Violence et conflit dans la légende des origines romaines
p. 99-108
Texte intégral
1A la fin de la République et pendant la période augustéenne surgissent des œuvres qui fixent assez durablement la représentation de l’origine romaine et qui souvent incluent explicitement dans leur programme cette volonté de représenter l’origine et l’histoire d'un peuple. Même si Tite-Live s’interroge dans sa préface sur la validité de son entreprise – partir des origines – et sur l’intérêt de ces fables pour le lecteur, il n’en élève pas moins la légende des origines au rang de récit emblématique, comme la plupart de ses contemporains.
2Si tout un matériau narratif existe depuis longtemps – comme en témoigne entre autres l’ouvrage de T. P. Wiseman1 sur Rémus –, s’il a déjà été largement et diversement utilisé – et Tite-live lui-même est conscient de s’inscrire dans une longue tradition d’écriture –, peu à peu un choix s’est élaboré, choix plus ou moins collectif d’une version, avec des variantes qui nous renseignent sans doute partiellement sur l’imaginaire d’une période donnée.
3On sait qu’après les guerres civiles le principat se veut re-fondation et aspire à des représentations pacifiées qui font très certainement écho à un besoin de stabilité beaucoup plus général et collectif. L'idéal augustéen et sa volonté quasi propagandiste de concorde et de pacification s’inscrivent dans la pierre et le marbre, la “restauration” des valeurs et des cultes, la rénovation institutionnelle, une des tendances du régime consistant à convoquer le passé légendaire et la mythologie pour exorciser le passé récent et justifier le présent, tendance par ailleurs assez générale à Rome quand on se réfère à la valeur culturelle des exempta et du mos maiorum, mais qui gagne en actualité et en efficacité dans un moment de doute et peut-être de crise d'identité induite par les récents affrontements fratricides.
4Dans les œuvres littéraires et en particulier dans l’historiographie s’inscrit ainsi un désir de dire l'origine, d’en donner une représentation, qui n'est pas toujours dénuée d’arrière-pensées ou d’ironie contestataire. Ces textes qui disent l’origine ou partent de l’origine prendront, avec la réserve de la fragmentation et de la perte2, la dimension de textes eux-mêmes fondateurs. Bien évidemment la pluralité des variantes, la polysémie de chacune – pour le lecteur contemporain mais aussi pour le lecteur d’aujourd’hui – font qu’il y a toujours un “reste” où le texte échappe et qui constitue la limite et l’horizon de toute étude. Aussi ne peut-on guère proposer que des lectures possibles de l’œuvre livienne.
5La lecture que nous proposons ici est largement influencée par celles de René Girard et de Michel Serres et les catégories girardiennes – sans qu’il soit question de les systématiser et de leur accorder un statut d’universalité, ni, au contraire, de les infirmer –, paraissent particulièrement opératoires pour lire la version livienne de la légende de fondation.
6Pour Tite-Live, comme pour toute la tradition, il y a quelque chose dans le Latium avant Rome. Lorsque Rome se fonde, il existe, pour reprendre une formule de M. Détienne, un Déjà-Là ou du moins un A-Côté, avec lequel elle entretiendra des liens symboliques3. La fondation de Rome s’inscrira sur le plan de l'imaginaire, à la fois en termes de rupture territoriale – celle du tracé de fondation romuléen qui marque le surgissement d’une altérité – et en termes de continuité : en amont de Rome on trouve Troie, Lavinium et Albe ; Rome gardera avec ces deux dernières cités des liens faits de déplacements dans l’espace qui sont aussi déplacements dans le temps, comme l’écrit Y. Thomas4. Ces relations avec l’origine qui se manifestent dans des cérémonies officielles sont peut-être une manière de penser les origines, leur nécessaire inachèvement en dépit de la volonté d’identité stable, de clôture ; elles sont l’amorce d’une réflexion sur l’identité collective et sur la part de violence réelle et symbolique qu’elle recouvre.
