Xanthos et le Lètôon au iie siècle a.C.
p. 213-224
Texte intégral
1La ville de Xanthos en Lycie et le sanctuaire de Lètô, distant de seulement 4 km, semblent avoir eu des destinées liées tout au long de l'antiquité. Il est a priori logique de penser que la cité avait la tutelle administrative du sanctuaire tout proche. Les fouilles ont du reste montré que les deux sites furent occupés à peu près en même temps à partir du haut archaïsme. Je me propose d'examiner de façon très synthétique les résultats des fouilles menées à Xanthos depuis 1950, au Lètôon depuis 1962, afin d'essayer de déterminer globalement l'état de la cité et du sanctuaire au iie siècle a.C.1
2La Lycie dans son ensemble et Xanthos en particulier connaissent au cours de ce siècle des avatars bien connus : d’abord l'annexion – dans des conditions tout à fait imprécises – par Antiochos III en 197, connue grâce à une inscription gravée à l'entrée de la ville et dédiant celle-ci à la triade apollinienne2 ; puis c'est l'instauration, lors de la paix d’Apamée, de la tutelle rhodienne. Cette dernière entraînera une réaction assez bien documentée, dont une fameuse ambassade à Rome, puis prendra fin en 167. Divers troubles, connus notamment par la fameuse inscription en l'honneur d'Orthagoras d'Araxa, ont reçu des datations diverses3. Au-delà de ces événements il y a une constante, c'est l'existence du koinon lycien qui, existant probablement déjà à l'époque de la tutelle rhodienne, prend toute son importance à partir de la fin de celle-ci avec la bénédiction de Rome. Pour le koinon, la période qui s'ouvre en 167 est une période faste et qui durera plus d'un siècle. Telles sont très rapidement dessinées les grandes lignes de l'histoire de Xanthos et de la Lycie au iie s.
3Xanthos avait été, à l'époque classique, la ville la plus importante et la plus étendue de la Lycie classique mais, pour la période qui nous intéresse, l'état de la ville ne nous est pas bien connu. C'est en partie dû à l'inachèvement des fouilles : seuls les grands monuments funéraires ont été dégagés et publiés (monument des Néréides, piliers funéraires et sarcophages4 d’autres, déjà dégagés, n'ont pas encore été publiés (théâtre). Quelques nettoyages ont été effectués, mais de tout cela ne ressort aucun édifice attribuable à coup sûr au iie s. Le rempart, notamment, constitue un ouvrage très important qui n'est pas actuellement daté avec précision. En plus d’états classiques, il offre plusieurs secteurs qui sont évidemment hellénistiques. Des contrôles stratigraphiques menés par Th. Marksteiner et moi-même nous ont fourni des indices en faveur d'un renforcement de plusieurs points du rempart au iie s.5, mais ces résultats provisoires sont encore insuffisants pour étayer un raisonnement. La ville proprement dite comporte essentiellement des vestiges de l'époque classique, puis du Bas-Empire et de l'époque byzantine. Dans ces derniers, ainsi que dans l'état byzantin du rempart (refait à l'époque des incursions arabes), on voit des quantités énormes de remplois. Dans le rempart, il s'agit uniquement de remplois d'édifices romains. La grande basilique byzantine, elle, comporte des blocs de remploi d'un ou plusieurs édifices classiques reconnaissables sans ambiguïté à la présence de scellements en T.

Fig. 1 : Plan du Lètôon (D. Laroche).
4Si l'on tient scrupuleusement compte du fait que le site est encore très incomplètement fouillé, ce qui permet d'espérer trouver à l’avenir des vestiges de l’époque hellénistique, il reste que l'absence complète de remplois d'édifices attribuables à ce temps est bien étrange. C'est pourquoi ce tableau doit être à présent confronté à celui que présente le Lètôon, dont le destin était logiquement lié à celui de la cité.
