Sophocle ou le pouvoir en question
p. 121-133
Texte intégral
utrique Petro
1Afin d’organiser les remarques qui suivent, nous nous intéresserons d’abord aux Trachiniennes. Une étude brève de cette pièce permet d'apercevoir les directions dans lesquelles s’engage la réflexion de Sophocle sur le pouvoir1.
2Pourquoi les Trachiniennes ? Parce que cette pièce nous offre le spectacle d’un monde à l’orée de la civilisation, lorsque les institutions, l’organisation des groupes humains sont à l’état d'ébauche, lorsque le pouvoir se manifeste de la façon la plus fruste.
3Qui représente le pouvoir ? Héraclès, dont le pouvoir, κράτοϛ – qui a toujours le sens de force triomphante (Tr., 186), due “à une supériorité ou un avantage” (Arist., Pol, 55a 152) – repose, dans son cas, sur sa force physique (βία). Contre les parjures (Laomédon), les géants, les Centaures et autres monstres, ses exploits sont accomplis à la force de ses bras, ses reins, son buste (Tr., 1089-1090). Quelquefois, il lève une armée comme un condottiere (Tr., 259). Il est aussi une sorte d’intercesseur entre les dieux et les hommes, qui dresse des autels et sacrifie à Zeus pour le remercier de sa victoire (Tr., 288). Comment se présente le monde autour de lui ? Des forteresses, leurs maîtres chacun avec sa famille et des peuples (λαόϛ ou πόλις) passifs : ainsi le peuple “maliaque” (Tr., 194) admire en curieux Héraclès au cap Kenaeon ; la polis d’Erytos (Œchalie) n’est qu’une source de butin (Tr., 244-245) ; les gens de Trachis écoutent en badauds, sur l’agora, l’histoire de l’expédition du héros (Tr., 372).
4Les maîtres qui ne sont pas désignés par un titre (on recourt parfois à des périphrases homériques, Ίφίτου βία) s’invitent les uns chez les autres, mais les lois de l’hospitalité sont bafouées : les différends se règlent par la force ou par la ruse. Quant aux peuples, ils accompagnent leurs maîtres dans leur sort et l'esclavage attend les vaincus (Tr., 283).
5Les chefs de guerre ont toute autorité sur leur famille et la femme – un néant dans le domaine de la force – est exclue du pouvoir. Ainsi l’extrême humiliation d’Héraclès vient de ce qu’il a été vaincu par la ruse d’une femme, alors que nul homme n’avait dressé sur lui de trophée de victoire (Tr., 1089).
6Dans un tel univers, le pouvoir et son exercice seraient alors choses simples, s’ils ne mettaient en mouvement d’autres forces qui interviennent dans l’action et le destin des hommes “de pouvoir”. Ainsi la violence qui s’impose pour détruire ou exclure, réveille les démons vengeurs du sang versé : Diké, Erinyes, Arai, Alastores. Avec Iole, Erinys est entrée dans le palais d’Héraclès (Tr., 893-895). Les Arai (les Malédictions) s’abattront sur Hyllos, s’il n’obéit pas à son père (Tr., 1201-2). Le poison de l’Hydre se mêle au sang du Centaure pour élaborer une teinture mortelle.
7A ces pouvoirs obscurs, aux effets retardés, venus de l’extérieur, s’ajoute à l’intérieur le pouvoir du désir et de la passion. La mort d’Erytos, la prise d’Œchalie ont pour cause l’amour d'Héraclès pour Iole – amour qui a le pouvoir et la force d’Aphrodite : μέγα τι σθένοϛ ἁ Κύπριϛ (Tr., 497). La même passion conduit Déjanire à son crime involontaire. Pour Héraclès comme pour Déjanire, c’est la parole persuasive qui insinue les décisions fatales. Ainsi, la force et le pouvoir qui en découle mettent en jeu des forces qui les dépassent ; ils les utilisent mais sont aussi à leur merci.
8Existe-t-il un autre pouvoir pour contrer ou châtier le pouvoir humain ? Zeus sans doute, mais il se conduit comme un agonothète : il aurait pardonné à son fils le meurtre d’Iphitos, si au lieu de profiter de sa distraction (il guettait son troupeau de chevaux) pour le précipiter d’une tour à Tirynthe, il lui eût livré un combat loyal (ξὺν δίκῃ χειροῦσθαι Tr., 279). Il est affirmé que Zeus et les dieux ont en horreur l’ὕβριϛ (le sur-droit) mais Zeus est absent quand Héraclès impose à son fils d’épouser Iole, que celui-ci voit comme responsable en partie de la mort de Déjanire. Mais Héraclès proclame qu’il n’y a pas d’impiété quand on complaît à la volonté de son père (Tr., 1246).
9Ainsi, le pouvoir des dieux – qui nous ont engendrés et se font appeler nos pères – se révèle d’une grande insensibilité (ἀγνωμοσύνη, Tr., 1266) et les hommes n’ont plus qu’à se retourner vers eux-mêmes pour partager avec sympathie leurs malheurs : ἐμοὶ τούτων θέμενον συγγνωμοσύνην (Tr., 1264-69).
10Les autres pièces nous transportent dans un monde plus organisé : Sophocle ne changera guère de point de vue ; le cadre de l’action sera celui de l’armée ou de la cité, mais le regard du poète se portera sur le fondement du pouvoir et sa fragilité, inhérente à la nature de l’homme au pouvoir, sur les responsabilités qui lui incombent vis-à-vis du peuple, sur les égarements à propos desquels l’action et la sanction des dieux ne nous apparaissent pas clairement3, en bref sur le drame du pouvoir.
