Nuda potestas armavit fratres
Le paradoxe du pouvoir et du conflit dans la Thébaïde de Stace
p. 109-117
Texte intégral
1Nuda potestas armauit fratres : c'est par ces mots que Stace présente, au vers 150 du premier chant de la Thébaïde, l'origine du conflit entre Étéocle et Polynice. On y retrouve les deux thèmes majeurs de l'incipit : le pouvoir et le conflit :
Fraternas acies alternarne regna profanis
decertata odiis sontesque euoluere Thebas...
“Deux frères dressés l'un contre l'autre par une haine sacrilège
pour la succession du trône à Thèbes, la ville criminelle...”
2Dans ces deux premiers vers de l'épopée pouvoir et conflit sont associés, placés sur le même plan, grâce à la coordination. Dans l'expression nuda potestas armauit fratres, au contraire, ils sont placés dans un rapport de cause à effet : c'est le pouvoir qui est la cause du conflit. Mais les rapports entre les deux sont particulièrement complexes, comme le montre le long développement que Stace y consacre dans ce début d'épopée.
3Pour commencer, comment faut-il comprendre l'expression étrange nuda potestas ?
4Première remarque, qui s'impose rien qu'en regardant la concordance, Stace n'emploie potestas qu'au nominatif singulier et en fin d'hexamètre. Le recours à ce mot revêt donc par là même un caractère formulaire, qu'il ne faudrait pas sur-interpréter. On peut d’ores et déjà en tirer une conclusion : dans l’esprit du lecteur – et sans préjuger du sens qu'y met Stace – potestas, toujours sujet et jamais objet, est perçue comme un agent, comme une cause. Tel est bien le cas, en particulier, dans la phrase qui nous intéresse : nuda potestas armauit fratres.
5Parmi les emplois de potestas dans la Thébaïde seul un petit nombre concerne ce qui nous intéresse, c'est-à-dire le pouvoir politique (cinq occurrences pour Thèbes : quatre pour le cas d'Etéocle et Polynice, une pour celui de Créon, et une occurrence pour Lemnos et Hypsipyle). Il vaut la peine de les examiner une à une.
... sed nuda potestas
armauit fratres, pugna est de paupere regno. (1.150-151)
“C'est le pouvoir tout nu qui arma les deux frères, l'enjeu du combat
n'est qu'un pauvre royaume.”
Cernis ut erectum toma sub fronte minetur
saeuior assurgens dempto consorte potestas ! (1.187-188)
“Tu vois combien, la tête haute et le regard farouche, l'homme qui a le pouvoir se dresse menaçant, plus cruel encore une fois qu'il n'a plus de rival ! (trad. Lesueur)”
Sed quia dulcis amor regni blandumque potestas,
posceris (2.399)
“Mais c'est un plaisir, une passion pour toi de régner, le pouvoir te séduit : tu te fais prier.”...
Scandit fatale tyrannis
flebilis Aoniae solium : pro blanda potestas
et sceptri malesuadus amor ! (11.654-656)
“Il (Créon) monte sur le trône, fatal aux tyrans, de la pitoyable Aonie. O séduction du pouvoir, passion du sceptre, si mauvaise conseillère !”
6A ces textes il faut donc en ajouter un, concernant Hypsipyle et Lemnos :
... subeo - pro dira potestas !-
exsangue imperium et maestam sine culmine Lemnon. (5.324-325)
“J'hérite – affreux honneur ! – d'un royaume exsangue, d'une Lemnos désolée et privée de ses chefs.”