5Dans un article publié en 1991, Chr. Le Roy a clairement dégagé les principales étapes de construction ou de rénovation du sanctuaire de Lètô6, fouillé de façon très systématique depuis 1962 et, de ce fait, actuellement beaucoup mieux connu que la cité de Xanthos. Après la phase d'installation à l'époque archaïque, le sanctuaire a connu trois phases importantes correspondant respectivement à l'époque classique, à l'époque hellénistique et à l'époque romaine. C'est à la phase hellénistique que nous allons nous intéresser en nous appuyant sur les observations de Chr. Le Roy et en les mettant en rapport avec ce que nous pouvons savoir de la ville de Xanthos et de l'histoire de cette région à pareille époque.
6Rappelons tout d’abord brièvement les données ou hypothèses connues. De plan quadrangulaire (fig. 1), le Lètôon a été doté au moins sur ses côtés nord et ouest d’un péribole auquel s'adossait un portique dorique simple. Le côté ouest comprenait aussi un propylon. A l'est, la colline à laquelle s'adosse le sanctuaire rendait difficile la construction d'un portique adossé à un mur en raison de l'irrégularité du terrain. On observe plutôt, de ce côté-là, des entailles dans le flanc de la colline, constituant probablement l'arrière d'édifices adossés à la pente et dont le mur du fond tenait lieu de péribole. Ces entailles sont indatables en première analyse. Au sud, on n’a pas encore trouvé la limite du sanctuaire. Un sondage effectué en 1991 a rencontré une section du péribole ouest à une cinquantaine de mètres au sud de la limite actuelle de la fouille, ce qui indique bien que le sanctuaire s’étendait dans cette direction.
7Dans l'enceinte même furent élevés, toujours à l'époque hellénistique, plusieurs monuments importants : un Nymphée et trois temples consacrés chacun à l'une des divinités de la triade apollinienne, à quoi s'ajoute un théâtre édifié au nord du sanctuaire. Le seul de ces édifices qui soit actuellement daté avec une certaine précision est le grand temple, consacré à Lètô : la découverte d’un trésor monétaire contre le seuil de la cella permettrait de placer au milieu du iie s.7. Cette datation pourrait alors s'appliquer globalement à l'ensemble des trois temples qui, comme l'a écrit Chr. Le Roy, “sont suffisamment proches par le style du décor architectural pour qu’on puisse penser qu'ils ont fait partie d'un même programme”.

Fig 2 :Détail de la cella du temple d’Apollon, A gauche :soubassement du mur de la cella ,A droite :soubassement d’édifice lycien,avec gorge et mortaise.

Fig 3 :Le temple d’Appollon(à droite) et la falaise taillée,vus du nord.
8Ce tableau des constructions hellénistiques, pour général qu'il soit, montre tout de même d'emblée que l'époque en question fut marquée dans le sanctuaire par une activité constructrice exceptionnellement intense, dont la chronologie précise et les motivations mêmes restent floues ou inconnues. Or la combinaison des résultats des dernières fouilles et de récentes observations de terrain permet peut-être de préciser certains points de ce dossier.
La reconstruction des temples
9Bien que les trois temples du Lètôon soient encore inédits, les études préliminaires déjà publiées sur les temples de Lètô et d'Apollon ainsi que les observations que j'ai pu faire sur celui d'Artémis dont j'ai la charge permettent de discerner la trace de temples plus anciens, mais aussi de montrer que la construction des temples hellénistiques a tenu compte de l'existence de leurs prédécesseurs.
10Dans la cella du temple de Lètô se trouve, à même le socle rocheux sous-jacent, un soubassement en appareil polygonal de qualité couronné par une arase horizontale et dessinant le plan d'un édifice rectangulaire ouvert au sud (comme son successeur). Il ne reste rien de sa superstructure8.
11Dans le temple d'Apollon ont été trouvés des vestiges plus importants9 : la cella du temple hellénistique contient encore tout le soubassement d'un petit édifice rectangulaire ouvert au sud, dont les particularités font, comme on sait, le seul survivant des techniques vernaculaires de construction en Lycie. Des gorges et des mortaises étaient destinées à recevoir les sablières et les poteaux d'un édifice en bois (fig. 2).