11Dans l’œuvre de Sophocle – hormis les Trachiniennes –, le pouvoir a un nom et un fondement. Les mots qui le définissent sont le plus souvent κράτη, θρόνοι, σκῆπτρα ἀρχή, très souvent associés κράτη καὶ θρόνουϛ, ou σκῆπτρα καὶ θρόνουϛ (ἔχειν, κραίνειν, νέμειν) ou encore ἀρχῆϛ καὶ κράτουϛ τυραννικοῦ (λαβέσθαι), expressions où se trouvent réunis symboles du pouvoir, pouvoir lui-même ou charge souveraine. Multiples aussi sont les mots qui désignent le détenteur de cette autorité : Sophocle utilise sans connotation péjorative, comme si seule la chose comptait pour lui, à peu près tous les termes qui peuvent désigner un souverain, un magistrat, un chef d’armée (l’action des tragédies – hormis Oedipe Roi – a lieu dans une situation de guerre ou d’après-guerre ou de conquête du pouvoir) : ἄναξ βασιλεύϛ, δημοῦχοϛ (OC, 1348), κύριοϛ (suivi d’un génitif ou non), δεσπότηϛ (Ant., 1208), οἱ ἐν τέλει, κοίρανοϛ, ἡγέμων, ταγόϛ, στρατηγόϛ, et bien entendu τύραννοϛ4. Nous trouvons naturellement les verbes correspondant à ces substantifs, c’est-à-dire ἀνάσσειν, κρατεῖν, ἄρχειν, κρατύνειν, τυραννεύειν, στρατηγεῖν. Le plus intéressant est κραίνειν suivi soit d'un génitif (γῆϛ, στρατοῦ), soit d’un accusatif (σκῆπτρον) qui rappelle la fonction originelle du roi ou du chef hellénique5 qui “donne effet à une décision” ou “donne à une décision l'autorité du sceptre et du trône” (OC, 449).
12Le pouvoir souverain a un fondement divin : Héraclès est fils de Zeus mais d’une façon générale, les hommes qui possèdent le pouvoir le tiennent de ce même dieu. Voici ce que dit le chœur des marins qui demandent conseil à leur souverain, Néoptolème, sur la conduite à tenir à l’égard de Philoctète, “car il possède un art supérieur à tout autre et un jugement supérieur, celui aux mains de qui le divin sceptre de Zeus exerce son pouvoir ; or c’est à toi, mon enfant, qu'est échue aujourd’hui cette toute puissance originelle” (τόδε... πᾶν κράτοϛ ὠγύγιον, Ph., 138-142)6. L’art de gouverner et le symbole du pouvoir sont dons de Zeus.
13La transmission du pouvoir est soumise à l’hérédité : Néoptolème le reçoit d’Achille comme Thésée l'a reçu d’Égée. Le droit d’aînesse régit cette transmission : il est à l’origine de la querelle entre Étéocle et Polynice (OC, 374-375 ; OC, 1293). C’est en raison de sa proche parenté, γένουϛ κατʹ άγχιστεῖα, (Ant., 173-4) que Créon détient κράτη πάντα καὶ θρόνουϛ.
14Ce pouvoir, don de Zeus, transmis héréditairement, est exercé grâce à des qualités qui sont celles des héros d’Homère. Ainsi dit-on de Thésée λόγῳ τε καὶ σθένει κρατεῖ (OC, 68). La présence nécessaire de cette force physique conduit à exclure les femmes du pouvoir et les contraint à céder à l’autorité détenue par les hommes. Chrysothémis demande à Électre d’avoir assez de sens pour σθένουσα μηδὲν τοῖϛ κρατοῦσιν εἰκαθεῖν (El., 1014). Créon, s’adressant à son fils, ne dit pas autre chose qu’Héraclès dans sa colère contre Déjanire. “Il vaut mieux tomber sous les coups d’un homme plutôt que de risquer d’être réputé inférieur aux femmes” (Ant., 679-680). La même violence se trouve dans Ant., 484-5.
15Même si son orgueil ne lui permet pas d’exploiter tous ses mérites, l’Ajax de Sophocle possède au plus haut degré ceux qui rendent capable de diriger les hommes, ceux qui assurent la supériorité physique, intellectuelle et morale : la force, la richesse, la réflexion adaptée à la situation avant d’agir7. C’est Athéna qui raille Ajax ou admoneste Ulysse en rappelant ces qualités majeures :
Τούτου τίϛ ἄν σοι τἀνδρὸϛ ἢ προνούστεροϛ
ἢ δρᾶν ἀμείνων ηὑρέθη τὰ καίρια ;
…
μηδ ʹ ὄγκον ἄρη μηδέν̕, ἴε τινος πλέον
ἢ χειρὶ βριθεὶϛ ᾒ μακροῦ πλούτου βάθει. (Aj., 119-120 ; 129-130).
16Toutes ces qualités dont le courage physique fait naturellement partie (Aj., 472), servent à bien gouverner son pays, sa cité, comme fait un pilote κυβερνήτηϛ (OT, 923) qui conduit son navire bien en ligne (Ant., 189-190) sans le faire chavirer (Ant., 715-717). Bien des verbes qui désignent l’action de l’homme au pouvoir rappellent qu’il faut garder le bon cap (ὀρθοῦν, ἀνορθοῦν, εὐθύνειν, ἀπευθύνειν, OT, 39, 104, Ant., 178), en prenant les meilleures décisions sans que la crainte retienne l’action (Ant., 179-180). Les mots qu’OEdipe applique à Tirésias (OT, 314-315) définissent la noble tâche du gouvernant : ἄνδρʹ ὠφελεῖν ἀφ ὧν ἔχοι τε καὶ δύναιτο, κάλλιστοϛ πόνων. Noble tâche mais diverse puisqu'il s’agit aussi bien de secourir (ῥύεσθαι, προσαρκεῖν, OT, 12), d’apporter les moyens de résister (ἀλκή) à sa patrie (OT, 42) ou même à un malheureux qui en a besoin (OC, 459), que de punir les criminels (OT, 107) ou les traîtres. La grandeur et l’importance du rôle font qu’on salue cet homme du nom de σωτήρ (OT, 46-47 ; OC, 1117), mais lui imposent de recourir à tout ce qui peut éclairer son action. Aussi le message d’un homme ou la voix d'un dieu sont les moyens qu’Œdipe, selon le prêtre, doit utiliser. Celui-ci conclut que même aux hommes d’expérience, l’apport de conseils est efficace au plus haut point (ἱκετεύομέν σε.../ἀλκήν τινʹ εὑρεῖν ἡμῖν εἴτε του θεῶν / φήμην ἀκούσαϛ εἴτʹ ἀπʹ ἀνδρὸϛ οἶσθα που. / ὡϛ (car) τοῖσιν ἐμπείροισι καὶ τὰϛ συμφορὰϛ (les contributions)8 / ζώσαϛ ὁρῶ μάλιστα τῶν βουλευμάτων (OT, 41-45). L’appoint ou l’appui de la divinité contribue au succès du souverain : βούλου... σὺν θεῷ κρατεῖν dit le père d’Ajax ; et le prêtre pour célébrer la victoire d’Œdipe sur le Sphinx précise :...προσθήκῃ θεοῦ9 / λέγῃ νομίζῃ θʹ ἡμῖν ὀρθῶσαι βίον (OT, 38-39).
