Introduction
p. 11-18
Texte intégral
Ève Gran-Aymerich : pour une histoire de l’archéologie
1“Ma vie n’intéresse pas tout le monde” : malgré sa réserve, Ève voudra bien nous pardonner, au nom de l’histoire des sciences à laquelle elle a tant contribué, de présenter, en ouverture de ce livre d’hommages, un rapide survol de sa vie au travers de quelques photographies. Car, comme pour tous ces savants dont elle a reconstitué patiemment les parcours et auxquels elle a donné une humanité, nul doute que cette biographie ne reflète un contexte historique et intellectuel spécifique – ici celui de la France de la Ve République – et les conditions particulières de la production d’une œuvre.
2Après une scolarité à l’école Karl Marx de Villejuif, dans la banlieue Sud de Paris, puis au collège et lycée Claude Monet à Paris 13e, Évelyne Préhu (à l’état-civil)1 entreprend au milieu des années 1960 des études de Lettres classiques à la Sorbonne. Si l’année 1967-1968 renvoie pour beaucoup à des souvenirs de barricades et de révoltes, c’est pour d’autres raisons que cette date reste marquée d’une pierre blanche dans sa vie. Alors en Licence, elle fait la connaissance à l’université du latiniste et étruscologue Jacques Heurgon (1903-1995), son futur directeur de maîtrise. Durant l’été, elle découvre la Grèce lors d’un voyage de – la toute récente alors – association Athéna (fig. 1).
3À la rentrée, elle donne ses premiers cours comme maître auxiliaire en Lettres classiques au lycée Henri-IV à Paris. Cette expérience, riche d’instants formidables et d’échanges enthousiasmants avec ses élèves, lui donne l’envie d’être professeur et l’engage à passer les concours de l’enseignement. Capétienne en 1971, elle est ensuite affectée à plusieurs établissements de région parisienne et de Bourgogne. Durant ses presque trente ans de service dans l’Éducation nationale, elle ajoute à sa charge de cours des actions pédagogiques, sensibilisant ses élèves à la sauvegarde du patrimoine et à l’archéologie, en les emmenant par exemple travailler sur le site de Bibracte (cf. bibliographie EGA. 43 et 44).
4Lorsqu’Ève s’engage dans la réalisation d’une thèse, elle ignore encore toutes les difficultés de mener des recherches tout en enseignant et en élevant deux enfants. Revenons en effet un peu en arrière. En octobre 1970, au Xe congrès de Tarente sulla Magna Grecia, Jacques Heurgon la présente à un jeune étudiant catalan : Jean Gran-Aymerich. Ils se marient à Paris l’année suivante et leur amitié avec Jacques Heurgon, qui est leur témoin, restera indéfectible jusqu’à la mort de ce dernier (fig. 2). Ève participe alors durant l’été 1971 à ses premières fouilles, avec Jean, sur le site étrusque de Marzabotto (l’antique Misa), près de Bologne, lors d’une campagne dirigée par Christian Peyre2 (fig. 3). Lors de ce premier voyage en Italie, elle découvre les splendeurs de Rome (couverture). Les années suivantes sont marquées par diverses campagnes de fouilles dans la région de Malaga (fig. 4), à commencer par le site de Cerca Niebla-El Vado à propos duquel elle signe avec son époux sa première publication archéologique (EGA. 5). Dans l’été 1974, ils effectuent ensemble des prospections au Sahara espagnol (fig. 5)3. Ensuite, c’est Ève qui emmène cette fois le couple en Afrique, lorsqu’elle accepte un poste d’enseignement du français en Libye, au Département de pédagogie de l’université de Tripoli (1974-1975). Cette expérience, quoique difficile, leur permet de visiter les sites antiques et de voir in situ les réalisations de l’archéologie dite aujourd’hui “coloniale”, comme à Cyrène (fig. 6). Ils y accueillent une amie de J. Heurgon, Germaine Faider Feytmans (1903-1983) qui dirigea le musée de Mariemont, de 1940 à 1968 (fig. 7)4. Jean est recruté par le CNRS en septembre 1975 : elle participera durant les vacances d’été à tous les chantiers de fouilles de son mari (fig. 8 : à Orvieto).