7Parler de la légende des fondations chez Tite-Live, c’est certainement se confronter à des images de violence, notion qui globalement renvoie à des réalités et à des représentations imaginaires très différentes pour un individu du xxe siècle et pour un Romain des guerres civiles – et encore de multiples nuances et catégories devraient-elles être utilisées pour accomplir cette mise en perspective qui excède très largement le cadre de cette présentation. Si André Bernand5 a fait, pour le monde grec, une étude dans une perspective anthropologique de la violence et montre, à côté de la recherche d’un humanisme, la violence des mythes, la violence tragique et toutes les transgressions barbares, il existe aussi à Rome, à côté des violences extraordinaires, une culture de la violence qui se marque tout simplement dans une complaisance pour les spectacles violents et qui prend parfois un aspect légal et statutaire6. Mais à ces violences exercées s’oppose la conscience de la barbarie qu’elles constituent et, comme le rappelle Yves-Albert Dauge, si “la cité fangeuse de Romulus” ressemblait plus souvent à une jungle qu’à un état civilisé, des textes comme ceux de Cicéron "dénoncent cette réalité quotidienne qui lui répugne tout particulièrement et qu’il estime indigne de Rome”7. Il n’est pas douteux, en dépit des nécessaires mises en perspective des comportements, que la légende de fondation et, au sens étroit du terme, le fratricide qu’ils disaient originel n’aient gêné les Romains et n’aient constitué une faute à exorciser, comme en témoigne une épode horatienne souvent citée8.
8D’où peut-être les multiples variantes de cet épisode, tantôt montré, tantôt édulcoré ou passé sous silence – variantes qui peuvent coexister dans l’œuvre d’un même auteur, ainsi qu’en témoigne encore Cicéron qui, dans un passage du De Officiis (3.10.41), montre Romulus comme le meurtrier de son frère, oublieux de la pietas et de l'humanitas, tandis que le De Republica semble passer sous silence la rivalité des jumeaux et retient seulement le désir et le projet positifs de création et de fondation9.
9On peut aussi penser à l’ambiguïté de l’œuvre d’Ovide qui parfois édulcore mais souvent de manière ironique et contestataire, mettant en question les fondements de la propagande augustéenne. Enfin Octave, on le sait, même s’il utilisa le mythe et les origines légendaires, ne voulut pas du nom de Romulus, trop connoté, et les reliefs de l’Autel de la Paix, s’ils reprenaient la légende des fondations avec la figure d’Énée, le grand ancêtre et la représentation de la grotte du Lupercal, n’en conservaient que les épisodes non violents.
10De la fondation, l’œuvre de Tite-Live donne une image ambivalente mais globalement dramatique et violente. La transmission généalogique de la violence apparaît dès les premières pages : avant le fratricide fondateur, il y a l'origine troyenne et le rappel de cette première violence : Rome naîtra de la lointaine destruction de Troie. L’écriture livienne repose elle-même ici sur un phénomène d’exclusion : de l’héritage troyen, l’auteur retient deux noms, Énée et Anténor ; mais Anténor est vite effacé et seul Énée est appelé à de hauts destins. Déjà surgit l’élimination - certes purement scripturaire - de l'autre et cette exclusion s’inscrit dans une tradition d’écriture qui associait déjà les noms d’Énée et d’Anténor dans une optique parfois hostile à Rome10. Mais surtout, pour Tite-Live, les jumeaux sont les héritiers de l'auitum malum, ce mal ancestral que constitue le désir de régner sans partage dont témoignent leurs aïeux Amulius et Numitor. Cette compétition entre frères avait sans doute pour référent culturel la tragédie, qui avait largement diffusé ce motif, mais, si dans un système de royauté où le roi est unique, la rivalité et le duel sont compréhensibles, ils devaient l’être moins pour des Romains “idéalement” habitués au caractère collégial des magistratures (“idéalement”, car le fonctionnement réel du pouvoir avait pu se montrer tout autre et la collégialité n’impliquait pas, loin de là, la suppression de toute ambition individuelle, même dans un fonctionnement “normal” des institutions).
