Néfertiti and co. à Berlin, 1913-1925
p. 249-262
Texte intégral
“Inutile de la décrire, il faut la voir !”1
Ludwig Borchardt
1Le 6 décembre 1912, lors de fouilles à Tell el-Amarna en Moyenne Égypte, l’archéologue allemand Ludwig Borchardt découvre, au milieu d’autres têtes antiques exceptionnelles, le buste de la reine Néfertiti. La reine est expédiée à Berlin au printemps 1913. Depuis 1925, sa restitution est régulièrement demandée, ces dernières années avec de plus en plus de véhémence par Zahi Hawass, secrétaire général du Conseil suprême des antiquités égyptiennes du Caire de 2002 à 2011. Les circonstances exactes du partage des fouilles ont donné lieu à de multiples spéculations. Après quatre-vingts ans de polémiques et de fantasmes, l’idée d’une éventuelle restitution de la “reine colorée” continue d’être très discutée dans l’opinion publique allemande. Deux types d’arguments dominent: des arguments juridiques (la présence de la reine égyptienne à Berlin est-elle légale?) et des arguments moraux (est-on en droit, aujourd’hui encore, de conserver dans les capitales européennes des trésors découverts à l’époque coloniale?). Dans ce contexte, un aspect déterminant de l’histoire est généralement passé sous silence: l’histoire de l’appropriation esthétique, par les milieux intellectuels et artistiques berlinois des années 1913-1925, du buste de Néfertiti et, plus généralement, de l’art de la période amarnienne. Cet épisode soulève un certain nombre de questions, liées non seulement à l’histoire des sciences (de l’égyptologie) dans le contexte mondial, mais encore à l’histoire du goût et des arts pendant le premier quart du xxe siècle en Europe2.
2Comment le Service des Antiquités d’Égypte, dirigé jusqu’en 1914 par le grand égyptologue français Gaston Maspero, a-t-il pu accorder en 1913, légalement, le départ de Néfertiti pour Berlin? Comment comprendre – sans s’arrêter à la libéralité du Service sous Maspero – qu’un savant aussi reconnu que son collaborateur Gustave Lefebvre, qui procéda au partage des fouilles, ait pu laisser sortir d’Égypte ce buste sensationnel, sans opposer la moindre résistance ni faire le moindre commentaire? Faut-il y voir de la cécité? Un désintéressement tout scientifique? Un manque d’intuition esthétique? Les égyptologues impliqués dans l’affaire pouvaient-ils seulement évaluer, à l’époque, la valeur de ce qu’ils laissaient ainsi partir? Ne doit-on pas plutôt supposer qu’entre le partage des fouilles de 1913 et la première réclamation, au printemps de l’année 1925, les avancées scientifiques, les émotions collectives et les cristallisations esthétiques (en cela bien plus efficaces que toutes les tentatives de dissimulation de buste à l’aide de boue et de linges dont on accusa Borchardt par la suite) auraient à ce point transformé le visage de la reine – voire tous les visages des sculptures trouvées à Tellel-Amarna – qu’en 1925, un fonctionnaire du nom de Pierre Lacau, au mépris de toute raison juridique, put faire dudit buste le levier d’un vaste chantage contre l’égyptologie allemande? En l’espace de douze ans, le “buste de plâtre peint” avait acquis statut d’icône et l’art amarnien avait cristallisé l’expérience esthétique d’une génération entière, du moins dans l’Allemagne de Weimar. Dans l’histoire de cette métamorphose, c’est toute une anthropologie du regard (scientifique et populaire) qui se révèle, avec ses modes de perception spécifiques, ses mécanismes d’appropriation intellectuels et ses angles morts. Comment et quand la consécration esthétique d’une culture étrangère, degré ultime de sa reconnaissance, se produit-elle et quels sont les acteurs de cette consécration? Comment s’articulent mécanismes d’appropriation matérielle et intellectuelle? Qu’est-ce qui fait qu’une œuvre d’art devient une surface de projection pour divers processus identitaires? À ces questions également, les débuts de l’affaire Néfertiti apportent des réponses exemplaires. Deux événements, surtout, jouèrent ici un rôle fondamental: l’exposition Amarna présentée pendant l’hiver 1913/1914 au Musée égyptien de Berlin, puis la découverte de la tombe quasi-intacte de Toutankhamon, dans la Vallée des Rois, à l’automne 1922.
3C’est à partir de 1911 que l’archéologue Ludwig Borchardt entreprit au nom de la Deutsche Orient-Gesellschaft de fouiller systématiquement le site de Tell el-Amarna en moyenne Égypte. Depuis longtemps, la ville et ses fondateurs – Akhenaton et sa femme Néfertiti – avaient cessé d’être pour le monde savant une terra incognita3. Du simple point de vue topographique, la ville d’Akhetaton (nom originel d’Amarna) avait été localisée et révélée dès la première moitié du xixe siècle; à partir de 1891/1892, l’égyptologue anglais Flinders Petrie en avait dégagé de nombreuses rues ainsi que toute la zone entourant le palais, publiant les résultats de ses recherches. À la même époque, on avait découvert dans les archives royales les célèbres “tablettes d’Amarna” – quelque 400 lettres diplomatiques en écriture cunéiforme représentant un témoignage direct, pris sur le vif, de la situation géopolitique de l’Égypte vers 1350 a.C., et constituant une source majeure pour les historiens. Sur les plans littéraire et religieux aussi, la fascination qu’exerçaient Amarna et Akhenaton sur les milieux érudits internationaux était déjà solidement établie: les hymnes copiés dans les tombes de la ville à partir des années 1880, notamment par le Français Urbain Bouriant, “donnaient à voir Akhenaton en révolutionnaire religieux, qui transcendant son époque renversait avec un modernisme héroïque les cultes traditionnels pour leur substituer le culte exclusif du soleil” (Jan Assmann)4. Deux ouvrages, l’History of Egypt de James Henry Breasted5, parue en 1905, qui connut une diffusion très large, et la monographie romancée d’Arthur Weigall, Echnaton, de 19106, vinrent parachever la redécouverte scientifique de l’époque amarnienne dans sa dimension archéologique, philologique et historique, tout en la faisant connaître à un vaste public. Ainsi, vers 1900, le monothéisme radical d’Akhenaton, la proximité de son langage religieux avec celui de l’Ancien Testament, et plus généralement la stupéfiante parenté de l’Égypte antique avec le monde biblique formaient déjà un véritable objet de fascination – pas seulement pour les spécialistes.
