Préhistoire européenne et africaine : l’analogie typologique après l’abandon de la théorie du synchronisme (1900-1950)
p. 321-330
Résumé
À partir du début du xxe siècle, l’identification d’industries définies chronologiquement et géographiquement modifie en profondeur la vision des rapports que l’Europe et l’Afrique entretiennent au cours de la Préhistoire et plus particulièrement au début du Paléolithique supérieur. Les préhistoriens qui abordent cette question se rattachent alors à deux grandes conceptions : naturaliste ou événementielle. L’étude de quelques travaux conduits entre 1900 et 1950 montre comment les études locales sont intégrées à de grands schémas explicatifs à l’échelle des continents européens et africains, à une époque où la Méditerranée ne constitue pas une frontière mais un trait d’union entre les différents espaces du territoire national.
Texte intégral
1Au xixe s., la conjonction entre le statut colonial des pays d’Afrique du Nord – et de l’Algérie plus particulièrement – et le système élaboré en France par Gabriel de Mortillet (1821-1898) avait conduit à ériger la Préhistoire française et plus largement européenne en référence obligée pour l’étude de la Préhistoire nord-africaine1. Dans le domaine des industries lithiques, les vestiges étaient étudiés en fonction de la classification française : lorsqu’un auteur comme Paul Pallary (1869-1942) présentait les résultats de ses recherches devant les Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, il inventoriait et classait les stations découvertes par référence aux différents taxons reconnus en Europe. Au-delà de cette lecture européocentriste des données préhistoriques nord-africaines, les auteurs considéraient également que, non seulement les mêmes phases évolutives se retrouvaient de part et d’autre de la Méditerranée mais également qu’elles devaient nécessairement avoir été synchroniques. C’est précisément cette théorie du synchronisme des industries qui constitua longtemps un obstacle à l’établissement d’une chronologie spécifique à l’Afrique du Nord.
2Au tournant du siècle cependant, l’émergence du concept de culture, dans un premier temps sous l’appellation d’industrie, conduit les préhistoriens à distinguer des entités chronologiquement et géographiquement déterminées. Cela devait définitivement consommer la déchéance du synchronisme industriel et ouvrir la voie à des schémas explicatifs organisant les données à l’échelle régionale ou suprarégionale, mettant au premier plan les rapports entre populations préhistoriques d’Europe et populations du Proche et Moyen-Orient, comme d’Afrique. Les travaux des chercheurs orientaux et nord-africains ne furent d’ailleurs pas étrangers à la formulation du concept de culture, et dès le départ un dialogue entre science métropolitaine et science coloniale s’instaura pour la construction de concepts nouveaux qui connurent des implications profondes dans ces deux domaines géographiques. Cette refonte méthodologique va affecter peu ou prou l’ensemble des questions posées par la Préhistoire nord-africaine. Il est une question qui va cependant être particulièrement revigorée par cette refonte : celle qui, pour la formuler de façon large et avec un vocabulaire européen, concerne le Paléolithique supérieur.
Le paléolithique supérieur en Afrique du Nord
3La place tenue par la question de l’origine du Paléolithique supérieur dans la Préhistoire de l’Afrique du Nord peut s’expliquer en invoquant plusieurs raisons. La première est d’ordre historique : les débats sur l’origine et la subdivision du Paléolithique supérieur ont contribué activement à la refonte méthodologique européenne, telle qu’elle intervient dans les premières années du xxe s. Ce que l’on a appelé la “bataille aurignacienne” prend place dans les années 1904-1907 et participe activement à l’effondrement du système bâti par Gabriel de Mortillet à partir des années 18702. La polémique assez vive sur la définition de l’Aurignacien et sur sa place au sein de la classification du Paléolithique est en grande partie une bataille d’écoles. La controverse oppose les tenants d’une typologie omnipotente que sont Adrien de Mortillet (1853-1931) et Paul Girod (1856-1911) aux défenseurs de la suprématie de la stratigraphie comme l’abbé Breuil (1877-1961), Émile Cartailhac (1845-1921) ou Louis Capitan (1854-1929)3. Par la suite, dans les années 1930, ce sont à nouveau les débuts du Paléolithique supérieur qui seront illustrés, dans un schéma alors novateur sinon révolutionnaire, par Denis Peyrony (1859-1954) lorsque celui-ci proposera sa séquence aurignaco-périgordienne4.