12L'existence de ces deux temples primitifs permet de supposer qu'il en existait un troisième, de même technique et matériau, s’élevant sur le curieux rocher taillé qui occupe la cella du temple hellénistique d'Artémis. A la surface de ce rocher on observe en effet une trace évanide dessinant une feuillure tout autour du niveau supérieur du rocher, feuillure sur laquelle il est séduisant de poser une assise de blocs en pôros identiques à ceux du premier temple d'Apollon et ayant la même destination : former la base d'un édifice en bois. A l'avant du rocher s'observe encore, sur le côté ouest, un alignement de quelques blocs d'appareil polygonal qui devaient appartenir à l'avant de la fondation du même édifice10.
13Les trois temples ainsi supposés ou restitués offraient plusieurs particularités communes : construits au même niveau, parfaitement alignés11, en parallélisme à peu près parfait les uns par rapport aux autres et, ce qui est sans doute le plus curieux, strictement équidistants entre eux12. Ce dernier constat en particulier, amène à penser qu'ils ont été construits en une seule fois. Mais quand ?
14Le premier temple de Lètô est daté par quelques rares tessons découverts dans le remblai sous le reste de dallage, qui fournissent un terminus post quem vers 400, époque du dynaste Arbinas, qui s'adresse ainsi à la déesse dans un texte grec conservé sur la base de sa propre statue : “Quand j'eus [bâti] ton temple13.” Arbinas est l'auteur d'une autre dédicace14, à Artémis cette fois, qui fut précisément trouvée devant l'emplacement du temple d'Artémis. La même hypothèse s’appliquera alors au temple d'Apollon puisque, comme nous l'avons vu, les trois édifices ont très probablement été construits en même temps. La construction des trois temples par le dynaste Arbinas a valeur de symbole : c'est un grand moment d hellénisation du sanctuaire, à mettre en rapport avec les nombreux indices de philhellénisme de ce personnage. Mais ici, l'introduction du culte de la triade grecque s'inscrit dans un cadre "patriotique” : elle se fait dans un sanctuaire lycien déjà fréquenté et dont le prestige va se trouver accru du double fait de ces nouveaux cultes et du prestige même que la faveur d'Arbinas a dû valoir à ce lieu de culte : Arbinas, rappelons-le, n'est pas seulement souverain de Xanthos, mais aussi de Pinara, Tlos et Telmessos15. Le sanctuaire semble prendre à partir de cette époque une importance territoriale qui déborde celle d’un simple sanctuaire d'une source : L. Robert a d'ailleurs beaucoup insisté sur l'unité que formaient les villes de la vallée du Xanthe16. Très éloquent est le témoignage d'une dédicace bilingue du Lètôon datant du ive s., rappelant, devant son temple, la consécration d'une statue à Artémis par un certain Démocléidès de Limyra en Lycie orientale17. L'époque classique paraît bien être celle où le sanctuaire commence à exercer un véritable rayonnement, la construction des trois temples par Arbinas marque le “coup d'envoi” de ce rayonnement.
15Que ces trois temples lyciens du début du ive s. aient ensuite été remplacés, à l'époque hellénistique, par des édifices en pierre n’a rien d'extraordinaire. Que ces édifices nouveaux aient été conçus dans un seul programme est à la fois satisfaisant pour l'esprit et intéressant du point de vue historique. Mais avant d'essayer d'en tirer des conclusions, je voudrais faire état d’une constatation dont les corollaires n'ont pas encore été complètement exploités.
16Le temple d'Apollon présente une particularité importante : le sol de la cella du premier temple est orné d’une mosaïque dont la datation ne peut pas remonter au delà du iie s. Par conséquent cette mosaïque a été réalisée à peu près à la même époque que le périptère dorique qui est venu remplacer le premier édifice lycien dans lequel elle se trouve. Il est même possible que cette mosaïque ait été mise en place après la construction du temple dorique, ce qui impose de conclure que le sol du premier édifice est resté visible à l'intérieur du second. Cette conclusion a amené D. Laroche à émettre, au cours de la campagne de 1997, l'hypothèse que c'est le premier édifice lycien tout entier qui a été conservé intact à l'intérieur du périptère dorique.
