Jean Potocki (1761-1815) : voyages, expéditions et archéologie. Des Histoires anciennes aux Chronologies et au Mémoire de l’expédition en Chine
p. 175-188
Texte intégral
“Leur masse indestructible a terrassé le tems” Graffito de Jean Potocki sur un linteau de l’entrée de la pyramide de Chéops en 1784, tiré du recueil de vers Les Jardins de l’abbé Delille (1782).
Introduction
1Doit-on s’étonner de voir consacrer ici un article d’historiographie de l’archéologie au comte Jean Potocki (1761-1815) ? Certes, l’archéologue cultivé a lu et sans doute relu Le manuscrit trouvé à Saragosse, un des romans les plus célèbres de la fin du xviiie siècle1, à la rencontre du roman gothique, du roman initiatique et du roman fantastique, livre que Marc Fumaroli a appelé Les mille et une nuits des Lumières dans Le Monde du 28 mars 2008. Mais connaît-il le chevalier de Malte, l’homme politique, le journaliste, l’écrivain, le voyageur, l’explorateur, l’historien de l’Antiquité et le directeur scientifique en mission officielle ?
2Jean Potocki, aristocrate polonais, écrivait heureusement pour nous en français. Bien que peu éditées et parfois plagiées, ses œuvres nous sont néanmoins parvenues sous la forme de quelques livres imprimés à peu d’exemplaires et de manuscrits heureusement retrouvés à Saint-Pétersbourg ou à Varsovie et dont certains sont malheureusement perdus. La publication des œuvres complètes de Jean Potocki est le résultat du travail remarquable de François Rosset (Université de Lausanne) et Dominique Triaire (Université de Montpellier) depuis plus de trente ans. Six volumes ont été à ce jour édités, ainsi qu’une biographie2.
3La famille Potocki fait partie des grandes familles aristocratiques polonaises, installées dans de vastes domaines en Podolie, traversée par le Boug méridional, aujourd’hui située dans le sud-ouest de l’Ukraine. Il reste quelques traces encore aujourd’hui de leurs châteaux et parcs en Podolie, construits au xviiie et parfois remaniés au xixe siècle, notamment le château de Stanislas Félix Potocki à Tulczyn (aujourd’hui un lycée technique agricole), et à Uman, le parc romantique de Sophiowka, dédiée à son épouse Sophie, le château de Bila Tserkva de Franscizek Branicki et son parc Aleksandria, ou enfin Nemyriv, le château des PotockiStroganov (aujourd’hui un sanatorium). La famille Potocki est apparentée aux plus illustres familles polonaises, les Czartoryski, les Branicki, les Lubomirski, puis à partir du xixe siècle aux familles aristocratiques russes. Le destin des Potocki est lié à celui de la Pologne. Il est aussi plus particulièrement celui des riches familles aristocratiques propriétaires de terres situées dans l’actuelle Ukraine (Volhynie, Podolie, etc.) et qui, après avoir résisté à l’ingérence de la Russie – cf. le rôle actif de Joseph Potocki, le père de Jean, dans la Confédération de Bar en 1768-72, prélude au premier partage de la Pologne –, prendront parties contre la constitution de 1791 – cf. la confédération de Targowitz en 1792, animée par Stanislas Potocki le très riche cousin (et futur beau-père) de Jean, prélude au deuxième partage en 1793. Après la disparition de la Pologne en 1795, pour conserver leurs terres et leurs richesses, ils rallieront la Russie.
Jean Potocki, biographie résumée
4Jean Potocki nait en 1761 dans la propriété familiale à Pikow en Podolie. Fuyant la guerre civile, il est envoyé en Suisse de 1774 à 1777, avec son frère ainé Séverin, pour continuer ses études avec un pasteur vaudois. Après une courte carrière militaire, de 1779 à 1785, il voyage à travers la Méditerranée comme chevalier de l’ordre de Malte. En 1785, il se marie à Julie Lubomirska, et s’installe à Paris avec sa belle-mère, la princesse Lubomirska, où il y fréquente la haute société cultivée, non sans continuer ses voyages en Italie, en Angleterre et en Hollande (1787). En 1788, il rentre en Pologne et se fait élire député à la Diète qui prépare la constitution, et y contribue activement en créant un journal d’opinion (Journal hebdomadaire de la Diète). Il se fait remarquer par de nombreuses excentricités vestimentaires et intellectuelles, notamment l’organisation d’un vol en montgolfière à Varsovie en mai 1790, dans une nouvelle machine du célèbre aéronaute Jean-Pierre Blanchard, dont il a financé la fabrication. En octobre 1790, il repart vers Paris, pour suivre les évènements de la Révolution française, en rencontrer les acteurs et connaître leurs idées (au risque de se faire passer pour jacobin), puis part vers l’Espagne – dont le cadre inspirera le Manuscrit trouvé à Saragosse – et le Maroc (1791).