17Ainsi le roi, directement ou indirectement, par l’intervention du devin ou des oracles, est en relation avec le divin ; le chef hellénique n’est pas un dieu, il est au moins un intercesseur : à l’instar d’Héraclès, Thésée dans Œdipe à Colone est toujours en contact avec le divin : il va offrir un sacrifice, est en train de l’offrir, a fini de l’offrir (OC, 888 ; 1494). Ainsi le prêtre dit-il très précisément : “Nous ne te faisons pas l’égal des dieux mais nous te mettons au premier rang des hommes ἔν τε συμφοραῖϛ βίου... ἔν τε δαιμόνων συναλλαγαῖϛ lorsqu’il s’agit des accidents de la vie et des relations avec les dieux (OT, 31 sq.).
18Ce salut, cette sécurité (ἀσφάλεια, OT, 51) dont le roi gratifie son peuple, cette mission qui lui est confiée, sont à l’origine même du pouvoir, le justifient et unissent le souverain et ses sujets : le pouvoir a besoin d’eux. Ainsi parle le prêtre (OT, 54-57) “car tu dois continuer à gouverner cette terre (ἄρχειν) en exerçant le pouvoir comme tu le fais (ὥσπερ κρατεῖϛ) il y a plus d’honneur à exercer le pouvoir sur une terre où il y a des hommes, plutôt que sur une terre abandonnée : une muraille, un navire sans hommes qui l’occupent n’est rien.” La réplique ironique d’Hémon (Ant., 739) va dans le même sens : “Merveilleux ! tu pouvais régner seul sur un pays désert !”
19Aussi un échange se produit-il entre le souverain et le peuple : le souverain est en sympathie avec les malheurs de la cité (OT, 13 ; 60 ; 64). Le comportement du souverain modèle le comportement du peuple : Thésée qui a souffert de l’exil dans le passé, aidera Œdipe qui lui demande asile (OC, 562-566). Le peuple athénien partagera les qualités d’un pouvoir généreux (γενναῖον), plein d’égards (ἐντροπή, φροντίϛ, OC, 299-300), animé d’une juste sollicitude (ἔνδικοϛ προμηθία, OC, 1043). “Chez vous seuls au monde, j’ai trouvé la piété, l’indulgence (ἐπιεικέϛ) et la franchise” (OC, 1125). Le peuple et le souverain peuvent concevoir la nécessité de cette association, l’accepter, s’ils sont intelligents. “Les faibles sans les forts sont un fragile rempart de la cité : les grands sont le meilleur soutien du petit et les petits du grand ; mais on ne peut à temps faire comprendre aux sots ces principes” (Aj., 158-163).
20Le peuple, celui des citoyens avec ou sans armes (στρατόϛ ou λεώϛ) n’est plus le spectateur étonné et admiratif des Trachiniennes, exclu de l’action. Il y prend part mais reste un sujet dépendant (Ph., 386-387) : son devoir est d’accomplir δοκοῦντα ὃϛ κραίνει στρατοῦ (Aj., 1050). Créon pousse le principe à son terme : “Tout homme que la cité a mis en place (au pouvoir), il faut lui obéir dans les petites choses, dans ce qui est juste et ce qui ne l’est pas” (Ant., 666-667). La πειθαρχία est à l’origine du salut et du succès (Ant., 675-676). C’est œuvre de justice lorsque le peuple d'Athènes, sur l'ordre de Thésée, court intercepter les gens de Créon qui enlèvent Antigone et Ismène (OC, 897). C’est le contraire lorsque cédant à Ulysse, tout le peuple des Achéens empêchera Néoptolème de rendre son arc à Philoctète (Ph., 1257-8). Ce peuple peut aller jusqu’à le punir : Ulysse bat en retraite mais menace : “Je vais te laisser faire mais à toute l’armée, j’irai exposer l’affaire pour qu’elle te punisse”. Ainsi la dépendance du peuple est d’autant plus grande qu’il ne peut se faire une idée juste des événements. Le chœur, désemparé, admet qu’il ne peut juger du bien-fondé des accusations portées contre Créon par Œdipe : οὐκ οἶδʹ. ἃ γὰρ δρῶσʹ οἱ κρατοῦντεϛ, οὐχ ὁρῶ. (OT, 530). Et de simples rumeurs affolent et angoissent les marins d’Ajax qui est leur unique force (Aj., 164 ; 198-200).
21Cette dépendance est cultivée par le pouvoir et aggravée par la crainte (φόβοϛ, δέοϛ) et l’αἰδώϛ, peur et/ou honte de la faute sociale ou morale, proche de notre sentiment de culpabilité10. Ménélas se montre un merveilleux théoricien politique : “Ni les lois jamais dans une cité ne fonctionneraient bien, sans la présence de la crainte, ni une armée n’accepterait plus les ordres avec discipline sans la barrière de la peur et de la honte à l’idée de mal faire (αἰδώϛ)” (Aj., 1073-76). Le regard du maître terrifie le simple citoyen (ἀνδρὶ δημότῃ) qui n’ose exprimer des propos qui lui déplaisent (Ant., 690-691).
22Cette dépendance du roi et du peuple fait que le visage et le destin du peuple sont liés à ce que recherche le roi. Thèbes est malade à cause de ce qu’a voulu Créon (τῆϛ σῆϛ ἐκ φρενόϛ, Ant., 1015). Athènes, sous l’autorité de Thésée, pratique la justice et ne décide rien qui ne soit légal (δίκαιʹ ἀκοῦσαν... πᾄνεν νόμου κραίνουσαν, OC, 913).