4Une deuxième raison tient à la conception même que les préhistoriens possèdent du Paléolithique supérieur. Dans ses Premières civilisations, Jacques de Morgan (1857-1924), qui a travaillé aussi bien en Europe, qu’en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, réinvestit d’un sens nouveau le terme d’“Archéolithique” que certains préhistoriens du xixe s. avaient utilisé concurremment au terme de Paléolithique à la suite de John Lubbock (1834-1913)5. Morgan reprend à son compte le terme d’Archéolithique et propose de l’utiliser pour désigner l’ensemble des industries du Paléolithique supérieur6. Entre la fin du Paléolithique ancien – à prendre ici au sens que lui donne l’abbé Breuil au début des années 1930, réunissant Paléolithique inférieur et moyen7 – et le début du Paléolithique supérieur, se place ainsi, pour Jacques de Morgan, une coupure aussi nette, aussi radicale qu’entre la fin du Paléolithique supérieur et le début du Néolithique. Une trentaine d’années plus tard, cette idée est toujours vaillante et Raymond Vaufrey (1890-1967) parle quant à lui de “Renaissance”, de “Risorgimento” pour l’avènement du Paléolithique supérieur8. De façon plus générale, il faut noter que si le terme d’Archéolithique n’a été que peu employé par les préhistoriens français conduisant leur recherche sur le domaine en métropole ou en Europe, on le trouve assez souvent sous la plume des préhistoriens travaillant en Afrique du Nord.
5Enfin, une dernière raison tient aux schémas explicatifs élaborés pour rendre compte de la structure des industries du début du Paléolithique supérieur : que ce soit à propos des industries européennes ou à propos des industries africaines, ces schémas s’organisent toujours à l’échelle de l’Ancien Monde (Europe, Afrique, Asie) en privilégiant les relations entre Europe et Afrique. Cette question, traitée comme une étude de cas, constitue donc un terrain particulièrement favorable pour explorer le réseau conceptuel que les préhistoriens ont tramé entre données archéologiques et anthropologiques. Nous concentrerons donc notre propos autour de la première culture individualisée au début du xxe s. en Afrique du Nord et de son positionnement par rapport à la chronologie européenne.
6En 1909, une industrie jugée présenter des ressemblances typologiques avec l’Aurignacien européen est baptisée concurremment Capsien par Jacques de Morgan et Gétulien par Paul Pallary. Morgan présente sommairement son Capsien dans ses Premières civilisations9 et le décrit avec plus de précision dans une série d’articles qu’il publie dans la Revue de l’École d’anthropologie de Paris avec la collaboration de Paul Boudy (1874-1957) et de Louis Capitan. Les auteurs rapprochent typologiquement le Capsien de l’Aurignacien mais, précisent-ils, “de là à considérer que l’industrie tunisienne est également d’âge aurignacien, et à l’identifier à notre aurignacien européen, il y a loin”10. C’est également en 1909 que Pallary donne, dans ses Instructions pour les recherches préhistoriques dans le Nord-Ouest de l’Afrique, la caractérisation de son Gétulien11. Géographiquement répandue dans l’Est algérien et en Tunisie, cette industrie est rattachée à un type d’occupation – les escargotières12 – et caractérisée par un outillage laminaire de grande taille et l’absence de microlithes.
7De fait, Capsien et Gétulien désignent à peu de choses près la même industrie et chaque inventeur cherchera à justifier son propre choix tandis que l’ensemble des auteurs utiliseront indifféremment l’un ou l’autre terme, certains même employant le terme de Gétulo-Capsien. Ce sur quoi, il convient en revanche d’insister, c’est sur la datation haute de cette industrie nord-africaine. Si une terminologie particulière à l’Afrique du Nord se met en place, l’analogie morphologique sert toujours de base à son interprétation. Nous allons la voir largement à l’œuvre dans le domaine des schémas explicatifs, mais en fait elle intervient dès la définition même des industries ; le rapprochement morphologique entre Capsien ou Gétulien et l’Aurignacien européen va définir ces industries africaines comme Paléolithique supérieur alors qu’elles sont en fait plus tardives puisque leur développement se place au cours de l’Épipaléolithique entre les VIIIe et Ve millénaires avant notre ère. L’analogie constitue le point de départ des constructions théoriques, et, selon qu’elle est valorisée ou estompée, ouvre sur des schémas que l’on peut rattacher à deux grandes conceptions : naturaliste ou événementielle.