7On peut rapprocher les deux textes où potestas est qualifiée par l'adjectif blandus et associée à une expression désignant l'amour du pouvoir : amor regni (2.399) et sceptri amor (11.655). Le choix des mots est très révélateur : pour Stace potestas ne saurait être que sujet, et dans la fonction d'objet il choisit regnum, plus neutre, ou sceptrum, plus concret. Il n'aurait pas pu écrire amor potestatis. L'adjectif blandus renforce cette fonction de potestas en en faisant une sorte d'allégorie tentatrice. Le pouvoir-potestas séduit Créon, comme il avait séduit Étéocle et Polynice ; ils s'enflamment alors pour le pouvoir-regnum ou sceptrum, c'est-à-dire pour le pouvoir dans sa réalité concrète. On a en quelque sorte un pouvoir-agent et un pouvoir-objet. La réalité décrite est la même, c'est la perspective adoptée qui s'inverse. Potestas attire à elle le désir humain : c'est le pouvoir-agent ; regnum (ou sceptrum), quant à lui, est l'objet du désir qui part de l'homme pour aller vers lui. Que ce dernier soit qualifié de dulcis ou de malesuadus ne change pas le sens : l'amour du pouvoir peut être chose douce ou pernicieuse, le désir est toujours orienté vers un pouvoir conçu comme extérieur. Inversement potestas, elle, agit comme une force d'attraction.
8Ce statut quasi-allégorique se trouve confirmé par les deux exclamations pro blanda potestas ! et pro dira potestas ! Le pouvoir-potestas est ici invoqué – ou repoussé – comme une puissance agissante. L'emploi des adjectifs se comprend par le contexte : blanda est un commentaire du narrateur, qui juge le phénomène raconté, c'est-à-dire le passage du sceptre thébain d'Etéocle à Créon, avec toute la malédiction que cela comporte ; dira est un commentaire d'Hypsipyle qui est à la fois narratrice et héroïne de son propre récit, un commentaire plaintif sur son sort, sur cette potestas paternelle qu'elle reçoit, mais qui lui fait horreur.
9Particulièrement intéressants sont, peu après notre texte de référence, les vers 187-188. Ils sont mis dans la bouche d'un Thébain anonyme, qui se plaint du sort de sa cité, et ils concernent Étéocle, tel qu'il se présente juste après le tirage au sort qui l'a porté sur le trône. Potestas y est très nettement personnifiée : sujet de minetur, qualifiée par saeuior et assurgens, elle se dresse avec une arrogance tout humaine. En fait, elle s'identifie au roi lui-même, dans l'exercice de son pouvoir. Du reste, même sur le plan grammatical, les choses ne sont pas claires : à qui faut-il rattacher torua sub fronte, à potestas, sujet grammatical, ou à Étéocle ? R. Lesueur a fait le choix de transférer tout sur Étéocle en traduisant potestas par : “l'homme qui a le pouvoir”. On a donc là une personnification, mais qui n'est pas une allégorie : si potestas est toujours une force agissante, elle peut prendre le visage d'un homme, le visage du roi. Le passage du vers 150 au vers 187 est donc celui de la virtualité à la réalité : après le tirage au sort, le pouvoir sur Thèbes n'est plus un enjeu abstrait, il n'est pas non plus une puissance tentatrice, il s'incarne dans la personne de celui qui l'a obtenu et qui l'exerce, Étéocle.
10Venons-en à l'adjectif nudus.
11L'emploi de nudus avec un mot abstrait est inconnu de Virgile et d'Ovide ; il apparaît chez Lucain, qui emploie l'expression nuda uirtus, c'est-à-dire, dans une perspective très stoïcienne, la vertu sans le succès (successa remoto), le mérite seul1. Dans la Thébaïde on trouve aussi nuda uirtus avec à peu près le même sens (4.229), mais aussi nuda odia, nudus furor, où le sens est nettement négatif : il s'agit dans le premier cas de la haine qui a poussé Tydée à dévorer la tête de son ennemi, dans le second de la violence du délire prophétique de Thiodamas, qui aboutira à un grand massacre nocturne (9.20 ; 10.166).
