Notes sur une collaboration franco-allemande
p. 37-40
Texte intégral
1Certaines rencontres sont le fruit du hasard et pourtant, a posteriori, elles ont le caractère de l’évidence. Mais qu’Ève Gran-Aymerich et moi-même soyons, il y a de cela dix ans maintenant, tous deux venus travailler à l’Institut historique allemand de Paris le 26 septembre 2001, n’était pas un simple hasard. Mon ami de longue date Jean-Michel David avait attiré mon attention sur ses recherches et nous voulions donc nous rencontrer. Il était en revanche impossible de prévoir que nous nous entendrions si bien et que nous entamerions d’emblée une conversation poursuivie ensuite au Royal Bar, au coin de la rue du Parc Royal et de la rue Payenne. À l’époque, nos intérêts scientifiques respectifs convergeaient en effet grandement, dans la mesure où nous pensions tous deux qu’il était plus que temps d’aller voir ce qui se passait dans le pays de l’autre, ou plus exactement d’interroger les relations réciproques entre antiquisants allemands et français au xixe et au xxe siècle. Bien sûr, ces questions nous intéressaient respectivement depuis déjà un certain temps. Dans son ouvrage monumental Naissance de l’archéologie moderne 1798-19451, Ève Gran-Aymerich avait traité du développement méthodologique et institutionnel de l’archéologie française sur une grande période et à une large échelle géographique, incluant non seulement la France elle-même, mais aussi le Bassin méditerranéen et le Proche-Orient. Elle montrait combien cette évolution avait toujours été tributaire de l’histoire politique, laquelle était essentiellement marquée par des confrontations diplomatiques et militaires avec l’Allemagne. Les effets potentiels d’une telle rivalité étaient cependant très ambivalents, comme le remarquait déjà Hésiode qui, dans les Travaux et les jours, opposait à la funeste déesse Éris de la discorde une déesse Éris, productive celle-là, de l’émulation dans le travail. Le regard jeté réciproquement de chaque côté du Rhin ne débouchait pas nécessairement sur de vives polémiques ou des pamphlets haineux, il pouvait aussi avoir un effet stimulant et revigorant en incitant à égaler voire à surpasser les exploits du rival. L’antagonisme entre nations s’avérait donc aussi bénéfique. Certains instituts à l’étranger n’auraient pas été créés, ni certaines fouilles financées ou certaines œuvres acquises à grand coût par des musées si n’avait pas été aussi en jeu une certaine volonté de promouvoir le prestige national.
2Ève Gran-Aymerich n’a eu de cesse de mettre au jour ces mécanismes ; mais peut-être prêtait-elle alors moins d’attention (sans pour autant l’occulter totalement) à un autre versant de ces questions, à savoir que tout au long du xixe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, de nombreux chercheurs allemands et français ont aspiré à un échange scientifique réciproque, sincèrement désireux de collaborer en dépit de rivalités nationales bien réelles par ailleurs. Mais, ce qui est nécessaire pour percevoir ces états de fait, elle avait déjà à cette époque une vision d’ensemble des savants des différents pays européens impliqués dans l’archéologie, comme en témoigne son impressionnant Dictionnaire biographique d’archéologie 1798-19452. Rédigé par elle seule et publié trois ans seulement après son grand ouvrage historique, ce dictionnaire est un remarquable exploit.
3C’est cette ambivalence entre rivalité et collaboration qui avait commencé à m’intéresser depuis quelque temps ; j’avais tenté une première synthèse sur le sujet dans “Deutsche und französische Altertumswissenschaftler vor und während des Ersten Weltkrieges”3. Mais à l’époque j’avais moi aussi souligné bien plus les antagonismes que les éléments de coopération entre savants des deux nations. Aucun de nous deux n’avait encore prêté suffisamment attention à la notion de “transferts culturels” développée à l’époque par Michel Espagne et Michael Werner justement à propos des relations franco-allemandes4. Dans mon article j’avais certes déjà mentionné l’importance des nombreuses correspondances existantes entre savants allemands et français et le fait qu’elles étaient encore largement inexplorées, renvoyant au travail d’Olivier Motte, remarquable sur ce point, sur les relations entre les juristes français et leurs collègues allemands5.