23Le pouvoir, don transmis par Zeus, exercé sans frein réel qui se propose la protection ou le salut d’une cité ou d’une armée, contraintes à l’obéissance sans révolte au point qu’elles peuvent subir les conséquences des erreurs du chef ou modeler leur visage sur celui de leur maître, ce pouvoir, hormis celui de Thésée dans Œdipe à Colone (par ex. OC, 1004), vacille. La cause n’en est pas des pressions ou agressions de l’extérieur, mais la personnalité même de l’homme au pouvoir.
24De fait, il n’y a pas d’ingérence étrangère qui puisse gêner l’exercice du pouvoir : chacun commande chez soi ὧνπερ ἄρχειϛ, ἄρχε (Aj., 1107) et l’étranger doit accepter aussi bien ce que respecte que ce que repousse la cité qui l’accueille (OC, 184-187). Ceci explique avec quelle vigueur Thésée s’en prend à Créon qui a brutalement fait enlever les filles d’Œdipe : il sera traité avec la même brutalité puisqu’il ne respecte pas le principe de la souveraineté de chaque cité : “Même avec les raisons les plus justes, je ne pénétrerai pas sur une terre sans l’aveu de son souverain” (OC, 924-928). La crise du pouvoir, le drame du pouvoir sont au centre du pouvoir lui-même en raison à la fois de son rôle déterminant dans l’action humaine et du prestige qui y est attaché. Les paroles couvertes de Tirésias laissent Œdipe imaginer que Créon avec le devin trame un complot contre lui et Œdipe, dans une apostrophe indignée, dit le prestige du pouvoir royal et tout ce qui le menace : “Richesse, royauté, art11 supérieur à tout art, dans une existence qui fait cent envieux, quelle est la force de la jalousie entretenue autour de vous, puisque, à cause de ce pouvoir... Créon, le loyal Créon, le fidèle de toujours, se cache, s’insinue, brûle de me chasser, en subornant cet intrigant charlatan, rusé mendiant à qui le profit rend la vue, si dans son art il est aveugle” (OT, 380-389).
25Que la conquête du pouvoir soit l'objet d’une lutte, il n’est pas dans l’esprit du temps de le condamner : il est des joutes bénéfiques qui honorent la cité τὸ καλῶϛ δʹ ἔχον πόλει πάλαισμα (OT, 879-890)12. L’action des tragédies de Sophocle illustre plutôt ἔριϛ κακή, ἀρχῆϛ λαβέσθαι καὶ κράτουϛ τυραννικῦ (OC, 372-373). De fait, autour du pouvoir rôde le complot : il est là ou bien a eu lieu dans Ajax, Électre, Philoctète ; il est un des moteurs de l’action dans Antigone, Œdipe Roi, Œdipe à Colone. Dans Œdipe Roi, les allusions de Tirésias conduisent Œdipe à soupçonner le complot de Tirésias pour le seul profit, et de Créon (ὁ συνθεὶϛ τάδε) qui veut le tuer et lui voler, comme un brigand, la royauté (OT, 534-535). Dans Antigone, le “miracle” de Polynice enseveli fait subodorer quelque déloyale révolte (Ant., 290-92). Pour Créon et pour Œdipe, l’argent, “institution malfaisante” (κακòν νόμισμα, Ant., 296) est la cause de leurs maux : pour Créon c’est un agent de perversion, il change les honnêtes gens en coquins et en impies (Ant., 295-299). Il conclut πανουργίαϛ δʹ ἔδειξεν ἀνθρώποιϛ ἔχειν / καὶ παντὸϛ ἔργου δυσσέβειαν εἰδέναι (Ant., 300-301). Pour Œdipe, l’argent est le nerf de la conquête du pouvoir (OT, 541-542) : on a ainsi des gens à sa solde.
26Le pouvoir menacé n’a qu’une réponse, la violence, qui détruit ou exclut, le plus souvent impunément, puisque les victimes sont en position d’infériorité : Œdipe en reste à des menaces (OT, 623), Créon envoie à la mort celle qui a désobéi aux lois du roi (ἀπιστοῦσαν τοῖϛ βασιλείοιϛ νόμοιϛ, Ant., 382) sous les yeux de son fiancé – lequel est son propre fils (Ant., 760-761). Dans Œdipe à Colone, Œdipe est chassé de Thèbes, sans un geste ni un mot de ses fils (OC, 440-444). Ismène et Antigone sont enlevées de force (βίᾳ OC, 922), contre toute justice. Étéocle a chassé Polynice son aîné en usant de la perfide persuasion (OC, 1292-1298). Que Polynice revienne à Thèbes et Étéocle sera chassé à son tour (κεῖνον ἐκβαλὼν βίᾳ, OC, 1343).
27D'où viennent donc l’inquiétude et la violence de cet homme fort ? Dès son entrée sur la scène Créon expose fièrement sa doctrine du pouvoir (Ant., 175-199) et désigne les qualités dont l'homme à la tête de la cité doit faire la preuve : ψυχή τε καὶ φρόνημα καὶ γνώμη, Ant., 176. Le rapprochement avec un passage des Héraclides d’Euripide où nous retrouvons les premiers termes semblablement associés peut éclairer sa personnalité. Le chœur des vieillards de Marathon célèbre joyeusement la victoire des Héraclides, soutenus par Athènes et son roi, sur Eurysthée leur persécuteur. C’est de lui que le chœur parle : “Athéna contint l’arrogance de l’homme qui préférait à l’équité la violence de son cœur (ou de la passion). Puisse ma nature (ψυχά) et mes sentiments (φρόνημα) ne jamais être insatiables (Heracl., 924-927).