12En fait, c'est le nom avec lequel nudus est accordé qui implique un sens positif ou négatif : nudus exprime l’idée d'un dépouillement, un dépouillement qui pousse à l'extrême la valeur intrinsèque du nom. Si c'est uirtus, le sens sera nécessairement positif : le mérite à soi seul, sans aucun ajout qui en altèrerait la pureté. Si c'est odia ou furor, le sens sera nécessairement négatif : la haine ou la fureur sans adoucissement aucun. Or dans notre phrase on peut dire que potestas est neutre. Quel sens faut-il dès lors donner à l'expression nuda potestas ?
13La seconde partie de la phrase le dit clairement : pugna est de paupere regno. Le pouvoir est “nu”, “pur”, parce qu'il est dépouillé des richesses, qui en font généralement l'attrait. Tel est aussi le sens de tout le développement qui précède et qui, par une accumulation de négations évoque la pauvreté de Thèbes (v. 114 sqq.). Ce que dit Stace, donc, c'est que le conflit pour le pouvoir entre Étéocle et Polynice est un cas d'école, un schéma où rien ne vient interférer, une épure : l'enjeu en est le pouvoir pur et simple, tel qu'il ne se présente jamais dans la réalité.
14Or ce pouvoir pur et simple, Stace tente à plusieurs reprises de le décrire, de l'illustrer dans son récit. Il présente tout d'abord le nouveau roi, Étéocle, au moment même où le tirage au sort vient de lui attribuer le trône et il s'adresse à lui en imaginant sa réaction à cet instant précis (tunc) :
... Iam sorte carebat
dilatus Polynicis honos. Quis tunc tibi, saeue,
quis fuit ille dies, uacua cum solus in aula
respiceres ius omne tuum cunctosque minores
et nusquam par stare caput. (I. 164-168)
“Déjà Polynice voyait, par un sort contraire, les honneurs du trône différés pour lui. Quel fut alors pour toi, tyran cruel, ce jour où, seul dans un palais vide, tu contemplais toute ta puissance, tous les hommes devenus tes sujets et nulle part un front qui t'égale ?”
15Le pouvoir “nu” se définit donc par la domination solitaire et exclusive. Si l'expression ius omne tuum reste en soi assez théorique, le verbe respiceres lui donne une valeur concrète, confirmée par le complément circonstanciel uacua in aula et par l'adjectif solus. Étéocle jette un regard autour de lui et se voit seul dans un espace vide, ce vide étant la transposition dans l'espace de la “nudité” du pouvoir. La pauvreté désencombre l'espace des symboles du pouvoir et il ne reste que le prince et ses sujets. C'est là qu'apparaît un deuxième élément : la domination. Étéocle est situé plus haut que les autres, que tous les autres (cunctos, nusquam par caput).
16Stace donne alors la parole à l'anonyme thébain, qui redit à sa manière la réalité de la nuda potestas, c'est-à-dire en adoptant le point de vue des victimes. Ce sont les vers déjà cités, où potestas se dresse prenant la figure du tyran :
Cernis ut erectum torua sub fronte minetur
saeuior assurgens dempto consorte potestas ! (186-187)
17On y retrouve le thème du regard, mais un regard menaçant : pour les sujets la potestas exercée est celle d'un tyran. Le schéma vertical est, lui aussi inversé : alors qu'Étéocle regardait vers le bas, constatant qu'il dominait tous les hommes, les Thébains regardent le roi comme en “contre-plongée”, écrasés et terrifiés : erectum ; saeuior assurgens. Pour eux il ne peut être qu'un tyran, comme le confirme le vers suivant :
Quas gerit ore minas, quanto premit omnia fastu ! (188)
“Quelles terreurs inspire son visage et quelle morgue arrogante !”
18On a l'impression que la transformation du roi en tyran est le produit d'une situation où l'un domine et les autres sont dominés, et ceci en l'absence de toute considération psychologique. On peut dès lors s'interroger sur la cruauté, explicitement mentionnée dans les deux textes : saeuior (1.187) ; saeue (1.165). Est-elle un trait de caractère propre à Étéocle, qui vient se surajouter au schéma de la domination, ou en est-elle seulement le produit ? En fait Stace donne lui-même une explication dans les vers qui suivent, où il oppose Étéocle et Polynice en recourant aux démonstratifs hic et ille :
Hicne unquam priuatus erit ? Tamen ille precanti
mitis et affata bonus et patientior aequi.
