1817-1821 : Les Monuments de l’Hindoustan de Louis-Mathieu Langlès
p. 163-174
Résumé
Langlès (1763-1824), mal jugé de son vivant, vite oublié après sa mort, occupe pourtant une place importante dans l’histoire de la fondation de l’indianisme en France et dans celle de l’histoire de l’art en Inde. Il mérite une réhabilitation. Entraîné dans la mouvance de la renaissance orientale de la fin du xviiie siècle et du début du xixe, il s’initie à l’arabe et au persan auprès de Silvestre de Sacy et, faute de pouvoir voyager, lit la riche et instructive littérature de voyages en Asie. En 1790 il prend l’initiative de proposer à l’Assemblée constituante la création de chaires d’arabe, turc et persan et obtient en 1795 la promulgation par la Convention du décret portant création de l’École spéciale des langues orientales. Il en est bientôt le président et administrateur. Lecteur infatigable d’ouvrages relatifs à l’Asie, principalement l’Inde, il a régulièrement diffusé les travaux scientifiques anglais en France, notamment par la révision avec l’aide de A. Hamilton du Catalogue des manuscrits sanscrits de la Bibliothèque nationale de France et par la traduction des Asiatic Researches de l’Asiatic Society de Calcutta. De son œuvre publiée et abondante on doit retenir ses Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan, qui marquent une date fondamentale dans l’histoire du livre d’art relatif à l’Inde.
Texte intégral
“Langlès (L.-Mat.), orientaliste et célèbre plagiaire, membre de l’Académie des Inscriptions ; Pérenne (près Montdidier) 1763-1824. La réputation dont jouit cet orientaliste, qui n’avait fait qu’effleurer l’étude des langues de l’Asie, est aujourd’hui complètement tombée. On sait maintenant que les ouvrages qu’il a publiés sont ou des plagiats, ou tellement remplis d’erreurs, qu’ils peuvent plutôt nuire à la philologie et à l’histoire qu’en avancer les progrès. On ne doit cependant pas méconnaître que Langlès a contribué à populariser en France la connaissance de l’histoire de l’Asie par ses nombreuses publications. Sa riche bibliothèque, qui offrait d’immenses secours pour les études philologiques et historiques, était ouverte à tous les savants1…”
1Un fin lettré sanscrit, Rājaśekhara, a fait au tout début du xe siècle une théorie du plagiat (haraṇa). Dans une classification de quelque trente-deux types d’emprunt, qu’il répartit sous deux chefs, le “reflet” (pratibimba) et le “portrait” (ālekhya), il compte sous le premier chef un type tailabindu “tache d’huile” qui amplifie la reprise d’idées, sous le second un type māṇikyapuñja “monceau de rubis” qui rassemble de nombreux objets de diverses sources en un seul lieu. Il ne condamne pas le premier. Il recommande le second2. C’est ainsi que l’œuvre de Langlès nous paraît devoir être approchée.
2Louis-Mathieu Langlès3 est né à Pérennes (Oise) le 23 août 1763. On lui connaît une vocation précoce. D’abord officier du point d’honneur – charge d’officier de la connétablie au Tribunal des maréchaux de France, ayant à tâche de réprimer les duels –, il espère par le cours d’une carrière militaire trouver l’occasion d’aller en Orient et satisfaire une insatiable curiosité de jeune homme à l’égard de l’Asie. Avait-il lu Anquetil-Duperron qui, pour aller à la quête des livres sacrés de la Perse et de l’Inde, s’engagea dans l’armée des Indes en 17544 ? Mais, à la fin du xviiie siècle, les rêves de conquête coloniale s’étaient évanouis. On les laissait à l’Angleterre. Il n’y avait plus de corps d’armée français à maintenir sur un terrain d’Asie. Ce sont des officiers anglais qui eurent le privilège et les moyens de réaliser les premières enquêtes indianistes. Le jeune Langlès se replia dans la collecte et la lecture des Voyages. Le français en offrait de remarquables. Il y ajouta tout ce qui s’était publié en Europe sur le Proche-Orient, la Perse et l’Inde, en anglais – c’était la plus grande part – en allemand, italien, portugais. Auprès de l’orientaliste Silvestre de Sacy5, il s’initie à l’arabe et au persan et