L’oubli et la redécouverte d’Olympie des origines à l’expédition de Morée. La philosophie antique des ruines
p. 43-60
Résumé
La redécouverte d’Olympie est une aventure pluri-séculaire qui débute à la Renaissance et qui se concrétise avec l’expédition de Morée. Elle reflète les vicissitudes de l’exploration du passé, de la naissance de la discipline antiquaire jusqu’à l’affirmation d’une archéologie entendue comme une science positive.
En parcourant les diverses étapes de cette longue quête, cet article s’interroge sur la relation entre tradition littéraire, documents cartographiques et exploration du sol en Grèce et en Europe du xve au xixe siècle.
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’un monument de mémoire ? Un site où le souvenir s’impose, un lieu dont le seul nom évoque un temps et des événements que nul ne saurait oublier. Les lieux de mémoire sont souvent la rencontre des actions des grands hommes et des paysages dans lesquels ils ont réalisé leurs exploits : “erga” au sens d’Hérodote, pour qui les monuments et les actions des hommes s’entremêlent et se confondent. Pour les Grecs il existe un rapport indissoluble entre ergon, l’exploit et mnémosynon, ce qu’on peut se remémorer1. Les Grecs et les Romains savent d’expérience comment les traces les plus avérées des monuments les plus célèbres disparaissent en quelques siècles, au point de devenir des sortes d’ombres chargées de souvenirs qui ne persistent que par la voix des poètes. À Troie, César ne peut qu’entrevoir les restes érodés de la ville dont le nom (nomen) contraste avec les vestiges à peine décelables de ce qu’ils ont été.
2Cette poésie des ruines contraste rudement avec l’enthousiasme antiquaire des hommes des Lumières et du romantisme occidental. Là où les poètes de l’Antiquité ne voient que le passage inéluctable du temps, ils s’attachent aux moindres traces de l’activité du passé pour tenter de reconstruire dans sa splendeur un paysage originel. Au pessimisme stoïcien des ruines si apparent dans la tradition gréco-romaine s’oppose un optimisme qu’on pourrait dire triomphant. Pouqueville, l’un des découvreurs d’Olympie au début du xixe siècle, s’exprime ainsi :
“Laissant donc de côté la partie poétique des jeux d’Olympie, je me bornerai à tracer la topographie des lieux, afin que les voyageurs, conduits par l’amour de la science dans ces champs témoins des plus belles fêtes que le soleil ait éclairées sur la terre, puissent confronter les témoignages de l’histoire ancienne avec la situation actuelle des mêmes lieux”2.
3Pouqueville est un médecin et un diplomate, prisonnier pour un temps du pacha de Morée durant les affrontements franco-turcs, mais en bon élève de l’abbé de La Rue il regarde le paysage comme un livre d’histoire plutôt que comme l’occasion d’une émotion. Face à une tradition antique qui affirme qu’au bout du compte la visite d’un site aussi célèbre soit-il n’est qu’une occasion de remémoration, un moyen de payer un tribut à la mémoire et d’accepter en quelque sorte notre propre condition mortelle, il affirme qu’un savoir positif est possible, que les ruines sont les traces d’événements qu’un esprit rationnel est capable d’interpréter pour peu qu’il soit attentif à la disposition du territoire et aux vestiges eux-mêmes. La raison n’abolit pas la poétique des ruines, mais elle cherche à l’apprivoiser et à la dominer. Ce faisant le positivisme du xixe siècle retrouve une veine d’un autre ordre, celle de Pausanias, qui à la différence des poètes et des historiens, est plus intéressé par les dispositifs que les ruines suggèrent que par leur seule puissance poétique. On verra plus loin le rôle de la redécouverte de Pausanias à la Renaissance sur l’histoire du site d’Olympie. Je voudrais souligner ici la concordance entre les observations du périégète et une certaine forme de regard antiquaire du xixe siècle.
4Pour Pausanias, le passé lointain, celui qui précède le monde de la cité classique, est un utile objet de réflexion. Il donne du relief et de l’épaisseur aux monuments et aux paysages qu’il décrit et qui sont comme la trace d’un moment idéal et indépassable qui est celui de la Grèce classique. Mais en même temps ce passé lointain tient de l’adélon, de ce qu’on ne peut distinguer clairement. Il est ce qui donne sa saveur ambiguë aux monuments du passé tout comme les citations d’auteurs anciens donnent de l’élégance aux compositions poétiques3. Pausanias ne fait pas mystère des perplexités qu’il éprouve face aux monuments archaïques qui lui procurent, selon la belle expression de Porter, comme un “excès de profondeur”4 dans sa confrontation entre l’état présent des monuments et ce qu’ils signifient du passé. Pour Pausanias, le passé n’est pas qu’un récit, il est une réalité qu’on peut observer et décrire. À Olympie même, il signale une découverte qu’il a observée de ses propres yeux lors de l’érection d’une statue à la gloire d’un bienfaiteur du sanctuaire : “en creusant la terre (…) pour poser le socle de la statue, on trouva des fragments d’armes, des brides et des mors que j’ai vu moi-même sortir de terre”5. L’histoire du site d’Olympie a ceci de particulier qu’elle est faite d’attentions minutieuses et d’oubli, de somptueuses envolées poétiques et de descriptions très factuelles. Olympie a habité poétiquement et socialement la conscience des Grecs et des Romains de l’archaïsme grec à la fin de l’empire romain. On connaît encore en 369 p. C. le nom de vainqueurs aux jeux, mais on ne sait pas à quelle date – entre la fin du ive siècle et l’instruction de Théodose II de 435 de détruire tous les temples païens encore en état – les derniers jeux eurent lieu6. Il est évident qu’au ve siècle le sanctuaire est abandonné et qu’il est l’objet de destructions si massives que son site même, pour les érudits de la Renaissance et de l’époque des Lumières, sera l’objet de débats infinis.