4Un aspect fondamental de l’époque amarnienne n’avait toutefois pas encore été étudié: son art. Les travaux de Petrie avaient certes mis à jour des ornements et des fragments d’objets usuels, et les fouilles dans la nécropole et le tombeau royal avaient fait connaître des fresques et reliefs d’une grande expressivité, mais il s’agissait pour l’essentiel de bas-reliefs et d’éléments de décoration fixes dont les reproductions circulèrent certes dans des publications scientifiques sans qu’ils soient jamais, à quelques exceptions près, matériellement présents dans les musées du monde occidental. Ces quelques objets n’avaient pas suffi à motiver des recherches scientifiques approfondies. “Les bas-reliefs qui couvraient les murs et les inscriptions d’Amarna furent décalqués ou reproduits, au plus grand bénéfice de nos connaissances sur la langue, la religion et la vie quotidienne de cette époque”, notait par exemple l’historien Adolf Michaelis dans son étude de 1906, consacrée aux grandes découvertes archéologiques du xixe siècle – de manière caractéristique, la dimension esthétique, l’art même d’Amarna étaient passés sous silence7. Lorsqu’il en était question, c’était pour signaler avant tout (avec un net embarras), l’altérité, le côté bizarre du style amarnien: “[avec Akhenaton] un certain parti étranger triompha, et c’est peut-être par là que peuvent être expliqués les bas-reliefs de Tell el-Amarna qui nous montrent ce prince sous des traits qui n’ont rien d’égyptien, entouré de fonctionnaires auxquels les artistes ont donné une physionomie tout aussi singulière que la sienne”, peut-on lire par exemple en 1867 dans la célèbre introduction à l’histoire égyptienne d’Auguste Mariette, éminent égyptologue français et fondateur du Service des Antiquités du Caire8. Au cours des décennies suivantes, on ne cessa de souligner dans l’art amarnien son caractère “grotesque”, “caricatural”, voire “ridicule9”. En 1900 encore, Georg Steindorff, grand égyptologue allemand, affirmait à propos de l’art d’Amarna dans un ouvrage de vulgarisation: “on vit apparaître de véritables caricatures. Et l’admission à la cour d’El Amarna, toujours portée sur l’extraordinaire de cet art à la fraîcheur toute naturaliste, ne peut pas être considérée comme un bienfait”10. Quant à Gaston Maspero, qui mettait en octobre 1912 – quelques semaines seulement avant la grande découverte de Borchardt –, la dernière main à un recueil d’essais sur l’art égyptien, il évoquait encore la “silhouette grotesque que les sculpteurs d’El-Amarna ont prêtée [à Akhenaton]”, n’hésitant pas à enfoncer le clou: “à les en croire, il aurait été physiquement une sorte de dégénéré, long, débile, aux hanches et à la poitrine de femme, au cou sans consistance, au chef ridicule: un front aplati et presque nul, un nez énorme, une bouche disgracieuse, un menton massif. II semble s’être complu à ces images en charge”11. Ces citations le font clairement sentir: au moment où le buste de Néfertiti et les sculptures d’Amarna furent découvertes par Ludwig Borchardt, la communauté internationale des égyptologues n’avait pas encore élaboré de sensibilité particulière et de langage scientifique adaptés à l’esthétique si peu “égyptienne” de l’art amarnien. Heinrich Schäfer, directeur du Musée égyptien de Berlin de 1914 à 1935, revint quelques années plus tard sur ce phénomène:
“Il est étonnant de constater que ni en Égypte, ni en Europe, personne n’eut un mot pour la beauté singulière qui se dévoilait ici. Certes, on sut percevoir la teneur objective de ces images et leur importance du point de vue de l’histoire de la religion, mais de leur forme, on ne retint que l’aspect grotesque, qui en est, il est vrai, un trait incontestable. Je me souviens avoir eu en 1890, face à des moulages, un début d’intuition de ce qu’était El-Amarna; mais c’était encore très flou”12.