s’intéresse particulièrement à la langue alors appelée “tatare-mantchou”. Cette formation le convainc de l’importance de l’enseignement des langues de l’Orient. Il prend l’initiative, dès 1790, d’approcher l’Assemblée constituante et d’y préconiser la création de chaires d’arabe, de turc et de persan à Paris et Marseille. Ce n’est pas qu’il appartienne à la mouvance révolutionnaire, mais il s’inscrit dans l’air de son temps, dans la marée montante de la “renaissance orientale”6 qui marquera les premières années du xixe siècle. Il en prend la tête par sa démarche, démarche qui aura les plus grandes répercussions, non seulement sur sa carrière, mais aussi sur l’évolution des connaissances. Il inspire un homme de pouvoir, pourtant bien différent de lui, Joseph Lakanal (1762-1845), conventionnel qui préside le comité de l’Instruction publique et qui, dans sa grande législation de l’enseignement, fait promulguer par la Convention le décret portant création de l’École spéciale des langues orientales, le 10 germinal an III (30 mars 1795)7 : c’est une mise en œuvre fidèle du projet de Langlès. En 1792, on avait confié à ce dernier, sur la recommandation de Joseph-Bon Dacier, alors Secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et Silvestre de Sacy, la conservation des manuscrits orientaux de la Bibliothèque nationale et c’est à proximité, rue Neuve-des-Petits-Champs, que fut installée la nouvelle institution. On offrit à Silvestre de Sacy la première chaire, mais il refusa de prêter serment à la Convention et n’accepta qu’une charge provisoire. Son disciple, sans doute plus conciliant avec le pouvoir, reçut la charge de Président et administrateur (1796-1824). Si l’on reconnait au premier la plus grande maîtrise scientifique, on loue les qualités d’organisateur et d’animateur du second. À ce titre, il occupe une place importante dans l’essor de l’orientalisme. Ses contemporains ont été unanimes pour lui savoir gré de sa complaisance et sa générosité. Il accueillait avec dévouement tout savant qui s’intéressait aux collections nationales dont il avait la charge. Grand collectionneur lui-même, il ouvrait volontiers sa bibliothèque à tout amateur. Le sourire engageant que lui prête son portraitiste éloigne de l’esprit la figure conventionnelle du savant desséché (fig. 1).
3Langlès a aussi sa place dans l’orientalisme. Son œuvre écrite est abondante, comme en témoigne la liste ci-après – dont tous les titres furent publiés à Paris. Son domaine de prédilection est la littérature du voyage en Orient, le voyage qu’il n’eut pas le bonheur de faire. Une grande partie porte sur la Perse. Ce sont pour la plupart des éditions et traductions de voyages, avec une annotation nourrie, parfois plus abondante que dans l’original.
Alphabet mantchou, rédigé d’après le syllabaire et le dictionnaire universel de cette langue, 1787.
Instituts politiques et militaires de Tamerlan, proprement appelé Timour, écrits par lui-même en mogol et traduits en françois sur la version persane d’Abou-Taleb-al-Hosseïni, avec la Vie de ce conquérant, d’après les meilleurs auteurs orientaux, 1787.
Voyage sur les côtes de l’Arabie Heureuse, sur la Mer Rouge et en Égypte ; contenant le récit d’un combat des Anglais avec M. de Suffrein, traduit de l’anglais, 1788.
Fables et contes indiens, nouvellement traduits, avec un Discours préliminaire et des notes sur la religion, la littérature, les mœurs, etc., des Hindous, 1790.
Voyages de P. S. Pallas dans plusieurs provinces de l’empire de Russie et dans l’Asie septentrionale, traduits de l’allemand par le C. Gauthier de La Peyronie, nouvelle édition revue et enrichie de notes par les CC. Lamarck et Langlès, 8 vol., 1793.
F. L. Norden. Voyage d’Égypte et de Nubie, 3 vol., 1795.
Voyages de C. P. Thunberg au Japon, par le Cap de Bonne-Espérance, les isles de la Sonde, etc., traduits, rédigés et augmentés de notes, particulièrement sur le Javan et le Malai, par L. Langlès, et revus, quant à la partie d’histoire naturelle, par J.-B. Lamarck, 2 vol., 1796.