5Si le site même d’Olympie disparaît progressivement de l’attention savante, son “ nomen” ne cesse d’être présent dans la tradition érudite. On retrouve Olympie sur le fameux itinéraire romain dit la table de Peutinger, et dans les œuvres d’Hiéroklès et de Constantin Porphyrogénète7, mais c’est une ombre, une tradition que nulle description précise ne vient conforter. Une magnifique carte de la Morée due à un célèbre cartographe vénitien du xvie siècle, Gian Battista Agnese, et conservée à la bibliothèque Marciana de Venise suggère que le toponyme d’Olympie avait disparu (fig. 1)8. Sur cette œuvre très détaillée, le cartographe a soigneusement indiqué les noms des villes et des villages. Près de la boucle du Rouphia (Alphée), apparaît le toponyme Andilalo que les antiquaires de la fin du xviiie siècle interprètent comme le site de l’antique Olympie : la seule marque d’antiquité est le symbole d’un imposant château qui doit renvoyer à un monument conséquent. Agnese n’accorde aucun intérêt à la topographie antique. Sa carte qui est datée de 1554 est pourtant l’exacte contemporaine d’une autre imprimée en 15529 et réalisée par un cartographe grec émigré en Italie, Nicolas Sophianos.
6Bien que moins riche en détails topographiques, la carte de Sophianos offre une toponymie des sites antiques et indique précisément Olympie au-dessus de la boucle de l’Alphée (fig. 2). G. Tolias, qui a magistralement étudié l’œuvre de Sophianos, la définit comme une “carte antiquaire qui intègre toutes les strates de l’Antiquité grecque du règne de Minos à la période byzantine”10. Comme l’a souligné Tolias, Sophianos appartient au petit groupe d’érudits grecs formés à Rome au collège du Quirinal fondé par Léon X. Dans ce milieu érudit, il a côtoyé des savants aussi illustres que Markos Mousuros, l’éditeur de la première édition de Pausanias chez Alde, et Iannis Laskaris, l’éditeur du commentaire d’Homère par Eusthate de Thessalonique. L’œuvre de Sophianos se trouve donc ainsi au cœur de la culture littéraire et scientifique de la Renaissance, un mouvement qui est aussi intéressé par le retour aux sources que par les recherches mathématiques les plus avancées. La présence, pour la première fois semble-t-il, sur une carte imprimée de la localisation approximative d’Olympie a donc valeur de symbole : celle de la rencontre d’une culture grecque nouvelle avec l’expérience de la Renaissance italienne, mais aussi plus généralement avec la Renaissance européenne. L’original de la carte de Sophianos est perdu, mais nous disposons d’une édition de 1545 à Bâle chez Oporin11. Ce dernier confia une introduction à un fameux érudit protestant Nicolaus Gerbel, pupille d’Érasme et ami de Mélanchton et de Luther, le soin de rédiger une introduction et un indice des toponymes qui comprend plus de deux mille noms. Certaines sections sont illustrées de vues imaginaires des villes antiques reprises d’illustrations de villes germaniques. Olympie est honorée d’une de ces gravures (fig. 3)12. Le petit texte qui accompagne la description d’Olympie, bien qu’il cite Pausanias, se contente de rappeler le rôle et l’influence des jeux dans l’Antiquité. Au cœur des débats qui traversent l’Europe sur l’interprétation de la tradition, la carte de Sophianos, qui aura une longue descendance, établit un pont entre la réception des textes anciens et la cartographie moderne. Elle inaugure une curiosité antiquaire qui, forte de la redécouverte de Pausanias, considère la topographie du monde antique comme une des catégories de la connaissance. L’œuvre de Sophianos et de ses successeurs ne résout pas la tension entre poétique des ruines et esprit d’observation antiquaire, mais elle contribue à inscrire le débat sur l’exploration de l’Antiquité dans des termes que nous pouvons qualifier de modernes. L’un des éléments de cette modernité est bien sûr le dessin et le relevé cartographique. Le recours à des bois gravés figurant des villes d’Europe pour illustrer les villes de la Grèce ancienne est une concession à la volonté de disposer d’une nouvelle source de savoir qui repose sur des documents iconographiques dont le statut est encore ambigu, mais dont la nécessité est évidente. Comme Tolias et ses collègues le démontrent, la redécouverte et la diffusion du texte de Pausanias a pour conséquence de bouleverser complètement le rapport de l’Occident avec la tradition grecque13. Elle offre aux antiquaires une clef d’interprétation qui, par son caractère systématique et descriptif, sonne comme une invitation au voyage. La passion antiquaire des hommes de la Renaissance et de leurs successeurs des Lumières réside dans ce désir manifeste d’un contact direct avec les monuments de l’Antiquité ; une volonté de connaissance qui vise à maîtriser l’espace par les techniques de la description et du relevé entendues comme des outils cardinaux du savoir. Les hommes de l’Antiquité et du Moyen Âge étaient tout aussi capables d’observer les traces du passé, mais ils n’en faisaient pas un impératif documentaire à la manière des antiquaires de la Renaissance. Dans sa dédicace adressée à Jean Lascaris pour la première édition imprimée de Pausanias chez Alde à Venise en 1516, Markos Mousuros vante la richesse du texte de la Périégésis et insiste sur la lutte contre l’occupant turc. Il présente la libération de la Grèce comme un moyen de parcourir les innombrables cités qui, au xvie siècle, ne sont plus que des “nomina” :
“For with one of you urging on and the other accomplishing Hellas will be freed, and the lovers of learning and lovers of sights will flock without fear to the Peloponnese, once the barbarians have completely vanished, and holding Pausanias in hand they will find diversion in touring all around, comparing his writings directly with the sights, and they shall have their fill of great pleasure”14.
