La question du pouvoir dans le pyrrhonisme
p. 47-56
Texte intégral
1Les philosophies hellénistiques ont cette particularité que leur avènement doit être mis directement en relation avec un événement politique majeur. S'il est vrai que la philosophie classique grecque ne peut être pensée sans référence à la démocratie athénienne, de manière plus immédiate encore, le scepticisme, l'épicurisme et le stoïcisme, malgré leurs évidentes différences, sont perçus, eux, comme un aspect de ce bouleversement du monde antique que constitua l'épopée d'Alexandre. La nature de la relation entre mutation philosophique et transformation politique peut être certes discutée, mais son existence ne nous semble pas pouvoir être niée. A titre de comparaison, la Révolution française, les conquêtes napoléoniennes eurent les résonances que l'on connaît dans la pensée de Kant ou de Hegel, sans que Kant ni Hegel ne fussent à aucun titre des acteurs de ces événements. En revanche, Alexandre, disciple d'Aristote, emmena avec lui Pyrrhon parmi les membres de son expédition, comme si la personne du souverain symbolisait aussi ce passage de la philosophie classique à la philosophie hellénistique. Chacune des doctrines hellénistiques a repensé à sa manière les catégories de la philosophie politique, et plus particulièrement la fameuse opposition νόμῳ-φύσει Il suffit pour s’en convaincre de penser à la place que la loi de la nature occupe dans le stoïcisme. C'est une question beaucoup moins débattue que nous aborderons ici, celle de l’attitude du pyrrhonisme et du néopyrrhonisme à l’égard du pouvoir.
2Il existe un paradoxe pyrrhonien que l’on peut résumer brièvement ainsi : on doit respecter le pouvoir alors qu'il n’a pas de fondement et peut-être même parce qu'il n’a pas de fondement. Il convient alors de comprendre “respecter” non pas comme le sentiment fort que l'on éprouve à l'égard d'un être cher ou d'une personnalité éminente, mais en donnant plutôt à ce verbe le sens plus faible qu'il a dans l'expression “respecter le sommeil d'autrui”, ne pas le perturber. Pyrrhon fut chronologiquement le premier philosophe hellénistique et sa rencontre avec les sages de l'Inde eut sur sa philosophie une influence que les spécialistes du pyrrhonisme ont du mal à évaluer avec précision, mais qui paraît difficilement contestable1. Deux épisodes nous paraissent devoir être rappelés ici. Plutarque raconte qu'Alexandre lui donna une somme de dix mille pièces d'or la première fois qu'il le reçut2. On en conclura que le philosophe jouissait déjà d'une certaine notabilité et, par ailleurs, il ne nous est pas dit qu'il ait été gêné de recevoir cette somme aussi importante3. Mais Antigone de Caryste nous apprend également qu'il recherchait la solitude parce qu'il avait entendu un Indien affirmer à Anaxarque, autre philosophe participant à cette expédition, que l'on ne pouvait pas prétendre enseigner la vertu quand on fréquentait les cours royales4. Ces deux épisodes, que l'on pourrait estimer contradictoires, forment en réalité un diptyque qui s'intègre bien dans le système pyrrhonien, fondé précisément sur une acceptation des phénomènes qui ne constitue nullement une approbation ferme de ceux-ci. Il ne faut pas chercher à être proche du pouvoir, mais si les puissants vous témoignent de la bienveillance, on ne s'y dérobera pas, on acceptera passivement leur faveur, tout comme on subirait sans indignation leur inimitié. Il faut croire que le pouvoir y trouvait son compte, puisque la cité d'Elis nomma Pyrrhon au sacerdoce suprême et décida en hommage à ce citoyen si peu contrariant que tous les philosophes seraient désormais exemptés d'impôts5.