Voyage de l’Inde à la Mekke, par Abdoul-Kerym… extrait et traduit de la version anglaise de ses Mémoires par L. Langlès, 1797.
Voyages de la Perse dans l’Inde, et du Bengal en Perse, le premier traduit du persan, le second de l’anglais ; Avec une Notice sur les Révolutions de la Perse, un Mémoire historique sur Persépolis, et des notes ; par L. Langlès, 1798.
Voyages dans l’Inde, en Perse, etc. avec la description de l’île Poulo-Pinang, par différents officiers au service de la Compagnie anglaise des Indes orientales, traduits de l’anglais, 1801.
Voyage du Bengale à Pétersbourg, à travers les provinces septentrionales de l’Inde, le Kachmyr, la Perse, etc., suivi de l’histoire des Rohillahs et de celle des Seykes, par feu Georges Forster, traduit de l’anglais, avec des additions et une notice chronologique des Khans de Crimée, 3 vol., 1802.
Recherches sur la découverte de l’essence de rose, 1804.
Observations sur les relations politiques et commerciales de l’Angleterre et de la France avec la Chine, 1805.
Voyage pittoresque de l’Inde fait dans les années 1780-1783, par M. William Hodges. Traduit de l’anglais et augmenté de notes géographiques, historiques et politiques par L. Langlès, 2 vol., 1805.
Relation de Dourry Efendy, ambassadeur de la Porte Ottomane auprès du roi de Perse, traduite du turk et suivie de l’Extrait des voyages de Pétis de La Croix, rédigé par lui-même, 1810.
Catalogue des manuscrits samskrits de la Bibliothèque impériale, avec Alexander Hamilton, 1807.
Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, 10 vol., 1811.
Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l’Inde et à la Chine dans le ixe siècle de l’ère chrétienne, texte arabe imprimé en 1811 par les soins de Feu Langlès, publié et traduit par Joseph Toussaint Reinaud, Paris, 1845.
Les Voyages de Sind-Bâd le Marin et la ruse des femmes : contes arabes, traduction littérale, accompagnée du texte et de notes, 1814.
Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan, décrits sous le double rapport archéologique et pittoresque, précédés d’un discours sur la religion, la législation et les mœurs des Hindous, d’une notice géographique et d’une notice historique de l’Inde, 2 vol., 1817-1821.
Voyage chez les Mahrattes, par feu M. Tone, traduit de l’anglais, 1820.
Histoire de la Perse depuis les temps les plus anciens jusqu’à l’époque actuelle, suivie d’observations sur la religion, le gouvernement, les usages et les mœurs des habitants de cette contrée, traduit de l’anglais de John Malcolm par Pierre-Vincent Benoist, continué de 1814 à 1821 par Louis-Mathieu Langlès, 4 vol., 1821.
4L’Inde a une part moindre que la Perse dans cette œuvre. Langlès a abordé le sanscrit à travers l’érudition anglaise. En 1790, il traduit en français la version que Wilkins avait donnée de l’Hitopadeśa, un recueil d’apologues moraux, le plus facile des textes sanscrits sur lequel s’exerce depuis lors tout débutant en Europe. En 1803, Hamilton, un brillant officier de la marine britannique, qui avait longtemps vécu au Bengale et y avait acquis une bonne maîtrise du sanscrit, préparant une édition du même Hitopadeśa, vient à Paris consulter des manuscrits de ce texte. Reçu et guidé par Langlès, il s’engage dans le travail de collation, qu’il n’a pas encore complété quand la guerre éclate et le maintient prisonnier à Paris où il est traité avec le respect que l’on porte au savant. On le laisse libre de poursuivre ses travaux à la Bibliothèque impériale. Il a donc le temps de réviser le catalogue des manuscrits sanscrits envoyés à la Bibliothèque du Roi depuis le début du xviiie siècle et dont la liste avait déjà été publiée dans le beau Catalogus codicum manuscriptorum Bibliothecae Regiae de 1739. Il y apporte des corrections, des adjonctions, un nouveau classement. Sa rencontre avec Langlès est ainsi des plus fructueuses. Ce dernier apprend de Hamilton quelques rudiments de sanscrit. Depuis longtemps versé dans les travaux d’érudition anglais, le bibliothécaire en suivait toutes les publications et avait annoté abondamment une traduction française des deux premiers volumes des Asiatic Researches de l’Asiatic Society de Calcutta8. Il ne tarit pas d’éloge sur ces études et, à l’égard de Hamilton, il s’ajoute un lien d’amitié :