4Mais Ève Gran-Aymerich s’était précisément engagée déjà résolument dans cette voie, comme cela ne tarda pas à ressortir de notre conversation au Royal Bar. Lors de ses recherches dans les archives de Karl Benedikt Hase (1780-1864) au Goethe-und-Schiller-Archiv de Weimar, elle avait trouvé des copies des lettres d’Otto Jahn (1813-1869) et de Theodor Mommsen à ce savant ; des papiers de Mommsen déposés à la Staatsbibliothek de Berlin, elle avait également exhumé des copies des lettres de Hase à Mommsen. Fruit d’une intuition sûre, ces trouvailles allaient placer au centre de ses recherches ultérieures une figure qui s’y prêtait particulièrement bien. Hase, qui avait émigré à Paris au début du xixe siècle en faisant à pied le chemin depuis Iéna, était malgré tout resté en contact avec des savants allemands auxquels il offrait aussi son aide lors de leurs séjours à la Bibliothèque royale (nationale) à Paris. Il incarne donc tout à fait les relations franco-allemandes dans le domaine des sciences de l’Antiquité.
5Ève Gran-Aymerich projetait donc une édition critique de cette correspondance, et la discussion avec un collègue allemand travaillant dans le même domaine lui fit entrevoir l’occasion de réaliser ce projet en collaboration. Cette démarche tombait sous le sens, même si jusqu’à présent elle n’a que rarement été mise en œuvre : la recherche transnationale est en effet dans le meilleur des cas menée à travers une coopération qui se contente de mettre en commun l’expertise des deux pays.
6C’est ce qui m’a amené à accepter très volontiers sa proposition d’une édition commune, d’autant que je travaillais justement à un article assez conséquent sur Theodor Mommsen6. Et de fait nous nous sommes bien complétés. Je me suis occupé de la transcription des lettres en allemand, du commentaire sur les personnes et les événements liés à l’Allemagne, ainsi que des faits historiques et philologiques de l’Antiquité, tandis qu’Ève Gran-Aymerich s’est chargée de tout ce qui concernait la France et l’archéologie ; du fait de ses vastes connaissances, elle a aussi largement contribué au commentaire.
7Elle ne tarda pas toutefois à élargir considérablement le champ de l’édition initialement prévue, incluant plus ou moins en silence la correspondance beaucoup plus conséquente de Désiré Raoul-Rochette (1790-1854) avec Karl Otfried Müller (1797-1840), complétée des lettres échangées par Hase et Raoul-Rochette (toutes déposées à l’Académie, à Paris). À bien des égards, ces lettres sont encore plus remarquables car elles datent de l’époque à laquelle l’archéologie commençait tout juste à s’établir comme science et proviennent de savants qui comptaient parmi les pionniers majeurs de cette nouvelle discipline. Leurs échanges intenses sur les découvertes faites dans les domaines les plus divers de l’archéologie à travers le bassin méditerranéen et même jusqu’en Afghanistan montrent l’étendue de leur horizon. Mais en même temps, leur engagement passionné dans des controverses scientifiques montre aussi leur investissement personnel dans leurs recherches. De manière intéressante, ces controverses avaient généralement lieu au sein de leur propre nation tandis que, de l’autre côté du Rhin, ils cherchaient plutôt des “troupes auxiliairesˮ. Pour une bonne part, ces résultats étaient pour moi une véritable découverte. J’admirais donc d’autant plus la manière dont Ève Gran-Aymerich commentait ces lettres en éclaircissant les passages difficiles et les allusions obscures avec une énergie inépuisable et une perspicacité à toute épreuve. Et comme il s’agissait en majorité de textes français touchant généralement à l’archéologie, c’est à elle qu’incombait le plus gros du travail.