5Les évènements de Pologne l’obligent à rentrer à Varsovie, où il ne peut rien contre le deuxième partage de 1792, qui voit ses propriétés devenir russes. Dans la période 1792-1796, Jean Potocki rejoint sa belle-famille au château de Lancut (situé en zone autrichienne), où il y écrit des pièces de théâtre (Parades) et revient aux études historiques en se passionnant pour l’histoire ancienne des Slaves, occasion de voyages en Allemagne (Basse-Saxe en 1794). Il commence alors l’écriture du Manuscrit.
6À partir de 1796, et après le décès de son épouse Julie en 1794, Jean Potocki se rapproche de la Russie, avec l’aide de son cousin Stanislas Félix et de son frère ainé Severin, bien en cour auprès de Catherine II et qui lui font restituer en 1795 ses terres confisquées en 1792, situées à Vinnitsa en Ukraine.
7Ses bonnes relations avec le prince Zoubov, favori de Catherine II, l’amène à dédier à la tsarine en octobre 1796, son Mémoire sur un nouveau périple du Pont-Euxin... Hélas, elle meurt quelques jours après, et l’avènement de Paul Ier limite, jusqu’à son assassinat en 1801, l’influence polonaise à Saint-Pétersbourg. Il obtient cependant l’autorisation de voyager dans le Caucase en 1797-98. À son retour, il se remarie en 1799 avec Constance, une des nombreuses filles de son cousin Stanislas Felix Potocki, s’installe dans son palais de Tulczyn, et goute de nouveau aux joies de la paternité. Il y rédige son Histoire primitive des peuples de la Russie, fruit de son voyage dans le Caucase et de ses travaux antérieurs.
8C’est peu après l’avènement d’Alexandre Ier, en 1802, que Jean Potocki décide de s’installer à Saint-Pétersbourg en s’appuyant notamment sur Adam Jerzy Czartoryski (1770-1861), fils ainé d’Adam Casimir, ministre des Affaires étrangères de Russie (1804-1807) et sur son frère ainé Séverin. Jean Potocki est nommé conseillé privé du Tsar (1802) en récompense de la publication de son Histoire primitive des peuples de la Russie (fig. 1). En 1805, il est nommé “chef de la partie scientifique” de la délégation diplomatique en Chine dirigée par le comte Golovkine. L’échec de la mission diplomatique n’entraîne pas celui de la mission scientifique, dont nous détaillerons ci-après les résultats. En 1807, il est chargé de lancer un journal antinapoléonien, le Journal du Nord. Le changement de politique d’Alexandre Ier suite à l’entrevue de Tilsitt, entraînant le départ de Czartoryski, met fin à l’activité de Potocki à Saint-Pétersbourg : il attendra sans succès un poste de prestige qui ne lui sera jamais accordé sans doute du fait de son anticonformisme redouté.
9Il se réinstalle sur ses terres à Uladowka en Ukraine et s’occupe de l’éducation de ses enfants. C’est à partir de 1803 qu’il entreprend un nouveau travail sur la chronologie des périodes antiques : Principes de chronologie pour les temps antérieurs aux Olympiades (six tomes publiés de 1813 à 1815). Dépressif, il met fin à ses jours, à cinquante-quatre ans, en 1815.
Jean Potocki, voyageur
10Jean Potocki a effectué de nombreux voyages auxquels il a consacré une bonne partie de son patrimoine. Les récits qu’il en a rapportés ont été presque tous conservés. Ils ont été de nouveau publiés récemment3 et certains sont également accessibles en ligne :
- Voyage en Turquie et en Égypte (1784) ;
- Voyage en Hollande fait pendant la révolution de 1787 ;
- Voyage dans l’empire de Maroc fait en l’année 1791 ;
- Voyage dans quelques parties de Basse-Saxe pour la recherche des antiquités slaves ou vendes fait en 1794 ;
- Voyage à Astrakhan et sur la ligne du Caucase [en 1797-98] ;
- Mémoire sur l’ambassade en Chine [en 1805].