5Au terme d’un congé d’un an pour études (1993-1994), elle soutient sa thèse d’archéologie et histoire de l’art en 1994 à Paris IV, d’abord sous la direction d’Alain Hus puis celle d’André Laronde, qui a pour titre “L’archéologie française en Méditerranée et au Proche-Orient. L’élaboration d’une science dans le contexte international (1798-1945)”. Ce mémoire remanié devient l’ouvrage de référence aujourd’hui si couramment cité : Naissance de l’archéologie moderne (1798-1945) (EGA. 2). Il faut attendre sept ans pour qu’un détachement comme chargée de recherches au CNRS (1999-2001), lui permette de mener à bien le projet du Dictionnaire biographique d’archéologie (EGA. 3). En 2002, le grand intérêt porté par Jean Leclant (1920-2011), Secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1983-2011), à ses travaux inaugure sa mise à disposition comme chercheur auprès de cette institution pendant une dizaine d’années. Elle peut alors se consacrer totalement à l’histoire de l’archéologie, multipliant les publications, les dépouillements de fonds d’archives – notamment ceux de l’Institut de France (fig. 9) et des bibliothèques allemandes – et les participations aux nombreux colloques où elle est invitée, tant en France qu’à l’étranger (voir EGA. 73-103) : Paris, Rome, Tunis (fig. 10), Athènes, Mayence, Peyresc... Son départ à la retraite officiel (octobre 2010) ne marque pas pour autant l’arrêt de ses activités de recherches : c’est dire combien la bibliographie ci-incluse, arrêtée à fin 2014, n’est pas une liste close.
Un hommage de ses collègues et amis : contribution à une histoire de l’archéologie du xviiie siècle à la Seconde Guerre mondiale
6Les ouvrages Naissance de l’archéologie moderne 1798-1945 (EGA. 2), en 1998, et le Dictionnaire biographique de l’archéologie 1798-1945 (EGA. 3), en 2001, ont marqué les débuts de l’histoire de l’archéologie en France comme véritable objet d’étude. Depuis, quinze ans ont passé, voyant l’auteur de ces titres de référence, Ève Gran-Aymerich, poursuivre ses travaux sans relâche et de nombreux autres chercheurs, jeunes ou moins jeunes, en France comme à l’étranger, développer cette nouvelle discipline.
7C’est ainsi qu’est née l’idée de ce livre, qui remplit un double objectif : rendre un hommage mérité à cette pionnière de l’histoire de l’archéologie et des transferts culturels, mais aussi réaliser un volume collectif qui rende compte de l’avancée des recherches dans le domaine historiographique. Le projet ne consiste pas à produire une simple compilation de mélanges : nous avons réuni des contributions de spécialistes internationaux – Allemagne, Espagne, États-Unis, France, Italie, Suisse, Tunisie –, autour de trois grands axes thématiques qui orientent les travaux actuels sur l’histoire de l’archéologie.
8Le volume s’ouvre avec un premier texte, d’orientation plus personnelle que les autres, écrit par Jürgen von Ungern-Sternberg dans sa langue originale et accompagné d’une traduction en français : ces premières pages célèbrent l’amitié savante qui relie le chercheur allemand à Ève Gran-Aymerich, illustrant ainsi un des thèmes favoris des travaux de celle-ci, les collaborations scientifiques de nature transnationale et en particulier entre la France et le monde germanique.
9La première partie de l’ouvrage est consacrée aux origines de l’archéologie : les textes réunis retracent l’évolution intellectuelle qui, de l’époque des Lumières au début du xixe siècle, mène les érudits de la philologie et de l’histoire ancienne vers l’archéologie de terrain et l’étude des artefacts.