La conception naturaliste
8La conception naturaliste a essentiellement été illustrée par les travaux de Jacques de Morgan dont nous trouvons l’ultime état dans le tome II de sa Préhistoire orientale, publiée à titre posthume à partir de 1924. Lorsqu’il aborde la question des industries archéolithiques d’Afrique du Nord, Morgan commence son développement par une réfutation de la théorie du synchronisme industriel précisant que “les cultures diverses sont des faits locaux, d’une étendue limitée qu’il ne faut pas généraliser”13. Aussi précise-t-il plus loin l’extension exacte de son Capsien, étendu à toute l’Afrique du Nord (mais à elle seulement) et admettant localement diverses variantes. Dans sa caractérisation industrielle, Morgan manie l’analogie avec précaution pour préparer déjà une analyse de l’origine et de l’évolution du Capsien coupée de toute référence à l’Europe. Il écrit ainsi : l’outillage “d’Europe dont il [le Capsien] se rapproche le plus est certainement celui de l’Aurignacien, toutefois il en diffère notablement à bien des égards”14. La description de l’outillage ainsi introduite illustre à chaque ligne cette idée générale, l’auteur insiste sur les dissemblances et en conclusion consomme nettement la coupure entre Préhistoire européenne et Préhistoire africaine :
“Le fait capital en Tunisie est l’absence complète des types produits en Europe par l’évolution des industries archéolithiques et mésolithiques. Aurignacien, Solutréen, Magdalénien, Azilien voulus dans nos pays par les changements survenus dans les conditions de la vie n’existent pas en Afrique et le Capsien en tient lieu. C’est que le climat, au sud de la Méditerranée, ne s’est modifié que très lentement ; la sécheresse, venue graduellement, a déterminé une évolution lente et graduelle dans l’industrie des populations”15.
9L’approche naturaliste de Morgan l’incite à rejeter le synchronisme comme le diffusionnisme. Dans cette optique, ce sont les conditions climatiques qui expliquent l’apparition, le développement et la disparition des cultures. Or, les variations climatiques ne produisant pas des effets identiques à l’échelle du globe, le synchronisme doit donc être rejeté. L’existence à des époques différentes et en des lieux différents du globe de conditions climatiques identiques qui “réclamaient ce genre d’industrie” permet de rendre compte d’un phénomène de “naissance spontanée” de l’Aurignacien comme du Capsien, sans qu’il soit nécessaire de mettre en jeu influences ou migrations. Morgan opte ainsi pour un polygénisme industriel qui lui paraît d’autant plus scientifiquement valide qu’il estime que l’archéologie n’a pas les moyens de localiser des foyers d’origine ni des itinéraires de diffusion16. L’approche naturaliste de Morgan conduit ainsi son auteur à limiter sa réflexion à l’Afrique du Nord, conçue comme un ensemble géographique cohérent, et à affirmer que les données archéologiques nord-africaines constituent une entité : elles n’ont besoin, pour être expliquées, ni de données anthropologiques ni de données européennes.
10L’approche naturaliste ne recèle cependant pas d’incompatibilité structurelle ou fonctionnelle avec les scénarios diffusionnistes comme l’exprime le développement que Louis Capitan a tenu à placer à la fin de la série d’articles de la Revue de l’École d’anthropologie de Paris17. Pour Capitan, “l’identité complète d’une série de types” peut être interprétée en termes d’identité chronologique et, ce qui est sûrement plus intéressant, en termes d’identité ethnographique. La répartition géographique des types industriels peut donc traduire l’extension d’un groupe – sinon d’un type – humain. D’autre part, expliquer l’identité des types par “de simples faits de convergence” lui paraît une “pure hypothèse” face à l’existence, indiquée par la zoologie, de “nombreuses communications terrestres [qui] existaient certainement à l’époque quaternaire entre l’Afrique et l’Europe”. Les migrations fauniques servent dès lors de modèle interprétatif pour postuler, voire établir, des migrations humaines régulières entre les deux continents et rendre compte de l’identité typologique entre les industries européennes et africaines.