11Les voyages de Jean Potocki ne sont pas ceux d’un aventurier ou d’un explorateur, mais ceux d’un érudit. Il nous a laissé quelques informations sur sa façon de voyager dans le Caucase en 1797-1798. Il circule avec deux lourdes et solides voitures qui servent aussi à converser, à travailler et à se reposer. Des tentes, des vivres, de l’eau mais aussi des armes étaient embarqués. Mais le plus important pour nous ici est la bibliothèque : les écrivains de l’Antiquité, Hérodote en premier ; mais aussi Strabon, Pline, Ptolémée, Tacite, Cicéron. Les géographes sont à l’honneur : ceux du Moyen Âge musulmans et chrétiens et ceux des xviie et xviiie siècles (Bergeron, Lamberti, Chardin, Avril, Gerber, Giorgi, Gmelin, Guldenstaedt, Reineggs, Pallas). Il emporte avec lui également ses propres ouvrages, notamment son précieux “atlas cyclographique”. Pour relater et décrire, les cahiers de travail et le matériel de dessin ne sont pas oubliés. Le touriste des années 1950-60 n’aurait pas été dépaysé de voyager avec Jean Potocki même si l’automobile a remplacé voitures et chevaux, le Guide bleu et les cartes Michelin, la bibliothèque et le kodachrome, l’aquarelle.
12La lecture des récits de Jean Potocki nous révèle à la fois l’historien, le géographe, l’érudit, l’ethnologue, le linguiste, le journaliste d’investigation – qu’Albert Londres aurait apprécié –, et aussi le géopolitologue dont les analyses intéressent les gouvernements qu’il sert (Pologne puis Russie).
Jean Potocki, historien de l’Antiquité
13Récapitulatif des travaux historiques de Potocki :
- 1789-1790-1792 Recherches sur la Sarmatie (4 tomes).
- 1795-1796 Fragments historiques et géographiques sur la Scythie, la Sarmatie et les Slaves (3 tomes).
- 1796 Mémoire sur un nouveau périple du Pont-Euxin, ainsi que sur la plus ancienne histoire des peuples du Taurus, du Caucase et de la Scythie.
- 1802 Histoire primitive des peuples de la Russie.
- Extensions 1804 (Cherson) ; 1805 (Podolie) ; 1805 (Volhynie).
- 1805-1810 Atlas archéologique de la Russie européenne.
14Jean Potocki est l’historien des Sarmates, des Scythes et des Slaves. Le vocabulaire qu’il utilise est de son époque. Le mot “Sarmatie” n’est plus en usage aujourd’hui, mais il l’était au xviiie siècle et avant. Le mot vient des auteurs classiques, notamment de la Géographie de Ptolémée, dont la lecture perpétue l’usage du mot à la Renaissance et après. Ainsi, dans sa Cosmographie universelle, publiée en 1575, André Thevet cite : “la Sarmatie d’Europe est d’une merveilleuse étendue. Elle comprend et embrasse nombre de belles et spacieuses provinces : Moscovie, Pologne, Russie, Lituanie, Livonie et Podolie”. Un article, écrit par Louis de Jaucourt, en 1765, est consacré à la “Sarmatie” dans la grande encyclopédie de d’Alembert. La “Sarmatie” occupe l’emplacement de la grande plaine orientale européenne. La “Sarmatie européenne” est située entre La Vistule et le Don et la “Sarmatie asiatique” entre le Don et la Caspienne. La Scythie est située par Ptolémée au-delà de la Sarmatie asiatique et correspond à l’Asie centrale.
15Les travaux historiques de Jean Potocki sont certes des compilations des historiens de l’Antiquité et du Moyen Âge, mais ces compilations sont validées et enrichies par ses enquêtes sur le terrain effectuées à l’occasion de ses différents voyages. L’Histoire primitive des peuples de la Russie est un aboutissement de son œuvre d’historien de l’Antiquité. Hélas, le livre fut injustement critiqué par l’historien August Schlözer de l’Université de Gottingen, spécialiste de l’histoire de la Russie, qui dut considérer là que Potocki empiétait trop sur son domaine4. Potocki, qui ne faisait pas de ses travaux scientifiques un fonds de commerce et qui ne pouvait imaginer une telle attitude de la part d’un de ses “collègues”, en fut particulièrement mortifié.
16L’Atlas archéologique de la Russie européenne traduit le but ultime de l’érudit, à travers la construction de ce que nous appelons aujourd’hui un atlas historique et qu’il nomme des “cartes cyclographiques”, projet commencé en 1797 et qui aboutira en 1805 :
“Je mettrai au net six cartes historiques de la Russie : la première selon Hérodote, la seconde selon Strabon, la troisième selon Tacite, Pline et Pomponius Mela, la quatrième selon Ptolémée, Ammien Marcellin et Marcien d’Héraclée. La cinquième selon Jordanès, Procope de Césarée et Moïse de Khorène, la sixième selon Nestor, Constantin Porphyrogénète, et l’Anonyme de Ravenne”5.