5Ce flou, ce regard gêné des savants et les automatismes dans l’interprétation de “l’étrange”, furent précisément la grande chance de Borchardt, puisque ce sont elles qui sans doute expliquent en grande partie que ni Gustave Lefebvre ni Gaston Maspero, début 1913, n’aient manifestement pris la mesure de la découverte qui venait d’être faite. Quant à Borchardt, il sut jouer avec habileté de ce décalage dans les perceptions esthétiques. Quelques mois après sa découverte, il se montrait encore fin stratège en écrivant: “aujourd’hui encore, il est impossible d’avoir une idée claire de l’importance et de la valeur des différentes pièces; de longues années d’étude seront encore nécessaires pour en juger correctement13”. Pourtant, ses notes personnelles et les lettres qu’il rédigea juste après la découverte indiquent qu’il avait parfaitement et immédiatement saisi l’immense importance esthétique des sculptures trouvées, et pas seulement du buste de Néfertiti. La phrase souvent citée, tirée de son journal de fouilles – “Inutile de la décrire, il faut la voir!14” – est en cela symptomatique. En effet, par delà tous les aspects administratifs et idéologiques, elle touche très exactement ce que l’affaire Néfertiti a de si particulier du point de vue de l’histoire de nos émotions esthétiques. Car si jusqu’en 1912, la redécouverte de la culture amarnienne s’était appuyée sur des témoignages textuels et architecturaux, l’heure était désormais venue d’une prise en compte esthétique et visuelle de l’ère d’Akhenaton. Or cette prise en compte ne pouvait intervenir que dans un face à face direct avec les œuvres, et non plus par le truchement de rapports archéologiques ou d’illustrations scientifiques. C’est sans doute l’une des raisons qui incitèrent Borchardt, conscient de l’importance de sa découverte mais soucieux, dans un contexte international tendu, de continuer d’être autorisé à fouiller en Égypte, à faire tout ce qui était en son pouvoir pour garder le plus longtemps possible le buste de Néfertiti à l’abri des regards de la communauté scientifique internationale, qui aurait tôt fait de comprendre ce qu’elle avait laissé filer entre ses doigts. Cette stratégie scientifique et politique fut lourde de conséquences.
“J’ai […] demandé l’autorisation d’exposer brièvement toutes les pièces découvertes à Berlin, pour une raison qui ne relève en rien d’un besoin de plastronner, mais de la possibilité de faire des moulages et des photographies de qualité. J’insiste même pour que cette exposition ait un caractère tout à fait intime, et ne soit destinée qu’au protecteur de la Deutsche Orient-Gesellschaft. Les circonstances ici sont à présent si difficiles que toute exposition de pièces peut avoir des répercussions néfastes15”.
6C’est en ces termes qu’argumentait Ludwig Borchardt, au lendemain du partage des fouilles de janvier 1913. Le Service des Antiquités d’Égypte accéda à sa requête sans autre forme de procès. Toutes les pièces, y compris celles qui étaient échues au Musée du Caire – c’est-à-dire la quasi-totalité des œuvres de sculptures alors connues de l’art amarnien – furent mises en caisses à Tell el-Amarna et expédiées à Berlin. Borchardt fit parvenir à Maspero, “pour son usage personnel”16, des photographies des œuvres qui avaient été attribuées au Caire. Et début mai 1913 au plus tard, les caisses arrivèrent à Berlin. Autrement dit: à cette date, hormis Gustave Lefebvre, Borchardt et les collaborateurs scientifiques allemands de son équipe, aucun égyptologue digne de ce nom n’avait pu se convaincre de visu de l’importance quantitative et qualitative des pièces. Pour Borchardt, qui veillait à ne pas mettre en circulation ne fût-ce que de simples photographies, les choses étaient bien ainsi. Le 5 février 1913, il écrivait encore à Heinrich Schäfer, directeur du Musée égyptien de Berlin: “Je t’en prie, oublie aussi l’idée d’une exposition au Musée de ce que nous avons trouvé cette année, car cela ne manquerait pas de faire beaucoup de bruit. Le maximum que nous puissions faire est d’organiser une exposition réservée à un petit cercle d’invités, à un endroit discret, et rien de plus17”. Schäfer, pourtant, mû notamment par une exigence de transparence scientifique, en décida autrement18 et le 5 novembre 1913, il inaugurait dans la célèbre “cour des colonnes” du Musée égyptien de Berlin (dans le Neues Museum), une exposition spéciale consacrée à Amarna, avec présentation complète des découvertes de Borchardt – sauf Néfertiti. Et il se produisit alors quelque chose de radicalement inédit dans l’histoire de l’égyptologie et de l’appropriation collective de cultures étrangères par l’Occident: ce ne fut pas la communauté scientifique internationale qui perçut en premier l’importance sensationnelle des pièces exposées, mais un public fort disparate de profanes enthousiastes. Que Borchardt ait réussi à éviter que le buste coloré de Néfertiti soit exposé par la même occasion ne changea rien à l’affaire: le public berlinois fut électrisé par l’art d’Amarna.