11Capitan émarge ainsi bien au rôle diffusionniste ; mais ce ne sont pas tant des mouvements de populations historiquement finalisés que les vagabondages de l’espèce humaine naturellement déterminés qui dynamisent son schéma. Ce dernier se fonde sur un substrat théorique dans lequel l’homme, comme l’animal (qu’il est), est soumis à un déterminisme du milieu prépondérant, et sur ce point Capitan est en accord avec Morgan. Mais, dans cette conception, les migrations fauniques et humaines sont indissociables, ce que le sens commun ordonne de justifier en se fondant sur l’économie de prédation des sociétés paléolithiques. Ici, l’accord se fait avec certaines théories de Breuil, dont il faut rappeler qu’il fut collaborateur et élève de Capitan, et notamment avec sa chronologie du Paléolithique ancien retraçant l’existence de deux “groupes de populations […] ayant oscillé le long des grands changements climatériques dont l’Europe occidentale a été le théâtre”18. Capitan fonde ainsi un diffusionnisme naturel qui rend intelligible la marche du monde en décrivant un monde perpétuellement en marche.
“Il est, écrit l’auteur, un fait général très frappant dans l’histoire de l’évolution humaine, c’est celui des changements continuels de climats, de faunes, d’industries et enfin de variétés de types humains […]. Depuis les origines humaines, tout est donc en mouvement avec l’homme et autour de lui (faune et même flore), tout passe successivement d’une région du monde à une autre”19.
La conception événementielle
12Aux antipodes d’un Morgan, la plupart des auteurs valorise l’analogie typologique entre industries européennes et africaines et c’est sur cette analogie que se fondent leurs constructions théoriques. Les travaux de Maurice Reygasse (1881-1965) illustrent l’analogie de façon presque caricaturale. Dans un article de 1921, cet auteur prône le retour à la terminologie européenne. Pour lui, les termes de Capsien et de Gétulien s’expliquaient au moment de la découverte de ces industries, mais puisqu’il s’avère qu’en les connaissant mieux, on s’aperçoit d’une véritable “identité morphologique” avec l’Aurignacien, il lui paraît préférable de remettre à l’honneur le terme européen. Ce révisionnisme terminologique n’est cependant pas seulement motivé par un simple souci d’économie ; il a une valeur militante en ce qu’il définit un programme : “lorsque la richesse de nos civilisations aurignaciennes africaines sera mieux connue, écrit Reygasse, je crois que l’origine africaine de cette culture sera définitivement acceptée20”. Pour être malheureuse, l’intuition de ce dernier n’est pas nouvelle : une dizaine d’années auparavant, Breuil avait posé comme vraisemblable l’arrivée d’une influence africaine par l’Espagne qui serait venu modifier l’évolution spontanée des Aurignaciens moyens21.
13La question centrale que posait l’analogie industrielle était en effet bien celle des relations entre les continents européen et africain. Mettre en avant l’analogie en refusant le synchronisme, c’était poser les bases d’une approche événementielle du développement culturel. Dès lors, on assiste à un double élargissement de la question : les données nordafricaines doivent nécessairement être replacées dans une analyse globale à l’échelle de plusieurs continents et les données archéologiques doivent être croisées avec les données de l’anthropologie physique puisque ce n’est plus uniquement de cultures qu’il s’agit mais également de populations, d’ethnies préhistoriques.
14En 1932, Denis Peyrony publie dans la Revue anthropologique un article au titre révélateur : “Paléolithiques supérieurs européen et africain, rapports entre eux”. Cet article est surtout célèbre parce qu’il pose les bases de la séquence aurignaco-périgordienne, que l’auteur formulera définitivement l’année suivante et qui renouvellera pour un temps la compréhension du Paléolithique supérieur européen. Il nous intéressera ici davantage parce que l’auteur y construit un schéma qui rend compte du développement parallèle de l’Aurignacien et du Capsien et par les liens qu’il trame entre données archéologiques et données anthropologiques.