Jean Potocki, chronographe
17Récapitulatif des travaux chronologiques de Potocki :
- 1803 Dynasties du second livre de Manéthon.
- 1805 Chronologie des deux premiers livres de Manéthon.
- 1805 Chronologie des Hébreux pour servir de suite à Manéthon (manuscrit).
- 1810 Principes de chronologie pour les temps antérieurs aux Olympiades.
- 1813-1814-1815 Principes de chronologie pour les douze siècles qui ont précédé les Olympiades (6 tomes).
18La chronologie de l’Antiquité apparaît comme une suite logique de ses recherches d’historien de l’Antiquité et de ses lectures érudites. Pour s’y retrouver en effet, Jean Potocki a besoin de traiter la synchronie : ce sont ses “cartes cyclographiques”, et la diachronie : ce seront ses “chronologies”, qui vont constituer l’essentiel de ses recherches, une fois installé dans sa retraite studieuse et solitaire d’Uladowka.
19D’illustres chercheurs l’ont précédé dans cette recherche chronologique, et parmi les plus illustres Hérodote (trois générations par siècle), Joseph Scaliger (De emandatione temporum, 1583), Joseph Pétau (Opus de doctrina temporum, 1627), John Marsham (Diatriba chronologica, 1649), Isaac Newton (The Chronology of Ancient Kingdoms amended, 1728), Nicolas Fréret (auteur d’une Défense de la chronologie contre le système de Monsieur Newton, à Paris, 1758), et d’autres encore cités par Rosset et Triaire6.
20N’oublions pas James Ussher dit Usserius, archevêque anglican et primat d’Irlande (1581-1656), qui est sans doute plus célèbre par la fameuse date de 4004 a.C., que par l’ensemble de ses travaux. Sa date de la création du monde ne différait en fait que peu de celles de Bede (3952 a.C.), Scaliger (3949 a.C.) et Kepler (3992 a.C.), entre autres. Bien sûr, Jean Potocki a lu tous ces auteurs qu’il cite dans l’avant-propos des Principes de Chronologie : “À la fin de chacun de mes cinq livres, je rapporterai mes durées à celles de Newton, Freret, Usserius, Marsham, Pétau”.
21Le travail d’Isaac Newton est statistique, basé sur l’estimation d’une longueur moyenne de règne, qu’il évalue dans une fourchette de 18 à 20 ans. Voltaire applique l’estimation de Newton à la succession des empereurs allemands, pourtant une monarchie élective, et trouve 18, 4 ans. Une des questions annexes à la reconstitution d’une chronologie est l’énigme posée par la liste des premiers rois de Rome, dans laquelle sept rois se sont succédé en 257 ans. Cette question a inspiré une passion mathématique ininterrompue, sur la probabilité d’un tel évènement, chez Newton mais aussi chez Condorcet – qui trouva par application du théorème de De Moivre (une loi binomiale tend vers la loi normale) une probabilité inférieure à 0.000792 –, chez le grand statisticien Karl Pearson en 1928 qui confirma les résultats de Newton – en calculant à partir de la distribution statistique de 250 rois européens une probabilité de 0.00496 –, et d’autres statisticiens encore qui ont depuis publié sur ce sujet, et dont nous vous ferons grâce ici. Ces ratiocinations statistiques ont été traitées de façon sarcastique par Jean Potocki, dans le Manuscrit trouvé à Saragosse à travers le personnage de Velasquez doutant des mathématiques (in “Vingt-quatrième journée”)…
22Pour y arriver, à partir des textes des historiens de l’Antiquité et de la Bible, Jean Potocki développe une méthode, la recherche du “synchronisme entier”, autrement dit la contemporanéité de rois dans la succession des règnes dans la Grèce antique, dans l’Égypte pharaonique, dans l’histoire d’Israël, etc. Sa méthode, à l’opposé de celle de Newton, ne repose sur aucun calcul statistique.