3Essayons cependant de dépasser l'anecdote, ou plus exactement de mieux évaluer la charge de symbole qu'elle comporte, et de mieux comprendre la relation du pyrrhonisme au politique. Deux témoignages sont particulièrement importants à cet égard. Le premier se trouve chez Diogène Laerce qui écrit à propos de Pyrrhon6 : “Il disait, en effet, que rien n'est beau ni laid, juste ni injuste ; et que, de même, dans tous les domaines rien n’existe en vérité, mais que c'est par convention et par habitude que les hommes font tout ce qu'ils font”. Cette idée selon laquelle, en raison de l'isosthénie universelle, l'éthique ne peut se référer à aucun absolu, mais doit prendre acte de coutumes particulières, se retrouve, avec un complément historique, dans le second témoignage, celui de la Souda, qui, à l'article “Pyrrhon”, construit une généalogie intellectuelle reliant le philosophe à l'école d'Abdère7 : “11 suivit l'enseignement de Brison, élève de Clinomaque, puis d'Alexandre, disciple de Métrodore de Chio, dont le maître fut Métrodore d'Abdère. Il croit que rien n'est laid ou beau par nature mais par habitude et par convention”. Il n'est pas dans notre propos n’entrer pas ici dans le délicat problème de la dette de Pyrrhon par rapport à Démocrite8. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que la radicalité pyrrhonienne ne laisse pas subsister ces éléments uniques de réalité que sont chez Démocrite les atomes et le vide. Puisque rien n'existe, que tout est apparence et que ce qui semble être éthiquement fondé ne correspond qu’à des habitudes et à des conventions, il faut accepter les institutions qui existent, car se révolter, prétendre remplacer un pouvoir par un autre représenterait une forme pratique de dogmatisme que le philosophe pyrrhonien ne peut accepter. D'où un conservatisme qui fait que dans le néopyrrhonisme, tel que l'exprime Sextus Empiricus, qui sur ce point nous paraît être dans la parfaite continuité du fondateur de l'école, le respect des coutumes et des lois d’un pays est l’un des quatre piliers de la vie sceptique. En effet, à l’objection majeure des philosophes dogmatiques, qui soutiennent que le scepticisme conduit nécessairement à l'apraxie, le Sceptique répond9 qu'il vivra et agira d'une manière non-dogmatique, en se fiant aux éléments suivants : la conduite de la nature, le caractère contraignant des affects, les coutumes et les lois, l'apprentissage des arts. Ces quatre aspects de la vie sceptique sont explicités de la manière suivante10 : Par la conduite de la nature nous sommes naturellement doués de sensation et de pensée ; par la nécessité des affects la faim nous conduit à manger et la soif à boire ; par la tradition des lois et des coutumes nous considérons la piété dans la vie quotidienne comme bonne et I impiété comme mauvaise ; par l’apprentissage des arts nous ne sommes pas inactifs dans les arts que nous acceptons. Mais nous disons tout cela sans soutenir d’opinion. La clause concernant les coutumes et les lois est développée dans un passage d’un grand intérêt où Sextus expose et critique l'objection dogmatique suivante11 : “s'il lui (le sceptique) arrive un jour de tomber au pouvoir d’un tyran qui veut l’obliger à commettre quelque acte indicible12, ou bien il ne supportera pas cet ordre et il choisira volontairement la mort, ou bien, fuyant les tortures, il fera ce qui lui est demandé.” Dans un cas comme dans l'autre, dit le dogmatique, il y aura eu choix et donc le Sceptique ne pourra pas assumer la prétention pyrronienne d’être ἀφυγὴϛ καὶ ἀναίρετοϛ13. La réponse de Sextus mérite d'être citée in extenso14 : “En s'exprimant ainsi, à vrai dire, ils ne comprennent pas que le sceptique ne vit pas selon la raison philosophique – par rapport à celle-ci il est effectivement inactif – mais que, selon l'observance non-philosophique, il peut choisir certaines choses et en fuir d’autres. Forcé par un tyran de commettre une chose interdite, c'est en fonction des lois et des coutumes ancestrales qu'il choisira telle chose ou fuira telle autre.” Comme le souligne fort justement R. Bett dans son commentaire15, malgré des affirmations provocatrices Sextus revendique pour le Sceptique la qualité de philosophe, qu'il définit par un comportement et non par des arguments théoriques. Ce qu'il appelle l'ἀφιλόσοφοϛ τήρησιϛ n'est pas la conduite du tout-venant, même si elle peut lui ressembler extérieurement, mais bien une attitude philosophiquement construite. Tout comme le non-philosophe, le sceptique vit au fil des apparences, mais, contrairement à lui, il ne leur accorde aucune valeur absolue. Ce texte présente néanmoins une difficulté : alors que le dogmatique, voulant démontrer que le sceptique ne peut pas vivre sans avoir à faire des choix fermes, propose la clarté d'une alternative : obéir au tyran ou mourir, et que cette clarté est renforcée par le fait que pour les dogmatiques il existe un bien et un mal clairement définis, la notion de chose interdite apparaît beaucoup plus obscure dans la réponse du Sceptique. Même un acte particulièrement atroce n'est, en bonne logique sceptique, qu'une coutume parmi d'autres, inimaginable dans tel contexte culturel mais possible, voire banale dans tel autre. La question est donc de savoir si les lois et coutumes ancestrales permettent d'accepter dans certaines conditions cela même qu'elles condamnent dans des situations ordinaires, ou plus, précisément, s'il est permis de s'appuyer sur elles pour faire passer le maintien de la vie avant leur propre respect.