15Peyrony commence par caractériser l’industrie de l’Aurignacien inférieur (type de Châtelperron) qui aurait évolué vers un Aurignacien supérieur (type de La Gravette) parallèlement à un Aurignacien moyen. Puis, il insiste sur l’étroite parenté typologique observable entre Capsien et industrie de Châtelperron. L’auteur va alors émettre l’hypothèse d’une origine asiatique commune des deux industries : l’une aurait “essaimé […] en Europe par le Sud de la Russie, la vallée du Danube pour arriver en Gaule, l’autre en Afrique par l’Asie mineure, l’isthme de Suez, l’Égypte, la Tripolitaine, la Tunisie, l’Algérie, etc.”22. Les deux industries auraient alors évolué différemment de part et d’autre de la Méditerranée : l’Aurignacien inférieur vers l’Aurignacien supérieur, le Capsien vers les formes géométriques à tendance tardenoisienne.
16Ce schéma établi, Peyrony prend en considération les vestiges anthropologiques. Il rapproche le crâne de Combe-Capelle de certains crânes de Brno et de Prédmostí (République tchèque) découverts dans des gisements de l’Aurignacien supérieur23 ainsi que du type de Mechta el Arbi associé à une industrie capsienne.
17Signalée en 1907, l’escargotière de Mechta el Arbi, dans la région de Constantine (Algérie), est explorée à plusieurs reprises à partir de 1912 par Arthur Debruge. Elle livre un abondant mobilier que le fouilleur attribue à une phase ancienne du Gétulien24. Elle livre également plusieurs individus que Debruge rapproche du type de Néandertal suivant l’analyse anthropométrique du spécialiste des populations anciennes d’Afrique du Nord : Lucien Bertholon (1854-1914). Cela le conduit à émettre l’hypothèse de l’existence en Afrique du Nord d’une race néandertaloïde associée aux origines du Gétulien25. Cette diagnose ostéologique ne recueille toutefois pas l’assentiment de la communauté des archéologues et des anthropologues. La plupart d’entre eux voit dans l’homme de Mechta el Arbi un type moins archaïque à rattacher à Homo sapiens, certains auteurs – comme Adrien de Mortillet – le rapprochant même des populations néolithiques26.
18Lorsque Peyrony réalise en 1932 sa synthèse sur les rapports entre le Paléolithique supérieur d’Europe et d’Afrique du Nord, le type de Mechta el Arbi est bien connu, considéré comme le représentant de l’homme moderne associé au Capsien. Peyrony peut ainsi prolonger dans le domaine des types ethniques les analogies qu’il a établies dans le domaine des industries : il établit un certain nombre de concordances entre Combe-Capelle et l’Aurignacien inférieur, Mechta el Arbi et le Capsien, entre Cro-Magnon et l’Aurignacien moyen. Le schéma archéologique d’évolution des industries va alors être traduit en termes ethniques et déboucher sur un vaste scénario diffusionniste : les phénomènes d’interactions et d’influences s’expliqueront par des contacts entre populations et la succession des industries par le résultat de conflits et d’invasions. Les données de la Préhistoire nord-africaine trouvent ainsi naturellement leur place dans les grandes synthèses réalisées à l’échelle de plusieurs continents.
19Le lien entre données archéologiques et vestiges anthropologiques se retrouve dans les travaux que Fernand Lacorre (1883-1967) conduit dans le Sud de la Tunisie. Ce préhistorien amateur – qui fouille notamment à partir de 1930 le gisement éponyme de La Gravette (Bayac, Dordogne) – effectue durant l’hiver 1947-1948 une mission dans le Sud tunisien avec l’appui financier de la Résidence générale de France en Tunisie27. Cette mission a pour but de recueillir des éléments de comparaison sur les industries à bord abattu dans l’optique de la rédaction de la monographie de La Gravette28. Accompagné de son épouse, Lacorre a, pendant quatre mois, “visité, sondé ou fouillé”29 de nombreux gisements dont l’Abri 402 (Moulares, Gafsa) et l’escargotière d’Aïn Meterchem (Gafsa) où il met au jour une inhumation. L’ensemble des ces observations lui sert de base pour reprendre et développer le schéma élaboré par Peyrony. Lacorre divise le Gétulo-Capsien en trois phases évolutives qu’il retrouve au sein du Périgordien européen. Dès lors, c’est l’analogie globale des deux schémas évolutifs parallèles qui est exploitée pour postuler trois vagues successives d’immigration venues d’Orient et se dirigeant à chaque fois partie vers l’Europe et partie vers l’Afrique du Nord30. Quatre ans plus tard, Lacorre mène une comparaison des caractères anatomiques des hommes d’Aïn Meterchem, Combe-Capelle et Cro-Magnon. Le but de cette comparaison est, au dire même de l’auteur, de “démontrer sans plus tarder la ressemblance de l’homme d’Aïn Meterchem avec celui de Combe-Capelle”31.