17Cette hypothèse n'est pas contredite par la disposition des murs du temple hellénistique. On observe pourtant, dans la cella de ce dernier, un alignement de blocs quadrangulaires formant comme la fondation d'un mur de refend et qui est venu couper en deux le premier édifice, mais l'observation attentive de ce mur montre qu'il s'agit d'une addition postérieure qui n'empêche pas que le premier édifice lycien ait pu être conservé intact au moment de la construction du périptère dorique hellénistique. Or cette possibilité permet aussi d'expliquer certaines bizarreries observées dans les deux autres temples.
18Dans le temple de Lètô, la fouille n’a pas retrouvé la moindre trace du dallage hellénistique, il n'existe même ni feuillure, ni trace de l'appui du dallage de la cella contre le soubassement du mur intérieur, ni des lambourdes sur lesquelles il aurait normalement dû être disposé. Au contraire, il reste encore quelques blocs pouvant avoir appartenu à un dispositif de lambourdes destinées au dallage du premier édifice “lycien” encore visible à l'intérieur du temple hellénistique. Chr. Le Roy et É. Hansen ont d'autre part observé la présence sur ces derniers blocs d'un scellement en pi qui, comme l'ont écrit ces deux auteurs "pose un problème à la fois technique et chronologique”18. Il est de fait, comme ils le précisent, que ce scellement est inconnu à pareille époque (début ive s.) à Xanthos où les constructeurs lyciens n'utilisent que le scellement en queue d'aronde19. Il me paraît difficile de voir dans ce premier exemple très isolé de scellement en pi un précurseur, surtout si l'on considère qu'il se trouve dans un édifice de tradition architecturale locale. Je propose donc d'y voir l'indice d'une mise en place à l'époque hellénistique et plus précisément au moment de la construction du grand temple, d'un dallage placé dans la cella du premier édifice lycien20. Dans cette hypothèse, nous serions donc en présence du même cas que dans le temple d'Apollon : la construction du temple ionique hellénistique de Lètô serait venue enchâsser littéralement le premier édifice, pieusement conservé et même embelli d'un dallage.
19Par analogie il paraîtra sans doute légitime de supposer que la même opération de conservation intégrale fut accomplie pour le temple d'Artémis, mais dans son cas, l'hypothèse est totalement invérifiable puisqu'il ne reste absolument aucun vestige matériel de cet édifice.
20Nous aboutissons ainsi à la conclusion qu'à une date approximativement placée vers le milieu du iie s. a.C. les trois vénérables temples de type lycien dédiés à la triade apollinienne furent probablement intégrés dans des édifices nouveaux, dans le style totalement hellénisé de l'époque.
21D’autres observations amènent à penser que le programme de construction ainsi réalisé ne se limitait pas à la “modernisation” des temples mais affecta aussi très largement le reste du sanctuaire.
Autres aménagements du sanctuaire
22La construction du nouveau temple de Lètô a largement débordé, surtout vers le sud, les limites de l'ancien édifice. Ce faisant, elle a mis hors d'usage le vénérable dispositif de la source sacrée dont la présence, révélée par les fouilles21 à quelques mètres au sud de l'ancien temple, a probablement été à l'origine de la fondation du sanctuaire lui-même : les premiers Lyciens vénéraient là les Eliyãna, divinités des sources identifiées aux Nymphes grecques, qui furent ensuite concurrencées par la triade des dieux nouveaux22. Il n’était sans doute pas question d'éliminer ces vénérables divinités des eaux, il fallait donc leur aménager un lieu de culte nouveau : c'est ainsi que l'on interprète la construction du Nymphée hellénistique (ultérieurement agrandi et embelli à l'époque romaine) un peu au sud-ouest de l'ancienne source sacrée.
23Le Nymphée, fouillé et étudié par A. Balland23, a été aménagé en contrebas de la terrasse rocheuse naturelle sur laquelle s'élèvent les temples et qui s'étend vers le sud. Cette terrasse a alors fait l'objet d’un prolongement artificiel vers l'ouest, appuyé sur un mur de soutènement en appareil régulier retenant un remblai. Ce mur est interrompu par une petite pièce voûtée contenant une banquette en pierre et ouvrant sur un bassin aménagé devant la façade. Le bassin était alimenté par l'eau de la source jaillissant à quelques mètres plus au nord, tout près du temple de Lètô. La nature de ces aménagements a permis à A. Balland d'y reconnaître un Nymphée.