10Cette thématique est d’abord abordée par trois études de cas diachroniques : celles de deux sites emblématiques, Olympie (Alain Schnapp) et Pompéi (Maria Bonghi Jovino), et celle d’un type de matériel, la céramique sigillée (Pierre Pinon). Les contributions suivantes permettent de comparer le rapport à l’Antiquité qu’entretenaient au xviiie et au début du xixe siècles plusieurs États européens : l’Espagne, alors en quête de modernité (Guillermo Pérez Sarrion & Almudena Dominguez Arranz), qui voit se développer la pratique de l’archéologie sous le règne des souverains Bourbons, depuis Philippe V jusque Charles IV (Jorge Maier Allende) ; l’Allemagne et l’Italie du Mezzogiorno, à travers les figures de deux précurseurs de l’archéologie provinciale : un antiquaire promoteur de fouilles romaines dans l’Odenwald, Franz I d’Erbach (Caterina Maderna), et un érudit à la recherche du passé de la Basilicate, Andrea Lombardi (Mario Torelli). L’Orient attire également la curiosité des savants et hommes de lettres, tel Langlès, maître ès littérature de voyages, qui s’intéressa aux monuments de l’Inde sans jamais avoir quitté l’Europe (Pierre-Sylvain Filliozat) et Potocki, le fameux auteur polonais du Manuscrit trouvé à Saragosse, qui se passionna pour la chronologie du monde antique et dirigea une mission scientifique en Chine (François Djindjian).
11Avec la deuxième partie, est abordée la vaste question des transferts culturels, depuis le milieu du xixe siècle jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette période, qui marque “la naissance de l’archéologie moderne”, est également en Occident celle de l’affirmation des identités nationales et des prétentions coloniales. Dans ce contexte, la discipline archéologique se développe, du côté de ses acteurs scientifiques et politiques, en termes de collaboration et de rivalité, en même temps qu’elle interroge la question des origines culturelles et linguistiques des peuples.
12Après une contribution panoramique sur la “course aux antiquités” (Suzanne Marchand), deux études de détail portent sur des motifs de conflits ou de compétitions contemporains : autour de pièces étrusques, qui finissent par intégrer les collections américaines (Dominique Briquel), et d’une langue unique de publication, imposée dans l’Allemagne de Bismarck (Stefan Rebenich). Deux autres articles mettent en évidence, comme en effet de miroir, les échanges scientifiques fructueux entre savants de plusieurs nationalités, notamment dans le domaine de la Préhistoire ibérique (Francesco Gracia-Alonso) et du Paléolithique (Margarita Diaz-Andreu).
13De façon concomitante, l’avancée des connaissances permises par l’archéologie met en cause la suprématie du modèle grec et romain (Fernando Wulff Alonso). Les débats portent ainsi sur l’héritage, présumé ou révélé, d’autres cultures méditerranéennes, tel celui des Phéniciens à Marseille (Antoine Hermary), et sur l’origine indo-européenne des langues, avec en particulier le débat concernant l’étrusque (Jean Hadas-Lebel). Les découvertes archéologiques font aussi l’objet d’une certaine appropriation : celle-ci peut être esthétique, comme l’art amarnien par les Allemands de la République de Weimar (Bénédicte Savoy), ou à visée idéologique, dans le cas de la Préhistoire africaine (Noël Coye).
14La troisième partie traite de l’institutionnalisation de l’archéologie, depuis le début du xixe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres, et de ses liens avec les politiques nationales.
15À tout seigneur tout honneur : plusieurs contributions portent sur les premiers titulaires de chaires d’archéologie en Europe, Caspar Reuvens à Leyde (Sandrine Maufroy) et Désiré Raoul-Rochette à Paris (Natacha Lubtchansky) ; dans le même temps, se mettent en œuvre des actions de conservation du patrimoine national, à l’instar des actions menées en Espagne par le Cabinet des Antiquités de la Real Academia de la Historia (Martin Almagro Gorbea). La création de l’École française d’Athènes en 1846 prélude à l’implantation par des pays occidentaux, en terrain étranger, de nombreuses structures officielles vouées à l’archéologie. Dans ce domaine, l’activité de la France de la IIIe République s’avère prolifique, en ce qu’elle est capable de reproduire, avec des variantes, un modèle institutionnel depuis l’Albanie jusqu’à l’Afghanistan (Annick Fenet), et que ses missions en Afrique du Nord permettent des pratiques nouvelles, comme l’usage de la photographie expérimentée par Salomon Reinach (Hervé Duchêne). Cependant, le développement de l’archéologie dans des cadres établis n’empêche pas l’activisme et l’indépendance d’esprit de fortes personnalités qui se retrouvent, de fait, en marge des institutions, à la manière d’un Prisse d’Avennes en Égypte (Mercedes Volait), ou en désaccord avec leurs tutelles métropolitaines, tel Masqueray en Algérie (Charles Guittard).