8Alors que nous travaillions encore à cette édition7, elle fit un pas supplémentaire vers l’étude des relations entre savants. À l’incitation de Corinne Bonnet et Véronique Krings, elle ne s’intéressait désormais plus seulement à des correspondances particulières, mais au réseau de relations d’un savant tel qu’on peut l’établir à partir de sa correspondance. Sa communication sur la liste des correspondants allemands et français de Karl Benedikt Hase présentée lors d’un colloque à Toulouse est tout à fait exemplaire en la matière8, et lors d’un colloque suivant à l’Institut suisse de Rome elle élargit encore la perspective de manière magistrale en offrant une vue d’ensemble des correspondances spécialisées entre savants9.
9Au fil des ans et de notre collaboration toujours réjouissante, nos liens personnels n’ont cessé de se renforcer. Je me rappelle toujours avec plaisir de nos séances de travail rue Saint-Placide, où j’ai aussi pu faire la connaissance de son époux Jean, spécialiste de tant de domaines de l’archéologie, et apprécier les talents culinaires de la maison. Depuis, nous formons même avec ma femme Sigrid un véritable quartet, et avons voyagé avec bonheur de Paris à Rouvray, aux portes du Morvan, puis à Riehen, à côté de Bâle. D’autres rencontres sont encore à venir, à commencer bien sûr par de nouvelles rencontres sur notre terrain commun de l’histoire des sciences. Et même si nous sommes retraités depuis peu, nul doute que cette retraite sera alerte et que nous pouvons espérer qu’Ève Gran-Aymerich livrera encore d’autres contributions importantes à notre domaine. Que sa créativité et son enthousiasme restent intacts pour longtemps !
10Riehen, Pâques 2011.
Bibliographie
Bibliographie
Bruhns, H., J.-M. David et W. Nippel, éd. (1997) : Die späte römische Republik. La fin de la République romaine. Un débat franco-allemand d’histoire et d’historiographie, Rome, 45-78.
EGA. 2 (1998) : voir “Bibliographie d’Ève Gran-Aymerich”, supra, p. 19.
EGA. 3 (2001) : voir “Bibliographie d’Ève Gran-Aymerich”, supra, p. 20.
EGA. 4, avec J. von Ungern-Sternberg (2012) : voir “Bibliographie d’Ève Gran-Aymerich”, supra, p. 20.
EGA. 87 (2008) : voir “Bibliographie d’Ève Gran-Aymerich”, supra, p. 26.
EGA. 95 (2010) : voir “Bibliographie d’Ève Gran-Aymerich”, supra, p. 27.
Espagne, M. (1999) : Les transferts culturels franco-allemands, Paris.
Espagne, M. et M. Werner, éd. (1988) : Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (xviiie et xixe siècle), Paris.
Motte, O. (1989-1990) : Lettres inédites de juristes français du xixe siècle conservées dans les archives et bibliothèques allemandes, Bonn, 2 vol.
Ungern-Sternberg, J. von (1997) : “Deutsche und französische Altertumswissenschaftler vor und während des Ersten Weltkrieges”, in : Bruhns et al 1997, 45-78.
— (2004) : “Theodor Mommsen und Frankreich”, Francia, 31, 3, 1-28.
Notes de bas de page
1 EGA. 2 (1998).
2 EGA. 3 (2001).
3 Ungern-Sternberg 1997.
4 Espagne & Werner 1998; Espagne 1999.
5 Motte 1989-1990.
6 Ungern-Sternberg 2004.
7 Depuis la rédaction de cet avant-propos, ce travail a abouti au volume paru dans la collection des Mémoires de l’AIBL : EGA. 4 (2012) [note des éditeurs].
8 EGA. 87 (2008).
9 EGA. 95 (2010).
Auteurs
Professeur émerite pour l’histoire ancienne, Université de Bâle ; j.vonungern@unibas.ch
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