4Il nous faut donc reprendre de manière plus détaillée l’analyse des différents éléments de cet exemple. La problématique du tyran n’est évidemment pas un élément original de la pensée pyrrhonienne et peut-être convient-il ici de signaler que, contrairement à ce qu’affirme Diogène Laërce, Pyrrhon ne tua lui-même jamais aucun tyran16. Nous ne nous attarderons pas sur la place de celui-ci dans la pensée platonicienne. En revanche, il convient de citer le passage célèbre de l'Ethique à Nicomaque17, où Aristote discute de la différence entre actes volontaires et actes involontaires : "Par exemple, si un tyran, maître du sort de nos parents et de celui de nos enfants, nous ordonne de faire quelque chose de honteux : si nous le faisons, ils seront saufs, si nous ne le faisons pas, ils mourront ; le fait-on de plein gré ou malgré soi ? la question est controversée.” Aristote évoque le problème tout en se gardant bien d'énoncer ce que devrait être la conduite dans de pareilles circonstances. Par ailleurs, R. Bett remarque fort justement18 que ces confrontations de tyrans et de philosophes ont eu dans l'histoire de la pensée antique, et tout particulièrement de la philosophie hellénistique, une signification qui n'était pas purement scolaire. Anaxarque, le maître de Pyrrhon, périt dans des circonstances horribles, s'étant attiré par son franc-parler l'inimitié de Nicocréon, roi de Salamine de Chypre, qui le fit broyer dans un mortier, en lui arrachant cette parole admirable19 : "Broie le sac d'Anaxarque, mais Anaxarque tu ne le broies pas.” Plus célèbre peut-être encore est la mort de Callisthène, qui avait accompagné Alexandre dans son expédition d'Inde et que Pyrrhon avait certainement rencontré à cette occasion. Soupçonné par le roi d’avoir comploté contre lui, il fut mis à mort par lui20. Dans ces deux exemples, les philosophes font preuve d'une résistance intellectuelle qui est sanctionnée impitoyablement par le pouvoir tyrannique, sans qu'aucun choix ne leur soit proposé, alors que dans le problème éthique aristotélicien et dans celui auquel répondent les néopyrrhoniens, l’alternative est imposée par le tyran, sans qu'on sache ce qui la motive. La figure du tyran peut alors apparaître comme la métaphore, historiquement déterminée, de la violence de la contradiction : chez Aristote, contradiction entre ce qui est volontaire et non volontaire, chez Sextus contradiction entre le maintien de sa propre vie et les actes ignobles que ce maintien peut dans certaines circonstances exiger.
5Il est frappant de constater qu'en dehors des passages que nous avons cités, le politique est absent des fragments concernant le pyrrhonisme originel, tout comme il est absent de l'œuvre, pourtant fort vaste, de Sextus Empiricus. Face à cette pénurie l’exégète est tenté de se substituer à la source antique, mais c’est une tentation à laquelle il faut savoir résister21. La règle selon laquelle le Sceptique vit en fonction de la préconception liée aux lois et coutumes ancestrales semble avoir été considérée comme suffisamment sûre par les pyrrhoniens et les néopyrrhoniens pour éviter tout débat. Cela est d'autant plus surprenant que les Sceptiques ont été dès l'origine des gens friands de polémique, qui n’ont que très rarement épargné les autres philosophes, comme le montrent en particulier les fragments qui nous sont parvenus des Silles de Timon. Leur vocation critique étant par définition universelle, pourquoi cette discrétion en ce qui concerne le politique ? L'une des réponses possibles est que dans l'ἀφιλόσοφοϛ τήρησιϛ, la manière “non philosophique’ de vivre, la cité est un des éléments sur lesquels le Sceptique va s'appuyer pour échapper à la prétention dogmatique de connaître l'essence des choses. Pourquoi ? Parce que dans une perspective sceptique, le politique qui est νόμῳ, par convention, n’apparaît pas comme ce qui occulte l'être des choses, mais bien comme ce qui révèle leur absence d'être. Les systèmes politiques dans leur fragilité, les mœurs dans leur diversité sont les indicateurs du caractère nécessairement inessentiel de ce que nous considérons comme des réalités. Si l’on reprend la célébré interprétation allégorique que donne Philon du vêtement de Joseph tel que la décrit la Genèse22 : “la politique est chose bariolée et multiforme. Elle comporte une infinité de changements, selon les personnes, les affaires, les mobiles, les circonstances particulières des actes, la diversité des occasions et des lieux’, on dira que cette multiplicité contradictoire qui, pour Philon, n'est qu'une diffraction de l'unité, révèle aux yeux du Sceptique le caractère illusoire de cette unité. Le