7Avec la redécouverte de Pausanias, un nouvel espace politique et intellectuel s’ouvre aux antiquaires et Mousuros imagine un type d’explorateur bien différent de Cyriaque d’Ancône et de Buondelmonti. Les nouveaux voyageurs disposent désormais d’un texte qui leur permet de comparer l’état présent des ruines et une tradition de topographie antique dont l’objectif, cohérent avec celui des antiquaires, était de saisir la relation entre monumentalité et pratique religieuse et sociale. Reste que durant l’âge de raison, les voyageurs se font rares dans l’Élide.
Les lumières et le désir des Ruines
8Pourtant la renommée du site et la tradition érudite n’avaient pas manqué de mobiliser les plus fameux érudits de l’époque. Dans une célèbre lettre de 1723 au cardinal Quirini devenu archevêque de Corfou, le père de Montfaucon l’exhorte à entreprendre des recherches en Élide :
“Corfou, ancienne colonie des Corinthiens, est pleine de monuments antiques et d’inscriptions [...] mais qu’est-ce que c’est que tout cela en comparaison de ce qu’on peut trouver dans la côte de Morée [...] c’est l’ancienne Élide où se célébraient les jeux olympiques, où l’on dressait une infinité de monuments pour les victorieux, statues, bas-reliefs, inscriptions. Il faut que la terre en soit toute farcie, et ce qu’il y a de particulier, c’est que je crois personne n’a encore cherché de ce côté-là”15.
9Cette recommandation impérieuse de Montfaucon est suivie d’une bibliographie dont le premier titre est Pausanias, source évidente de l’inspiration du savant bénédictin. Cette lettre de Montfaucon est abondamment citée, mais son originalité n’est pas toujours soulignée. Car Montfaucon, pourtant le prince des archéologues de cabinet, lance ici plus qu’un appel au voyage : il suggère fortement de recourir à des fouilles. On verra combien une telle suggestion qui nous paraît si banale était difficile à entendre. Car il y a bien des manières, au siècle des Lumières, de voyager en Grèce et de tirer partie de l’immense trésor historique, mythologique et religieux offert par Pausanias. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir la célèbre traduction du Périégète due à un éminent membre de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’abbé Gédoyn, qui n’hésite pas à orner sa traduction, la première en français, parue à Paris chez Didot en 1731, d’une gravure parfaitement imaginaire de l’hippodrome d’Olympie. Tout comme l’illustrateur de la carte de Sophianos n’hésitait pas à prendre pour modèle d’Olympie les villes de l’Allemagne de la Renaissance, l’abbé Gédoyn demanda au chevalier de Folard, illustre historien des batailles, de composer à la manière des paysages romains du xviiie siècle une reconstitution de la “barrière d’Olympie” qui servait d’entrée monumentale au stade. Entre la volonté de savoir de Montfaucon et l’aimable composition de Folard il y un abîme, celui de l’opposition entre une approche purement littéraire, qui est une sorte d’Ekphrasis à l’envers où on part des mots pour créer des images, et la méthode descriptive et topographique chère à Montfaucon qui cherche une correspondance raisonnée entre monument et texte. Pourtant le message de Montfaucon n’est pas perdu pour tout le monde. C’est le principal ministre de Louis XV, le comte de Maurepas, qui charge en 1728 François Sevin, garde de la Bibliothèque royale et Michel Fourmont, “professeur royal de Syriaque, sous-bibliothécaire et interprète du roi pour les langues chinoises, tatares et indiennes”, d’un voyage en Orient dont le but officiel est de pénétrer dans la mythique bibliothèque du grand seigneur, mais qui dans les faits est un voyage antiquaire, car outre les manuscrits :
“Ils [Sevin et Fourmont] ne doivent pas négliger ce qu’ils pourront trouver de médailles de toute espèce (…) comme aussy d’apporter, s’il est possible, d’anciennes inscriptions, ou du moins d’en tirer des copies figurées exactement, en désignant précisément les lieux où elles se trouvent”16.
10On perçoit bien dans ces instructions l’héritage des recommandations de Colbert à ses envoyés en Orient : d’abord les manuscrits, ensuite les monnaies et enfin les inscriptions. Mais ces dernières doivent être soigneusement localisées, ce qui conduit à un début de reconnaissance topographique. Le bilan de l’expédition de Fourmont est contrasté et les nombreux faux qu’il a recueillis dans ses relevés d’inscriptions n’ont pas contribué à sa réputation, tout autant que sa prétention à avoir rasé les ruines de Sparte au sol pour mieux en collecter les inscriptions. Son récit de voyage17, resté jusqu’ici non publié, est riche de levés cavaliers plus à la manière du xviie siècle qu’à celle des ingénieurs de l’époque. De ce point de vue, il incarne certainement après Spon et Wheeler une approche antiquaire qui donne une place déterminante à la méthode géographique et topographique18. Reste que les maigres résultats de sa mission en matière de manuscrits conduisirent à son rappel en juin 1730 : ce fut pour la connaissance du Péloponnèse une belle occasion manquée. Comme le fut, pour des raisons étonnamment proches de celle de Montfaucon, le projet exprimé par Winckelmann de se rendre à Olympie pour y organiser des fouilles dont il entretient encore Heyne dans une lettre de 1768 :
“Un autre objet de mon voyage est d’effectuer une entreprise sur Élis. C’est-à-dire, d’obtenir du secours pour y aller, muni d’un firman de la Porte, fouiller le stade avec une centaine d’hommes. Mais si le Cardinal Stopponi devient pape, je n’aurai alors besoin pour cela que du ministère de la France et de son ambassadeur, car ce Cardinal pourra subvenir à toutes les dépenses nécessaires. Mais si cette entreprise doit se faire par contribution, chacun devra avoir sa part des monuments qu’on pourra découvrir (…). Tout devient possible quand on veut fortement une chose et cette affaire ne me tient pas moins à cœur que l’Histoire de l’art même”19.