20Un schéma différent sera développé par Raymond Vaufrey, schéma qui trouvera sa formulation ultime dans sa Préhistoire de l’Afrique publiée en 1955 et l’année suivante dans un article publié dans le volume jubilaire de la Revue africaine. L’auteur commence par réfuter la théorie de l’origine africaine de l’Aurignacien et met en place les éléments archéologiques (typologie) et anthropologiques (caractères cro-magnoïdes de l’homme de Mechta el Arbi) qui tendent à démontrer une origine européenne du Capsien32. L’année suivante, son article traitant du “Rôle du Maghreb dans la Préhistoire nord-africaine” aborde la question “de l’origine et de la succession des industries capsiennes33”. Vaufrey y illustre avec beaucoup de réserve la thèse de l’origine européenne du Capsien, reprenant un à un l’ensemble des arguments typologiques, stratigraphiques et anthropologiques. Chacun de ces arguments fait l’objet d’une revue critique et de fait, l’article de Vaufrey pose davantage de questions qu’il n’en résout. L’auteur conclut cependant à l’origine européenne du Capsien typique sur la seule base de l’analogie typologique des industries. Il rapproche les formes du Capsien typique de certaines industries siciliennes considérées comme dérivées de l’Aurignacien et pense que l’arrivée des populations apportant ces industries s’est faite par le golfe de Gabès, peut-être d’ailleurs à la suite d’un accident météorologique, au mépris de la question des capacités techniques des hommes paléolithiques en matière de navigation. Le déterminisme climatique se réduit ici à un succédanée anecdotique incontrôlable qui vient parachever la reconstruction archéologique et la valider par contrecoup : l’origine du Capsien en Afrique du Nord serait un accident, une simple convulsion de l’histoire. Cette hypothèse est présentée avec beaucoup de réserve, l’auteur concluant son article en citant Claude Bernard (1813-1878) : “Quand nous faisons des théories générales dans nos sciences, la seule chose dont nous soyons certains, c’est que ces théories sont fausses absolument parlant34”, humilité de bon aloi mais qui semble ignorer que l’archéologie n’est pas une science expérimentale.
Conclusion : une archéologie en milieu colonisé
21Les différentes options théoriques présentées ci-dessus ne se sont pas succédées mais ont largement coexisté chez les différents auteurs tout au long de la première moitié du xxe s. Il est d’ailleurs frappant de constater l’absence de théorie dominante comme de controverse animée. La connaissance progresse pas à pas, sans véritable heurt. Les idées sont abandonnées, reprises, laissées à nouveau de côté dans une sorte de valse-hésitation. La façon dont les préhistoriens d’Afrique du Nord se sont accommodés de la double dénomination Gétulien/Capsien témoigne également de ce mode de fonctionnement. D’ailleurs, la grande majorité de la littérature archéologique est purement descriptive et l’accumulation des données paraît à beaucoup plus importante que la formulation de théories pouvant parfois paraître prématurées.
22Les reconstructions de type historique que nous avons malgré tout pu mettre en lumière tranchent radicalement par rapport à celles que l’on connaît pour le xixe s. L’alternative diffusion Nord-Sud ou diffusion Sud-Nord n’est jamais au centre de grands débats, et finalement les relations directes Europe/Afrique ne sont considérées, que ce soit chez Peyrony ou chez Lacorre, que pour rendre compte de phénomènes secondaires.
23La théorie de Vaufrey renvoie quant à elle à des aspects peut-être plus traditionnels. Elle exprime la conception d’une “colonisation préhistorique de l’Afrique”, thème que l’auteur avait développé dès 1935 lors d’une conférence à l’Institut de paléontologie humaine. Pour lui, l’Europe et, au premier chef, la France a été dès le Pléistocène “un lieu d’élection pour l’homme” d’où la civilisation a pu rayonner dans le monde. Cette primauté n’a été mise en péril qu’au début du Néolithique, mais, continue l’auteur, l’Europe “l’a reprise depuis et conservée, et c’est à son contact que les peuples asiatiques ont repris conscience d’eux-mêmes”35. Ici, c’est l’aspect moral de la colonisation qui est mis en avant, les colons ne sont pas des envahisseurs mais des propagateurs de civilisation.