“La cour des colonnes, à la solennité rigide, et d’ordinaire si vide, du Musée égyptien de Berlin voit défiler toute une foule de curieux. Dames et demoiselles férues d’archéologie forment le gros des troupes. Mais des colonnes d’écoliers en casquettes colorées se bousculent également aux côtés de pédagogues au regard sévère. Un vent de sensation souffle entre les colonnes égyptisantes de ce temple bigarré. Une chose est sûre, cette fois-ci les savants remueurs de terre n’ont pas exagéré: ce sont vraiment des œuvres d’art et des curiosités d’un charme inouï qui nous sont révélées là”,
7proclamait l’hebdomadaire Der Roland von Berlin le 13 novembre 191319. À cette date, l’exposition Amarna était présentée au Neues Museum depuis à peine une semaine. Les bustes avaient rejoint les autres pièces de l’exposition permanente dans la salle centrale du musée – véritable fiction d’Égypte créée au milieu du xixe siècle, imitant à force de couleurs vives et de jeux de lumières un temple égyptien factice, à l’instar des Egyptian courts des Expositions universelles de Londres et de Paris. Dès le premier jour de l’exposition, on vit paraître des douzaines de communiqués de presse et d’articles plus ou moins érudits faisant la louange de l’exposition; en quelques semaines seulement, jusqu’à la fin de l’année 1913, le célèbre service de coupures de presse berlinois Alfred Schustermann en rassembla plus de 11520. D’autre part, de grands magazines illustrés consacrés à l’art contemporain tels Kunst und Künstler, le célèbre journal du galeriste Bruno Cassirer, publièrent sur l’art amarnien des textes parfois très fouillés, solidement documentés et abondamment illustrés à destination d’un large public. Amarna devint l’événement artistique de l’année et battit des records d’entrées. Prévue pour rester en place quelques semaines tout au plus, l’exposition fut prolongée bien au delà de l’hiver en raison d’un “nombre de visiteurs ne faiblissant pas”21. Le 20 décembre 1913, la Vossische Zeitung constatait: “l’exposition au Musée égyptien, où sont actuellement présentées les nouvelles pièces trouvées à Tell el-Amarna, est le grand succès de la saison. On parle presque autant de la sculpture d’Égypte ancienne que du tango, et Akhenaton atteint des sommets de popularité”22. Peu avant Noël, les pièces originales du Caire furent remplacées par des moulages – “Je pense que le public de Noël s’apercevra à peine que des copies ont pris la place des originaux”, commenta Borchardt depuis l’Égypte23. Mais même si certains visiteurs cultivés, comme le poète Rainer Maria Rilke, remarquèrent la substitution – “maintenant, tout est placé autour d’Akhenaton dans une seule et même salle, originaux et moulages, ce qui ne lui nuit en rien, mais pour nous autres dont les yeux ne cessent de tout voir, de droite et de gauche, c’est malheureusement très distrayant”24 –, le succès de l’exposition ne se démentit pas jusqu’à sa fermeture, qui intervint semble-t-il début juin 191425. Les nombreux commentaires qui l’accompagnèrent attestent d’une réception effectivement très éclectique, touchant toutes les strates de la société berlinoise. En dépit de points de vue différents – celui de la religion, de l’histoire de l’art ou de la culture – tous les textes partaient d’un constat époustouflant pour le public de 1913: celui de la modernité radicale de la culture amarnienne et d’Akhenaton (ou Aménophis IV), pourtant âgés de plus de 34 siècles. De Néfertiti, il n’était pas encore question – mais le terrain était bien préparé.
“Les indices s’accumulent qui tendent à prouver que nous sommes liés à l’Égypte par une continuité spirituelle bien plus puissante qu’on ne l’imaginait jusqu’à présent. Dans les arts figuratifs, et surtout dans la sculpture de l’époque actuelle, de nombreux éléments nous renvoient sans cesse au modèle et à l’influence de l’art égyptien antique. […] Mais le lien entre notre sensibilité artistique et l’Égypte ancienne semble avoir des racines encore plus profondes”,
8lisait-on par exemple dans les Berliner Neuesten Nachrichten du 11 décembre 1913 au sujet de l’exposition Amarna26. Et c’est bien de cela, en effet, qu’il s’agissait: d’une empathie unanime, du sentiment d’un lien très profond entre l’habitant de la grande métropole allemande au début du xxe siècle et les hommes et les femmes d’Amarna, autour de la figure fascinante d’Akhenaton, “ce moderne au sens le plus radical du mot”, comme le notait dans une formule percutante le Berliner Tageblatt, journal à fort tirage et grande influence, dans son édition du 5 novembre 191327. Autre aspect caractéristique: les auteurs de ces articles insistaient tous sur le fait que l’expérience esthétique offerte au public par l’exposition des sculptures d’Amarna pouvait se passer de connaissances préalables en histoire de l’art comme de toute autre explication, et qu’au contraire, par le simple regard, chacun pouvait se convaincre de la percutante valeur esthétique des pièces exposées: “La manière que ces pierres ont de vibrer de l’intérieur, l’existence inexplicable, mais que l’on sent néanmoins, d’une loi rigoureusement implacable à l’origine de telles proportions […], voilà quelque chose qu’il ne nous est pas donné de ressentir devant beaucoup d’œuvres d’art!”, pouvait-on lire dans la Leipziger Volkszeitung du 29 décembre 191328, et plus explicitement encore, dans le texte déjà cité du Berliner Tageblatt du 5 novembre 1913: “Que nul lecteur ne laisse aux seuls spécialistes de l’art égyptien le soin de contempler ces choses! […] Quiconque est sensible à l’art se moque bien du pays et de l’époque qui ont vu naître l’œuvre. Toute exposition d’œuvres majeures est bien l’affaire de tous29”. Le primat du regard sur l’érudition: il s’agissait là d’une conception âprement débattue à l’époque, y compris parmi les historiens de l’art, et à laquelle nul autre que le célèbre Heinrich Wölfflin avait consacré quelques années auparavant un essai entier intitulé, de manière programmatique, “Über kunsthistorische Verbildung” (“La perversion de l’histoire de l’art”) (1909)30. Et même un visiteur aussi cultivé, aussi fin connaisseur de l’Égypte que pouvait l’être Rilke, alla lui aussi dans ce sens en exprimant ses regrets après avoir vu l’exposition Amarna en mars 1914 à Berlin: “Voilà qu’une fois de plus, cela menace de tomber dans l’érudition avec tout le tralala et les complications, alors que vis-à-vis d’Aménophis et de lui seul, notre seule mission, silencieuse, consistait à accepter ce miracle, et cela m’importe bien davantage31”. En d’autres termes: dans le Berlin de 1913, c’est-à-dire dans la capitale du mouvement ouvrier, du féminisme, de la réforme des musées, du sexe, des habitudes alimentaires et pédagogiques, dans la capitale des théologies alternatives, de l’expressionnisme, des sécessions et de tout l’internationalisme artistique, Amarna devint l’emblème d’une expérience esthétique accessible à tous, un bien commun des avant-gardes artistiques et de la modernité.