23Parmi tous ceux qui ont lu ou plutôt essayé de lire la chronologie de Potocki, indiscutablement l’égyptologue Sydney Aufrère est le plus expert de tous7. Le principe méthodologique sous-jacent dans l’approche de Jean Potocki est celui de la corrélation de plusieurs séquences indépendantes, dans notre cas, des listes chronologiques de règnes de durées différentes, qu’il s’agit de corréler au mieux, à partir de la recherche dans les textes historiques d’informations de contemporanéité, et en essayant de surmonter les difficultés dues à des lacunes, des manipulations et des créations mythologiques. Ces difficultés expliquent pourquoi Newton et plus généralement les statisticiens avaient essayé d’estimer par une approche probabiliste une longueur moyenne de règne, s’intéressant de fait plus à l’ancienneté des civilisations qu’à une chronologie précise et individuelle. C’est l’inverse pour Jean Potocki, dont l’objectif est ambitieux – voire utopique –, et c’est en cela qu’il se distingue de ses prédécesseurs.
24L’archéologie moderne a rencontré à plusieurs reprises cette question de la corrélation de séquences chronologiques. En dendrochronologie, il s’agit de la corrélation de séquences partielles des largeurs de cernes des arbres qui permet de construire arbre après arbre, une séquence complète. En climatologie, c’est la corrélation de séquences stratigraphiques partielles, qui après datation absolue et traitements du signal, permet la construction d’une courbe climatique (carotte glaciaire, carotte océanique, séquence de lœss et sols fossiles).
25La recherche du “synchronisme entier” chez Jean Potocki, à partir des textes historiques, n’est pas différente de la chronologie croisée d’Oscar Montélius8, qui, en trouvant dans des ensembles clos de la protohistoire européenne des objets d’importation bien datés par ailleurs, en déduit une date relative (en fait un terminus post-quem).
26Ce synchronisme, enfin, est obtenu par la méthode de la sériation, dont la formalisation débute avec les travaux de Flinders Petrie sur la nécropole prédynastique de Naqada en Égypte9. À un instant “t”, l’inventaire d’un ensemble clos contient des types d’objets dont certains sont en phase de croissance d’autres en phase de régression, l’ensemble fournissant une signature chronologique, qui permet de réordonner ensembles clos et types d’objets suivant une chronologie relative par des manipulations de tableau ou depuis les années 1960 par des traitements mathématiques et informatiques (Djindjian 1991). Dans la mise en œuvre d’une sériation, le nombre de liens sériels, en d’autres termes de types d’objets contemporains à un instant “t”, garantit la faisabilité de la méthode et l’unicité de la solution. La pauvreté en liens sériels au contraire multiplie le nombre de solutions possibles.
27Le lien sériel est l’équivalent du synchronisme recherché par Jean Potocki et la recherche du “synchronisme entier” n’est rien d’autre que la découverte de liens sériels nombreux entre les différentes séquences prises deux à deux, à différents moments de la chronologie, qui permet de traiter les choix multiples, de lever les ambiguïtés et de déceler les erreurs ou les falsifications.
28Hélas, à l’époque de Jean Potocki, la formalisation mathématique du problème posé est prématurée. Mais une formalisation graphique simple eut été néanmoins possible, permettant de visualiser les synchronismes entre les différentes séquences et de les placer par rapport à un axe des temps absolus. Cette visualisation graphique s’appelle une frise chronologique ou ligne de temps, tableau synthétique bien connu des manuels d’histoire ou d’archéologie.
29La chronologie de Jean Potocki a une ambition considérable et s’appuie sur une érudition impressionnante. Son texte nous livre les questions posées par la nécessité de trouver des synchronismes et ceux qu’il a personnellement trouvés, plus que la chronologie elle-même qui en découlera. Ainsi, s’adressant aux connaissances de son lecteur – a priori érudit comme lui-même –, il n’éprouve pas le besoin de la démonstration, ce qui contribue à l’impression d’une absence de scientificité dans le propos. Cette impression est accentuée par des erreurs de traduction, d’équivalence de noms propres et des différents computs du temps. En outre, enivré par son sujet, il passe sans s’en rendre compte de séquences historiques à des séquences mythologiques, qu’il traite sans aucun appareil critique tant il respecte la véracité des auteurs anciens.
30Jean Potocki peut-il être considéré comme le dernier des chronographes ? Le xixe siècle traita la question des chronologies par le déchiffrement des anciennes écritures, puis à partir de 1860 l’archéologie stratigraphique construisit des chronologies relatives qui devinrent absolues quand les techniques de datations furent mises au point à partir de 1950. Dès lors, le processus s’inversa et l’archéologie put commencer à valider l’exactitude des informations ou l’ampleur des manipulations des textes historiques. Jean Potocki ne l’avait-il pas pressenti lui-même en cherchant à savoir si la pierre de Rosette n’avait pas fait l’objet d’un début de déchiffrement ?