“Toujours occupé d’accroître les précieuses et vastes connaissances qu’il a déjà acquises dans la langue sacrée et la littérature des Hindoux, M. Alexandre Hamilton profita des trop courts instants de paix qui rapprochèrent nos patries respectives, pour connaître et compulser les manuscrits en langue samskrite, que possède la Bibliothèque Impériale ; il m’était recommandé par des amis communs ; je l’accueillis avec l’empressement que devait m’inspirer sa réputation littéraire. Je ne tardai pas à reconnaître que les qualités de son cœur ne le cédaient pas à son mérite littéraire ; nos fréquentes relations établirent bientôt entre nous, une amitié, qui sera, j’espère, à l’épreuve du temps et des distances. La passion de l’étude et l’intérêt des matériaux qu’il avait sous les yeux retinrent M. Hamilton bien au-delà du terme qu’il avait fixé pour son voyage. Un événement politique le força en outre, de différer son départ ; il profita de la prorogation de son séjour à Paris et des facilités que lui accorda, en faveur de son rare mérite, un gouvernement protecteur déclaré des sciences et des savants, d’abord pour rectifier le Catalogue des manuscrits samskrits de la Bibliothèque Impériale. Les erreurs qu’il trouvait à chaque article le déterminèrent bientôt à refaire ce Catalogue. Il le composa en anglais. Je l’ai traduit en français, et j’ai ajouté des notices plus ou moins étendues à un grand nombre d’articles. Quelques-unes de ces notices m’ont été fournies par M. Hamilton lui-même, j’ai tiré les autres des Recherches Asiatiques, de mes propres notes sur la traduction française des deux premiers volumes de ce savant recueil, des œuvres de M. Jones, du Digeste des Lois Hindoues, traduit en anglais, par M. Colebrooke, des ouvrages du P. Paulin de Saint-Barthélemy et de différents manuscrits orientaux de la Bibliothèque Impériale.”
5Auprès de Hamilton, Langlès a eu son meilleur contact avec la culture de l’Inde, au défaut d’une expérience directe. Autrement, sa source est livresque, tout ce qui s’est écrit sur le pays en langue européenne, dans quelques cas en persan. Doté d’une passion de collectionneur, il s’était constitué une bibliothèque personnelle et, par ses fonctions de conservateur des trésors de la Bibliothèque nationale, avait à sa disposition une documentation précieuse et rare, l’une des meilleures en Europe. Il s’intéressait à toutes les approches, à toutes les disciplines, langues et littératures, géographie, histoire, religion, arts. Dans son œuvre, on ne saurait chercher de création originale : c’est une longue suite de traductions et d’annotations. Elle trouve cependant son couronnement dans un ouvrage de fond, son monumental Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan, deux beaux volumes in-folio parus en 1821, trois ans avant sa disparition (fig. 2). Il s’agit clairement de l’œuvre de sa vie. Une souscription avait été ouverte par l’Imprimerie de P. Didot l’Ainé. La première livraison date de décembre 1811.
“Et, nous dit-il, plusieurs livraisons se sont succédé avec l’exactitude et la célérité dont est susceptible l’exécution soignée d’un ouvrage tel que celui-ci. Toutes mes notes étaient rassemblées et classées, une bonne partie du texte était même rédigée, et l’on avait déjà préparé un grand nombre de dessins et de gravures, lorsque des catastrophes aussi extraordinaires que les exploits qui les avaient provoquées, paralysèrent momentanément toutes les grandes entreprises littéraires, et bien d’autres encore. Mais, loin de me décourager et d’abandonner celle-ci, dont je me suis peut-être exagéré l’utilité, je m’empressai de profiter de l’heureux rétablissement de la paix si longtemps désirée pour suivre avec régularité mes correspondances littéraires…”9.