11Par ailleurs, Tite-Live relie le récit de fondation à un épisode de la légende d'Hercule en Italie, celui où Hercule met à mort Cacus qui lui a volé une partie de son troupeau. Ce lien, noté par Michel Serres, est plus étroit ici que dans d'autres œuvres ; en fait dans la plupart des versions de la fondation que nous connaissons, il n'apparaît pas. Chez Tite-Live, Romulus tue Rémus, fonde ainsi Rome et sacrifie à Hercule ce qui fournit à l'auteur l'enchaînement narratif pour l'épisode Hercule-Cacus. Hercule tue Cacus et fonde son propre culte. Évandre, le roi exilé, survenu après la rixe, reconnaît Hercule et prophétise la grandeur du peuple romain qui célébrera son culte. L'épisode livien souligne la parenté d'esprit qui unit Romulus et Hercule : c'est le seul culte étranger que Romulus adopte à cette époque et l'historiographe pose le héros grec en modèle à valeur prophétique pour le fondateur romain, qui admettait ainsi l'immortalité conquise par la virtus que lui réservait son propre destin (iam tum immortalitatis uirtute partae ad quarti eum sua fata ducebant fautor, 1.7.15). Cette mention clôt l'épisode et prend de ce fait une signification plus marquée.
12L'histoire de Cacus et ses variantes appartiennent chez Denys d'Halicarnasse au cycle d'Hercule en Italie et ne sont pas directement associées à Romulus ; dans l'Énéide11, c’est une part du récit d'Évandre, visitant en compagnie d'Énée le site de la future Rome, mais sans lien direct avec l'épisode de la fondation à proprement parler. Ovide rattache cette aventure à l'arrivée d'Évandre en Italie, sans la relier non plus au fratricide romuléen12.
13Ainsi l'association soulignée par Michel Serres prend chez Tite-live une valeur singulière, surtout si l'on rappelle qu'à Locres et à Crotone, dans des légendes commentées par Jean Bayet, Hercule, héros pacificateur, est aussi lié à la violence fondatrice13.
14Dans ces deux récits. Hercule qui est victime d'un vol de bétail, tue le voleur mais aussi une victime innocente qui sera ensevelie honorablement et qui, sur son ordre ou sa prophétie, deviendra le héros éponyme d'une ville future. Cette violence assez ambivalente d'un héros pacificateur et meurtrier est peut-être utilisée par Tite-Live de manière emblématique comme une image de l'identité romaine telle qu’elle se pense, confusément ambivalente, elle-même à l'origine.
15La mise à mort de Rémus au moment de la fondation ne saurait être rangée parmi ce qu'on appelle les sacrifices de fondation, car il n'y a pas là de sacrifice, du moins au sens romain du terme puisqu'à Rome le sacrifice est une cérémonie codifiée, un acte rituel rigoureusement défini. Il n'en demeure pas moins que le meurtre de Rémus à l'origine de la ville rejoint les récits de fondation ou les cosmogonies violentes qui font surgir la vie ou la civilisation de la mise à mort de l'Autre par excellence, l’Adversaire, l'opposant, mais aussi le proche ou le prochain.
16Certes, toutes les créations ou les fondations ne sont pas violentes et violence et absence de violence peuvent se juxtaposer dans un même ensemble mythique. On pensera au domaine védique, où l’on trouve aussi bien des récits cosmogoniques fondés sur la mise à mort que de paisibles créations ou procréations14. Il semble qu'à Rome on ait opté pour la version avec fondateur violent comme une des variantes possibles de la notion de Fondation, Rémus (ou Cacus) jouant le rôle de l'Adversaire, de celui qui s'oppose à la création. On a depuis longtemps rapproché le Cacus romain d’un dragon négateur des légendes indoeuropéennes : dans un passage du Rigvéda, Indra vient à bout du dragon qui, comme Cacus, retient prisonnières des vaches dans son antre15. Loin d'être un simple larcin, la rétention des vaches aurorales est aussi celle des eaux primordiales ; c'est une atteinte à la création, un empêchement ou une négation.