28Ainsi une puissante affectivité constitue une part importante de l’ἦθοϛ (ou façon de réagir) du roi ; l’autre aspect c’est γνώμη – ce dont est si fier Œdipe dans Œdipe Roi – c’est à dire une volonté éclairée13 “qui prend les meilleures décisions (τῶν ἀρίστων ἃπτεται βουλευμάτων, Ant., 179). Cette solide structure permet de suivre sans peur la ligne choisie et de la proclamer. Les formules de Créon sont saisissantes et effrayantes : “Quiconque met un proche au-dessus de sa patrie n’a pas de valeur à mes yeux” (Ant., 182-183). Ou encore : “Un ennemi ne sera jamais un ami pour moi” (Ant., 187-188). “Voilà les règles qui font les grandes cités (Ant., 191) et c’est ce que je veux pour Thèbes τήνδ αὔξω πόλιν", conclut-il. Le corollaire de cela est que la ligne choisie est celle qui fait plaisir au souverain. “Le pouvoir a tous les bonheurs et surtout celui de pouvoir faire et dire ce qu’il désire” (Ant., 506-7). Et quand le plaisir14 est le critère de choix d’un comportement, il n’y a plus de compréhension possible entre Créon, Antigone et même le chœur. “Rien ne me plaît dans tes arguments (ἀρεστὸν οὐδὲν, Ant., 500) tout comme mes choix foncièrement te déplaisent (ἀφανδάνοντʹ ἔφυ Ant., 501) et ce sont eux qui plaisent (ἀνδάνειν) à tous ces gens, mais la peur ferme leur bouche” (Ant., 504-505). Ainsi les passions (θυμὸϛ ὀξύϛ, OC, 1193 ; ὀργῇ βιασθὲν μᾶλλον ἢ γνώμῃ, OT, 524) et le plaisir d’exercer son autorité (ὀργῇ χάριν δοὺϛ, OC, 855) et de faire triompher sa décision (κράτοϛ exprime l’un et l’autre, pouvoir et victoire) conduisent le pouvoir à toutes sortes d’égarement ; les protestations, les révoltes sont inutiles.
29Ainsi pour Œdipe dans Œdipe Roi, ou pour Créon dans Antigone, la cité appartient à celui qui la gouverne (Ant., 738). Hémon a beau dire “il n’y a pas de cité si elle appartient à un seul homme” ou Créon “j’ai moi aussi une part dans la cité, pas toi seul” (OT, 630). Rien n’y fait : nul ne peut avoir d’autres lois ou d’autres pensées que celles du souverain. Il est inutile de lui demander de ne pas garder une seule et même façon de réagir (ἦθος) car il pense qu’il n’y a de bon que ce qu’il dit (Ant., 705). Il ne peut en aucun cas comprendre qu’on s’adresse à lui en disant “Ah ! il est bien inquiétant (δεινό), quand on a une opinion, qu’elle soit fausse” (Ant., 323).
30Le mot qui désigne cette complaisance à soi, à ses désirs, doublée d’obstination arrogante, est αὐθαδία : la stupidité (σκαιότηϛ, Ant., 1028), l’absence de lucidité (τοῦ νοῦ χωρίϛ, OT, 550) ferment les yeux du roi à toute autre valeur : il est un homme vide (κενός, Ant., 707-709). Il transgresse les lois les plus sacrées : le respect des morts, mépris des suppliants, des lois de l’hospitalité (OC, 915-916), des liens du sang (OC, 771). C’est une sorte de folie qui fait blasphémer Créon (Ant., 780 et plus encore 1040). L'αὐθαδία comme l’ὕβριϛ, engendre un pouvoir qui conduit même à l’impiété (OT, 873) comme le reconnaît Agamemnon (τόν τοι τύραννον εὐσεβεῖν οὐ ῥᾴδιον, Aj., 1350). Pour conquérir ou garder le pouvoir tous les moyens sont bons : d’abord la ruse, la parole trompeuse, la persuasion (λόγου δικαίου μηχάνημα ποικίλον, OC, 762). Créon voudrait ainsi ramener Œdipe à Thèbes ; Étéocle a chassé Polynice (πόλιν πείσαϛ, OC, 1298) comme ferait un sophiste. Le corollaire de cela est que la victoire vous justifie du parjure et de l’impiété (Ph., 81-85) et vous donne le droit de la raillerie humiliante : même le souverain le plus indulgent, Thésée, ne peut en supporter l’idée (γέλωϛ δʹ ἐγὼ..., OC, 902-3). C’est le comble de la souffrance pour Antigone (838) et Ajax en est mort (Aj., 857-960).
31Aux déchaînements ou égarements du pouvoir Sophocle oppose-t-il un contrepouvoir ou une autorité qui puisse en sanctionner les fautes ? Les dieux, Zeus en particulier, remplissent-ils ce rôle ? Lui qui octroie le sceptre et le pouvoir, en surveille-t-il la juste utilisation ?
32Il y a une symétrie parfaite (et ironique ?) entre le pouvoir de Zeus et celui des hommes : les mêmes verbes expriment ce pouvoir κρατύνειν, ἀνάσσειν, πάντα ἐφορᾶν. Dans la prière du deuxième stasimon d’Œdipe à Colone, tout est parfaitement dit : ἰὼ θεῶν πάνταρχε παντόπτα Ζεῦ, πόροιϛ ... δαμούχοιϛ ... τελειῶσαι λόχον (OC, 1085-1089). Souverain parmi les dieux, il est celui qui voit tout et tout achève.
33A la fin de Philoctète, Héraclès proclame que son père considère que la piété – immortelle – est la première vertu : τοῦτʹ ἐννοεῖτε ... εὐσεβεῖν τὰ πρὸϛ θεούϛ / ὡϛ τἄλλα πάντα δεύτερʹ ἡγεῖται πατὴρ / Ζεύϛ (Ph., 1440-1443). Alors pourquoi Antigone a-t-elle une fin si cruelle ? Quelle loi a-t-elle transgressée, elle qui est accusée d’impiété à force de piété (Ant., 924) ? Quand Justice, révélée dès les premiers temps, (ἡ παλαίφατοϛ Δίκη), qui partage le trône de Zeus, selon les anciennes lois, est prise à témoin par Œdipe (OC, 1381-1382), c’est qu’il veut être sûr que ses imprécations (ἀραί) sont plus fortes que les supplications de Polynice et son pouvoir royal (OC, 1380-1381).