11Il est frappant de voir se rencontrer deux esprits aussi différents que Winckelmann et Montfaucon sur l’idée d’une exploration d’Olympie considéré comme un site majeur de la civilisation grecque. L’attraction si forte de Winckelmann pour Olympie, au point qu’il l’associe à son Histoire de l’art, l’œuvre cardinale de sa vie, nous confirme qu’il s’agit pour lui d’une question essentielle. Elle tend à nuancer l’image d’un Winckelmann pur historien des formes, au profit d’une vision plus large de l’exploration du passé qui anticipe les missions archéologiques du xixe siècle, soit qu’elles soient financées en tant que telles par un État ou qu’elles soient portées par un cartel de personnes privées comme le feront plus tard les fouilleurs d’Égine20. Le point important est bien le fait qu’il faut accepter le risque de fouilles longues et dispendieuses et ne pas se contenter des visites et des relevés familiers aux praticiens du “Grand Tour”.
Le voyage savant
12Les érudits de la Renaissance avaient inventé une forme d’étude de l’Antiquité qui reposait sur le voyage savant et le dessin. Les fouilles étaient rares et fortuites, sauf quand elles dépendaient comme à Rome des travaux de construction et d’aménagement urbain. La seconde moitié du xviiie siècle est caractérisée ainsi par ce qu’on pourrait appeler une seconde étape de la curiosité antiquaire, plus topographique et architecturale, dont en Italie Piranesi avait été le fondateur. Elle exige une cartographie précise et des fouilles qui ne sont pas seulement destinées à collecter de nouvelles séries d’objets, mais à documenter la position des monuments dans leur contexte. La passion topographique et géographique des érudits est une des dimensions fondamentales de ce tournant qui préfigure l’archéologie positive de la seconde moitié du xixe siècle. La Society of Dilettanti créée à Londres en 1734 multiplie les expéditions en Grèce, dont la fameuse expédition de Stuart et Revett en 1749 qui change drastiquement la connaissance de l’architecture grecque21.
13Au même moment, le savoir géographique connaît alors avec d’Anville et son cabinet des cartes, avec Barbié du Bocage à la génération suivante, un engouement sans précédent pour la topographie ancienne de la Grèce si détaillée dans les sources, mais si approximative dans son cadre topographique précis. G. Tolias a précisément reconstitué ce processus qui amène à remplacer les cartes de l’École italienne par des cartes françaises comme la Description du Golfe de Venise et de la Morée de J. Bellin (1771) ou la Carte des côtes de la Grèce de J. B. de Chabert, lors d’une mission qu’il effectua en 1776 et publia en 179722. La cartographie de la Grèce ancienne et moderne devient un véritable enjeu intellectuel dont témoigne l’expédition du comte de Choiseul-Gouffier. En 1776 Choiseul s’embarque sur l’Atalante commandée par Chabert, avec un cénacle d’ingénieurs comme J. Foucherot, F. Kauffer et de peintres comme J. B. Hilaire. Cette passion du comte pour la Grèce et le Levant déboucha sur le Voyage pittoresque de la Grèce, dont le premier volume publié en 1782 marque une nouvelle période de l’exploration du monde classique. La passion, la fortune du comte et bientôt sa fonction d’ambassadeur de France auprès de la Porte lui permettent d’explorer les sites à une échelle jusque là inconnue et de dépêcher deux de ses collaborateurs, Foucherot et le peintre Louis Sébastien Fauvel, pour un séjour de deux ans en Grèce. Le comte avait eu la main heureuse en s’entourant de collaborateurs d’exception. Le séjour de Fauvel en Grèce et à Constantinople qui dura jusqu’à sa mort allait changer la physionomie de l’archéologie de la Grèce.
14Le site d’Olympie si négligé jusqu’à la seconde moitié du xviiie siècle allait retrouver son lustre avec la visite et les relevés successifs d’érudits de plus en plus nombreux23. En 1766, Richard Chandler, chargé par la Society of Dilettanti d’une expédition en Ionie et en Grèce, termine son expédition dans le Péloponnèse et se voit signaler, par un habitant de Gastouni, de l’existence de ruines près d’un village dit “Miraca”. Après une marche assez longue, Chandler et ses compagnons donnent une première description des ruines :
“Early in the morning we crossed a shallow brook, and commenced our survey of the spot before us with a degree of expectation from which our disappointment on finding it almost naked received a considerable addition. The ruin, which we have seen in the evening, we found to be the walls of the cell of a very large temple, standing many feet high and well built, the stones all injured, and manifesting the labour of persons who have endeavoured by boring to get at the metal, with which they were cemented. From a massive capital remaining it was collected that the edifice has been of the Doric order. At a distance before it was a deep hollow with stagnant water and brick-work, where it is imagined, was the Stadium. Round about are scattered remnants of brick buildings, and vestiges of stone walls. The site is by the road-side, in a green valley, between two ranges of even summits pleasantly wooded. The mountain once called Cronium is on the north, on the south the river Alpheus”24.
15Chandler nous donne ici la première description moderne du site d’Olympie et on ne peut pas dire qu’il partage l’enthousiasme poétique d’un Montfaucon ou d’un Winckelmann : pour lui, le texte de Pausanias qu’il résume avant de passer à sa propre et brève description des ruines doit être soumis à l’autopsie. Il part des vestiges modernes pour interpréter les ruines et pour les confronter à l’emphase de la tradition littéraire. Olympie, ce sont quelques ruines qui ont subi les assauts répétés de la nature et des prédateurs qui se sont succédé dans les alentours. La visite de Chandler en 1766, si désappointée qu’elle soit, est cependant un succès. Il a su sans coup férir découvrir le site qui échappera pourtant en 1780 à la visite de Foucherot et de Fauvel. En 1787, ce dernier fut plus attentif et plus chanceux, mais, comme il l’explique lui-même, sa maîtrise de l’observation du sol et de la prospection était bien plus affirmée.