17Le motif de la grotte en lui-même, présent aussi bien à Rome qu'en Inde peut être analysé comme un motif de régression et de négation chthonienne. Quant à l'inversion de la marche des animaux entraînés à reculons dans l'antre, motif qui apparaît dans plusieurs variantes de la fable romaine, au-delà de la simple ruse du voleur de bétail, ne peut-il signifier une inversion de l'ordre des choses, de l'ordre du monde qu'Hercule, dormeur naïf qui s'éveille à l'aurore, a bien du mal à comprendre dans la version livienne ?
18Chez Tite-Live, Cacus n'a pas volé tout le troupeau mais une partie seulement et c'est cette partition qui le dénonce, les animaux mugissant ad desiderium...relictarum. C'est la partition d'un ensemble qu'effectue le voleur tout comme, d'une autre manière, en rétablissant l'indifférenciation entre l'espace de la ville et le monde sauvage, Rémus lui aussi brise un ensemble, une unité nouvellement créée et mérite, à ce titre, d'être châtié.
19Ainsi n'est-il pas insignifiant que Tite-Live rassemble dans un même passage les deux épisodes : l'un et l'autre se font écho et traitent de violence et de fondation. Ce lien entre violence et fondation est renforcé par l'écriture très dramatisée et très concentrée de Tite-Live, notamment en ce qui concerne la mort de Rémus, même si des strates de différentes variantes sont perceptibles dans ce court épisode. En effet, la prise d'auspices initiale qui doit désigner le fondateur dégénère immédiatement en un affrontement général où périt Rémus : Ibi in turba ictus Remus cecidit, version à laquelle Tite-Live substitue la fable plus répandue – uolgatior fama – du meurtre fratricide à l'occasion du franchissement du pomérium. Les versions s'enchaînent sans qu'aucune mention ne vienne disjoindre la prise d'auspices initiale, la mort de Rémus et la fondation. Denys d'Halicarnasse rapporte, lui aussi, la mêlée générale, puis, comme une version mineure, la mise à mort de Rémus par Celer, et reprend en 1.88 un récit de fondation de la ville : “Comme plus rien ne s'opposait à la fondation de la cité, Romulus fixa à l'avance le jour, où, après avoir invoqué les dieux, il commencerait les travaux...” et Denys décrit, sans le nommer, le rituel étrusque de fondation. Il y a donc ici une césure, au moins temporelle, entre mort et fondation, qui ne se trouve guère chez Tite-Live.
20D'emblée, la ville naît de l'exclusion16 – exclusion de Rémus, qu’on trouve dans beaucoup de versions et qui constitue probablement la variante dominante, exclusion qui prend chez Tite-Live, toute sa force par l'effacement textuel et spatial de l'Autre. Une fois morts, Rémus et Cacus n'ont plus de lieu. Alors que certains textes disent les funérailles de Rémus et lui assignent un lieu d'ensevelissement – Rémoria pour Denys et pour Plutarque17 –, pour Tite-Live, Rémus et Cacus disparaissent simplement de l'espace et du texte : morts, ils ne sont plus nulle part, sinon renvoyés implicitement à l'obscurité chthonienne de la grotte pour Cacus, de Rhéa pour Rémus, tandis que la gloire et l'apothéose seront réservées à leur meurtrier : ce sera la mort de Romulus, que la version “officielle” présente enlevé dans un orage18, ou l'immortalité promise à Hercule.