dixième des modes Sceptiques est à cet égard très intéressant. “Une loi”, dit Sextus23, “c'est une convention écrite parmi les membres d’une communauté politique ; celui qui la transgresse est puni.” Entre une loi et une coutume, il n'existe pas de différence de nature mais simplement une différence d'application : “celui qui transgresse la loi est puni,...celui qui enfreint une coutume ne l'est pas toujours.” A la loi comme à la coutume s’oppose l’opinion dogmatique définie comme “l'approbation d'une chose qui semble s'appuyer sur un raisonnement ou sur une démonstration.”24 Pourquoi le sage sceptique obéit-il à la loi de sa cité, alors qu'il critique avec véhémence les opinions des philosophes qui peut-être se trouvent eux-mêmes dans cette cité ? Parce que la loi se définit comme convention régissant une communauté définie et quelle a une utilité pratique qui n'exige pas une adhésion ferme, alors que la doctrine philosophique n'est pas concevable sans une adhésion théorique forte et prétend avoir une portée universelle. On est également en droit de se demander pourquoi les lois et les traditions que le Sceptique respecte sont celles de sa cité et non celles qui ont cours dans un état lointain. Pour la même raison sans doute qui faisait que Pyrrhon répondait à ceux qui lui demandaient pourquoi, s'il n'y avait aucune différence entre la vie et la mort, ils ne se suicidait pas25 : “précisément parce qu’il n’y aucune différence”. Prétendre introduire des lois et des coutumes étrangères ou nouvelles, cela signifierait leur accorder une plus grande valeur contre le principe pyrrhonien de l'isosthénie universelle et s'infliger le désarroi intérieur en même temps que l'on sème le désordre dans la cité. Ce que le Sceptique propose, c'est donc de vivre selon ces “observations et préconceptions communes”26 qui peuvent être comparées à une sédimentation intérieure d'attitudes, de comportements sans aucune valeur intrinsèque, mais qui ont le mérite de constituer des modèles d’action et donc de permettre d'échapper au trouble suprême, celui qui résulte d'avoir à faire un choix absolu.
6Cette position sceptique dans laquelle le conservatisme politique va de pair avec une liberté intérieure qui fait que l'adhésion pratique ne se double pas d'une adhésion théorique n'est-elle pas, d'une certaine manière, l'expression d'un certain ordre politique ? Pour que le sceptique puisse trouver dans les mœurs et lois de la cité la réponse à des questions éthiques graves, il faut que la cité, l’état constituent un ensemble homogène. Quand on lit, par exemple et pour ne pas nous référer à des situations plus récentes, le début du premier livre des Histoires de Tacite, on se demande bien que signifierait guider sa conduite sur un chaos pareil27 : la noblesse, la fortune, le refus ou l’exercice des magistratures, prétextes à inculpations et, pour prix des vertus, la mort assurée ; les délateurs dont les profits n’étaient pas moins odieux que les crimes, se partageant comme des dépouilles, les uns les sacerdoces et les consulats, les autres les charges des procurateurs et l’influence au palais.” Il y avait bien des gens qui continuaient malgré tout à vivre selon le mos maiorum, mais, dans ces conditions, l'attachement aux traditions exigeait non pas la sereine passivité du sceptique, mais bien un héroïsme fondé sur l'adhésion ferme aux anciennes valeurs. Le langage employé par Tacite est à cet égard très révélateur28 : “on vit des parents intrépides, des gendres résolus, des esclaves d’une fidélité inébranlable, même devant les tortures, des hommes illustres affrontant avec courage les dernières épreuves et la suprême épreuve, des trépas comparables aux morts que les Anciens ont célébrées.” Autrement dit, la pensée sceptique présuppose une stabilité du politique et de la tradition qui ressemble beaucoup à une aspiration fantasmatique après les désordres consécutifs à la mort d'Alexandre ou à la transposition philosophique de l'ordre régnant dans les monarchies hellénistiques. Par ailleurs, même dans le cas où la cité est stable et la tradition fermement établie, il est rare que des situations aussi terribles que celles évoquées fassent l'objet d'une réponse univoque. R. Bett affirme fort justement à ce sujet29 : “on ne voit pas clairement pourquoi les ‘lois et les coutumes’ devraient être le facteur déterminant de la conduite du comportement à ce sujet” et, voulant proposer une explication moins décevante, il ajoute que Sextus admettrait aisément que, dans le cas du chantage du tyran, la capacité personnelle à subir la douleur, les relations personnelles avec le tyran, la tendance individuelle