“Ayant aperçu, sur cette rivière [l’Alphée], les débris d’un pont antique, je descendis dans son lit : j’examinais la coupe de ses rives de droite à gauche, et je remarquai constamment à six pieds plus bas que le sol, des poteries, des briques et des tuiles antiques. J’aperçus aussi des fragments de marbre. Cette découverte, jointe à celle du pont, me persuada que je me trouvois sur les ruines d’une ville antique ; de l’autre coté et en face du pont je reconnus les ruines d’un théâtre tourné au Sud et adossé à une montagne. Des collines qui tiennent à cette montagne s’avancent plus ou moins vers le fleuve Alphée et y viennent terminer la plaine à 3 ou 400 toises et au levant du pont du Cladée. Je visitai avec un soin scrupuleux toute la plaine renfermée entre les collines, l’Alphée et le Cladée ; des restes de murs fort bas et couverts d’arbustes furent les premiers objets qui attirèrent mon attention ; des hommes envoyés par l’Aga d’un village fouilloient près de ces ruines pour en tirer des pierres. Je demandai le nom du village ; quelle fut ma surprise en apprenant qu’ils l’appellent Andilalo, ou le village de l’écho ; je me rappelai alors que les Grecs qui assistoient aux jeux se plaçoient suivant Pausanias pour écouter un écho qui répétoit sept fois : cette découverte me fortifia de plus en plus dans l’idée que j’étois sur l’emplacement d’Olympie. J’aperçus au milieu de la fouille, qui paroissoit faite exprès pour moi, des tronçons de colonnes qui avoient plus de six pieds de diamètre. Ces colonnes étoient cannelées. La première assise de la cella a cinq pieds de hauteur, elle est encore en place. Pausanias remarque que le temple de Jupiter étoit dorique entouré d’un péristyle, qu’il avoit soixante-huit pieds de hauteur, qu’il n’étoit point bâti de marbre mais de pierres eschinites25 appelées πωρος, remplies de coquilles marines. C’est en effet de cette même pierre enduite d’un stuc blanc que sont formés les tronçons et les assises dont je viens de parler et ce qu’il y a de singulier, c’est que les Grecs donnent encore le même nom de πωροι à cette même espèce de pierre. J’étois malheureusement dépourvu de tout moyen de continuer la fouille qui se faisoit par les gens de l’Aga et je ne tardai pas à m’apercevoir que ma curiosité commençoit à leur déplaire. Je mesurai cependant la largeur de la cella, j’assignois des noms à tous les objets qui m’environnoient. J’étois bien sûr alors que la montagne la plus apparente au nord étoit le Chronos χρονος, que la rivière que je venois de traverser et qui se jette dans l’Alphée étoit le Cladée. Je cherchois le stade, l’hippodrome, la barrière, etc., lorsque je trouvai à l’est du temple des vestiges d’un octogone bâti sur un massif qui s’avance et fait un angle obtus sur un emplacement profond, que sa forme régulière, le talus de ses bords et son arrondissement à sa partie orientale me firent aussitôt reconnoître pour l’hippodrome. Sa profondeur est de 1 pied. Après y être descendu, je me suis aperçu que cette muraille angulaire avoit des chambres au niveau du sol de 9 pieds de profondeur et de 5 ou 6 de large, que je crois être les remises des chars. Enchanté de ma découverte, je m’empressai de mesurer l’hippodrome : il a 200 toises, ce qui est le double du stade d’Athènes. Un autre emplacement au même niveau, qui n’a été séparé du premier que par une légère éminence, doit être le stade ; il s’étend jusqu’au bord de l’Alphée, dont les eaux le minent peu à peu et l’inondent dans les débordemens. Il n’est point arrondi, à son extrémité occidentale il forme une moitié d’exagone ; dans la partie que l’Alphée ronge lorsqu’il est gonflé par la fonte des neiges, on voit des sarcophages entrouverts prêts à crouler dans le fleuve, on y trouve quelquefois des casques de bronze et j’en possède un que j’y ai acheté […] ; les pluies ne cessant de laver les collines voisines y ont considérablement élevé le sol. […] Les monumens d’Olympie se trouvent donc aujourd’hui enterrés à une grande profondeur, c’est sans doute ce qui fait qu’ils ont été si longtems ignorés et que la plus part des voyageurs et des savants les regardoient comme perdus !”26.
16À la suite de Chandler, Fauvel retrouve le site et entreprend ce que nous appellerions une prospection systématique. Muni des recommandations de son mentor l’abbé Barthélémy, habitué désormais à classer systématiquement les informations, même les plus ténues, que le paysage peut offrir, Fauvel donne dans ces lignes une leçon de prospection aussi attentive aux contextes topographique et géologique qu’aux vestiges purement archéologiques. Bien sûr, Pausanias informe toute son interprétation du stade qui est erratique, mais l’attention qu’il porte à l’extraction des blocs par les habitants autant qu’à la toponymie du site démontre qu’il fait entrer le voyage antiquaire dans une ère nouvelle qui s’appuie sur un faisceau concordant d’indices pour formuler un certain nombre d’hypothèses : au bout du compte, moins que son interprétation même des monuments qui sera, hormis le temple de Zeus, remise en cause par ses successeurs, ce qui importe ici c’est l’attention portée à la position des vestiges dans le sol et le soin pris à lever un plan métré qu’il dresse avec précision en bon disciple de Foucherot. Si nous comparons le levé qu’il a dressé avec la carte publiée par Barbié du Boccage en 1780, nous voyons bien la différence entre une reconstruction purement imaginaire du site d’après Pausanias et celle de Fauvel qui, même si elle reste encore largement erratique, est un premier outil d’exploration topographique27. Fauvel n’a pas eu les ressources pour passer à l’acte et commencer les fouilles nécessaires à l’interprétation du site mais, malgré ses approximations, il a jeté les fondements de l’exploration archéologique d’Olympie. Ses successeurs : Pouqueville en 1799, William Leake en 1805, Edward Dodwell, William Gell en 1806, Charles Cockerell, Karl Haller von Hallerstein, Foster et Jakob Linck en 1811, contribuèrent à corriger certaines des observations de Fauvel et à faire d’Olympie une étape du voyage antiquaire en Grèce durant les deux premières décennies du xixe siècle. Il revint à John Spencer Stanhope d’apporter à la requête de l’Académie des inscriptions et belles-lettres un supplément conséquent d’information lors d’une expédition menée en 1813 en levant une carte beaucoup plus précise du site d’Olympie (fig. 4). Déjà Gell avait insisté sur le caractère de précision topographique nécessaire à ce type de travaux :
“To these who travel in the North of Europe, the enumeration of every rivulet, source or habitation, which occurs on the road, must appear totally devoid of interest or utility : and the notation of tiles, broken pottery, or blocks of stone, yet more frivolous and absurd, to the Grecian traveller however, these may be circumstances of the more importance”28.