21Cette exclusion, Tite-Live en fait porter la responsabilité à un champion qui élimine l'Autre, l'Adversaire. Même s'il ne le spécifie pas explicitement, il choisit de fait la version la plus répandue, selon lui. Cette version prévaut aux yeux du lecteur, moins par la mention introductive uolgatior fama que par l'apostrophe romuléenne sic deinde, quicumque alius transiliet moenia mea (interfectum), qui lui donne une valeur prophétique, et par le caractère quasi strophique du passage, puisque la formule qui clôt l'épisode, enchaînée directement sur cette version (Ita solus potitus imperio Romulus condita urbs conditoris nomine appellata)19, fait écho à l'enjeu des auspices qui doivent déterminer qui nomen nouae urbi daret, qui conditam imperio regeret20.
22Cette version semble l’emporter chez Tite-live et sans doute ce choix est-il signifiant. En Romulus, le texte élit un champion, porteur de la violence collective qu'il représente et occulte à la fois. La première variante montre le résultat des auspices, l'exaspération générale : les jumeaux n'ont pas l'initiative, ce sont leurs partisans aveugles au message divin, qui s'affrontent. La foule des commencements, la multitudo des origines est devenue turba – le mot désignant aussi bien la foule que les troubles qu'elle suscite –, emportée par ses passions (inde cum altercatione congressi certamine irarum). Dans la deuxième version, il ne reste que les deux frères, la violence du groupe s'efface et les jumeaux sont seuls porteurs de l'agressivité générale ; à la dérision blasphématoire de l'un s'oppose la colère de l'autre. L'ira multiple de la foule caractérise maintenant le seul Romulus (inde ab irato Romulo), champion légitime certes, mais porteur d'une ire tout aussi meurtrière que les précédentes. La foule est devenue spectatrice. Au contraire, Denys d'Halicarnasse préfère la version de la violence collective confuse et presque accidentelle. L'écriture livienne, par le jeu de la concentration et de la répétition (irarum, irato ; inde) manifeste un choix : dire la mort du transgresseur par un héros ; elle n'en conserve pas moins les traces de la violence du groupe et la relie à celle du fondateur.
23L'affrontement des jumeaux s'est substitué à l’affrontement collectif, occultant mais aussi révélant le fonctionnement de la violence et ce stade de confusion où s'abolissent toutes les valeurs, où la seule réciprocité est réciprocité violente. Pour les guerres civiles et l'imaginaire qu'elle véhiculent c'est le moment de l'impietas, du furor, où s'abolissent tous les repères.
24La confrontation des jumeaux chez Tite-Live peut être lue comme la substitution d'un couple de doubles à la multiplicité des doubles de l'affrontement collectif quand il devient réciproque et mimétique, chacun reprenant le comportement violent de l'autre dans une démultiplication d'agressivité qui s'illustre assez bien dans le déchaînement d'agressions et de représailles que comportèrent dans la réalité les guerres civiles, dont la culture a influencé la réécriture de la légende des origines.
25Le motif de la gémellité chez Tite-Live peut être analysé comme une représentation de ce fonctionnement et les jumeaux constitueraient ainsi des “doubles” au sens girardien du terme. Si, dans la réalité, les jumeaux ne sont pas forcément violents, ni entre eux ni envers autrui, il n'est pas rare qu’ils posent un problème au niveau de l'imaginaire collectif et fassent l'objet d'un traitement spécifique. Surabondance de vie, ils peuvent être aussi perçus comme une menace pour la collectivité : l'abondance comme tout phénomène excessif pourrait bien s'inverser et provoquer le malheur. En outre, l'effet symbolique de miroir qu'engendre leur présence a souvent été utilisé en littérature et pose le problème de la captation d'identité21. C'est le cas chez Plaute dans les Ménechmes, où, après l'enlèvement de son jumeau, Sosiclès se verra octroyer un prénom complétant jusque dans l'onomastique le thème de la ressemblance, ressemblance telle que même leur mère, dit le prologue, ne pouvait les distinguer. Ces motifs se retrouvent dans l'Amphitryon, où à la naissance gémellaire s'ajoute la gémellité artificieuse des sosies voulue par les dieux, qui induit chez ceux qui en sont victimes une véritable crise d'identité ; le redoublement devient dédoublement négateur et menace de mort et la remise en ordre finale passera par une double différenciation : celle qui restitue à Amphitryon et à Sosie leur individualité et celle qui distingue Hercule, fils de Jupiter et vainqueur des serpents, d'Iphiclès, fils d'Amphitryon, passif devant le prodige.