9Dès lors, rien d’étonnant à ce que ces mêmes journalistes et ces mêmes journaux qui dans le Berlin des années 1910 prenaient fait et cause pour les avant-gardes artistiques, de l’impressionnisme au cubisme, aient mis toute leur verve au service de l’exposition Amarna et du sculpteur égyptien Thoutmosis, auteur du buste de Néfertiti et des autres masques et sculptures trouvées par Borchardt. Il a déjà été question de l’éditeur et galeriste Bruno Cassirer, qui publia dans l’une de ses revues d’art sécessionniste, Kunst und Künstler, plusieurs contributions de haut vol de la jeune égyptologue Hedwig Fechheimer sur l’art et la culture d’Amarna32. Dans la revue Sozialistische Monatshefte, issue du mouvement ouvrier, une jeune femme nommée Lisbeth Stern, sœur de la sculpteuse Käthe Kollwitz, se pencha sur la question d’une hypothétique dimension prolétarienne de l’art amarnien: “les formes des visages semblent être le pur fruit du hasard”, écrivit-elle au sujet des modèles de travail de Thoutmosis, “et en ce qui concerne l’expression, ils semblent marqués de manière purement hasardeuse comme n’importe quel visage croisé aujourd’hui dans la rue. En revanche, les portraits sculptés sont d’une pureté de style et d’une rigueur incroyables. Presque comme une dernière filtration aristocratique de l’humain. Ceci étant, il est fort possible que les plâtres aient été moulés sur des prolétaires”33. Dans la même logique, le jeune et brillant critique d’art, Adolf Behne, partisan des avant-gardes et qui venait tout juste de se faire un nom en publiant un compte-rendu de la première exposition du groupe expressionniste “Le cavalier bleu”, à la galerie Der Sturm publia quelques réflexions percutantes sur l’art d’Amarna, dans les Dresdener Neueste Nachrichten du 30 novembre 1913 notamment. Parce qu’il montre très clairement les mécanismes par lesquels le monde de l’art berlinois de l’immédiat avant-guerre fit de l’époque amarnienne une affaire personnelle – d’une manière fondamentalement démocratique, en dehors de toute démarche historique ou scientifique –, cet article mérite d’être longuement cité:
“Aux noms les plus glorieux de l’histoire de l’art, il nous faudra désormais en ajouter un autre: celui du sculpteur Thoutmosis! Pour cette fois, ce n’est pas un moderniste, pas un jeune prêt à tout bouleverser que je tente d’emmener au faîte de l’honneur et de la considération: parmi tous les artistes que nous connaissions, c’est le plus ancien […] ! Ce Thoutmosis se présente […] à notre âme avec une immédiateté telle qu’on en serait presque effrayé ! […]
La première et la plus forte impression que l’on ressent devant les créations de Thoutmosis, c’est l’étonnement: est-ce encore vraiment égyptien, ce que nous avons là sous les yeux ? Je fais complètement abstraction des stupéfiants parallèles avec l’art actuel, qui s’imposent pourtant à chaque pas – mais il y a là des têtes que sans réfléchir, on imaginerait provenir, dans tout autre environnement, d’œuvres funéraires gothiques, il y a d’autres têtes qui témoignent d’un réalisme si affirmé qu’en vérité, on pense plus à Meunier ou à Rodin qu’à l’Égypte et Aménophis IV ! […]
Plus de trois millénaires plus tard, ses études ont eu droit, au Musée de Berlin, à une présentation exemplaire, claire et de très bon goût. Sous les masques et les têtes, on a placé des socles cubiques tendus d’un tissu jaune dont la couleur et la texture rappellent le sable du désert et ses légers crissements. La manière dont les têtes marron ou grises en émergent, les plissements aux vibrations infiniment fines de la peau tendue sur les os, contrastant avec le cube immobile, tout cela me semble exemplaire pour d’autres présentations à venir”34.
10L’immédiateté comme gage de qualité, les rapprochements audacieux avec des artistes contemporains comme Auguste Rodin ou Constantin Meunier, le sens de la mise en scène dans le cadre du musée, le mariage habile de la métaphore winckelmannienne (“la peau simplement tirée sur les os”35) et de l’idéal cubiste: ce texte montre bien comment l’art amarnien, au cours de l’hiver 1913/1914, fut extrait de sa dimension historique pour prendre une actualité susceptible d’intéresser un vaste lectorat. Cette stratégie se retrouve dans de nombreux articles de presse de l’époque. On la rencontre aussi dans l’article “tango” (cité ci-dessus) de la Vossische Zeitung, qui fait le lien entre l’intérêt des jeunes artistes pour l’art amarnien et leur fascination pour l’“extrême-oriental” ainsi que pour les produits de la “plastique nègre” exposés au même moment à Berlin36. Le publiciste Fritz Stahl se montra particulièrement radical dans son rapprochement de la culture amarnienne et de la modernité internationale. Il nota ainsi dès l’inauguration de l’exposition, c’est-à-dire le 5 novembre 1913, dans le Berliner Tageblatt:
“Aménophis IV ! Quiconque s’est penché sur l’histoire de l’Égypte, mais pas en spécialiste, ni en historien obnubilé par les dates, sera frappé par ce personnage, phénomène unique dans l’histoire du monde […]. Un ennemi du passé comme le futuriste Marinetti, prêt à mettre à sac l’univers entier tel qu’il existe ! […] Impossible de comprendre pourquoi les esthètes et les modernes des dernières décennies n’ont pas porté au pinacle cet Égyptien, à côté duquel Néron n’est qu’une petite nature. Probablement ne le connaissaient-ils pas. Il est vrai qu’il démontre aussi l’absurdité de tout futurisme. Sa cité et sa religion n’ont duré que les 20 ans de son règne. Le passéisme qu’il avait assassiné – Thèbes et le culte d’Amon – resta en vie pendant encore des millénaires après cet intermède. […] Futuristes, inclinez-vous !”