24S’il fallait retenir un trait saillant de ces constructions, ce serait l’idée d’une origine commune aux populations du Sud de l’Europe et du Nord de l’Afrique. L’archéologie ne sert plus, comme au xixe s., à affirmer la suprématie des unes sur les autres mais à exprimer une parenté. C’est avant tout, pour nous limiter à la France, l’idée d’une grande nation qu’elle illustre. La préhistoire nord-africaine n’est plus une archéologie des temps de la colonisation mais une archéologie en milieu colonisé, traduisant, en prise avec son époque, la recherche d’un équilibre. L’aspect institutionnel est également important : si les préhistoriens qui conduisent leur recherche en Afrique du Nord sont des citoyens, ce sont également, à un moment où la recherche s’est structurée, des membres de la communauté scientifique. Et cela est d’autant plus vif dans les territoires coloniaux que l’institutionnalisation de l’archéologie y est nettement plus précoce que dans la métropole36. Face à l’adhésion à de grandes options théoriques issues des écoles européennes, ces chercheurs manifestent la volonté d’affirmer le domaine nord-africain comme un champ de recherche à part entière et avec lequel il faut compter pour réaliser des synthèses à une vaste échelle chronologique et géographique. À travers cette affirmation, c’est aussi une appropriation de l’espace ainsi défini qu’ils cherchent à opérer.
Abréviation
25BSPF = Bulletin de la Société préhistorique française.
Bibliographie
Bibliographie
Balout, L. et C. Roubet (1982) : “Le Docteur Henri-Victor Vallois en Afrique du Nord. La Mission de 1949 et l’identification des Méditerranéens Capsiens”, Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 13e série, 9-2, 123-124.
Boissinot, P., éd. (2010) : L’Archéologie comme discipline, Paris.
Breuil, H. (1913) : “Les subdivisions du Paléolithique supérieur et leur signification”, in : Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques, 14e session, Genève.
— (1932) : “Le Paléolithique ancien en Europe occidentale et sa chronologie”, BSPF, 29, 570-578.
Camps, G. (1997) : s.u. “Escargotièresˮ, in : Camps 1997, 2683-2691.
—, éd. (1997) : Encyclopédie berbère. XVIII. Escargotière-Figuig, Aix-en-Provence.
Capitan, L. (1931) : La Préhistoire, Paris.
Coye, N. (1993) : “Préhistoire et protohistoire en Algérie à la fin du xixe siècle, les significations du document archéologique”, Cahiers d’études africaines, 33, fasc. 1, 99-137.
— (1997) : La préhistoire en parole et en acte, méthodes et enjeux de la pratique archéologique (1830-1950), Paris.
—, éd. (2006) : Sur les chemins de la Préhistoire, l’abbé Breuil du Périgord à l’Afrique du Sud, Paris.
— (2010) : “Une discipline en reconstruction, la préhistoire française de la première moitié du xxe siècle”, in : Boissinot 2010, 207.
Debruge, A. (1914) : “Nouvelles fouilles à Mechta el Arbi, près de Châteaudun-du-Rhumel (Constantine), novembre 1912”, BSPF, 11, 216-220.
Debruge, A. et G. Mercier (1913) : “Présentation d’un crâne et de l’industrie de l’escargotière de Mechta el Arbi”, BSPF, 10, 534-540.
Dubois, S. et F. Bon (2006) : “Henri Breuil et les origines de la ‘bataille aurignacienne’”, in : Coye 2006,135-147.
EGA. 2 (1998) : voir “Bibliographie d’Ève Gran-Aymerich”, supra, p. 19.
Lacorre, F. et M.-T. (1953) : “Les hommes éponymes d’Aïn Meterchem et Combe-Capelle”, BSPF, 50, 267.
Lacorre, F. (1949) : “Le Gétulo-Capsien, Abri 402 et Aïn Meterchem”, BSPF, 46, 447.
— (1960) : La Gravette, le Gravétien et le Bayacien, Laval.
Lubbock, J. (1867) : L’homme avant l’histoire étudié d’après les monuments et les costumes retrouvés dans les différents pays de l’Europe, suivi d’une description comparée des mœurs des sauvages modernes, trad. par E. Barbier, Paris.