Potocki, directeur de mission scientifique (1805-1806)
31L’ambassade en Chine (1805-1806), dans laquelle Jean Potocki est nommé “chef de la partie scientifique” n’a pas eu comme seul résultat le fiasco politique et diplomatique que souligne son Mémoire sur l’ambassade en Chine10.
32L’ambassade, confiée au Comte Iouri Golovkine, avait reçu du tsar plusieurs instructions, qui concernaient principalement des objectifs commerciaux. Une équipe scientifique avait néanmoins été jointe aux deux cent membres de l’expédition.
33Les 11 membres scientifiques étaient composés de Julius Klaproth (1783-1835), orientaliste ; Friedrich T. de Schubert (1758-1825), astronome ; Johann Friedrich Adams (1780-1838), naturaliste ; Ivan Redovskii, botaniste ; Lorenz van Pansner (1777-1851), minéralogiste.
34Théodore d’Auray, ingénieur militaire, était assisté du jeune Theodore F. Schubert, astronome et militaire (fils du précédent) (1799-1866), qui réalisera avec F. Struve (1793-1864) le relevé topographique et géodésique de la Russie.
35Alexandre Teslev, géographe militaire, était accompagné de trois jeunes officiers. En outre, s’était joint à l’expédition le comte Charles de Lambert (1777-1843), général issu d’une famille d’aristocrates français émigrés s’étant mis au service de la Russie.
36Jean Potocki écrivit, à son retour, un rapport sur l’expédition, qu’il remit au ministre Budberg : Rapport du comte Jean Potocki sur les travaux des savants attachés à l’ambassade destinée pour la Chine. Il rend compte des excellents résultats obtenus par tous les membres de l’expédition scientifique, en premier, Julius Klaproth et en second, Johann Adams. Parmi les autres récits de cette expédition, il faut citer en premier Julius Klaproth, dont la fidélité à l’amitié pour Jean Potocki fut sans faille, au point de donner son nom à un archipel de la mer de Corée et de rééditer à Paris en 1829 son Voyage à Astrakhan et sur la ligne du Caucase et son Histoire primitive des peuples de la Russie. Moins connu est le récit du médecin de l’expédition Joseph Rehmann (1779-1831) dont le rapport d’expédition a été récemment édité11. Rochus van Suchtelen (1766-1819), historiographe de l’ambassade, a également laissé un journal de voyage.
37Après l’échec de la mission, les scientifiques s’éparpillent en Sibérie pour continuer leurs recherches et profiter de leur mission. Au début de l’été 1806, se trouvant en Iakoutie, Adams entend parler par Popoff, le chef des marchands d’Iakoutsk, d’un mammouth gelé trouvé dans le delta de la Lena. Il descend la Lena avec quelques cosaques et atteint à la fin de juin, le village du chef Toungouse Ossip Shumachov, et à la fin de juillet, ils retrouvent l’emplacement de la carcasse. Adams est déçu de découvrir que les animaux sauvages avaient presque entièrement dévoré les parties molles de l’animal. Cependant, il constate que ce qu’ils ont laissé intact représente le mammouth le plus complet jamais découvert jusqu’à présent. Il récupéra l’ensemble du squelette d’un mâle adulte, sauf les défenses que Shumachov avaient déjà vendues en 1804 pour 50 roubles, quelques fragments de parties molles (l’oreille droite et deux pieds), la peau si lourde que dix personnes arrivaient à peine à la déplacer, et vingt kilogrammes de poils. Sur le chemin du retour, il racheta une paire de défenses, qu’il croyait être celles que Shumachov avait vendues.
38Nous connaissons bien peu de choses de la vie de J. F. M. Adams. Johann Friedrich Adams (1780-1838), ou Johann Michael Friedrich Adams, est un botaniste russe d’origine allemande. Il aurait suivi des études médicales de 1795 à 1796 à Saint-Pétersbourg. Entre 1800 et 1802, il voyage à travers le Caucase dans l’entourage du comte Apollo Mussin-Pushkin (1760-1805). Il découvre le mammouth de la Lena (1805-1806) dans le cadre de la mission Golovkine. À la fin de sa vie, il devient professeur assistant de botanique à l’académie de médecine et de chirurgie de Moscou.