6Sa méthode de travail transparaît dans ce passage. Ce collectionneur disposait d’un réseau de relations qui lui procurait livres, dessins, plans, gravures. Il insistait sur son souci de se mettre continuellement à jour. Mais il y avait une limite à l’efficacité de tels efforts : il suffisait d’une guerre, d’une rupture des communications de pays à pays pour arrêter “les correspondances littéraires”. Et sa principale source était l’Angleterre à l’époque napoléonienne. La paix était nécessaire à l’élaboration de son ouvrage. Elle lui a été d’autant plus bénéfique que la période de l’Empire et des années qui ont suivi a vu un accroissement remarquable de la connaissance de l’Inde dans l’élite cultivée des officiers britanniques désormais solidement établis sur le terrain de l’Inde. Langlès recevant leurs productions documentaires peut se dire “accablé, pour ainsi dire, sous la masse toujours croissante de matériaux également neufs et intéressants”.
7Il dévoile clairement son dessein et les limites de ses ambitions dans un passage que nous devons aussi citer :
“Pour remplir dignement la tâche que j’ai eu l’imprudence de m’imposer, il eût fallu réunir à la fois les connaissances et les talents du géographe, de l’historien, du philosophe et de l’archéologue ; mais le désir de présenter un tableau général et complet de la Presqu’île, tel qu’il n’en existe encore aucun de toute autre contrée, me servira d’excuse, et certains lecteurs se trouveront peut-être dédommagés de la faiblesse de quelques parties, si ce n’est même de la totalité de l’ouvrage, par l’exactitude et l’authenticité des faits que j’y ai consignés. Quelques-uns de ceux qui sont relatifs à la géographie ou à l’histoire m’ont été fournis par les écrivains orientaux… C’est chez eux, chez les savants indianistes, et chez des voyageurs dignes de foi, que j’ai puisé tous les renseignements relatifs aux religions, aux mœurs et usages des habitants de la Presqu’île”10.
8Les écrivains orientaux sont des auteurs persans ; les savants indianistes : Hamilton, Colebrooke, les membres de l’Asiatic Society de Calcutta ; les voyageurs dignes de foi sont généralement britanniques et les plus récents par rapport au temps de Langlès, c’est-à-dire des dernières décades du xviiie et des deux premières du xixe siècle.
9Langlès n’a pas appliqué de méthode critique d’analyse de la documentation lui parvenant. Il la collectait, la recevait, la classait et la traduisait. Il s’avère impartial, tout en restant dépendant de l’esprit de son époque, particulièrement de celui du milieu de la colonie anglaise qui lui distribuait ses rapports. On connaît bien les deux tendances extrêmes et antithétiques qui colorent presque toute la littérature coloniale : l’angélisme de la rencontre avec le bon et heureux sauvage, et la diabolisation de l’étranger. Langlès avait, semble-t-il parfois un penchant plus marqué pour la seconde. Sa préface contient une tirade d’esprit attribuable à ses sources, mais à laquelle il souscrit avec assurance :
“On ne contestera certainement pas l’autorité de respectables missionnaires, tels que les Drs Ward, Cormack, etc. qui m’ont inspiré quelque doute sur les sentiments de douceur, d’humanité, de sagesse même, dont quelques-uns de nos philosophes, tels que Raynal, Saint-Pierre, et autres, ont gratifié les timides, superstitieux et lubriques Hindous. À leurs pompeuses apologies j’opposerai huit à neuf cent veuves brûlées vives chaque année dans la seule Présidence du Bengale, sans compter celles à qui la bassesse de leur caste ne permet pas d’aspirer aux honneurs du bûcher (on se borne à les enterrer également vives)…”.
10C’est un jugement général que l’on oublie dans un ouvrage consacré aux faits recueillis et rapportés tels quels. Dans la description de l’hindouisme, la légende domine. Ce sont les croyances populaires que les voyageurs entendent en premier et cela est retranscrit tel quel sans jugement. On note l’absence d’intelligence critique à l’égard de certaines rêveries historiques, l’origine égyptienne des tours des temples du sud de l’Inde, à Tanjore, Cidambaram, etc. comme devant des comparaisons de mythes ou cultes avec des données de la Bible.