34La plupart du temps, les erreurs des Rois sont punies : mais les agents de ces châtiments (ἀλαστώρ, ὰρά, αἶσα, μοῖρα – μοιριδία τιϛ δύνασιϛ δεινά /, Ant., 951. – Ἐρινύϛ) semblent régler des comptes avec des individus dont ils accomplissent le destin : ce n’est pas exactement le pouvoir qui est puni ; il peut être un ingrédient qui conduit plus sûrement à la ruine. Ainsi Créon, dans Antigone, est animé des meilleures intentions, mais il devient l’instrument de la malédiction qui pèse sur la famille d’Œdipe : son caractère – quand il a pris le pouvoir – fait de lui la proie facile des mêmes malheurs (Ant., 1074-1076). Rares sont les moments où la divinité semble soutenir le bon pouvoir, juste et pieux : même bien gouvernées, les cités sont menacées de s’abandonner à l’ὕβριϛ (OC, 1535). Peut-être peut-on attendre quelque secours d’un δαίμων δίαιοϛ (OC, 1567).
35Ainsi, en règle générale, le pouvoir du ciel laisse aux rois le soin d’utiliser au mieux leur pouvoir, c’est à dire apporter grandeur, gloire, bonheur dans la justice et la piété à leurs peuples, comme un père à ses enfants. Puisque le pouvoir ne leur fait pas éviter les erreurs, il faut donc toujours éclairer leurs décisions (γνώμη). Quelle qu’en soit l’influence, il ne faut pas se tenir à l’écart des dieux : il faut écouter un σοφὸϛ μάντιϛ (Aj., 783, OT, 484 ; 563), puisque le roi lui-même n’est pas divin, et, comme Tirésias l’affirme, le résultat est heureux (ἐξ ἐμοῦ γὰρ ιήνδʹ ἔχειϛ σώσαϛ πόλιν, Ant., 1058).
36Il faut aussi s’entourer de bons conseillers (βουλεύων σοφά, Ph., 422) : car κράτιστον κτηάτων εὐβουλία (Ant., 1050). Pour peu qu’ils soient animés de sentiments favorables au roi, il y a plaisir et avantage à les écouter : εὖ σοι φρονήσαϛ εὖ λέγω. τὸ (μανθάνειν δʹ / ᾕδιστον εὖ λέγοντοϛ, εἰ κέρδοϛ λέγοι (Ant., 1031-1032). L’intervention d’Hémon va dans le même sens ; animée de sollicitude et de piété filiale (Ant., 701-702) elle est plus émouvante : “Peu importe ma jeunesse si j’invite à l’action juste” (Ant., 726-728) ; “si la nature ne nous accorde pas – ce qui est le meilleur – une science absolue, il n’y a pas de honte à s’instruire auprès de qui donne de bons avis” (Ant., 720-724), “car nul n’a le privilège de la raison (φρονεῖν), nul ne peut se prévaloir d’une éloquence (γλῶσσα) ou d’une personnalité15) d’exception” (Ant., 707-708). Un fragment d’Aias Lokros (TrGF IV, frg. 14) donne cette formule : σοφοί τύραννοι τῶν σοφῶν ξυνουσίᾳ.
37Qu’elle vienne des dieux ou des hommes, la vérité est une force (ἀληθείαϛ σθένοϛ, OT, 356 et 369) qui peut mettre un frein aux égarements du pouvoir : encore faut-il avoir les moyens de l’entendre et la force de lui céder : νοῦς ου φρένεϛ (Ant., 683-684) et αἰδώϛ. S’il en était ainsi, Œdipe pourrait écouter les paroles de Tirésias sans le soupçonner de trahison ou l’accabler d’injures (OT, 370-371) ou celles de Créon qui ne demande qu’à être entendu à égalité pour être jugé en connaissance de cause ˙ ἴσʹ ἀντάκουσον κἆτα κρῖνʹ αὐτὸϛ μαθών (OT, 543-544). Bref, l’arrogance obstinée sans vision juste n’est pas l’attitude raisonnable (OT, 549-550). La vérité d’Antigone – droit et devoir d’honorer son frère mort (Ant., 907) – n’éclate qu’aux yeux des hommes sensés (οἱ φρονοῦντε) Mais heureusement, la force de la vérité peut s’affirmer : une saine vision des choses réduit à néant les menaces d’un pouvoir injuste (OC, 659-660). Plus avant dans la même tragédie, Antigone et Thésée unissent leurs forces et leurs arguments pour persuader Œdipe d’entendre Polynice et l’empêcher de faire, à son tour, acte de refus : on peut écouter quelqu’un sans en souffrir de dommage (OC, 1176). Il faut observer le respect dû au dieu des suppliants (OC, 1180). La loi (θέμιϛ) n’autorise pas à rendre le mal pour le mal : il faut respecter le suppliant (αἰδοῦ). Quelle que soit la violence de son cœur (θυμὸϛ ὀξύϛ) il faut se laisser mettre à la raison (νουθετούμενοι) et céder à l’incantation des paroles d’amis (OC, 1191-1194). Ainsi, grâce à Thésée, le roi juste et pieux, s’instaure un débat où les deux parties ont la parole. Si Tirésias se retire (Ant., 1087) sans avoir pu ouvrir les yeux de Créon et arrêter la violence de son cœur (θυμόϛ), il sait que bientôt il apprendra à avoir un langage plus apaisé (γλῶσσα ἡσυχαιτέρα) et une meilleure vision des choses (νοῦν ἀμείνω, Ant., 1088-1090). La vision juste des choses peut conduire à un pouvoir noble et glorieux. Philoctète, de nouveau en possession de son arc, ne songe qu'à tuer Ulysse (Ph., 1299). Néoptolème, s’il réussit à lui faire entendre raison (νουθετεῖν εὐνοίᾳ λέγων, Ph., 1322), lui propose un noble (καλόν) usage du pouvoir. Héraclès ne suggère pas autre chose qui leur recommande, puisque séparément, ils ne parviendront pas à prendre Troie, une association dans le pouvoir et la victoire : “Comme font deux lions qui se partagent le même territoire, veillez l’un sur l’autre” (Ph„ 1436-37). Ulysse enfin suggère à Agamemnon de préférer à l’obéissance aux autorités en place (τῶν ἐν τέλει) un pouvoir qui s’exerce en sachant céder à ses amis (Aj„ 1352-53).