à accepter ou à refuser les ordres, tout cela interviendrait aussi dans la décision. On peut effectivement supposer tout cela et beaucoup d'autres choses encore, mais on ne doit pas pour autant négliger le fait que Sextus ne le dit pas et qu'il s'exprime comme si les lois et la tradition étaient les seuls recours en la matière30. A cela s'ajoute le fait que Pyrrhon et Sextus ont vécu dans des systèmes politiques qui ne se percevaient pas comme contractuels, mais bien comme des monarchies de droit divin. Aussi bien Alexandre que les empereurs romains auraient sans doute très mal réagi à l'affirmation que leur pouvoir résultait d'une convention et non de leur essence divine. En ce qui concerne Alexandre, l'un des éléments les plus intéressants du récit de Plutarque est précisément de montrer comment la revendication de l’origine divine qui chez lui était d'abord tactique et destinée à consolider son autorité dans le monde barbare devint une conviction de plus en plus profondément ancrée, au point qu'il ne supportait pas que ses compagnons macédoniens eussent l’audace de la remettre en cause31. On sait par ailleurs qu’à Rome le culte de l’empereur, aux origines complexes, fut l’un des éléments les plus importants de l’idéologie impériale. A partir de là deux interprétations sont possibles et les fragments concernant Pyrrhon sont trop fragmentaires pour que nous puissions y répondre de manière satisfaisante, tout comme le laconisme de Sextus sur cette question rend impossible une interprétation définitive. On peut estimer que la soumission pratique du Sceptique aux mœurs et aux coutumes de sa cité est contrebalancée à ses yeux par la conviction qu'elles n’ont aucune valeur absolue, conviction qui fonde sa liberté intérieure et fait de lui un véritable philosophe, alors qu'il aspire à vivre non-philosophiquement. Cette réticence intellectuelle peut effectivement transformer un individu en résistant, au moins passif, quand il vit sous un pouvoir absolu. Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi, lorsque le Sceptique est placé par le tyran devant l’obligation de commettre des actions monstrueuses, il va prendre une décision en fonction des “lois et coutumes ancestrales”. Il faut alors tenir compte du fait que la sagesse sceptique est, comme la sagesse stoïcienne, la soumission à un ordre des choses32. Certes, cet ordre est pour les Stoïciens universel et entièrement connaissable par la raison humaine, tandis que pour les Sceptiques il est diffracté en une infinité de micro-ordres perçus comme hétérogènes, et de ce fait impossibles à penser comme totalité. Cependant, pas plus que ses adversaires dogmatiques, le philosophe sceptique ne peut vivre sans se référer à une instance supérieure. Toute cité a une tradition, tout groupement humain des usages qui lui sont propres, et donc il n'y a dans le scepticisme d'universalité que particulière. Le fait que les lois et coutumes ancestrales ne soient pas valables au-delà du périmètre de la cité n’altère en rien leur fonction pardigmatique, précisément parce qu’en raison de cette limitation elles témoignent de la relativité universelle des choses, c’est-à-dire de la seule vérité que le Sceptique puisse accepter33. De ce point de vue on peut affirmer que la loi de la cité est tout aussi exemplaire pour le Sceptique que la loi de la nature pour le Stoïcien, mais autrement. Le Stoïcien identifie les fonctions de soumission et de connaissance – le sage obéit au destin parce qu'il sait que le logos a construit le monde pour les hommes et les dieux –, le Sceptique se soumet à ce qui est indispensable non pas pour le savoir mais pour la vie. Il convient également de rappeler les fragments dans lesquels le disciple de Pyrrhon, Timon, interroge son maître comme on consulte un oracle et lui fait dire sur le mode d'une révélation que la nature des choses, c'est précisément de n’être constituée que d’apparences contradictoires34. Sans entrer dans le détail de l’interprétation de ces fragments, on notera que chez Timon la libération pyrrhonienne par rapport à l'ontologie est une libération octroyée, en tout cas dans la mise en scène. Dans le pyrrhonisme comme dans l’épicurisme c’est un homme-dieu qui libère les hommes et cela accentue l’impression d’un jeu de miroirs entre la philosophie et le politique à l’époque hellénistique. Rappelons ce passage de la Vie d'Alexandre dans lequel on retrouve la même ambiguïté d’une liberté présentée comme étant d’abord un don35 : “voulant se faire valoir aux yeux des Grecs, il leur écrivit que toutes les tyrannies étaient abolies et qu'ils pouvaient se gouverner selon leurs propres lois.”