11L’ouvrage comporte dans un premier volume une notice géographique de 164 pages, document précieux de géopolitique qui avait toute sa valeur à l’époque de sa publication et qui aujourd’hui est un document historique pour l’étude de l’état de l’Inde d’alors et se révèle utile pour accompagner la lecture des voyageurs du xviiie siècle. On y trouve des cartes intéressantes dressées pour cet ouvrage même. L’une d’elles a été dressée par Jean-Denis Barbié du Bocage (1760-1825), professeur de géographie à la Faculté des lettres de Paris et confrère de Langlès à l’Académie des inscriptions et belles-lettres11. Une autre est fondée sur celle de l’East India Register for 1813 publié par l’East-House à Londres. Autre point digne d’attention : on y a porté plusieurs mesures d’échelle en cosses de l’Hindoustan, en cosses du Karnate, en lieues moyennes de France, en milles anglais, en milles géographiques et en myriamètres. Le premier volume comporte ensuite un “Discours sur la religion, la législation, les mœurs et usages des Hindous”, suivi d’une notice historique, le tout de 104 pages et illustré de gravures faites sur des dessins conservés à la Bibliothèque nationale. Les images de divinités sont ainsi gravées à partir de dessins, conservés dans cette institution, d’un brâhmane nommé Sâmi, artiste du sud de l’Inde12.
12Le deuxième volume est consacré aux monuments. Le nombre de ces derniers est minime, une vingtaine, mais ils sont pourvus de descriptions détaillées et d’admirables planches gravées. Le site le mieux et le plus longuement décrit par Langlès est celui d’Ellora. C’est aussi celui qui a été le plus souvent visité par les Européens et a été l’objet du plus grand nombre de bonnes descriptions, depuis Jean de Thévenot (1633-1667)13 et Anquetil Duperron. L’information a la valeur des sources utilisées, très inégale, faisant se côtoyer l’exactitude, l’incompréhension, voire le mépris. On est étonné que soit qualifié de ruines le temple éternellement vivant de Madhoureh (Madurai), dont plusieurs éléments, tels que le pavillon hypostyle construit par Tirumalai Nāyaka, sont bien décrits, ou encore que la procession du char soit correctement attestée mais rejetée dans le passé. Le Linga du temple de Madurai est décrit à l’aide d’une citation d’un missionnaire14 :
“le démon adoré dans cette pagode est l’organe de la génération ou Chaka-naden, un des noms que les Malabars donnent à Issouara, appelé aussi chez eux par corruption Isouren. C’est la puissance génératrice. L’image de cette divinité est placée au milieu du temple en face de la porte : c’est un bloc de granit haut d’environ quatre pieds, de forme conique et dont le sommet offre l’esquisse d’une figure humaine ; elle est surmontée d’une arcade dorée, taillée dans le massif de l’édifice, et qui ressemble à une gloire15”.
13Il est exact que l’un des noms donnés localement à Shiva dans ce site est Cokka-nātha qui signifie “Beau Seigneur”, que c’est un nom tamoul, malabar étant une désignation du tamoul chez les voyageurs européens. La conception du Linga comme organe de génération apparaît dans quelques mythes de façon très épisodique et dans d’autres régions que le sud de l’Inde. Au Tamilnādu, le Linga est un signe de la présence du dieu et il revêt une forme cylindrique. La forme conique vue par le missionnaire résulte peut-être d’une impression due aux décorations dont on honore tout objet de culte. Il n’y a pas de visage sculpté dans la pierre du Linga, mais pour la décoration il est d’usage de placer au sommet un masque d’argent.