17La nécessité de disposer d’un relevé fiable de tous les vestiges est une constante des observations des voyageurs et des institutions qui commissionnent ou simplement patronnent leurs recherches. L’un des éléments du débat ouvert par Fauvel et ses successeurs était de savoir si Olympie n’était qu’un sanctuaire ou si une structure urbaine importante était associée au sanctuaire. John Spencer Stanhope, un aristocrate anglais retenu à Paris par le conflit franco-britannique, entreprit d’occuper ses loisirs à une réflexion sur l’histoire du site et proposa à l’Académie des inscriptions d’organiser une expédition pour étudier la topographie du site. Sur les instances de celle-ci, il organisa en 1814 une mission en vue de lever un plan fiable du site : “The plan of Olympia, the principal object of the present publication was undertaken by the desire of the third class of the Institute now the Academy des inscriptions et belles-lettres”29. Accompagné de son frère et d’un architecte expérimenté, Thomas Allason, Stanhope s’établit deux semaines sur le site pour en lever la carte la plus précise possible30. Avec une rigueur de positiviste, Stanhope s’attache à démontrer les erreurs de Fauvel dont il critique, à juste titre, l’identification du théâtre et du stade. Son travail sonne comme un rappel à l’ordre face à une lecture fidéiste de Pausanias, comme celle du Comte de Choiseul et de son collaborateur. Les conclusions de Stanhope sont claires : tout travail sérieux à Olympie réclame des levés précis et des fouilles de large envergure. Le désir de fouiller le site semble renforcé par ces diverses explorations. Le traducteur allemand du rapport de Dodwell sur Olympie, Friedrich Karl Sickler, directeur du Gymnasium d’Hildburgshausen, publie en 1821 dans la revue Kunstblatt de l’éditeur Cotta un appel à souscription pour organiser en mémoire de Winckelmann une exploration d’Olympie : “Erinnerung an unseres Winckelmann Idee zur einer Ausgrabung in Olympia und Vorschlag zu einem Nationaldenkmal zu ehren Winckelmann”31. Cet appel qui ne déboucha pas obtint cependant des réponses enthousiastes de personnages comme Leo von Klenze et Friedrich Thiersch, qui insistait sur la possibilité de découvrir la décoration des frontons d’Olympie, œuvre aussi exceptionnelle que le Parthénon ou le temple d’Égine32.
Le moment positiviste et l’expédition de Morée
18Le rêve d’une Grèce accessible et enfin explorable qui hante la curiosité européenne depuis la Renaissance trouve un débouché dans la révolution grecque dont les premiers échecs à Missolonghi interpellent l’opinion européenne. En 1827, à Navarin, une escadre anglo-franco-russe détruit la flotte turque. Jean Capodistria, issu d’une vieille famille de Corfou et ancien ministre des Affaires étrangères du Tsar, devient chef d’un gouvernement grec indépendant et la France décide l’envoi d’un corps expéditionnaire de 14 000 hommes pour soutenir le jeune état grec33. Le gouvernement de Charles X adjoint à cette armée une mission scientifique dont l’organisation est confiée à l’Institut de France. Sur le modèle de l’expédition d’Égypte, des instructions précises sont élaborées et un corps de savants qui accompagne l’expédition est rapidement sélectionnée. L’Institut de France étant organisé en cinq Académies, trois d’entre elles (sciences, beaux-arts et inscriptions et belles-lettres) sont chargées de mettre sur pied les trois sections de l’expédition : histoire naturelle, architecture et sculpture, archéologie. Cette division, à la fois protectionniste – elle protège l’indépendance de chaque Académie – et moderniste – elle consacre un mot nouveau, archéologie qui remplace celui d’antiquités –, est lourde de conséquence. Les architectes et les peintres étant en charge de l’architecture et de la sculpture, on doit entendre que les “archéologues” devront se consacrer à l’épigraphie et à l’histoire ancienne. Cette répartition du travail ne facilite pas la collaboration. L’expédition de Morée revendique pourtant d’emblée un statut hautement scientifique que vient confirmer le prestige des membres de l’Institut chargés de patronner la mission. À l’Académie des sciences, on trouve des personnages illustres comme le géologue Georges Cuvier et le zoologue Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. À l’Académie des inscriptions, l’illustre philologue formé en Allemagne Karl Benedikt Hase et le conservateur du Cabinet des médailles Désiré Raoul Rochette. Jean Nicolas Huyot, désigné par l’Académie des beaux-arts, est lui aussi un homme de savoir et d’action. Grand prix d’architecture en 1807, il a séjourné six ans en Italie avant de voyager en Grèce, en Égypte et au Moyen-Orient. Le choix des responsables de section est concluant. À la tête de la section des sciences physiques, un géographe et naturaliste de renom, Bory de Saint-Vincent, qui s’était illustré dans de nombreuses expéditions. La direction de la section d’architecture est confiée à un architecte de renom Abel Blouet, fin connaisseur de l’archéologie romaine. La section d’archéologie placée sous la direction d’un collaborateur du musée du Louvre, Léon Joseph Dubois, fut moins heureuse ; son responsable se révéla un piètre organisateur et les travaux de la section eurent à en pâtir. Chacun des responsables de section est accompagné de collaborateurs désignés par les chefs de section et les autorités de tutelle. La section des sciences physiques est la plus fournie. Elle se compose de quatre zoologistes, d’un botaniste, d’un minéralogiste et d’un géologue qui est aussi un topographe averti, le Puillon de Boblaye. À ce groupe initial, le ministère de la Guerre ajouta trois ingénieurs géographes spécialement chargés de la triangulation et par la suite une brigade topographique composée d’officiers d’état-major. On adjoignit en plus un officier de cavalerie, Prosper Baccuet, qui était aussi un excellent paysagiste34. Comme lors de l’expédition d’Égypte, l’armée et le ministère de l’Intérieur veulent disposer d’une carte précise et fiable de la Grèce. Déjà en 1807, Barbié du Bocage avait réalisé une carte de la Morée déposée au Dépôt de la guerre et, en 1826, le colonel Pierre Lapie publiait une carte du Péloponnèse en 4 feuilles à l’échelle du 1/400 000, mais qui ne couvrait qu’imparfaitement l’intérieur des terres. Aussi l’état major adjoignit-il à Bory de Saint-Vincent ce groupe d’ingénieurs topographes qui allait très rapidement lever une carte de la presqu’île au 200 000e sous la direction de Puillon Boblaye (1829). Ce travail servira de base à une carte historique au 1/600 000 éditée en 1831 qui est restée pendant des décennies un classique (fig. 5)35.