Morgan, J. de (1909) : Les premières civilisations, études sur la préhistoire et l’histoire jusqu’à la fin de l’Empire macédonien, Paris.
— (1926) : La Préhistoire orientale, t. 2, l’Égypte et l’Afrique du Nord, Paris.
Morgan, J. de, L. Capitan et P. Boudy (1910-1911) : “Étude sur les stations préhistoriques du Sud tunisien”, Revue de l’École d’anthropologie de Paris, 21, 224-227.
Pallary, P. (1909) : Instructions pour les recherches préhistoriques dans le Nord-Ouest de l’Afrique, Alger.
Peyrony, D. (1932) : “Paléolithiques supérieurs européen et africain, rapports entre eux”, Revue anthropologique, 137-138.
— (1933) : “Les industries aurignaciennes dans le bassin de la Vézère”, BSPF, 30, 543-559.
Reygasse, M. (1921-1922) : “Études de palethnologie maghrébine, 2e série”, Recueils des notices et mémoires de la Société archéologique du département de la province de Constantine, 5e série, 10, 201.
Vaufrey, R. (1935) : “La colonisation préhistorique de l’Afrique”, L’Anthropologie, 45, 711.
— (1955) : Préhistoire de l’Afrique, t. I : Maghreb, Paris.
— (1956) : “Le rôle du Maghreb dans la Préhistoire africaine”, Revue africaine, 100, 253.
Notes de bas de page
1 Coye 1993.
2 Coye 2010, 207.
3 Coye 1997, 249 ; Dubois & Bon 2006.
4 Peyrony 1933.
5 Lorsque John Lubbock établit sa distinction entre le Paléolithique et le Néolithique, il désigne tout d’abord la plus ancienne période par le terme d’“Archéolithique” avant d’adopter le terme de Paléolithique consacré depuis : Lubbock 1867, 2-3.
6 Morgan 1909, 7.
7 Breuil 1932, 570-578.
8 Vaufrey 1935, 711.
9 Morgan 1909, 135-136.
10 Morgan et al. 1910-1911, 208.
11 Pallary 1909, 44-45.
12 Signalés et étudiés dans plusieurs pays d’Europe depuis le début du xixe siècle, sous le nom d’amas coquilliers, ces gisements se signalent par un sédiment le plus souvent riche en cendres et auquel sont mêlées de nombreuses coquilles de gastéropodes terrestres plus ou moins brisées. Témoignant de la présence d’un habitat, les escargotières ont également livré des sépultures. Voir Camps 1997.
13 Morgan 1926, 384.
14 Morgan 1926, 388.
15 Morgan 1926, 395.
16 Morgan 1926, 396.
17 Morgan et al. 1910-1911, 224-227.
18 Breuil 1932, 573.
19 Capitan 1931, 27.
20 Reygasse 1921-1922, 201.
21 Breuil 1913, 183.
22 Peyrony 1932, 137-138.
23 Le site de Brno en Moravie avait livré en 1891 et 1927 deux sépultures qui conduisirent à individualiser un “type de Brno”. Dans la même région, le site de Prédmostí avait livré en 1894 une sépulture collective regroupant 20 individus.
24 Debruge 1914, 219.
25 Debruge & Mercier 1913, 535.
26 Debruge & Mercier 1913, 536 sq.
27 Balout & Roubet 1982, 123-124.
28 Lacorre 1960.
29 Lacorre 1949, 447.
30 Lacorre 1949, 466 sq.
31 Lacorre 1953, 267.
32 Vaufrey 1955, 194-195.
33 Vaufrey 1956, 253 sq.
34 Cité dans Vaufrey 1956, 262.
35 Vaufrey 1935,711.
36 EGA. 2 (1998), 387 sq.
Auteur
Conservateur du patrimoine, Ministère de la Culture et de la Communication, UMR 5608 - TRACES ; noel.coye@culture.gouv.fr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tradition et innovation dans l’épopée latine, de l’Antiquité au Moyen Âge
Aline Estèves et Jean Meyers (dir.)
2014
Afti inè i Kriti ! Identités, altérités et figures crétoises
Patrick Louvier, Philippe Monbrun et Antoine Pierrot (dir.)
2015
Pour une histoire de l’archéologie xviiie siècle - 1945
Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich
Annick Fenet et Natacha Lubtchansky (dir.)
2015