11Il ne peut être question ici de poursuivre l’histoire pourtant fort intéressante de la réception de l’art amarnien à Berlin37. Le propos vise simplement à rappeler l’engouement suscité à Berlin par l’art d’Amarna alors que le buste de Néfertiti était lui encore soustrait aux regards publics. Cet enthousiasme unanime pour Amarna constitue le cadre dans lequel s’inscrivit plus tard l’affaire Néfertiti, elle aussi fortement teintée d’émotion. Le fait qu’un intellectuel aussi éminent que Rainer Maria Rilke, ancien secrétaire d’Auguste Rodin et marié à une sculpteuse, ait visité plusieurs fois l’exposition, qu’il l’ait recommandée à ses amis dans de multiples lettres et conversations, qu’il ait écrit un magnifique poème et plusieurs fragments de prose inspirés des têtes sculptées d’Amarna, et même caressé un temps l’idée d’écrire tout un livre sur la sculpture antique égyptienne – tout cela a déjà été très bien étudié par Alfred Grimm38. Par cette intervention littéraire, l’esthétique particulière de l’époque amarnienne, à peine débarquée à Berlin, fit son entrée dans la langue allemande, ce qui représente une forme très intime et avancée de l’incorporation de formes et de cultures étrangères. Rilke n’écrivait pas sur le style d’Amarna, il était le style d’Amarna, dans une identification totale, que révèle d’ailleurs une remarque marginale de son amie Lou Andreas-Salomé, qui visita l’exposition (avec son mari et une amie) en novembre 1913 et écrivit ensuite à Rilke: “tu auras sans doute remarqué toi-même que beaucoup d’Amenhoteps te ressemblent?”39. On sait que des années plus tard, Thomas Mann étendit ce constat de ressemblance à tout un groupe social en se servant de photographies du musée égyptien de Berlin comme modèles pour la description de ses protagonistes de sa tétralogie Joseph et ses frères, donnant à cette occasion une description devenue célèbre d’Akhenaton en incarnation blasée du dandy finde-siècle40. Bref, dans les journaux socialistes ou dans les productions littéraires de l’élite intellectuelle allemande, Amarna n’était pas une culture vieille de 34 siècles; Amarna, c’était ici et maintenant – dans ce Berlin mi-décadent, mi-nerveux de la modernité, et ce bien avant que le buste de Néfertiti n’ait eu une quelconque visibilité. Certes, des revues étrangères telles que la Chronique des arts et de la curiosité41 ou The Journal of Egyptian Archaeology42 évoquèrent elles aussi l’exposition berlinoise, mais l’emballement pour Amarna resta un phénomène limité surtout à Berlin, ce qui s’expliquait notamment par la nécessité d’une présence réelle au musée pour voir les œuvres – “Inutile de la décrire, il faut la voir !”… Au printemps 1914, après plusieurs mois, l’exposition Amarna de Berlin ferma ses portes. Les “trésors [durent] regagner les réserves et rester inaccessibles aux visiteurs, jusqu’à ce qu’en 1918, on trouvât une possibilité de les exposer à nouveau”, raconte Heinrich Schäfer, décrivant la suite du destin muséographique des pièces révélées par Borchardt43. Restés invisibles pendant les quatre années de guerre, les trésors d’Amarna – sauf la Néfertiti, toujours soustraite aux regards du public – furent ensuite présentés (assez mal) dans une étroite galerie du Musée égyptien, jusqu’à ce qu’il ne rouvre ses portes en mars 1924, avec une toute autre mise en scène inspirée de la nouvelle objectivité muséographique, et cette fois-ci avec le buste de Néfertiti comme pièce centrale. Un article sur la réouverture du musée évoquait la scénographie en ces termes:
“Avec beaucoup de retenue, [on a] créé un cadre sans fioritures, sans inscriptions, au seul service des œuvres d’art qui y sont exposées : une succession de murs carrés et de niches qu’une corniche au profil sobre maintient puissamment. On a renoncé à l’abondance de couleurs […]. Rien ne pourrait montrer plus clairement l’évolution du point de vue artistique au cours des 75 dernières années que […] l’architecture rigoureuse de ces nouvelles salles, dont les murs nus et les découpes droites ne font effet que par leurs proportions”44.
12Dans ce “white cube”, la “reine polychrome”, ainsi que toutes les autres têtes d’Amarna, trouvèrent un cadre d’une grande modernité pour le contexte muséographique de l’époque. Face à Ludwig Borchardt, Heinrich Schäfer avait fini par imposer sa volonté de “mettre enfin un terme au secret injustifié et nocif dans lequel les pièces, à commencer par les bustes de la reine, étaient maintenues”45.