Quid mirum ? Non solus erat. (1.189-191)
“Cet homme redeviendra-t-il un simple sujet ? Pourtant l'autre se montrait complaisant aux prières, affable dans ses paroles et plus sensible à la justice. Quoi d'étonnant ? Il n'était pas seul.”
19La clef de tout, c'est l'adjectif solus. La domination est toujours solitaire, et ceci de deux manières : d'une part le roi est seul face à l'ensemble de ses sujets ; d'autre part celui qui a obtenu le pouvoir dans une situation de conflit se retrouve seul, c'est-à-dire sans rival. Au vers 166 les deux sens peuvent convenir à l'expression uacua cum solus in aula / respiceres ius omne tuum... Mais ici, au vers 191, le non solus erat se réfère évidemment à la rivalité entre les deux frères pour le pouvoir. Tant qu'il y a rivalité, un candidat au pouvoir se comporte avec douceur ; dès que l’un des deux l’a emporté, la domination est sans partage, et c'est alors que survient la cruauté. Elle est donc bien le fruit de la situation.
20Passons du côté de Polynice : comment envisage-t-il, lui, le pouvoir qui est échu à son frère ? Quelle représentation de la nuda potestas donne-t-il ? Stace l'évoque dans un fantasme de Polynice, un fantasme qui l'obsède et qui n'est rien d’autre que l'attente du jour où, conformément au pacte, c'est lui qui aura le pouvoir. Or Polynice ne voit pas les choses autrement que son frère !2 Tout ce qu'il imagine, c'est le simple renversement de la situation, sans aucune modification dans le schéma de la domination :
...Tenet una die s noctesque recursans
cura uirum, si quando humilem decedere regno
germanum et semet Thebis opibusque potitum
cerneret. (1.316-319)
“Un souci unique et qui revient sans cesse occupe jour et nuit cet homme : verra-t-il un jour son frère déchu du trône et lui-même en possession de Thèbes et du pouvoir ?”
21Il est clair que les deux textes qui concernent Étéocle et Polynice se font écho. On y retrouve le thème du regard (cerneret / respiceres) ; on y retrouve aussi le schéma vertical, mais, cette fois-ci, avec moins l'idée de la domination que celle du renversement (deiecto fratre ; humilem ; decedere regno). C'est que Polynice, qui doit devenir roi après son frère, ne pense le pouvoir qu'en termes de revanche. C'est très net si l'on compare les deux expressions parallèles qui désignent la solitude dans l'exercice du pouvoir après l'exclusion du frère : à dempto consorte qui dénotait la simple élimination d'un rival, roi seulement en puissance, répond deiecto fratre, qui donne à voir la chute du roi en place à bas de son trône. L'expression decedere regno et l'adjectif humilem vont dans le même sens. On dirait que Polynice a oublié ses sujets, qu'il souhaite moins dominer que renverser celui qui domine. L'histoire en est à un point où le désir concerne moins le pouvoir que l'écrasement de l’autre : le conflit revient, ou plutôt il est toujours là. Thèbes ne compte plus, seul compte le face à face des frères ennemis.
22En vérité nous sommes ainsi conduits à une autre interprétation de l'expression nuda potestas, qui n'exclut pas la première, mais qui est plus profonde.
23Si nous envisageons en effet l'affirmation nuda potestas armauit fratres dans son ensemble, elle apparaît comme un paradoxe, paradoxe repris et confirmé par la seconde affirmation : pugna est de paupere regno. Le conflit aurait été plus facile à expliquer si le royaume avait été riche, si le pouvoir avait été paré de la séduction des honneurs. Or pour comprendre ce paradoxe, il faut bien entrer dans la logique du conflit.