14La source des illustrations est très diverse et encore une fois généralement anglaise. En premier, viennent les admirables vues de Thomas et William Daniell dessinées et gravées dans les années 1790 (voir un exemple en fig. 3). Ellora est montré à partir de dessins de Jacques Wales, Elephanta à partir de dessins de Forbes (fig. 4), très supérieurs à ceux pourtant plus célèbres de Niebuhr. Tous les originaux collectés par Langlès ont été traités de nouveau par des graveurs français spécialement pour son ouvrage. Il s’ensuit une unité technique, celle de l’école française au début du xixe siècle. Si la finesse des degrés de lumière, la beauté des gravures des Daniell ne sont pas égalées, l’ensemble possède une qualité esthétique indéniable. Langlès a surveillé de très près la préparation des planches. Il a choisi les artistes, dessinateurs et graveurs, pour leur talent, et sélectionné leurs productions pour le charme teinté de poésie des ruines qu’ils y avaient apporté. Il ne pouvait être juge de l’écart du dessin par rapport à la réalité. Il faut reconnaître que l’écart est minime et qu’en réalisme, il y a un grand progrès réalisé par rapport aux reproductions antérieures. Le Français s’est soucié de l’exactitude des relevés, comme l’indique le court historique qu’il donne des dessins originaux d’Ellora (exemple en fig. 5) :
“Une partie est due aux soins de sir Charles Ware Malet, résident de la Compagnie anglaise des Indes orientales auprès du Dorbâr, c’est-à-dire de la cour mahratte de Pounah. Nous lui devons la description des temples souterrains d’Elora. Un Hindou fort ingénieux, nommé Gongârâma, et attaché à son service, a été chargé par lui de dessiner ces monuments, et s’est acquitté de cette tâche avec tout le soin minutieux qui caractérise les productions des artistes orientaux. Cependant, comme il tomba malade, avant que sir Charles pût venir le joindre, et examiner avec lui les dessins qu’il avait faits, en rectifier les incorrections, ou prendre d’autres points de vue, ce travail laissait quelque chose à désirer : tout imparfait qu’il était, il fut pourtant envoyé au président de la Société Asiatique [du Bengale], plutôt pour exciter la curiosité que pour la satisfaire, et surtout afin d’engager quelqu’un à le compléter. Un artiste anglais, aussi recommandable par la pureté de son goût que par la supériorité de son talent, M. Wales, voulut bien prendre cette peine pour un petit nombre de ces dessins. Sa curiosité et son goût passionné pour toutes les antiquités de l’Inde le conduisirent bientôt à Elora, où il mena l’artiste hindou de sir Charles ; ils en rapportèrent une belle et nombreuse suite de dessins, où l’on trouve la scrupuleuse fidélité asiatique jointe à la manière à la fois large et savante des grands artistes européens. Cette magnifique suite de dessins, au nombre de vingt-quatre, exécutés dans les années 1792 et 1793, fut acquise par sir Charles à la mort de M. Wales, et remise à M. M. Daniell, qui en ont enrichi leur somptueux ouvrage pittoresque sur l’Inde. Tous les détails relatifs aux mesures qu’on trouvera dans le cours de notre description, aussi bien que le grand temple nommé Kéylaça, Paradis, ou Palais de Siva, ont été fournis par le lieutenant Jacques Manley”16.
15Le même souci d’exactitude, d’esthétique et de lisibilité apparaît à propos de dessins de Madurai :
“Nous n’avons pas cru devoir faire ombrer la planche VIII [en réalité VII représentant un pilier du pavillon hypostyle de Tirumalai Nāyaka : voir infra, fig. 6], dessinée par un Indien, à cause de la multiplicité des détails : un simple trait en conserve les profils plus purs et plus distincts”17.
16Dans l’histoire du livre d’art et d’archéologie, ces Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan, avec les quelque deux cents gravures qui l’illustrent, détiennent une place marquante : le premier grand livre d’archéologie de l’Inde du sud. Dans la France du premier quart du xixe siècle, il apportait la plus grande somme de documentation sur un monde que l’on découvrait avec passion. Quelle fut sa destinée ? Il a du vivant de son auteur suscité l’intérêt. Il a été utilisé, comme on utilisait tous les écrits et les collections de cet écrivain dont on louait la sociabilité, l’ouverture d’esprit, la générosité. Sa réussite est indéniable. Cependant on a vite reconnu son manque d’originalité, dès que l’on a eu accès à ses sources. Il y a aussi le fait que le rythme des acquisitions d’information nouvelle s’est considérablement accéléré dès les années 1820. L’œuvre de Langlès représente les connaissances de la fin du xviiie siècle, des premières décades du xixe. Il faut considérer que Langlès est à bien des égards un homme de l’Ancien Régime. Son grand livre s’inscrit dans la ligne des beaux albums d’antiquités, de curiosités sur l’Orient des xviie et xviiie siècles. À partir des années 1820 apparaît une nouvelle génération d’esprits passionnés de l’Orient. Et c’est la génération des grands initiateurs de la ligne scientifique de la recherche, des auteurs des grandes découvertes : Champollion, Burnouf, Abel-Rémusat18. Langlès est éclipsé. On l’a vite oublié.