19On voit que la priorité des organisateurs de l’expédition allait à l’exploration du territoire et aux ressources de la Grèce moderne. Mais les deux autres sections n’étaient pas dépourvues de personnel de qualité. Autour d’Abel Blouet, on trouve un groupe de quatre architectes et dessinateurs dont certains, comme Amable Ravoisié et Achille Poirot formés à l’École des beaux-arts, se révéleront d’excellents dessinateurs de monuments, un peintre F. de Gournay, un sculpteur et helléniste Jean Baptiste Vietty qui enseignait le grec à l’École des Beaux-Arts. La section dite d’archéologie reflète une composition plus complexe. Elle se compose, outre Dubois, d’Edgar Quinet revenu d’Heidelberg où il suivait les cours du célèbre archéologue Friedrich Creuzer, l’un des inspirateurs allemands de l’expédition de Morée36, de Charles Lenormand, archéologue et orientaliste qui revient d’une expédition en Égypte, des peintres Eugène Amaury Duval, élève d’Ingres, Félix Trézel37 et d’un interprète grec Michel Schinas, excellent philologue. L’équipe des “archéologues” nouvellement proclamée fut la plus fragile et la seule d’ailleurs à ne pas publier un compte-rendu de ses travaux.
20Des études récentes ont éclairé avec brio les résultats et les avancées de l’expédition de Morée. Je me contenterai ici d’insister sur le fait que, malgré les difficultés qui la traversèrent au fil d’une dizaine de mois d’exploration, elle a contribué à donner pour la première fois une carte fiable du Péloponnèse et à jeter les bases de l’exploration moderne du site d’Olympie. Si la collaboration entre les diverses sections ne fut pas toujours évidente, c’est que la structure même de l’expédition, la division entre architectes et sculpteurs d’un côté et “archéologues” de l’autre, révélait une contradiction intellectuelle. Les archéologues se voyaient plutôt comme des antiquaires, des hommes du texte et de la tradition ; les architectes, rompus comme Blouet à l’expérience du terrain, comme des hommes d’action. Les recommandations établies par les comités de l’Académie à l’attention de la mission reflètent bien cette contradiction mise en évidente par les études de F. Lucarelli :
“Les membres de la section d’archéologie prospectent en suivant un itinéraire préétabli, perclus de références : c’est une archéologie littéraire, une archéologie de cabinet qui n’essaie pas d’adopter une méthode de recherche en fonction du site ou plus simplement en adéquation avec lui (…) Les instructions rédigées par J. N. Huyot et adressées aux architectes, en particulier à Guillaume Abel Blouet, ne se réfèrent pas à des recherches ou à des relations de voyages antérieures, mais constituent une sorte de discours de la méthode, analysant la prospection archéologique sous quatre points de vue différents : l’environnement, le site, le matériel, la fouille. Ces notions structurent le texte en quatre parties : itinéraire, géographie, antiquités et fouilles ; ce dernier chapitre étant le plus succinct”38.
21La rencontre entre la vieille science antiquaire et l’archéologie positive ne s’est pas faite, on le voit, sans difficulté. On observera cependant que le dialogue parfois difficile entre l’architecte Blouet et le naturaliste Bory de Saint-Vincent a débouché sur des résultats convaincants. Le site d’Olympie a pu être identifié dans son contexte topographique et archéologique. Le temple de Zeus, sorte de fantôme du voyage antiquaire depuis deux siècles, a pu être excavé et reconnu de manière irréfutable. La conjonction de la fouille et du relevé permirent à Blouet et à ses collaborateurs de présenter une restitution convaincante, sinon complète, du temple et d’interpréter les fragments d’architecture et de sculpture qu’ils avaient découverts39. Les “archéologues” ne restent cependant pas insensibles aux pratiques des architectes et des ingénieurs. Les carnets de voyage de Dubois redécouverts par F. Lucarelli démontrent la volonté de ce dernier de s’approprier les techniques descriptives mises en œuvre par les architectes et les topographes40. Mais, au bout du compte, la fusion entre les différentes branches du savoir antiquaire : étude des styles, étude des matériaux et études du sol (stratigraphie), n’est pas consommée. La fouille d’Olympie qui ne dura que quelques semaines (10 mai-23 juin 1829) donne à ses artisans même un sentiment d’inachevé. D’une certaine façon l’excavation d’Olympie par l’expédition de Morée est à la fois la dernière exploration antiquaire du site et la première tentative encore balbutiante d’une archéologie positive qui intègre les différentes approches de la vieille discipline antiquaire dans un corps de doctrine structuré. Bory de Vincent, l’explorateur et le naturaliste, l’avait pressenti : la science nouvelle doit maîtriser l’information topographique de façon à pouvoir rendre accessible à chacun les résultats de ses découvertes. L’archéologie, si elle entend devenir une discipline scientifique, doit trouver sa place dans le concert des sciences positives :
“Il ne sera pas cité dans mes deux volumes, une source, un ruisseau, une ruine, une pierre même, quand ces choses présenteront quelque particularité digne de remarque, que chacune ne soit indiquée dans une représentation topographique destinée à guider, par les mêmes chemins, ceux qui m’y voudront accompagner. C’est la carte sous les yeux qu’une relation fidèle doit se lire”41.