24Le schéma conflictuel est constitué par la présence de deux sujets rivaux et d'un objet, qui est l'enjeu du conflit. On pourrait s'attendre à ce que le conflit soit d'autant plus violent que l'objet est plus important. Or l'anthropologie moderne et en particulier les analyses de René Girard ont montré qu'il n'en était rien : ce qui crée le désir pour l'objet, c'est la présence d'un second sujet. Le désir, en effet, naît de l'imitation. Lorsque deux sujets sont en présence d'un objet, il suffit que l'un des sujets tende la main vers l'objet pour que l'autre fasse de même. C'est le premier sujet qui a créé chez le second le désir de l'objet ; il faut bien entendu admettre qu'il y a un point de départ, et que le geste du premier sujet est neutre, indépendant du schéma triangulaire ; il faut admettre aussi que les deux sujets sont interchangeables, puisque seule compte la situation. Cette théorie, longuement développée dans Des choses cachées depuis la fondation du monde3, René Girard en avait donné une première approche dans son premier ouvrage. Mensonge romantique et vérité romanesque4, avec la théorie du désir triangulaire : on ne désire que ce qui nous est montré comme désirable par un autre.
25Ce phénomène a deux conséquences :
Une fois le processus enclenché, les sujets deviennent des rivaux dans leur désir de l'objet et ils se haïssent.
L’objet n'a aucune valeur en soi, puisque ce n'est pas lui qui provoque le désir, mais le geste de l'autre sujet.
26Or ce dernier point est capital pour la compréhension de notre texte. En effet plus Stace minimise l'objet du conflit (Thèbes est pauvre), plus il met en évidence le face-à-face des deux sujets. C'est dire que le pouvoir s'efface devant le conflit, que la haine des deux frères l'emporte sur le désir du trône.
27René Girard met bien en évidence cette corrélation entre la minceur de l'objet et la violence du conflit : ‘'Plus les rivalités s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier les objets qui, en principe, les motivent... La rivalité se purifie de tous ses enjeux extérieurs, elle se fait rivalité pure.” Dans le cas d’Étéocle et Polynice il n’y a pas à “oublier” l'objet, puisqu’il est d’emblée disqualifié. René Girard poursuit : “Chaque rival devient pour l'autre le modèle-obstacle adorable et haïssable, celui qu'il faut à la fois abattre et absorber... Il n'y a plus d'objet, il n'y a plus que des antagonistes que nous désignons comme des doubles, car, sous le rapport de l'antagonisme, plus rien ne les sépare5”.
28Or il me semble que Stace a perçu en profondeur cette vérité humaine, lui qui – sans entreprendre certes d'en faire la théorie – la décrit si longuement. Mais pour lui cela reste sinon une énigme, du moins un paradoxe, un paradoxe qu’il ressent comme un scandale moral. On le sent bien dans la suite du texte, aux vers 162-164 :
... Loca dira arcesque nefandae
suffecere odio, furiisque immanibus emptum
Œdipodae sedisse loco (162-164).
“Des lieux sinistres, une citadelle criminelle ont suffi à votre haine et c'est au prix de fureurs monstrueuses que vous avez acheté le droit de vous asseoir à la place d'Œdipe.”
29Le verbe suffecere exprime bien le paradoxe : si peu de chose a suffi à provoquer tant de haine. Le scandale, lui, tient à la qualification de Thèbes. Il ne s’agit plus en effet d'un royaume pauvre, mais d'un royaume maudit (loca dira). Quant au trône de Thèbes, il suffit de dire que c'est celui d'Œdipe pour qu’il soit ressenti comme monstrueux : Œdipodae sedisse loco. L'objet du conflit est donc toujours présenté comme négatif, mais cette fois-ci sur le plan moral ; d'où le scandale. Il faut bien prendre garde toutefois que dans cette qualification il ne s'agit pas de la malédiction du pouvoir à Thèbes, comme on pourrait le croire en se référant à la tragédie grecque. Non, si c'était la malédiction qui produisait la haine, on n'aurait pas le verbe suffecere, mais une expression désignant la relation de cause à effet, le caractère funeste et maudit du trône de Thèbes expliquant le conflit. Pour Stace, ce n'est pas parce qu'il est maudit que le trône de Thèbes produit le conflit, mais bien qu’il soit maudit, car cela aurait dû détourner de lui tout désir. De même la pauvreté de Thèbes aurait dû écarter tout désir de régner sur elle.