17Langlès, que l’on appelait parfois “l’Anglais”, a été le mal-aimé de l’archéologie indienne. Le bilan de ses efforts en faveur de la propagation des connaissances sur les langues, les littératures, les monuments de l’Orient, est pourtant positif et impressionnant, et l’on doit toujours lui savoir gré d’avoir initié la fondation de l’institution majeure et durable d’enseignement des langues et civilisations orientales. Si on lui dénie le titre de fondateur de l’archéologie indienne en France, il faudrait lui réserver une première place dans la protohistoire de cette discipline.
Bibliographie
Bibliographie
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Boilly, J.-L. (1820-1824) : Recueil de portraits de personnages célèbres faisant partie des quatre différentes classes académiques de l’Institut, lithographiés par Boilly fils, Paris.
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Landresse, C. (1834) : “Notice sur la vie et les travaux de M. Abel-Rémusat”, JA, 14, 205-231 et 296-316.
Langlès, L.-M. (1805) : Recherches asiatiques ou Mémoires de la Société établie au Bengale pour faire des recherches sur l’histoire et les antiquités, les arts, les sciences et la littérature de l’Asie ; traduits de l’anglais par A. Labaume ; revus et augmentés de notes, pour la partie orientale, philologique et historique, par M. Langlès ; et pour la partie des sciences exactes et naturelles, par MM. Cuvier, Delambre, Lamarck et Olivier, Paris, 2 vol.
— (1817-1821) : Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan, décrits sous le double rapport archéologique et pittoresque, précédés d’un discours sur la religion, la législation et les mœurs des Hindous, d’une notice géographique et d’une notice historique de l’Inde, Paris, 2 vol.
Larénaudière, P. de (1826) : Éloge de M. Barbié du Bocage (…) lu dans l’Assemblée générale de la Société de géographie, le 1er décembre 1826, Paris.
Rosny, L. de (1859) : “Langlès (Louis-Mathieu)”, Nouvelle biographie générale : depuis les temps reculé jusqu’à nos jours, 19, 422-424.
Schwab, R. [1950] (2014) : La Renaissance orientale, nouvelle édition (1ère éd. Paris, 1950).
Thévenot, J. de (1684) : Troisième partie des voyages de M. de Thevenot, contenant la relation de l’Indostan, des nouveaux Mogols et des autres peuples et pays des Indes, Paris.
Notes de bas de page
1 Lalanne et al. 1853, s. u. “Langlès”.
2 Kāvyamīmāṃsā of Rājaśekhara, edited by the Late Mr. C. D. Dalal and Pandit R. A. Sastry, revised and enlarged by K. S. Ramaswami Sastri Siromani, 1934, Baroda, 12. p. 66 et 13. p. 73.
3 Sur sa biographie, voir Rosny 1859.
4 Biographie dans Anquetil Duperron [1771] 1997.
5 Espagne et al. 2014.
6 Pour reprendre la fameuse expression de Schwab [1950] 2014.
7 Labrousse 1995.
8 Langlès 1805 (= an XIV).
9 Langlès 1817-1821, 1 (préface).
10 Langlès 1817-1821, 2-3.
11 Biographie : Larénaudière 1826.
12 BnF, inv. 4-OD-46 (A). En ligne sur http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark :/12148/btv1b550073007.
13 Voir Thévenot 1684.
14 Langlès renvoie à cette référence : Lettres édifiantes, tome XIII, 129-130.
15 Langlès 1817-1821, II, 6.
16 Langlès 1817-1821, II, 72-73.
17 Langlès 1817-1821, II, 10.
18 Sur la vie et les travaux de ce grand sinologue (1788-1832), voir Landresse 1834.
Auteur
Membre de l’Institut, EPHE ; pierre-sylvain@filliozat.net
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