26Si Hercule et Iphiclès se différencient dès le berceau, chez Tite-Live, l'image d'identité gémellaire entre Rémus et Romulus perdure : né d'un même père, qu'il soit le dieu Mars ou un mortel, exposés et abandonnés ensemble, ils traversent conjointement le monde de Faunus sous des désignations – iuuenes, pueri – qui les unissent et les confondent. On chercherait ici vainement un signe ou un songe prophétique différenciateur, comme le rêve d'Ilia, qui attribue la prééminence à l'un des jumeaux sur l'autre22.
27Et s'il faut recourir aux dieux, c'est parce qu'ils sont jumeaux et que rien ne permet de désigner le fondateur.
28Et même si le texte présente Rémus comme transgresseur – dans la version dominante –, les deux jumeaux sont en proie aux mêmes types de désirs, ces désirs que Girard dit mimétiques. On connaît le topos de l'ambition et du désir fauteurs de trouble, et, au début de l'histoire livienne, il n'existe pas ce degré zéro du désir qu'on trouve couramment à la même période dans le mythe de l'âge d'or, qui connaît un regain d'intérêt. L'âge d'or, c'est l'absence de travail de la terre, l'absence de violence, mais aussi de tout désir personnel, un choix du collectif qu’illustre l'image de la ruche virgilienne23, où, comme dans l'idéal romain, l'individu, pris dans un réseau serré de liens et d'obligations et reconnaissant des valeurs essentiellement relationnelles et hiérarchisées, comme Fides et Pietas, fait taire ses désirs personnels pour servir la collectivité.
29Dans la légende de fondation, si le désir des jumeaux est effectivement mimésis, c'est dans la mesure où il reproduit celui des aïeux, Amulius et Numitor, cupido regni étant explicitement désigné comme auitum malum. La transmission du désir (comme celle de la violence avec laquelle il se confond ici) est verticale et généalogique, à la manière des exempta à contenu historique, qui se diffusent comme modèles de conduites bonnes à imiter ou au contraire à éviter. Les jumeaux reprennent ici les désirs plus ou moins égoïstes de leurs prédécesseurs et leur violence, de manière plus ou moins consciente. A la rivalité de Numitor et d'Amulius fait écho, dans un temps plus lointain, celle d'Hercule et de Cacus et c'est tout à fait volontairement que Romulus se place sous le patronage du héros. La mimésis est aussi perceptible en termes d'horizontalité comme simultanéité et convergence. Les deux frères seront conjointement affectés par le désir positif de fondation et de création puis simultanément porteurs de l'auitum malum. Le même terme est repris à quelques lignes d'intervalle pour désigner les deux types de désir : Romulum Remumque cupido cepit (...) interuenit deinde his cogitationibus auitum malum, regni cupido (1.6.3-4).
30Dans la seconde occurrence, cupido est seul, sujet sans objet : les personnages s'effacent devant la toute-puissance du mal ancestral, qui, manifestation perverse et irrationnelle, fait oublier la rationalité positive (cogitationibus) de paisibles projets et les conjectures sur la grandeur de Rome. Le souci de la ville, de sa naissance et de sa prospérité fait place au désir de pouvoir à l'état brut. Chacun des jumeaux semble désirer avec et selon l'autre, sans qu'aucune différenciation soit possible. Le recours aux augures ne permet pas véritablement la différenciation. Tite-Live ne dit pas comme d'autres auteurs que Romulus ait triché24, il dit, dans la première version, l'indifférence humaine et l'indifférenciation qu'elle engendre.