24La date de cet édifice n'a pas encore été fixée précisément, mais divers indices orientent vers le iie s. L'un d'eux est particulièrement intéressant : la présence, dans le remblai de la terrasse artificielle d'une abondance de déchets de taille qui pourraient provenir du chantier de construction du temple de Lètô. De fait, nous avons vu que l'édification de ce temple avait mis hors d'usage l'ancien lieu de culte : il est logique de penser que cela a directement causé son transfert, il est notable que cela a aussi permis de donner au culte des Eliyàna un cadre beaucoup plus monumental. Cela permet aussi de dater la construction du Nymphée à la même époque que celle du temple de Lètô, soit vers le milieu du iie s.
25A l’ouest de la terrasse des temples et au nord du Nymphée se développe une voie sacrée couverte d'un beau dallage et datée d’après les fouilleurs de l'époque hellénistique (sans plus de précision). Elle provenait du propylée situé dans le mur ouest du péribole, ce qui nous amène à nous intéresser à l'aménagement de cette voie sacrée, au propylée, au péribole et. par extension, aux édifices post-classiques du secteur nord dont la fouille a été effectuée par A. Davesne. Sur tous ces points, malheureusement, les résultats des recherches sont encore très incertains, faute de publication.
26La datation du mur de péribole n'est pas sûre en l'absence d'analyses céramologiques. Un règlement religieux découvert non loin du propylon mentionne explicitement l’existence de portiques simples. Il serait datable du début du iie s. a.C.24, mais il n'est pas exclu qu'il faille descendre fortement cette date. Une autre stèle découverte in situ dans l'angle nord-ouest du portique est elle aussi datée du iie s.25, mais cette stèle, n'appartenant pas à la structure même des portiques ne constitue pas un indice suffisant par lui-même.
27Les rares autres indices dont nous disposions actuellement pour dater cet ensemble de constructions ou d'aménagements sont constitués par les structures implantées dans le secteur nord du sanctuaire. Après des états classiques qui ne nous concernent pas, nous ignorons encore le détail de la succession des états. Le seul point actuellement sûr est la datation d'une mosaïque trouvée dans la salle arrière du portique nord et que G. Siebert place à la fin du iie siècle ou du début du ier d'après l'étude de la mosaïque elle-même confirmée par la stratigraphie26. Nous disposons donc d’un terminus ante quem qui permettrait éventuellement de dater le portique dans le courant du iie s., ce qui s'accorderait assez bien avec les quelques éléments attribuables à son entablement. Il existe deux autres arguments qui incitent à attribuer la construction de l'ensemble des portiques au même programme que la rénovation des temples et le déplacement du Nymphée.
28Le premier argument est constitué par les terrasses qui dominent le Lètôon à l'est (fig. 3). Ces terrasses ont été taillées de façon remarquablement régulière, formant d'abord une terrasse inférieure parfaitement aplanie, puis, à l'arrière et légèrement plus haut, une seconde terrasse divisée par des refends, soit taillés dans le rocher, soit construits, et dont les vestiges évanides se lisent encore par endroit. Les traces de mise en place de blocs rapportés sur l'arête de la première terrasse me font penser que se trouvait là le stylobate d'un portique, dont l'arrière - la deuxième terrasse - était occupé par des salles – où je reconnaîtrais volontiers des hestiatoria. Ces terrasses taillées dans le rocher, et dont la superstructure construite a totalement disparu27, ont été prolongées vers le nord par des terrasses artificielles (le flanc de la colline n'était pas aussi élevé dans ce secteur) appuyées sur des soutènements en appareil polygonal massif. Ces derniers sont aujourd'hui largement écroulés et leur présence ne se trahit, fugacement mais sans l'ombre d'un doute, que dans quelques points. Or l’ensemble de ces terrasses est très exactement parallèle aux trois temples hellénistiques, ce qui leur donne probablement un terminus post quem. En effet, très curieusement, lors de la construction de ces temples, on a respecté l'orientation vers le sud des premiers temples, mais en la déviant de quelques degrés vers l'ouest. L'aménagement même de ces terrasses était rendu nécessaire par la construction des nouveaux temples dont l'emprise au sol était beaucoup plus large que celle de leurs prédécesseurs classiques.