13Pourtant, la réouverture du musée ne fut pas la première apparition publique de Néfertiti. Plusieurs mois auparavant, vers le début de l’année 1922 au plus tard, Heinrich Schäfer avait déjà brisé le secret tant souhaité par Borchardt en se lançant dans une politique offensive de publications du buste46, avec diffusion généreuse de photographies. Plusieurs sources l’attestent, la plus explicite étant à nouveau la correspondance du grand faiseur d’opinion Rainer Maria Rilke, qui dès le 28 janvier 1922 écrivit de Suisse à un ami:
“si votre chemin passe par Berlin: il y a maintenant au Vieux Musée [sic] un buste de calcaire coloré de la reine Néfertiti (l’épouse du célèbre Aménophis), trouvé en 1912 à Tell-el-Amarna: d’après les photos que j’ai reçues hier, un magnifique exemple de la beauté éclose de cette brève et mystérieuse époque !”47.
14Le buste de Néfertiti n’avait pas encore été exposé à cette date, mais manifestement, les photographies en circulation avaient suffi à lui assurer une visibilité et une célébrité internationale. Rilke avait reçu ces photos de la fille d’Arthur von Gwinner, banquier et mécène; quelques semaines plus tard, il les transmit à son tour à une amie suisse pour qu’elle puisse les garder “un moment auprès d’elle dans son salon”. Dans l’intervalle, les photos avaient orné l’appartement du poète au château de Muzot dans le Valais. Ainsi, rapporte-t-il, Néfertiti faisait-elle partie “de ces objets tout à fait normaux de l’entourage quotidien, que l’on peut oublier complètement pour soudain, lorsque par hasard une étincelle se produit, être submergé par la puissance en rien amoindrie, grandie même, de leur présence”48. Ce que Rilke décrit ici en termes choisis (Néfertiti trônant dans les salons, l’incursion d’une œuvre d’art originale unique dans les appartements de la bourgeoisie grâce à la reproductibilité technique), c’est précisément ce qui fit de Néfertiti, dans les années 1920, une icône internationale, indépendamment de sa présence hic et nunc dans un musée de Berlin.
15“L’Europe et l’Amérique s’apprêtaient à connaître une évolution radicale de l’idéal de beauté féminine. Aux douces rondeurs, on commençait à préférer la minceur, tandis que fossettes, nez retroussé et bouche en cœur reculaient face à la régularité des traits du visage, au nez droit et aux lèvres bien dessinées”, écrit Dieter Bartetzko pour décrire la fascination exercée par le buste dans les années 1920. “Et en 1924, quand Greta Garbo, avec son front marmoréen et son cou de cygne, eut son heure de gloire et passa à la postérité en donnant à la reine Christine de Suède d’inoubliables traits androgynes, Néfertiti était déjà une star”49. En février 1923, le buste fut largement reproduit dans différents magazines illustrés, dont The Manchester Guardian, où pas moins de trois photos, prises sous différents angles, s’étalaient sur une seule page50. Sa popularité, qui se développa donc hors du champ universitaire et scientifique, fit dire quelques années plus tard à un témoin cultivé que
“la tête de la reine Néfertiti n’est pas seulement une œuvre unique en son genre dans nos musées, mais aussi l’une des très rares pièces, qui se comptent sur les doigts de la main, à toucher le cœur de tout un chacun, l’une de ces œuvres qui se détachent, solitaires, sans se préoccuper des frontières et des concepts de style, et qui, évoluant pour ainsi dire intemporellement à travers les productions les plus saisissantes de l’humanité inspirée, sans explication aucune, savent élever jusqu’à l’âme de l’individu le plus simple”51.
16Âme de l’individu le plus simple – dès la fin des années 1920, Néfertiti faisait partie intégrante de la culture populaire berlinoise.
17Or ce fut précisément pendant ces années où Néfertiti accédait à une visibilité européenne, à partir de 1922 donc, que se produisit aussi le plus grand événement archéologique du xxe siècle : la découverte de la tombe intacte du jeune pharaon Toutankhamon, beau-fils de Néfertiti52. Le 30 novembre 1922, le Times annonça la “découverte la plus sensationnelle du siècle” dans la Vallée des Rois, près de Louxor53. Pendant les mois qui suivirent, le spectacle de l’exhumation se déroula, comme chacun sait, sous les feux de l’opinion publique mondiale: un contrat d’exclusivité passé avec le Times permit aux archéologues Howard Carter et Lord Carnarvon de maîtriser l’information et la diffusion des images. Les publications de vulgarisation scientifique et les articles rédigés à l’attention d’un large public présentèrent les événements comme une chasse au trésor trépidante, ce qui entraîna sur le site une véritable invasion de visiteurs. Dans l’opinion publique égyptienne, marquée à partir de 1922 par le mouvement nationaliste et l’investissement symbolique de l’héritage pharaonique à des fins patriotiques, cet événement fut vécu comme une insupportable humiliation, un acte de “vandalisme sacrilège perpétré par les archéologues étrangers” dans un État souverain54. Dans les cercles spécialisés et parmi les archéologues, en revanche, cette découverte ranima les ardeurs à poursuivre les recherches en Égypte; une certaine incertitude s’empara toutefois des spécialistes qui, d’une certaine manière, sentaient leur discipline leur échapper.