7Il nous semble donc qu'il faut accepter les témoignages anciens sur l'attitude des Sceptiques face au pouvoir, en renonçant à leur apporter des correctifs qui rendraient moins choquantes pour une conscience contemporaine la revendication de l'impossibilité de penser le politique sans la soumission à une tradition particulière. La liberté du Sceptique pyrrhonien ne réside pas dans la création de formes nouvelles de l'organisation de la cité, ni même dans la réforme de celles déjà existantes. La sagesse est de ne rien attendre du politique mais de l'accepter comme nécessaire en tant que guide pratique de la vie constitué par la sédimentation d'un certain nombre de traditions, tout en le pensant comme dépourvu de toute valeur absolue puisqu'il varie dans le temps et dans l'espace. Somme toute, pour le Sceptique, le tyran est moins difficile à combattre que le dogmatique puisqu'à l'irruption de la violence il suffirait d’opposer l'ordre habituel des choses tandis que la réfutation des certitudes exige un engagement dialectique dont on a quelque peine à comprendre comment il pouvait laisser au Pyrrhonien sa sérénité.
8Annexe : à propos de Diogène Laërce 9.108 :
Λέγοντων δὲ τῶν δογματικῶν ὡς δυνήσεται βιoῦν ό Σκεπτικὸς μὴ φεύγων τό, εί κελευσθείη, κρεουργεῖν τòν πατέρα, φασìν οἱ Σκεπτικοὶ περὶ τῶν δογματικῶν πῶς δυνήσεται βιοῦν ζητήσεων ἐπέχειν, οὐ περὶ τῶν βιωτικῶν καὶ τηρητικῶν. "Ωστε καὶ αἰρούμεθά τι κατὰ τὴν συνήθειαν καὶ φεύγομεν καὶ νόμοις χρώμεθα
9Le texte que nous donnons là est celui de la tradition manuscrite qui a paru peu satisfaisant à certains éditeurs36. Il nous semble qu'il faut le conserver, comme l'a fait J. Brunschwig, qui propose la traduction suivante, que nous adoptons sans modification :
“Et quand les dogmatiques disent que le Sceptique aura la possibilité de vivre à condition de ne pas éviter, si on lui ordonne, de dépecer son père, les Sceptiques disent qu’il aura la possibilité de vivre en s’abstenant de toute enquête sur les questions dogmatiques, mais non sur celles qui intéressent la vie quotidienne et les usages ordinaires ; de la sorte, disent-ils, nous effectuons des choix et des rejets conformes aux habitudes, et nous observons les lois et les coutumes”.
10Les philosophes dogmatiques ne semblent renoncer à l'argument de l'apraxie que pour mettre en évidence le caractère contradictoire de l'action sceptique. Selon eux, le Sceptique, enfermé dans un système qui, en affirmant que le monde est indifférent, rend l'action impossible, ne pourra agir que sur commande et, “comme il juge que rien n’est bon ni mauvais par nature, il ne pourra refuser d'exécuter les ordres les plus barbares”37. A cela le Sceptique répond que, s'il s'abstient de recherches sur des questions dogmatiques, il ne s'interdit pas de s'interroger sur ce qui concerne la vie ordinaire. Autrement dit, la question ne sera pas : “est-ce que dépecer son père constitue une action mauvaise dans l'absolu’, mais “est-ce que dépecer son père est une action en contradiction avec les traditions de la cité ?”. L'enquête sceptique dans ce domaine consiste donc à opposer à ce dogmatisme extrême de l'action que constitue la tyrannie cette figure particulière de l'ordre des choses qu'est la tradition de la cité. Le choix du Sceptique qui, dans une cité comme Athènes, refusera l'ordre monstrueux du tyran au nom des coutumes de la cité, n'est pas une décision individuelle, il est, au contraire, face à l'arbitraire d'un ordre monstrueux, le rappel de tout ce qui contredit la prétention à régenter faction à partir des seules capacités de l'individu. Ce n'est pas l'ordre social et politique traditionnel qui constitue la plus grande menace pour la liberté du Sceptique, mais l'affirmation irrationnelle de soi dont le dogmatisme et la tyrannie sont les deux manifestations.