29Les portiques que supportaient ces terrasses ont vraisemblablement été construits immédiatement après les terrasses elles-mêmes. Il est tentant de penser que c'est l'ensemble des portiques entourant le Lètôon qui a été alors construit, puisque nous avons constaté que les portiques inférieurs étaient datables en gros dans la deuxième moitié du iie s. C'est d'ailleurs dans des états ultérieurs des portiques au nord du sanctuaire que furent retrouvées une très belle tête féminine isolée28 et les fragments d'une bonne dizaine de statues plus ou moins complètes qui s'échelonnent dans toute la deuxième moitié du iie s.29.
30Je mentionnerai enfin le théâtre du Lètôon, construit au iie s. lui aussi, d'après les observations de J.-Ch. Moretti qui en assure la fouille et en fera la publication30.
31Nous arrivons ainsi à la conclusion que c'est la totalité du sanctuaire de Lètô qui a fait l'objet d'un énorme programme de rénovation monumentale commencé au milieu du iie s. a.C.
32Je crois difficile de ne pas mettre cette reconstitution des faits en rapport avec l'affranchissement de la Confédération lycienne qui a lieu au même moment. Dans le contexte de liesse, mais surtout de conscience fédérale triomphante, les grands travaux du Lètôon prennent un relief particulier : dans la rénovation de ce sanctuaire, d'abord sanctuaire local dépendant de la cité de Xanthos, puis, à l'époque d’Arbinas, sanctuaire micro-régional des cités de la vallée du Xanthe, c'est à l'époque hellénistique l'ensemble des cités de la confédération lycienne qui solennise son indépendance enfin assurée sous la protection encore lointaine de Rome et c'est naturellement au Lètôon qu'est instituée la prêtrise de cette nouvelle déesse apparue dans le panthéon lycien.
33La dernière inscription du Lètôon publiée par J. Bousquet31 fournit une illustration de ce phénomène que son éditeur avait soulignée avec beaucoup de vigueur. Ces deux textes, listes de souscripteurs pour la réparation des édifices et la dorure des statues de culte, s'inscrivent évidemment dans le cadre de travaux ici décrits. Faut-il entendre par épiskeuè la réparation des temples ? Les vestiges des temples hellénistiques ne laissent pas deviner la moindre trace de réparation. Faut-il lire sous ce mot la conservation des temples anciens dans les temples nouveaux ? Je ne saurais me prononcer. Mais la dorure des statues de culte est une claire allusion à une nouvelle “mise en scène” de ces statues.
34Dans le contexte de renaissance du sanctuaire en même temps que de la Lycie, la conservation supposée des vieux temples dans les nouveaux prendrait un très forte valeur symbolique : celle d'une remise en valeur des cultes nationaux les plus vénérables. C'est avec très juste raison que J. Bousquet notait l'insistance des textes sur l'association à la triade apollinienne des Nymphes locales ou Eliyãna : cette association, confirmée par la concomitance des travaux des temples et du Nymphée, s'inscrit dans l'orthodoxie la plus stricte des cultes célébrés en ces lieux depuis des générations de Lyciens. Dans ce contexte, la construction du théâtre du Lètôon, destiné aux agônes, occupe une place essentielle : tout cela marche du même pas.
35On soulignera enfin le fait que la mosaïque hellénistique du temple d'Apollon présente les symboles habituels de ce dieu : l'arc et la lyre, qui figurent à pareille époque sur les monnaies de la Confédération lycienne libérée de la tutelle rhodienne : cette coïncidence tend à renforcer, me semble-t-il, le caractère très politique de l'ensemble des travaux alors menés dans le sanctuaire.
