grecque à l’âge classique, doit être placé, à titre paradigmatique, à côté de la description de la ‘peste’ d’Athènes et des katastasies de Thasos.”
28 Thc. 2.48.3.
29 Voir Poole & Holladay 1979, 295 sq.
30 Thc. 2.49.3.
31 Voir surtout Page 1953, 97-119. Parry 1969, 106-118 prend le contre-pied en prétendant que Thucydide a évité la terminologie technique. Mise au point raisonnable sur l’influence de la terminologie médicale dans Radt 1978 (notamment p. 242-245 : Einfluss medizinischer Terminologie).
32 Thc. 2.49.1-2.
33 Page 1953, 107 consacre 22 lignes à l’étude de ἀπεκρίθη et de ses parallèles avec la Collection hippocratique. Il part du sens qu'a le composé chez les médecins, à savoir celui de “se séparer” (au médio-passif), notamment en parlant d'une humeur dans le corps qui se sépare des autres. Mais on ne peut pas arriver de cette façon à un sens satisfaisant chez Thucydide. Mieux vaut partir du sens technique du simple κρίνεσθαι dans les écrits médicaux (“avoir une crise”, “être jugé” à propos d'une maladie) et voir dans le préverbe ἀπο- l'idée d'éloignement d'un état pour le passage à un autre état.
34 Hp., Epid., 7, c. 120. Je regrette de n'avoir pas signalé ce rapprochement dans l'édition des Épidémies V-VII (Jouanna & Grmek 2000).
35 Le traité des Épidémies VII date de la décennie 358-348 ; voir Jouanna & Grmek 2000, 34-45.
36 Thc. 2.48.3.
37 Thc. 2.47.
38 Pour ces deux modèles d'explication, voir Jouanna 2001.
39 La chaleur de l'été a toutefois été une circonstance aggravante (2.52), de même que l'entassement des habitants. Il paraît impossible de tirer de l'allusion à la “peste” dans le livre I (23.3) que la peste est causée par les sécheresses au même titre que les famines, comme le font le scholiaste et certains modernes (cf. Demont 1983), car ce serait mettre Thucydide en contradiction avec lui-même, puisqu'il dit expressément dans son exposé sur la peste qu'il ne veut pas prendre parti sur le problème de la cause. En 1.23.3, seules les famines sont causées par les sécheresses.
40 Gal., Sur la différence des fièvres, 1.6. éd. Kühn VII, 290 ; voir Jouanna 2000, 73.
41 Thc. 2.47.
42 Poole & Holladay 1979, 300. Sur l'observation de la contagion chez Thucydide, voir, après l'article de Poole & Holladay, la discussion de Solomon 1985 et la réponse pertinente de Holladay 1987.
43 Voir dans ce même volume la communication de S. Gotteland sur “La cité malade chez les orateurs”.
44 Voir Jouanna 1978 et Jouanna 1980.
45 Thc. 6.14.
46 Pour plus de détails sur la comparaison entre cette antilogie de Thucydide et la médecine hippocratique, voir Jouanna 1980b.
47 Plat., Lg., 7 797d 9 sq. ; Arist, Pol., 3.15 1268b 25-1269a 28. Pour la comparaison de l'utilisation du modèle médical dans ces trois passages de Thucydide, Platon et Aristote, voir Jouanna 1980a.
48 Cette synthèse est déjà citée n. 5. L’étude comparative porte essentiellement sur les notions de cause (πρόφασις) et de nature (φύσις)
49 Le chapitre III (Thucydides) de Cochrane 1929, 14-34, est consacré à l'influence d'Hippocrate sur Thucydide (cf. p. 16 : “It is our contention that the analogy goes much deeper than mere style : that, in fact, Thucydides adapted the principles and methods of Hippocratic medicine to the interpretation of history ; and to the demonstration of this the rest of this chapter must be devoted.” Cette étude, considérée comme fondatrice, est certainement trop optimiste sur l'influence d'Hippocrate sur Thucydide.
50 Sur le sens de πρόφασις dans ce passage, voir Jouanna 1975, 291 sq. (note ad loc.).
51 Les études sur πρόφασις et sur les rapports entre les emplois de πρόφασις chez Hippocrate et Thucydide sont fort nombreuses ; voir Rechenauer 1991 (cité supra à la note 5), 38-111 (avec la bibliographie). Ajouter Irigoin 1983, 176-179 et Vegetti 1999 (cité supra à la note 2).
52 En qualifiant la πρόφασις de ἀφανεστάτη, Thucydide allie consciemment deux contraires formés sur la même racine. Et en la qualifiant de ἀληθεστάτη, il crée une autre alliance de mot, l'usage étant d'opposer à un motif affiché d'agir (πρóφασις), un motif caché et plus vrai ; voir chez Thucydide lui-même 6.34.6 (πρόφασιν μὲν opposé à τὸ δὲ ἀληκθές). L'originalité de l'expression tient plus ici du travail rhétorique que de l'influence de la médecine.
53 Dans son étude de 1991 sur Thucydide et la médecine hippocratique, Rechenauer consacre (p. 264-273) un développement sur “Thukydides der Krisenhistoriker” et renvoie (p. 264, n. 21) à des études sur Thucydide où le mot “crise” est employé dans le titre. Mais il ne s'interroge pas sur l'emploi du mot κρίσιϛ chez l'historien.
54 Hp., Coac., c. 213, Littré VII, 630, 11-14.
55 L'essai de D. Lateiner 1986 qui veut comparer la méthode d'Hérodote et celle des médecins hippocratiques n'examine pas les passages véritablement comparables et aboutit à des conclusions trop générales pour être pertinentes (p. 18 : “In contrast to both their predecessors and successors, and despite the difference of their materials, some medical writers and Herodotus display common attitudes, positive and negative, towards the methodical understanding of some aspects of truth and reality”).
56 La présente étude ne comprend qu'une sélection d'exemples dont on concèdera volontiers le caractère partiel.
57 Voir Grmek & Wittern 1977.
Auteur
Membre de l'Institut, Université de Paris IV - Sorbonne
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