Bibliographie
Bibliographie
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Spinelli, E. (1995) : Sesto Empirico, Contro gli etici, Naples.
Notes de bas de page
1 Voir sur cette question l'excellente mise au point de Görler 1994, 753.
2 Plut., Moralia, 331E = frg. 22 Decleva Caizzi.
3 A l’inverse Arcésilas, qui en donnant une orientation sceptique à l’Académie, créa l’autre grande orientation du scepticisme grec, semble avoir été beaucoup plus réservé à l’égard du pouvoir. Diogène Laërce 4.39, raconte que l’on ne parvint jamais à le convaincre d’aller saluer le roi Antigone Gonatas ou de le féliciter pour ses exploits militaires. Il accepta de se rendre comme ambassadeur d’Athènes auprès du souverain, mais sans succès.
4 Ap. D.L. 9.62-64 = frg. 10 D.C.
5 D.L. 9.64 = frg. 11 D.C.
6 D.L. 9.61 = frg. 1A D.C.. trad. J. Brunschwig légèrement modifiée. Sur la question, très complexe, des sources de Diogène dans ce passage, voir le commentaire de Decleva-Caizzi ad loc.
7 Souda, s.v. Πύρρων = frg. 1B D.C.
8 Voir sur cette question Görler 1994, 751-752, Brunschwig 2000, 234-237. Sur l’affirmation par Démocrite que rien n’existe si ce n’est les atomes et le vide, tout le reste étant convention, voir notamment les fragments Democr., D-K A 49, B 9 et B 125.
9 S.E., H.P., 1.23-24 ; voir aussi 231 et 237.
10 S.E., H.P., 1.24. Tract. Pellegrin modifiée.
11 S.E., Adu. Math. 11 (=Adu. Eth.), 164.
12 D.L. 9.108, donne comme exemple le fait de dépecer son propre père, voir infra. On remarquera une nuance intéressante : dans l’objection du dogmatique il est question de τῶν ἀρρήτων τι ποιεῖν alors que dans la réponse du Sceptique il est question de τι τῶν ἀπηγορευμένων Le Sceptique ne se place pas sur le plan de la qualification de l’acte en lui-même, mais de l’interdiction dont il fait l’objet.
13 Loc. cit. = frg. 66 D.C.
14 S.E., Adu. Eth., 165-166. Sur le détail de ce texte, voir Spinelli 1995, 336-337 et Bett 1997, 174-180.
15 Bett 1997, 175 : “It is precisely the sceptic’s own philosophically generated attitude which leads him to avoid relying on philosophical conclusions as bases for action”.
16 D.L. 9.65 écrit : “Les Athéniens lui décernèrent aussi la citoyenneté, à ce que dit Dioclès, pour avoir fait périr Cotys le Thrace. Cette affirmation est le fruit d’une confusion puisque ce tyran avait été assassiné par Python, disciple de Platon. L’hypothèse la plus probable est qu’il s’agit là d’une erreur due au fait que Timon avait écrit un Python en hommage à son maître. Sur cette question, voir Decleva Caizzi 1981, 163.