36Pour conclure, je voudrais ajouter deux remarques. L'énorme programme de travaux dont nous voyons le développement au Lètôon pose la question du financement. L'inscription déjà mentionnée portant sur la dorure des statues paraît ne mentionner que des Xanthiens32, mais les autres travaux sont tellement énormes qu'on a du mal à imaginer que les Xanthiens aient tout financé. Quelques autres textes nous fournissent des aperçus sur cette question : la trilingue de Pixodaros montre qu'au ive s., l'institution d'un sacrifice nouveau est financée par la ville de Xanthos33, mais à l'époque hellénistique et par la suite, les quelques cas connus sont des interventions extérieures à Xanthos. On citera la donation d'Artapatès (fin iie ou ier s.), habitant de Pinara qui donne au sanctuaire des champs situés à Pinara et à Tlôs34 et celle d'Opramoas de Rhodiapolis35. Tout cela est bien normal car, ainsi que l'écrivait R. Martin, le financement des grands travaux dans les sanctuaires dépassait largement les ressources des cités, si riches fussent-elles36 : on sait comment Périclès recourut au trésor de la Ligue de Délos pour payer les grands travaux de l'acropole d'Athènes… Cela amène ma deuxième remarque.
37Le financement par Xanthos des grands travaux du Lètôon est d'autant plus improbable que la cité avait, semble-t-il, déjà perdu beaucoup de son importance, non seulement politique mais aussi économique. Comme je l'ai rappelé ci-dessus, elle était au ive s. la cité la plus importante de Lycie, pour des raisons essentiellement politiques liées aux succès du dynaste Arbinas. Au iiie s., les témoignages en ce sens se raréfient. Xanthos est sous la tutelle lagide, ce qui lui vaut notamment la présence d’un phrourarque. Ses ressources économiques, bien que mal documentées, ne paraissent pas justifier un tel intérêt, au contraire de son potentiel stratégique : c'est à cette époque qu'est construite la forteresse de Pydna, dont la situation verrouille l'accès à Xanthos par la mer et dont l'existence même manifeste l'importance militaire de cet accès37.
38Au iie s., la situation semble avoir changé. Antiochos III ne semble pas s'être donné beaucoup de mal pour prendre la ville, ce qui peut être interprété de plusieurs façons. Polybe, plus précis que Tite Live sur ce point, indique que la fameuse ambassade envoyée par les Lyciens à Rome pour se plaindre des Rhodiens, fut menée par Nicostratos de Xanthos, mais il ne faut pas surinterpréter cet honneur qui s'adresse peut-être plus à la personne qu’à sa ville natale… On rappellera d'autre part que Xanthos, n'étant pas une cité portuaire, se trouve exclue ipso facto, des conflits maritimes mais aussi des grands circuits économiques : le temps approche où, supplantant Xanthos, c'est le port de Patara qui deviendra le siège de la confédération lycienne ainsi que des grands entrepôts de grain d'époque hadrienne… Xanthos avait fait figure de grande ville du temps de la Lycie archaïque et classique, elle avait gardé, magni nominis umbra, quelques restes de son importance régionale au début de l'époque hellénistique, mais la “mondialisation” due à la mise en place de la paix romaine et son manque d’aptitudes économiques lui furent fatales. Cette évolution se traduit peut-être dans l'absence de monuments hellénistiques que j’ai constatée dans la ville de Xanthos.
39La campagne générale de rénovation du Lètôon au iie s. a.C., probablement entreprise au lendemain de l'abolition de la tutelle rhodienne, apparaît donc comme un acte volontaire et particulièrement spectaculaire de nationalisme religieux, résultant directement d'une situation politique exceptionnellement heureuse et imputable à l'initiative du koinon lycien. La situation politique nouvelle semble avoir profité uniquement au sanctuaire fédéral et n'avoir pas permis d'enrayer le déclin inexorable de la ville de Xanthos au cours de l'époque hellénistique.
Notes de bas de page
1 Je voudrais exprimer ici ma gratitude aux architectes D. Laroche et J.-F. Bernard pour les réflexions dont ils m'ont fait part au cours de nombreuses séances de travail et dont les lignes qui suivent ont tiré grand bénéfice.
2 TAM, II, 266 (sur cette inscription, voir aussi infra les remarques d’Alain Bresson, 235-240).
3 En dernier lieu, voir Bresson 1998 et 1999 avec bibliographie antérieure.
4 Demargne 1958 et 1974.
5 des Courtils & Marksteiner 1994.