39La découverte du mammouth Adams en 1805 survient à un moment clé dans l’Histoire de la connaissance du mammouth. Pour en terminer avec les légendes et les superstitions véhiculées par ces ossements – os de géants dans l’Antiquité (cyclopes) et gigantologie chrétienne médiévale, licorne (Leibniz 1693, 1743), “os de mamont” sibériens (un grand rongeur vivant sous la terre et mourant à l’air libre) –, Pierre le Grand (1672-1725) oblige les expéditions sibériennes du début du xviiie siècle à ramener des ossements de ces animaux : V. N. Tatischev (1720) et D. G. Messerschmitt (1730) ramenèrent les premiers ossements qui permirent à Breynius (Dantzig 1728) de prouver que le “mammont” est un proboscidien. À la fin xviiie siècle, les discussions font rage : que font des éléphants en Sibérie et en Amérique du Nord ? Hypothèse diluvienne ou changement de climat ? Buffon (1707-1788) et Jefferson (1743-1826) en débattent.
40L’espèce est alors définie par Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) dans son Manuel d’Histoire Naturelle (1779-1799) : Mammuthus primigenius Blumenbach 1803. George Cuvier publie en 1799 un texte de 23 pages : Mémoire sur les espèces d’élephans vivantes et fossiles, dans lequel il développe la thèse de la disparition du mammouth confirmant une histoire de la Terre “catastrophiste”.
41La découverte du mammouth Adams est publiée en 1807 dans le Journal du Nord, fondé par Jean Potocki12. L’article circula à travers l’Europe et les États-Unis (fig. 2), notamment dans le Philosophical Magazine13.
42La découverte de la bourre laineuse, des longs poils et de détails anatomiques particuliers confirmèrent l’adaptation d’un proboscidien à un climat froid et sec.
43En 1812, George Cuvier, ajoute à la fin du volume de 278 pages, Recherches sur les ossemens fossiles de quadrupèdes. Tome I, dans les “Additions et Corrections”, pages 12 et 13, l’article d’Adams de 1807, qu’il reprend presque in extenso (fig. 3).
44Jean Potocki, conscient de l’importance considérable de cette découverte, suggère, dans son rapport, l’envoi d’une mission scientifique internationale pour trouver et ramener d’autres exemplaires de mammouths gelés intégralement conservés, sans succès du fait des évènements politiques et militaires du moment :
“… Mr Adams alla jusqu’à la mer glaciale d’où il a rapporté le squelette entier d’un mammouth qu’il y trouva encore couvert de poils et de chairs. Il a rapporté ce précieux monument antédiluvien et il nourrit l’espoir de le présenter à sa majesté. Si ce vœu est téméraire, il est au moins pardonnable dans un homme qui est allé aussi loin et qui est revenu chargé d’un objet d’un aussi grand intérêt pour l’histoire du Globe. Il a encore rapporté des notions très curieuses sur ces contrées boréales et des requêtes des chasseurs russes, qui demandent la permission de visiter la troisième ile de Liakhov14, que l’on croit en Sibérie être un continent. Puisque les cours sont dans une aussi parfaite harmonie15, les académies ne devraient-elles pas l’être ? L’illustre Cuvier qui a créé une nouvelle science (l’Anatomie comparée) a certainement des élèves qui voleraient au seul espoir de parcourir une terre pavée de ces antiques colosses, témoins muets mais irrécusables d’une ancienne nature dont nous n’avons plus d’idée. Les chasseurs dont je joins ici la lettre, deux élèves de Mr Cuvier et Adams à leur tête, formeraient une expédition polaire mémorable dans l’histoire du Globe.”
45La rupture des accords de Tilsitt et la guerre entre la France et la Russie firent qu’il n’y eut pas de suite à cette requête. L’idée ne fut cependant pas enterrée. En 1857, Jacques Babinet, de l’Institut, relance l’idée d’une expédition maritime franco-russe dans les îles Liakhov, au large de l’embouchure de la Lena, en passant par le détroit de Behring, à bord de la corvette “la Reine-Hortense”, pour y “explorer les trésors d’origine organique” dont les fameux mammouths gelés qu’ils recèlent encore16. Ironie de l’histoire, c’est le squelette d’un jeune mammouth mâle, découvert en 1908 dans les îles Liakhov par Vollossovitch, qui est présenté depuis 1958 dans la galerie de paléontologie du Museum national d’Histoire Naturelle comme exemplaire de mammouth laineux à côté de l’elephas meridionalis de Durfort trouvé dans le Gard. L’objectif de Jean Potocki ne sera réalisé qu’un siècle plus tard, quand l’expédition de Herz et Pfizenmayer ramena à temps en 1902 le mammouth gelé de la rivière Berezovka en Sibérie orientale, en s’aidant cette fois du Transsibérien. À Saint-Pétersbourg, le squelette du mammouth d’Adams a été reconstitué dans les locaux de la Kunstkamera, le cabinet de curiosités de Pierre le Grand, par Wilhelm Gottlieb Tilesius (1815), ce qui fut le premier essai – imparfait – de reconstitution d’un squelette d’un animal fossile (fig. 4).