31La différence, Tite-Live la crée en adoptant la tradition de la transgression et en polarisant sur Rémus la culpabilité. Son geste rapidement évoqué paraît violemment contestataire et animé par un esprit de dérision agressif : ludibrium doublet sémantique d'opprobrium ayant une connotation péjorative, désigne ici une attitude de transgression et d'irrespect. Romulus, en tuant son frère, répond et rétablit, par le geste et la parole, l'espace menacé.
32Avant même l'affrontement fondateur, Tite-Live mentionne la restitution du royaume d'Albe à Numitor et établit une première différenciation. Pris dans une rixe de pasteurs, Rémus est détenu à Albe alors que Romulus échappe à la captivité, non par chance ou parce qu'il est absent25, mais en se défendant : cum Romulus ui se defendisset, Remum cepisse. Là où se qualifie Romulus, c'est dans le domaine de la force. Au retour de l'embuscade, il recevra le premier la révélation de son identité réelle par Faustulus. Numitor, qui détient Rémus, est tout près de le reconnaître et peut-être le reconnaît-il pour son petit-fils, puisque Rémus sortira à la tête d'une troupe, se posant ainsi – comme Romulus – en champion de la légitimité albaine. Mais cette reconnaissance, le texte refuse de la dire explicitement : sciscitandoque eodem peruenit ut haud procul esset quin Remum agnosceret. Ce signe d'infériorité, la présentation conjointe des jumeaux à la foule, après le châtiment d'Amulius, l'effacera provisoirement. Chez Tite-Live, comme chez d'autres auteurs, Romulus reçoit moins les signes qu'il ne les crée et, si les dieux et les hommes le reconnaissent, c’est comme Hercule, par l'exercice de la force et de la violence. Ainsi, au terme de l'épisode de Cacus, la nature divine d'Hercule apparaît à Évandre dans la lumière de la violence exercée. Accouru après le meurtre, il le voit plus grand et plus imposant qu'un homme ordinaire (augustior). Si Hercule se présente, c'est Évandre qui énonce l'identité du héros et la confirme au style direct : Ioue nate, Hercules, salue (1.7.10).
33De la même manière, alors que dans les enfances, Tite-Live semble mettre en doute l'origine divine des jumeaux comme une fable disculpatrice inventée par Rhéa, il n'hésite pas par la suite à faire de Romulus un desservant d'Hercule, promis comme lui à l'immortalité conquise par la uirtus.
34Le, fatum rejoint l'exercice de la violence et le Romulus livien que l'on voit pendant la guerre sabine invoquer Jupiter Stator est un captateur de présages et un créateur de signes fondés sur la violence et sa représentation plus que sur la gratuité de la faveur divine.
35En outre le même mot augustior qualifie à peu d'intervalle Hercule et Romulus. Lors de la reconnaissance Hercule est apparu tel à Évandre et Romulus dès le début de son règne choisit de se rendre augustior en s'entourant d'un apparat imposant et notamment de licteurs, symbole étrusque d'un pouvoir fort et potentiellement violent. C'est dire que l'augus ici conquis ou exhibé n'a rien de pacifique.
36S’il existe une nature divine du fondateur, c’est celle que procure l'exercice de la violence et le charisme qu'elle semble supposer. C'est elle qui chez Tite-Live qualifie Romulus pour continuer la fondation, créer des institutions et transformer la foule obscure de l'asile en peuple constitué. Les uires de la foule seront équilibrées par le consilium des sénateurs, tout comme s'équilibrent en Romulus uis et consilium.
37Mais la violence primordiale affleure et peut toujours déborder en affrontements collectifs : aussi la violence fondatrice requiert-elle codification et ritualisation. Cette ritualisation passera, dans le cas du fratricide fondateur, par la parole et par l'apostrophe prophétique qui rétablit l'intégrité des murs : Rémus est évacué pour ne plus être que le symbole de l'hostis. L'impietas du fratricide est légitimée, la nature même de l'acte est occultée et la phrase de Romulus se fait omen à valeur performative (on notera que Tite-Live prête à Horace une formule très voisine après le meurtre de sa sœur). La ritualisation passe également par le sacrifice : Hercule meurtrier fonde son culte et Romulus fondateur fratricide sacrifie à Hercule. A la violence crue s'est substituée celle, rituelle et limitée, d'une cérémonie.