6 Le Roy 1991.
7 Le Roy & Hansen 1976. Ce trésor sera publié par O. Picard.
8 Le Roy & Hansen 1976 ; Hansen 1991.
9 Chr. Llinas dans Metzger 1974, 322-327 ; Le Roy 1991, 342-346.
10 Un indice capital est donné par l'alignement parfait de ce petit mur et du flanc ouest du rocher, alignement qui ne correspond pas à celui, légèrement différent, du temple hellénistique.
11 C'est du moins le cas de leurs murs arrières.
12 Mesurée au milieu de leur mur arrière, la distance entre Lètô et Artémis est de 15,65 m, ce qui est identique à la distance entre Artémis et Apollon.
13 Bousquet 1992, 156 sq., texte B, avec bibliographie antérieure. Le mot “bâti” est une conjecture extrêmement sûre. En tout cas, le texte établissait un lien très fort entre Arbinas et le temple de Lètô.
14 Bousquet 1992, 159 sq., texte C, avec bibliographie antérieure.
15 Bousquet 1992.
16 Robert 1978b, 21-22.
17 Bousquet 1992 189-191.
18 Hansen & Le Roy 1976, 330-331.
19 On trouve des scellements en double T dans le monument des Néréides qui a été certainement construit par des artisans grecs vers 380, mais aussi dans le soubassement du sarcophage des Danseuses, daté du 3ème quart du ive s., Demargne 1974, 98 s. L'apparition du scellement en T serait logiquement attribuable à une influence attique.
20 La fouille du remblai terreux qui se trouve sous ces blocs risque de donner un résultat ambigu, car si l'on n’y trouve que du matériel classique cela ne fournira qu'un terminus post quem n'interdisant pas une réfection, voire une mise en place de ces blocs à l'époque hellénistique. En revanche on peut observer que la présence d un dallage dans une construction lycienne en matériaux légers – du bois pour l'essentiel – aurait quelque chose d'un peu étonnant.
21 Le Roy 1988 ; voir aussi Fouilles de Xanthos, IV, 1979, 114.
22 Sur cette évolution du culte, voir Laroche 1980, 4.
23 Metzger et al. 1974, 333-338.
24 Le Roy 1986 (SEG, 36, 1986, 1221), mais voir la réserve exprimée Le Roy 1991, n. 20, que ce même auteur m'a confirmée oralement. Il se pourrait que l'inscription ait été recopiée.
25 Ph. Gauthier dans Bousquet & Gauthier 1994,1, 319-347 (SEG, 44, 1994, 1218).
26 Siebert 1992, 64 et 72-73.
27 Était-elle en bois ? Ou cette disparition résulte-t-elle de la récupération de blocs qui, contrairement à ceux de la partie inférieure du sanctuaire, étaient restés accessibles aux habitants de la région après la fin de l'antiquité ?
28 Marcadé 1976.
29 Davesne & Marcadé 1992, 79-146.
30 des Courtils & Le Roy 1997.
31 Bousquet & Gauthier 1994, 347-361.
32 Bousquet & Gauthier 1994. L'origine des donateurs n'étant pas mentionnée, il est logique de supposer que ce sont des Xanthiens.
33 FdX, VI, 1979.
34 Robert 1966a, 30 sq.
35 Balland 1981, 173-224.
36 Martin 1972.
37 Xanthos était séparée de la mer par une étendue marécageuse large de 6 km, constituée par l'estuaire du Xanthe. De plus, les vents et les courants rendent ici la côte sableuse impropre au mouillage. Seuls deux points offraient à la fois un mouillage abrité, un ravitaillement en eau douce et un accès en terrain ferme jusqu'à la ville de Xanthos : ces deux points se trouvent aux deux extrémités du cordon dunaire et permettent de contourner l'estuaire marécageux en longeant le pied des montagnes qui le bordent. C'est d'une part le port de Patara, au sud-est, d'autre part l'embouchure d'un petit ruisseau, au sud-ouest, endroit où fut construite la forteresse de Pydna.
Auteur
Université de Bordeaux III - Ausonius.
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