38Ainsi se trouve ébauchée – souvent au terme des épreuves des héros tragiques – l’idée d’un pouvoir que pourraient guider l’honneur (καλόν, γενναῖον), la bienveillance (εὔνοια, φιλία) et contrôler l’intelligence (νοῦϛ) et le sens de ce que l’on doit à soi et aux autres (αἰδώϛ).
39Pour Sophocle, le pouvoir, après tout, mériterait-il une telle émulation, tels efforts pour le conquérir et le conserver. Le poète esquisse deux réponses, l'une d’un homme “près du pouvoir”, Créon dans Œdipe Roi, l’autre d’un messager, simple citoyen. Lorsque Créon repousse les accusations d’Œdipe, il interroge celui-ci : “Quand on doit avoir le même pouvoir (κράτη), pourquoi préférer gouverner dans les alarmes plutôt qu’en goûtant un sommeil paisible ?” (OT, 584-586). “Quiconque sait garder raison et mesure désire agir en roi plutôt qu’être roi” (OT. 587-589)16. Il conclut sa démonstration en disant : “Que désirer d’autre que τὰ σὺν κέρδει17 καλά”? Ellendt (s.v. κέρδοϛ) traduit utilia quae simul honesta c’est-à-dire l'honneur joint aux avantages du pouvoir. Quant au messager qui rapporte le malheur de Créon témoin du suicide de son fils, et rappelle combien sa vie était enviable (ζηλωτόϛ, Ant., 1161) – sauveur de son pays, souverain absolu, assuré d’une noble descendance (Ant., 1162-64) – il conclut ainsi : “Lorsque les plaisirs abandonnent un homme, je pose qu’il n’a de vie que celle d’un cadavre. Que sa maison regorge de richesses, qu’il vive avec la pompe d’un roi (τύραννον σχῆμα), s’il y manque la joie (τὸ χαίρειν) je ne donnerai pour tout le reste que l’ombre d’une fumée en le comparant au plaisir de ma vie (πρὸϛ τὴν ἡδονήν, Ant., 1165-1171)”.
40Cette attitude vis à vis du pouvoir – art au-dessus de tous les arts – est conforme à la conception de l’homme et de son destin exprimée dans Antigone (365-371). “Attendre trop de l'ingéniosité d’un art et en faire un vrai savoir conduit au bien comme au mal. Celui qui lie (παρείρων) les lois de sa terre et la justice des dieux exalte sa cité ; rebut de la cité, l’homme qui accueille l’ignoble pour satisfaire son audace !”.
41A coup sûr, la réalité contemporaine et la vie politique à Athènes et dans le monde hellénique ont dû alimenter la réflexion du poète sur le pouvoir : ainsi a-t-on pensé que le Créon d’Antigone doit certains de ses traits aux monarques d’Asie, et en particulier à Cambyse18. On a pu imaginer un dialogue entre Sophocle et Périclès par le truchement de la tragédie19. Et, de fait, l’histoire donnait aussi à Sophocle des exemples d’association du Roi et du Sage : Solon et Crésus, Crésus à son tour et Cyrus. Peut-être le poète aurait-il souhaité remplacer Anaxagore auprès de Périclès. Lorsqu’en 411, il fait partie du collège des probouloi, on peut penser que, s’il avait dû prendre une part directe aux affaires, il eût préféré le rôle du prêtre ou de l’homme de savoir, à celui de l'homme de pouvoir.
42En tout état de cause, nos remarques voulaient faire apparaître que Sophocle participe à la réflexion que, dès le ve siècle, les Grecs conduisent sur le pouvoir et le souverain – élément majeur de l’organisation de la société humaine. Les transformations politiques et humaines du monde hellénique l’intensifieront au ive siècle. En philosophe20, Sophocle montre quelle sorte d’homme est le roi, quelles sortes d’actions bonnes ou mauvaises il peut être amené à accomplir, dans quelles conditions il peut mener à bien sa tâche, “apporter grandeur et honneur dans la vie humaine” (Démocrite, D-K B 157). En poète, il met en scène des personnages que leur grandeur et leur puissance rendent plus fragiles et par là plus exemplaires de la condition humaine. Ainsi les émotions accompagnent la richesse de la réflexion sur le drame du pouvoir, sur la difficulté de l’exercer seul – sans grand soutien des dieux – dans la justice21.
Bibliographie
Bibliographie
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Lloyd-Jones, H. et N. G. Wilson (1990) : Sophoclea, Oxford.
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— (1994): Sophocles, Cambridge Mass.
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West, S. (1994): “Sophocles' Antigone and Herodotus Book 3”, in: Griffin 1994, 109-136.
Notes de bas de page
1 Nous avons utilisé pour cet article l'édition de Lloyd-Jones & Wilson 1992, ainsi que l'édition avec traduction de Lloyd-Jones 1994.
2 Aristote posera les termes du débat qui intéresse Sophocle dans Pol, 1.6.3 : τρόπον τινὰ ἀρετὴ τυγχανούσα χορηγίαϛ (ressources, moyens d'agir) καὶ βιάζεσθαι δύναται μάλιστα καὶ ἔστιν ὰεὶ τò κρατοῦν ὲν ὑπεροχῇ ἀγαθοῦ τινοϛ ὣστε δοκεῖν μή ἄνευ ἀρετῆϛ εἶναι τὴν βίαν ἀλλὰ περὶ τοῦ δικαίου μόνον εἶναι τὴν ἀμφισβήτσιν (la force n'exclut pas l’excellence humaine mais le débat porte sur le point de la justice).
3 Parker 1994, 27: “As mortals we see the Sophoclean gods through a glass darkly and we shall never see them face to face”.
4 Pope 1991. Il faut cependant remarquer que le terme de τύραννοϛ n’est jamais appliqué à Thésée dans Œdipe à Colone.
5 Benvéniste 1969, 39.
6 Adjectif ou substantif, le mot désigne dans l'Odyssée l'île de Calypso. Dans la poésie, jusqu’à Sophocle, il qualifie trois villes, Phlionte (Pi., N., 6.44), Thèbes (Aesch., Pers., 37, Th., 321), Athènes (Aesch., Pers., 974) et des éléments, l’eau du Styx (Hes., Th., 806 avec la note ad loc. de West 1966), la terre et ses entrailles (Aesch., Eu., 1036). Il semble qu’il s’agisse d’éléments ou de lieux appartenant aux premiers temps du monde. Sophocle semble dire ici : “Au commencement était le pouvoir...”. Ellendt 1872, s.v. donne le sens : “Hérité de ses ancêtres”.