30Le paradoxe et le scandale, enfin, incluent la violence du conflit : furiis immanibus. Non seulement les deux frères se battent contre toute attente pour un objet déprécié, mais ils le font avec une rage inhumaine. En fait, on l'a compris, cette violence s explique précisément par le caractère négatif de l'objet.
31Stace ne fait pas ici une théorie du conflit. Il n'illustre pas même une théorie du conflit. Il décrit ce qu'il ressent de la réalité du conflit, dans des termes tels que le lecteur moderne peut penser qu'il a fondamentalement compris ce que l'analyse anthropologique explique.
32Deux autres passages, qui concernent la fin du conflit, c'est-à-dire le duel, confirment cette perception des choses par le poète.
33Le premier se situe au chant 11, juste avant le duel. Polynice, sous l'emprise de la Furie refuse la médiation d'Adraste. Stace commente :
Ardet inops animi nec tam considéré regno
quam scelus et caedem et perfossi in sanguine fratris
exspirare cupit. (11.152-154)
“Le feu lui prend. Il perd la raison et désire moins un trône où s'asseoir que le crime, le meurtre, une vie qui s'éteigne dans le sang d'un frère massacré.
34Son désir (cupit) est clairement déplacé du pouvoir vers son frère, de l'objet du conflit vers le rival. Seulement, au point où les choses en sont arrivées, il ne s'agit plus, comme au début de l'épopée, de chasser Étéocle du trône pour prendre sa place ; il s'agit de le tuer et de mourir, heureux de l'avoir tué. Thèbes n'existe plus.
35Le second passage, au chant 12, concerne la flamme divisée du bûcher funèbre où se trouvent les corps des deux frères. Dès qu'Argie et Antigone y ont posé le corps de Polynice, sans savoir que le corps qui s'y consumait était celui d'Étéocle, la flamme se divise. Antigone exprime alors une longue plainte :
... Viuunt odia improba, uiuunt !
Nil actum bello : miseri, sic dum arma mouetis
uicit riempe Creon. Nusquam iam regna, quis ardor ? (12.441-443)
“Elles vivent, ces haines mauvaises, elles vivent ! La guerre n'a rien réglé. Malheureux, tandis que votre combat se poursuit ainsi, Créon, lui, est bien le vainqueur. Plus de royaume désormais : quelle est cette rage, l’objet de cette fureur ?”
36Antigone ne comprend pas : puisque désormais c'est Créon qui occupe le trône, puisqu'il n'y a plus d'objet du conflit, il ne devrait plus y avoir de conflit. Antigone exprime le même paradoxe que Stace au début de l'épopée : dans un conflit, l'objet n'a pas d'importance ; qu’il soit disqualifié, comme au chant 1, ou qu’il ait totalement disparu, comme ici, il n'est qu'un prétexte.
37Pour en revenir à notre phrase, nuda potestas armauit fratres, nous avons décelé, chemin faisant, plusieurs niveaux de lecture :
Mise en relation avec les autres emplois de potestas (au sens de “pouvoir politique”), elle signifie que le conflit a pour origine la séduction du pouvoir, un pouvoir conçu d'une façon quasi-allégorique ;
Mise en relation avec les autres emplois de nudus, comme qualificatif d'un nom abstrait, elle signifie que l’origine du conflit, c'est le pouvoir “pur et simple”, sans les richesses, le pouvoir réduit à son essence : la domination solitaire sur les sujets, après l'exclusion du rival ;
Mise en relation avec son contexte, c’est-à-dire avec le long développement sur la pauvreté du royaume thébain, elle signifie que si le pouvoir est l'objet du conflit, cet objet est réduit à l'extrême (nuda), ce qui rend paradoxalement le conflit d’autant plus violent, en en déplaçant l'enjeu de l'objet vers le sujet, vers le rival. Tel est le paradoxe du conflit et du pouvoir.