18L’exemple de l’appropriation esthétique de l’art d’Amarna par le public berlinois dans les mois qui précédèrent la Première Guerre mondiale et sous la République de Weimar donne à sentir de manière spectaculaire combien il est essentiel, lorsqu’on aborde aujourd’hui la question de la légitimité – ou non – de la présence d’objets antiques (et ethnographiques) dans les musées du monde occidental, de ne pas dissocier les dynamiques d’appropriation matérielle (le transfert concret d’objets d’art du “Sud” au “Nord”) des processus d’appropriation intellectuelle ou esthétique auxquels ils purent donner lieu dans les contextes respectifs où ils furent transférés. Propriété historique et géographique, propriété matérielle et juridique, propriété intellectuelle, esthétique, immatérielle – c’est dans l’articulation de ces catégories qu’il faut sans doute chercher la réponse à l’une des grandes questions qui a commencé d’occuper le xxie siècle et qui sans doute continuera de l’occuper avec plus d’intensité encore dans les décennies à venir: à qui appartient l’antiquité?
Abréviations
19ADOG : Archives de la Deutsche Orient-Gesellschaft, Berlin.
20BIF: Bibliothèque de l’Institut de France, Paris.
21PAAA: Politisches Archiv des Auswärtigen Amts, Berlin.
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Notes de bas de page
1 Citation de Ludwig Borchardt par lui-même: Borchardt 1924, 38.
2 Les réflexions qui suivent sont une traduction légèrement augmentée de Savoy 2011, 54-72 (merci à Aurélie Duthoo pour sa remarquable traduction). Sur les enjeux politiques et scientifiques de l’égyptologie comme discipline transnationale au xixe et xxe siècles, voir la thèse incontournable d’Éric Gady (Gady 2005), ainsi que les travaux d’Elisabeth David, en particulier David 2008. Sur la dimension politique de l’affaire Néfertiti, voir Krauss 1987 et Kassim 2000,229-253.
3 Sur l’histoire de la réception, voir Jaroš-Deckert 1986.
4 Assmann 2000, 63.
5 Breasted 1905.
6 Weigall 1910.
7 Michaelis 1906, 73.
8 Mariette 1867, 38.
9 Cf. la description de l’art amarnien in: Maspero 1897,326.
10 Steindorff 1900,150.
11 Maspero 1912,158-159.
12 Schäfer 1923, vol. 2, 3.
13 Deutsche Orient-Gesellschaft 1913, 2. Cf. aussi Borchardt 1913.
14 Citation de Borchardt par lui-même in: Borchardt 1924, 38.
15 Borchardt à Heinrich Schäfer, Le Caire, 21 janvier 1913 (ADOG, II. 4.1.10).
16 Borchardt à Maspero (BIF, Ms. 4006, fol. 351).
17 Borchardt à Heinrich Schäfer, 5 février 1913 (ADOG, II. 4.1.10).
18 Sur le désaccord sur ce point entre Schäfer et Borchardt, cf. Krauss 1987, 94-100.
19 Rapsilber 1913, 1519-1523.
20 Cf. ADOG, IV 5.2.1. à 5.2.61: dossiers de presse, exhumations, Amarna.
21 Schäfer 1914, 1.
22 “Kunstausstellungen”, Vossische Zeitung, 20. Dezember (Morgen-Ausgabe), 1913.
23 Borchardt à Bruno Güterbock, H. Qandill, 12 décembre 1913 (ADOG, II. 4.1.10).
24 Rilke à Marie von Thurn und Taxis, 10 mars 1914, cité par Grimm 1997,325.
25 Krauss 1987, 94.
26 “Altägyptische Dichtungen”, Berliner Neueste Nachrichten, 11. Dezember, 1913.
27 Stahl 1913.
28 Bruno 1913.
29 Stahl 1913.
30 Wölfflin [1909] 1946.
31 Rilke à Marie von Thurn und Taxis, 10 mars 1914, cité par Grimm 1997,325.
32 Fechheimer 1924.
33 Stern 1913.
34 Behne 1913.
35 Winckelmann 1756, 73.
36 “Kunstausstellungen”, Vossische Zeitung, 20. Dezember (Morgen-Ausgabe), 1913.
37 Voir à ce sujet l’étude intéressante de Ricarda Dick, in: Dick 2010,123-132.
38 Grimm 1997; cf. aussi Ebneter 2004.
39 Lou Andreas-Salomé à Rilke, 16 février 1914, cité par Grimm 1997,324.
40 Mann [1943] 2003,144 ; cf. Assmann 2006.
41 Cf. La Chronique des arts et de la curiosité, 17, 1913, 130.
42 Griffith 1914,288.
43 Schäfer 1924, 3.
44 Fechheimer 1924,226.
45 Krauss 1987, 96.
46 Cf. Siemens & [Güterbock-] Auer 1922, ill. 9.
47 Rilke à Werner Reinhart, 28 janvier 1928, cité par Grimm 1997,328; cf. Ebneter 2004, 46.
48 Rilke à Lotti von Wedel, 26 mai 1922, cité par Grimm 1997,328.
49 Bartetzko 2011.
50 “The Head of Queen Nefertiti”, in : The Manchester Guardian, February the 7th, 1923, 5.
51 Hermann Schmitz, lettre ouverte au Ministre-Président Otto Braun, 5 mai 1930 (PAAA, R 28635).
52 Voir par exemple à ce sujet James [1992] 2006.
53 Cité d’après Wettengel 2003, 18.
54 Ibid., 34.
Auteur
Professeur d’histoire de l’art, Technische Universität Berlin; benedicte.savoy@tu-berlin.de
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