16Cette dernière partie s’achève, à travers l’exemple des archives du directeur des fouilles de Karnak, Georges Legrain, par une réflexion sur l’apport des archives à l’histoire de l’archéologie et la (trop) lente prise de conscience de l’intérêt de telles sources (Michel Dewachter).
17Pour clore le volume, la parole est laissée à l’actualité archéologique, et le rapport entre archéologie – et histoire de l’archéologie – et politique : le texte de Houcine Jaïdi aborde la question de l’archéologie tunisienne au lendemain de la Révolution du 14 janvier 2011.
18Le Labex Transfers (Idex PSL : Paris, Sciences et Lettres), l’EA 6298 CeTHiS (Centre Tourangeau d’études et d’Histoire des Sources - Université François-Rabelais de Tours), l’UMR 8546 AOROC (Archéologie & philologie - Orient & Occident, CNRS-ENS) et les éditions Ausonius ont permis que ces mélanges en l’honneur d’Ève Gran-Aymerich voient le jour. Les éditrices du volume remercient tous ceux de ces institutions qui ont œuvré à sa réalisation : au premier chef Michel Espagne, qui a soutenu sans réserve le projet dès son commencement ; Catherine Grandjean, Olivier Devillers et Stéphane Verger pour leur bon accueil scientifique ; Anabelle Milleville, Camille Prieux, Stéphanie Vincent, Julie Charlet et Nathalie Tran pour leur aide efficace. Merci bien sûr à tous les auteurs des textes5, pour leur générosité et leur patience, ainsi qu’aux chercheurs qui n’ont pu, pour des raisons diverses, contribuer au recueil mais qui ont exprimé, dans les termes les plus chaleureux, leur grande estime pour Ève : Paul Bernard, Larissa Bonfante, Corinne Bonnet, Dominique Bourel, Christian Landes, Marjatta Nielsen, Ricardo Olmos, Werner Paravicini, Pascal Payen, Georges Tolias. Sans oublier un très cordial abrazo à Jean Gran-Aymerich, qui nous a ouvert les pages de leurs carnets d’adresses et de souvenirs.
Notes de bas de page
1 Si elle signe Ève depuis 1991, ses premières publications portent son prénom officiel.
2 Les Français ont fouillé dans la région de Bologne à partir de 1960, d’abord à Casalecchio. Puis, après une interruption, l’École française de Rome a repris, à partir de juillet 1971, des travaux sur le site de Marzabotto à l’invitation de Guido Mansuelli. Cf. CRAI 1971, 517-518 et CRAI 1972, 653.
3 Cf. J. Gran-Aymerich (1979) : “Prospections archéologiques au Sahara Atlantique (Rio de Oro et Seguiet el Hamra)”, AntAfr 13, 7-21.
4 Sur cette figure importante de la Résistance et de l’archéologie belge, voir Gubin et al., éd (2006) : Dictionnaire des femmes belges xixe et xxe siècles, Bruxelles, 244-245.
5 Ainsi qu’à Pascale Rabault-Feuerhahn et Sandrine Maufroy pour leur aide à la traduction & révision des textes allemands, et à Éric Rebillard pour la traduction de la 4e de couverture.
Auteurs
Historienne et archéologue, CNRS-ENS, UMR 8546, Paris ; annick.fenet@ens.fr
Professeur d’archéologie et histoire de l’art, Université François- Rabelais, Tours ; lubtchansky@univ-tours.fr
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