38On est alors en droit de se demander laquelle de ces trois significations Stace avait à l'esprit lorsqu'il a écrit ce vers.
39Le mot important est à l'évidence nuda. Dans le contexte immédiat – c'est-à-dire d'une part la longue évocation de la pauvreté de Thèbes (v. 144-150) et d'autre part la deuxième affirmation parallèle : pugna est de paupere regno – il est probable qu'en écrivant nuda potestas armauit fratres Stace se situe au deuxième niveau du sens : le pouvoir pur et simple, sans les richesses, la seule domination sur les sujets, telle qu'il l'évoque quelques vers plus bas à propos d’Étéocle.
40Quelle est dès lors la prégnance du mot de potestas et du premier niveau de lecture que nous avons relevé, c’est-à-dire la valeur de personnification du pouvoir ? Elle me semble secondaire, dans la mesure où Stace subit ici la contrainte de ses propres habitudes d'écriture : chez lui potestas est toujours sujet, toujours agent (ici comme sujet du verbe armauit), souvent à la limite de la personnification ; il semble qu’il ne puisse échapper à cette loi, qui est sans doute chez lui un automatisme, et on ne saurait donc lui donner trop d'importance.
41Le plus important, à mes yeux, et le plus intéressant est le troisième niveau de lecture, celui qui intègre la logique du conflit et met en valeur le paradoxe de la corrélation entre la violence du conflit et l'inanité de son objet. Mais on est là, me semble-t-il, à la limite de la création consciente : Stace ressent très profondément cette vérité anthropologique, mais il ne l'expose pas comme telle. Il en reste au stade du paradoxe et du scandale.
42Pour essayer de creuser un peu cette dialectique du conscient et de l'inconscient, on est amené à s'interroger sur l'expérience que Stace pouvait avoir du conflit pour le pouvoir. Il connaissait les guerres civiles de la fin de la République par la tradition orale et par la littérature. On pense à Lucain, dont la marque sur notre poète est évidente. Lui aussi, en particulier, note, comme un paradoxe, que l'enjeu du conflit entre Romulus et Rémus est dérisoire : exiguum dominos commisit asylum6. Stace avait surtout une connaissance personnelle de la lutte pour le pouvoir durant l'année 69, où le prince vainqueur semblait toujours plus cruel que son rival7. En racontant l'histoire d'Étéocle et de Polynice, il révèle que les deux rivaux sont toujours deux tyrans en puissance et que la cruauté naît de la situation.
43Le mythe donne une forme – et une forme qui prend valeur d'éternité – à ce que l'histoire, l'histoire vécue et l'histoire reçue, lui a appris.
Bibliographie
Bibliographie
Frings, I. (1992): Odia fraterna als manieristisches Motiv. Betrachtungen zu Senecas Thyest und Statius Thebais, Akad. d. Wiss. u. d. Lit., Mainz. Abh. d. Geistes-und-sozialwiss. Kl. 1992, 2, Stuttgart.
Girard, R. (1961) : Mensonge romantique et vérité romanesque,Paris.
— (1978) : Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris.
Notes de bas de page
1 Luc., Bellum ciuile, 9.593:
...Si ueris magna paratur
fama bonis et si sucessu nuda remoto
inspicitur uirtus, quicquid laudamus in ullo
maiorum fortuna fuit.
2 Sur le caractère interchangeable des deux frères, cf. Frings 1992.
3 Girard 1978.
4 Girard 1961.
5 Girard 1978, 41.
6 Luc., B.C., 1.197.
7 Tac., Hist., 1.50.
Auteur
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