22Olympie n’est plus un “nomen” qui hante l’antiquaire mais un lieu bien précis, parfaitement localisé et qu’il est possible d’explorer comme un objet du monde physique.
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Notes de bas de page
1 Immerwahr 1960, 266-267.
2 Pouqueville 1805, 124. Pour l’histoire de la redécouverte d’Olympie, voir Curtius 1851, 115-148 (chap. 4 “Quellen und Hilfsmitteln”) ; Bötticher 1886, 48-74 (chap. “Geschichte der Wiederentdeckung Olympia”) ; Weil 1897.
3 Paus. 7.17.7 : “car c’est une tradition grecque d’introduire les noms des anciens (archaiotera) au lieu des récents dans la poésie”.
4 Porter 2001.
5 Paus. 10.20.8.
6 Fargnoli 2003.
7 Curtius 1851-1852, 128.
8 Venezia, Biblioteca Marciana, IV, 62, 5067.
9 Voir Tolias 2007b.
10 Tolias 2001, 3.
11 Tolias 2006, 153.
12 Gerbel 1550, 67.
13 Voir le livre fondamental Georgopoulou et al. 2007.
14 Voir Tolias 2007a, 59 et la traduction donnée par Harloe 2010, 179.
15 Valéry 1846, 213 (lettre 304).
16 Omont 1902, 438.
17 Stoneman 1987. Voir aussi l’opinion de Winckelmann sur Fourmont et son regret qu’il n’ait pu fouiller à Olympie : Gerstenberg 1949, 21-22 ; Winckelmann 1767, 83-84.
18 Voir la carte du Péloponnèse in BnF, département des Manuscrits, NAF 1892, f. 170.
19 Winckelmann, lettre à Heyne, 13 janvier 1768 (Winckelmann 1825-1829, 428). Voir sur ce sujet et la redécouverte d’Olympie l’important travail de Gerstenberg 1949 (en particulier 26-27).
20 Stoneman 1987, 181-198.
21 Pour Stuart et Revett, voir ibid., 110-135 et Weber Soros 2007.
22 Tolias 1996.
23 Lennartz 1974 réunit commodément les sources relatives à Olympie de l’Antiquité à la fin du xixe siècle.
24 Chandler 1776, 294.
25 Les eschinites (ou aeschynites) sont en réalité des cristaux.
26 Γεννάδειος Βιβλιοθήκη, ms. 133 (3e part.), f. 12-13. BnF, département des Manuscrits, ms. fr. 22877, I, f. 56 r° (notes archéologiques).
27 Sur Fauvel, voir Zambon 2014 et sa présentation de la collection Choiseul-Gouffier (ead. 2007).
28 Gell 1817, vii (préface).
29 Stanhope 1824, 2.
30 Stanhope 1824, 6.
31 Lennarzt 1974, 110-111 et F. K. Sickler in Morgenblatt für gebildeten Stände. Beilage zum Kunstblatt, 1821, Nr 2, 3, 4. Sur tout ceci, voir Gerstenberg 1949, 41-51.
32 Lennartz 1974, 120; Klenze 1821; Thiersch 1821, t. I, 3-32; Gerstenberg 1949, 41-51.
33 La bibliographie récente sur les expéditions scientifiques françaises s’est considérablement enrichie. On citera Saïtas 1996a ; Bourguet et al. 1998 ; Bourguet et al. 1999.
34 Bory de Saint-Vincent 1836, avant-propos.
35 Curtius 1851, 133-134. Voir aussi Tolias 1996 ; Saïtas 1996b ; Siranellis 1996 ; Sivignon 1996.
36 Maufroy 2005, 114-115.
37 Félix Trézel est le frère du colonel Camille Alphonse Trézel, ingénieur-géographe et sous-chef de l’état-major de l’expédition, qui finit sa carrière comme ministre de la Guerre sous Louis-Philippe (voir Lubrano di Chiccone 1996, 461).
38 Lucarelli 1996, 505. Les rapports entre les sections ne sont pas toujours évidents. L’article fondateur de Lepetit 1998, 112-113 impute aux “archéologues” les instructions de Huyot destinées aux architectes et qui préfigurent les méthodes de l’archéologie moderne. Voir le rapport de la séance de la Commission de Morée du 13 janvier 1829 in : Lucarelli 1996, 536 note 13.
39 Pasquier 2001a, en particulier 28-29. La critique allemande raisonnable chez Curtius 1851-1852, 135-136 et Weil 1890-1897, 104 est plus cinglante sous la plume de Welcker 1865, 283 : “Den Tempel haben jene (die Franzosen) nur zu ihren Zwecke, nicht, wie es wohl einer königlichen Expedition geziemte, ausgegraben, und sie verdienen daher, Herr Geoffroi Saint Hilaire an der Spitze, eine ernsthafte Zurückweisung”. Voir aussi le point de vue assez insolite de Bötticher 1886, 60-61 qui tente d’expliquer l’arrêt des fouilles par une décision de Capodistria.
40 Lucarelli 1996, 516 sq.
41 Bory de Saint-Vincent 1836, 3.
Auteur
Professeur émérite, Université Paris-I ; alain.schnapp@inha.fr
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