7 Ce sont les mérites qui distinguent le héros homérique et que Diomède, parmi bien d’autres, énumère à propos de son père Tydée (Hom., Il., 14.119-125)
8 Pour le sens de συμφοραί (OT. 44 et peut-être à OT. 32), voir Lloyd Jones & Wilson 1990, 80. Au vers 32. on peut comprendre “quand il s’agit d’aider dans l’existence” ce qui serait précisé dans ὀρθῶσαι βίον (OT. 39).
9 Plus avant dans la pièce (OT. 397-398) Œdipe attribue à ses seuls jugement et esprit de décision (γνώμῃ κυρήσαϛ) sa victoire sur le Sphinx. Il oppose l’homme qui ne sait rien – lui – aux “inspirations” d’un devin. Le temps est passé où l’on pouvait calmement distinguer les différents apports dans la bonne façon de gouverner : le pouvoir a perdu lucidité et mesure.
10 Voir sur ce point Cairns 1995, 228 sq., en particulier 241.
11 Jebb 1914, aux vers 380 sq., indique que τέχνη désigne βασιλικὴ τέχνη (l’art de gouverner en roi) et cite Xen., Mem., 4.2.11. Pour les Grecs la τέχνη est un “savoir-faire raisonné” comme le précise Dodds 1959, 228-229. La τέχνη βασιλική ou πολιτική est supérieure aux autres dans la mesure où elle se propose le bien des hommes. Ainsi Démocrite (D-K B 157) : “Il faut étudier à fond l’art de gouverner (πολιτική) qui est le plus grand et en rechercher les rudes tâches grâce auxquelles grandeur et gloire échoient aux hommes (gouvernants et gouvernés).” Cette τέχνη – κάλλιστος πόνων – pour Sophocle ne suffit pas à assurer le bonheur d’un peuple : il considère nécessaire l’appui d’un autre savoir, divination et/ou conseils éclairés. Xénophon dans son traité de l’Économique (21.9) parle de l’ἦθοϛ βασιλικόν de l’homme qui sait dans les champs et les camps donner à chacun zèle, courage, émulation. Mais il ajoute que se faire obéir de bon gré πὸ ἐθελόντων ἄρχειν (21.11) demande παιδεία, φύσιϛ ἀγαθή et θεῖοϛ γενέσθαι (21.10). Il résume en disant que l’obéissance volontaire est une faveur accordée τοῖϛ ἀληθινῶϛ σωφροσύνῃ τετελεσμένοιϛ (21.12). Quant à τὸ δʹ ἀκόντων τυραννεύειν, les dieux l’attribuent à ceux qui méritent le sort de Tantale qui craint aux Enfers de mourir une seconde fois. Platon (Mx., 99d) ne dit pas autre chose : “Des hommes d'État surtout (τοὺϛ πολιτικοὺϛ), nous pourrions dire qu’ils sont divins (θείουϛ) et inspirés ; car ils reçoivent le souffle de la divinité et en sont possédés quand ils obtiennent de nombreux et grands succès dans leurs discours et leurs entreprises” (voir Bluck 1964, 428-429). Les philosophes partagent sur ce point la pensée du poète. Ce supplément divin (προσθήκη) finira par envahir à l'époque hellénistique la personne même du souverain.
12 Au milieu du ive siècle, Démosthène dira : τὴν δὲ τῶν δήμων ἐλευθερίαν ἡ τῶν ἀγαθῶν ἀνδρῶν ἃμιλλα... φυλάττει (20.108).
13 Selon la caractérologie traditionnelle, les hommes de pouvoir sont des colériques (émotif, actif, primaire). La γνώμη est ce que les philosophes modernes appellent la “conscience intentionnelle”.
14 Démocrite (D-K B 69) : ἀνθρώποιϛ πᾶσι τὠυτὸν τὠυτὸν ἀγαθὸν καὶ ἀληθέϛ ἡδὺ δὲ ἄλλῳ ἄλλο. Bien des pages de Platon dans le Gorgias (par exemple 469e) ou la République (9 573a-c naissance du τυραννικὸϛ ἀνήρ) théorisent les comportements des personnages de Sophocle.
15 On peut penser avec Jebb 1900, ad loc., que ψυχή a ici le même sens qu’au vers 176, la “nature morale d’un individu”, c’est-à-dire la personnalité ou la personne. Griffith 1999, 157, 158 et 244 et Claus 1981 ne disent rien de net. Ellendt 1872, s.v. ψυχή, donne le sens de “prudentia”.
16 L’importance du nom et du titre et les conséquences sur le comportement des diadoques furent analysées avec acuité par Plutarque (Demetr., 18). Comme des acteurs de tragédies empruntant aux personnages avec le costume, la démarche, la voix, les manières, le nom dont on les salue, de même les “nouveaux rois" à la suite d’Antigonos (en 306 a.C.) durcirent leurs prétentions, en se dépouillant de τὴν εἰρωνείαν... τῆϛ ἐξουσίαϛ (le détachement feint de leur toute-puissance). Les propos de Créon purent nourrir l’analyse de Plutarque et de bien d’autres avant lui, sans doute.
17 Ulysse dans Aj., 1349, dissuade Agamemnon de se satisfaire d’une supériorité acquise au prix du déshonneur : μὴ χαῖρ΄ ’Ατρείδη, κέρδεσιν τοῖς μὴ καλοῖς.
18 West 1994.
19 Ehrenberg 1954.
20 Ainsi définiront la fonction de la poésie Aristote (Po., 1451b 5) et Strabon (1.2.3) en la distinguant de l'histoire.
21 Je tiens à remercier Madame V. Fromentin, Messieurs M. Fartzoff et F. Picco : leurs questions m’ont amené à préciser plusieurs points que j’avais négligés.
Auteur
Université de Bordeaux 3.
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