17 Arist., EN, 3.1 1110a 23-26, trad. Gauthier-Jolif.
18 Loc. cit.
19 D.L. 9.59, et la réflexion de Brunschwig 1993 sur cet épisode.
20 Plut., Alex., 54-55.
21 Dans l’excellente thèse qu’il a consacrée au scepticisme pyrrhonien au xvie siècle, Naya 2000, 208-209 nous reproche d’avoir employé le terme de “conformisme” à propos de l’attitude pyrrhonienne en ce qui concerne la cité et il écrit : “Si l’ordre social, quel qu’il soit, n’existe plus, alors le pyrrhonien doit s’en remettre à la pure auto-conservation et acquiescer au mouvement biotique qui, passant par les impulsions psycho-physiologiques, assurent sa survie. Ainsi la praxis sceptique n’est en aucun cas liée à un type de société, comme celui de la société bourgeoise et douillette d’Elis : attachée uniquement à recevoir les instructions de la vie, elle saurait s’adapter à n’importe quelle forme, voire à la dissolution de la forme publique qui permettrait un repli exclusif sur la forme privée.” Cette affirmation repose sur l’idée que le Sceptique considère le maintien de la vie comme une priorité absolue, ce qui, d’une part, nous semble contredit par l’attitude de Pyrrhon lui-même, ne cherchant à éviter ni les chiens ni les précipices, et, d’autre part, suppose que l’on puisse établir une hiérarchie dans les quatre aspects de la vie sceptique définis par Sextus, la nécessité des affects étant dans une telle interprétation plus importante que la fidélité aux traditions de la cité. Ce qui est très frappant, au contraire, c’est que Sextus les a toujours considérés comme constituant un bloc solidaire. Si, comme l’écrit Naya 2000, 209, “les pyrrhoniens auraient malheureusement fait les plus zélés des soldats totalitaires”, on ne comprend pas pourquoi, confronté aux exigences du tyran, le Sceptique ne s’empresse pas de les suivre, alors même que sa vie est en jeu.
22 Philon, Jos., 32, commentant Ge., 37.3.
23 S.E., H.P., 1.146, trad. Pellegrin modifiée.
24 S.E., H.P., 147.
25 Stob., Anth., 4.53.28 = frg. 19 D.C.
26 Voir S.E., H.P., 1.246.
27 Tac., Hist., 1.2.3. Trad. Wuilleumier-Le Bonniec.
28 Tac., Hist., 1.3.1.
29 Bett 1997.178-179.
30 Bett écrit p. 179 que le scepticisme n’est pas un conservatisme et qu’à en croire les témoignages, il semble que Pyrrhon lui-même mena “an extremely unconventional life”. Les passages cités à l’appui de cette affirmation sont D.L. 9.63 et 66. Or les extravagances de Pyrrhon n’affectaient que son comportement particulier, elles ne constituaient en rien une menace pour la cité, comme le montrent les mesures qu’elle prit pour honorer ce philosophe atypique, voir notre note 4. On pourrait même ajouter qu’elles n’ont jamais mis en danger véritablement sa propre vie. On remarquera de surcroît que dans S.E., H.P., 3.2 et dans Adu. Math., 9.49, la position du Sceptique par rapport à la religion est définie par Sextus d’une manière qui ne comporte aucune ambiguïté : le Sceptique, conformément aux coutumes ancestrales et aux lois de sa cité, déclare que les dieux existent et fait tout ce qui correspond à leur culte. L’idée d’un comportement hostile à la religion n’est envisagée nulle part, tout simplement parce que les Sceptiques, comme les Stoïciens, considèrent, mutatis mutandis, que toute société humaine est naturellement religieuse.
31 Voir Plut., Alex., 27, 28.1-6, 50.
32 Voir sur ce point Spinelli 1995, 336.
33 On remarquera cependant que le Sceptique court le risque de voir reparaître cette transformation de la loi positive en loi naturelle qui pour lui est une des caractéristiques du dogmatisme. En effet, si l’on reprend l'exemple donné par Diogène Laërce en 9.108, à savoir l’ordre donné au sceptique de dépecer son propre père, il sera bien obligé de constater que c’est un acte qui est condamné par une immense majorité de traditions et de lois dans les contrées les plus diverses. A supposer qu’il trouve un pays où cela serait autorisé, il resterait à déterminer ce que peut valoir cette exception contre une immense majorité d’exemples contraires.
34 Voir les fragments 60-63 D.C. et la présentation des interprétations qui en ont été données dans Görler 1994, 738-745.
35 Plut., Alex., 34.2.
36 Dans l'édition Oxford de 1964, Long modifie ainsi le texte à partir de φασὶν : φασίν οἱ Σκεπτικοὶ περὶ τῶν δογματικῶν ὡς δυνήσεται βιοῦν ζητήσεων ἀπέχων, οὐ περὶ τῶν βιωτικῶν καὶ τηρητικῶν. Dans l'édition Teubner de 1999, M. Marcovich donne le texte des manuscrits, mais en mettant entre crochets πῶς δυνήσεται βιοῦν ζητήσεων ἑπέχειν qui avait été supprimé par Reiske, voir Diels 1889, 302-335.
37 Brunschwig 1993, 1138, n.l.
Auteur
Université de Paris IV - Sorbonne.
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