Conclusions
46Il serait particulièrement injuste de considérer Jean Potocki comme un aristocrate érudit et anticonformiste, dont les travaux ne furent pris au sérieux ni par les politiques ni par les scientifiques. Sa condition sociale et sa fortune (sans oublier l’aide de sa famille) lui ont permis d’aborder sans complexe et sans retenue tous les sujets qui l’ont intéressé à un instant donné. À ceux qui pourraient s’étonner d’une telle dispersion qui conduit normalement à la superficialité, il faut répondre qu’il y a une unité globale dans ses voyages, dans ses recherches historiques et chronologiques comme dans l’approche romanesque et qui trouve son aboutissement dans ses analyses géostratégiques sur l’Asie. Son œuvre est un parcours d’érudition cohérent et progressif. Le reproche qui peut cependant lui être adressé concerne l’homme et non le scientifique : celui d’avoir compris souvent les choses (c’est-à-dire les systèmes) longtemps avant les autres et avant le bon moment pour les faire passer (souvent cinquante ans). Son “système asiatique” n’a-t-il finalement pas été mis en œuvre au xixe siècle par l’empire russe ? L’aménagement touristique de la Crimée n’a-t-il pas été entrepris ? La France n’a-t-elle pas fait la conquête de l’Afrique comme il le lui a suggéré ? C’est en s’enfonçant dans les profondeurs du temps en essayant de comprendre les systèmes humains dans toute leur richesse et leur complexité que Jean Potocki a réussi à développer une vision pour le futur qu’il a essayé sans succès de mettre au service de la Russie, faute de Pologne. Au-delà de ses recherches historiques et chronologiques aujourd’hui obsolètes, Jean Potocki nous lègue une leçon essentielle : l’archéologue doit mettre sa connaissance des sociétés humaines du passé au service de l’avenir des sociétés contemporaines.
Bibliographie
Bibliographie
Adams, M. (1807) : “Relation abrégée d’un voyage à la mer glaciale et découvertes des restes d’un mammouth”, Journal du Nord, 32, 633.
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— (1808) : “Some Account of a Journey to the Frozen-Sea, and of the Discovery of the Remains of a Mammoth”, The Philadelphia Medical and Physical Journal, 3, 120-137.
Aufrère, S. H. (2004) : “Potocki et ses principes de chronologie : de l’allusion à l’illusion”, in : Rosset & Triaire 2004c, 145-193.
Babinet, J. (1857) : “L’océan islandais”, Revue des deux-mondes, 12, 122-137.
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Rosset, F. et D. Triaire (2004a) : Jean Potocki. Biographie, Paris.
—, éd. (2004b) : Jean Potocki. Œuvres I : Voyages (1) – Voyage en Turquie et en Égypte, Voyage en Hollande, Voyage dans l’Empire de Maroc, Voyage dans quelques parties de la Basse-Saxe, Louvain-Paris-Dudley.
—, éd. (2004c) : Jean Potocki. Œuvres II : Voyages (2) – Voyage à Astrakan et sur la ligne du Caucase, Mémoires sur l’ambassade en Chine, Louvain-Paris-Dudley.
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Schlözer, A. L. von (1772) : Allgemeine nordische Geschichte, Halle.
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Notes de bas de page
1 Potocki [1810] 2010.
2 Rosset & Triaire 2004a.
3 Rosset & Triaire 2004b ; Rosset & Triaire 2004c.
4 Schlözer 1772.
5 Potocki 1795-1796, t. II, 105.
6 Rosset & Triaire 2004d, 151-153.
7 Cf. Aufrère 2004, auquel nous renvoyons le lecteur.
8 Montelius [1855] 1986.
9 Petrie 1920 et Petrie 1921.
10 Rosset & Triaire 2004c.
11 Heissig 1971.
12 Adams 1807.
13 Adams 1808.
14 Il s’agit des îles de la mer arctique découvertes en 1770 par le marchand Liakhov.
15 C’est une allusion ironique à l’accord de Tilsitt.
16 Babinet 1857, 137.
Auteur
Professeur associé, Université de Paris-I, UMR 7041 Arscan ; francois.djindjian@wanadoo.fr
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