38Il peut être intéressant de constater que, dans le rituel de fondation décrit par Denys d'Halicarnasse, on sacrifiait les animaux qui avaient servi au tracé de fondation, comme si la fondation ne pouvait se passer d'un “sacrifice” sanglant, acceptable, cette fois, puisqu'exercé sur des victimes ordinairement admises.
39Ainsi dans la réécriture livienne de la légende des origines, violence, mimèsis et fondation se rejoignent-elles dans un discours qui les révèle et les occulte à la fois. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille généraliser et systématiser la catégorie de la violence fondatrice et du désir mimétique : tout désir n'est pas forcément désir selon l'autre et toute conscience ne poursuit pas nécessairement la mort de l'autre ; le désir mimétique est certainement un des fonctionnements du désir et de la violence ; le rendre exclusif reviendrait à s'inscrire dans un système d'humanisme tragique trop étroit et croire que le regard d'autrui est toujours ce qui vole le monde au sujet et menace de le priver de son identité. S'il y a bien à Rome un imaginaire de la violence fondatrice, il n'est pas dénué d'un sentiment de culpabilité diffus, mais certain, et cette inquiétude, qu'on a pu voir au cœur des préoccupations romaines dans la représentation de la barbarie, dit également l'aspiration à d'autres types de fonctionnement et, déjà, leur présence.
Bibliographie
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Wiseman, T. P. (1995) : Remus, a Roman Myth, Cambridge.
Notes de bas de page
1 Wiseman 1995.
2 Voir notamment J. Fabre-Serris 1998, 57.
3 Détienne 1990, 1-16.
4 Thomas 1990, 143-144, 157.
5 Bernand 1999.
6 Moreau 1996, 94-95. Il rapporte d'après un discours de C. Gracchus comment la femme d'un consul romain venu à Teanum Sidicinum se plaignant de n'avoir pu se baigner dans les bains de la ville dans de bonnes conditions, le questeur de la ville (allié italien et homme libre) est battu de verges. A Ferentinum, pour des raisons voisines, les questeurs sont arrêtés par le préteur romain ; l'un d'eux se suicide, l'autre est battu. P. Moreau conclut : “Le suicide du magistrat local rappelle que ces sociétés italiques étaient des sociétés de l'honneur au sens des anthropologues et qu'à la violence physique s'ajoutait la souffrance morale de la distance sociale et du mépris”.
7 Dauge 1981, 762.
8 Hor., Epod., 7.
9 Cic., Rep., 2.3.5
10 Braccesi 1984.
11 Virg.,Aen., 8.185.
12 Ov„ Fast., 1.461 sq.
13 Bayet 1926, 159 sq.
14 Varenne 1982, 192, 196, 215, 253.
15 Ibid. p. 90.
16 On retrouve ce motif de l'exclusion fondatrice au moment de la destruction d'Albe : Roma interim crescit Albae ruinis (Liv. 1.30.1).
17 D.H. 1.87.3 ; Plut., Rom., 11.1.
18 Liv. 1.16: nec deinde in terris Romulus fuit.
19 Ibid. 1.12-3.
20 Ibid. 1.6.4.
21 Sur le problème des jumeaux voir Sangree 1971, 64-70 et Adler 1973, 167-192.
22 Ovi., Fast., 3.26
23 Virg., G., 4.200-210.
24 Denys 1.86.3.
25 Denys 1.79.13 et 1.80.2, à opposer à Ovide, Fast., 2. 374, où Rémus vainqueur souille sa victoire par la manducation des exta.
Auteur
Lycée Kléber, Strasbourg
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